Magie française
« Apprendre la magie en France est plus difficile qu’ailleurs » elle m’a dit, « parce que la matérialité de ton environnement reste enchevêtrée dans un ennui structurel très particulier. »
Elle me regardait droit dans les yeux, debout dans un recoin escarpé qui sentait la pisse séchée, entre le mur extérieur d’un hôtel et la palissade. Sur le moment j’avais trouvé ça étonnant qu’elle me regarde de façon aussi sincère, comme si on se connaissait vraiment. Ou alors c’était juste une technique de persuasion bien rodée.
« Tu dois faire un peu de sociologie sauvage si tu veux comprendre, progresser. La magie c’est politique. » Elle avait encore jeté un regard attentif vers le boulevard où passent les taxis, puis en revenant dans mes yeux elle avait ajouté : « D’ailleurs on ne dit plus magie, c’est fini, ça ne veut rien dire. On dit causalité. »
Murailles de baies vitrées. Le temps pleut sur nos vies candidates. À ce rendez-vous annoncé j’attendais toujours un basculement vers le mode entretien d’embauche.
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On ne s’est pas approché⋅es trop près de l’entrée Est, « Il faut rester discrète » elle m’a dit. Du côté opposé de l’avenue, derrière un abri polycarbonate, on pouvait observer le flux qui entre et qui sort de la grande gare. Bousculades, un souffle ininterrompu.
« On sent bien comme c’est chargé ici. Tout le monde peut sentir la confluence. »
Elle me parle en contemplant dans la distance cette caverne inondée par une foule en voyage, absorbée par la vision.
Ses yeux sont revenus sur moi : « Tu veux apprendre ? » J’ai dit oui. Elle m’a souhaité bon courage.
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Sous les colonnes à l’intérieur, la foule s’est tarie entre les horaires. Reflets vitrés des marchandises. Air chaud au visage senteur brioche. Je ne sais pas quoi chercher, ni où.
Un mec distribue de la pub.
À mon passage il souffle quelque chose, sans me regarder. Je ne comprends pas tout de suite, mon réflexe d’évitement a pris le dessus. Quelques mètres plus loin je ralentis le pas.
J’ai fait demi-tour.
J’arrive sur lui. Il s’est déjà calé dans ma trajectoire, j’attrape le fascicule à la volée.
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(Dans 36 heures je serai obligé d’y retourner, pour payer le loyer. J’y pense tout le temps. Comment contourner ça.)
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Abri de tram.
Je m’adosse derrière la vitre, j’ouvre la double page.
Une bouteille de parfum en deux dimensions sur le papier glacé, il faut décoller la languette pour sentir un échantillon. Je résiste.
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Des colonnes en béton soutiennent l’autoroute.
L’autoroute vibre au-dessus de moi comme une corde d’instrument. Je m’arrête nez en l’air au passage d’un camion qui vrombit.
Je n’ai pas jeté l’imprimé publicitaire. Les lettres floquées brillent sur le papier, je crois que je voulais garder une preuve, un souvenir brillant. Je cherche, j’échoue. On en revient toujours là. Comme si c’était ça le vrai nœud de force.
Quand je baisse les yeux, une voiture roule vers moi, lentement. Phares bleus. Police Nationale.
Après le contrôle, j’ai continué à marcher droit devant.
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Le flic qui a examiné le prospectus pour voir si c’était pas de la drogue, j’ai bien senti qu’il avait hésité à soulever la languette de l’échantillon de parfum.
L’échantillon est resté scellé, sinon je l’aurai jeté.
Il est à moi ce souvenir de premier effluve.
Premier de ma collection.
Néroli et accords ambrés.
Wilem Ortiz
Novembre 2022
Licence Libre : CC BY 4.0