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Chapitre 3

Magenta ombre

« Qu’est-ce que vous avez ressenti quand il vous a dit ça ? »

— Ça m’a blessée. Je ne sais pas à quoi il pensait.

 

C’est une chambre. Petite. Cette pièce utilisée comme salle de consultation devait servir de chambre à l’origine. Le meuble bibliothèque a été déplacé là pour rassurer.

 

« Vous l’avez trouvé injuste ? »

 

Une chambre encastrée au milieu de l’obscurité privatrice. On y entre à l’étage par une porte qui s’ouvre dans une cage d’escalier, plongeant sur un minuscule couloir privé. Tout ce qu’il y a d’autre après le couloir restera éloigné, Sabine ne le découvrira jamais. Pendant ses visites elle n’a accès qu’à cette chambre détournée.

 

— Je peux très bien comprendre cette critique. Je me la suis déjà faite moi-même. Et il y a des situations dans lesquelles elle s’applique oui, mais on ne peut pas tout résumer simplement à ça.

— Prenez le temps.

 

Bien sûr elle pourrait tout lui raconter. Comme on est censée le faire avec sa psy. Mais Sabine doit utiliser des concepts de substitution.

 

— Ne révélez pas ce qui est de nature trop sensible évidemment… par rapport à vos activités.

— Ça n’a rien à voir avec mes activités, enfin si, mais ça pourrait tout aussi bien prendre une autre forme. Ce que je veux dire c’est que son accusation de « fuir le monde » peut s’appliquer à tellement d’autres situations. On ne peut pas se confronter au monde, pas en totalité, ni en permanence. Donc on essaie de trouver des moyens d’y échapper, à sa mesure, à son rythme. C’est un effet incontournable de la vie sociale, porter un masque pour se conformer aux usages… et pouvoir être mieux acceptée.

— Vous disiez tout à l’heure qu’il y a quand même du vrai dans sa critique ?

— Oui c’est ce que je dis. C’est un peu comme cette distance artificielle entre vous et moi, qu’on maintient, avec le vouvoiement. Il y a des langues dans lesquelles ça n’existe pas le vouvoiement…

— Vous préférez qu’on se tutoie pendant les séances ?

— Non c’était seulement un exemple. Je m’en fous.

 

Je m’en fous. Sa façon à elle de dire « ne vous dérangez pas ». Sincère. Maladroite, quand le contexte le permet.

Elle est bien installée dans un fauteuil à accoudoirs. La psy de l’autre côté d’un bureau minuscule qui ne veut pas paraître trop bourgeois. Rien ne fait vraiment bourgeois dans cette pièce, à part peut-être la symbolique de la bibliothèque d’ornement.

Est-ce que les volets mi-clos et le voilage tiré devant la fenêtre sont une attention particulière de la psy, ou aime-t-elle recevoir dans cette légère pénombre ? Avec Sabine elle fait déjà tout ce qu’il faut pour respecter leur entente. L’absence de vis-à-vis derrière les fenêtres est une des conditions. Mais cette chambre n’est pas un lieu de travail principal. On l’a aménagée pour des visites spéciales.

À travers le voilage, un rai de lumière verticale. Sabine imagine des volumes à l’extérieur, sans les voir. Elle ne peut pas s’empêcher de composer des formes là-derrière.

 

— Vous gardez l’abaque avec vous ?

— Oui, je l’ai sur moi en permanence.

— Ça vous aide ? Qu’est-ce que ça vous apporte ?

— Ça m’arrive de l’ouvrir pour regarder les cartes. Quand je n’arrive pas à me focaliser…

 

Sabine tourne les yeux vers entrebâillement vertical, à demi opacifié par le voile. C’est plus fort qu’elle. Elle aimerait transpercer la matière des volets par la pensée. Reconnaître les formes, tous les volumes, yeux fermés. Une arrière-cour ? Une autre façade aveugle ?

 

— Et donc… il ne répond plus à vos messages ?

— Il ne me répondra pas si je n’insiste pas. Je le sais bien, je suis pareil. Je laisse passer des messages en me disant « je répondrai quand j’aurai l’énergie de le faire », et il peut s’écouler deux mois avant que je commence à me dire « là c’est pas sympa de ma part »… mais les regrets peuvent vite se transformer en culpabilité, et après ça me bloque, ça prolonge mon inconfort, résultat je n’arrive plus du tout à m’y mettre… à juste prendre du temps et m’asseoir pour écrire une réponse. Mais ça ne veut pas dire que je ne pense pas aux gens. Je sais qu’il pense à moi aussi. À sa façon… Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on se doit forcément quelque chose.

 

Le silence qui s’installe est une occasion de se taire, que l’écoutante lui accorde généreusement. Au bout d’un moment, elle risque quand même : « Et avec les cloisonnements, vous vous situez comment ces temps-ci ? »

 

Sabine réplique par une profonde inspiration, depuis son fauteuil à accoudoirs.

Elle ne cherche même pas à atténuer son réflexe pour éviter de communiquer cette sorte d’agacement, qu’elle voudrait diriger d’abord contre elle-même.

Dans une expiration libératrice, elle lâche ce constat :

— Pas de changements…

Le silence de l’autre côté du petit bureau est toujours une marque respectueuse. L’écoutante a la tête penchée sur le côté, d’une façon presque touchante, évitant de donner l’impression à sa visiteuse qu’elle exige quoi que ce soit d’elle. Sa main aux ongles coupés courts posée sur la table. Elle ne prend jamais de notes.

Dans le fauteuil Sabine s’agite, décroise les jambes, se repousse un peu plus au fond de l’assise. Un signe que la psychologue accepte, la séance arrive à son terme.

Sabine se sent quand même obligée de compléter.

« Je crois qu’accepter qu’on vit toutes séparées, pour des mauvaises et des bonnes raisons, ça n’est pas une tâche à résoudre. C’est peut-être une fatalité, mais je vivrais toujours avec cette impossibilité.

— Et vous pouvez la porter sans qu’elle ne vous ronge.

— Oui. Mais le constat ne changera pas.

— Quelle forme prend votre constat ces jours-ci ?

Sabine hausse les sourcils par dépit. Répond sans se retenir : « On vit toujours dans des cages sociales. »

 

Au moment de se lever, Sabine enroule une écharpe haut devant son visage. Elle s’approche du rideau translucide pour coller son œil à l’interstice.

Un arbre maigre sur une bande de verdure en bas, et devant elle, un immeuble moins haut que les autres, en forme d’escalier, petit délire d’architecte sans balcons ni fenêtres. Très différent de ce qu’elle imaginait.

 

— Je suppose qu’on garde la même façon de prendre rendez-vous pour la prochaine fois ?

— Oui. Et merci pour votre temps.

 

 

***

 

Les chambres de l’établissement sont probablement toutes décorées de clichés régionaux différents. Dans sa chambre d’hôtel trois étoiles, c’est une grande photo de ciel normand collée au-dessus du lit qui compense la suppression de décor, à l’extérieur. Allées et parcs en béton poreux. Quand Sabine s’arrête par distraction devant le grand tirage quadrichromie, l’herbe verte est cyan. Le bleu immense est terne. Toutes les autres sensations colorées, jaunes, ambre, miel, marrons, dont ses rétines ne transmettent pas toutes les fréquences, sont pour elle violacées, rosées, pourpres.

 

Depuis une demi-heure elle tient ses effets personnels bien rangés. Petits bagages dans un sac poubelle épais de 130 litres, sur le porte-valise, légèrement décalé pour ne pas être en contact avec la surface du mur. Une précaution qui ne fait pas partie du protocole enseigné par le groupe. Simple procédure qu’elle répète dans toutes les hôtelleries, les punaises de lit se reproduisent même dans les chambres les plus cotées. Pour ce qui est d’éviter la répression policière, pas d’autre choix que de cacher, hors de l’hôtel, la petite carte mémoire chiffrée qui remplace un disque dur. Sur place, Sabine laisse un ordinateur vide pendant son absence .

Seul le petit abaque des couleurs traîne négligemment, sur le bureau en laminé. Un porte-carte en métal fin. Elle le ramasse et l’accroche au bout d’une lanière. Passe la lanière autour du cou avant de se figer devant le grand miroir de la chambre. Dans la précipitation elle est capable de s’habiller n’importe comment sous son manteau, sans y accorder d’importance. Sneakers basses noires, jean noir, gilet sous le trench-coat. Quarantenaire tout ce qu’il y a de plus no-style. Un petit sac léger en bandoulière, le bonnet fin pour couvrir ses cheveux courts et surtout des lunettes noires pantos, qui voilent ses iris gris de naissance, et qu’elle quitte rarement.

 

En débouchant de l’escalier deux étages plus bas, à quelques mètres de l’accueil, Sabine s’arrête en face de l’écran qui diffuse une chaîne d’info devant des fauteuils confortables : le sable rouge balaie déjà de grandes villes d’Europe continentale. Les voitures sont recouvertes comme à la saison des neiges, balcons, terrasses ensevelies. À en croire les sous-titres, le sable sera sur la France dans trois ou quatre jours.

Le temps d’effectuer le relai, revenir pour son entrevue avec Brahim, et repartir s’isoler loin de l’activité humaine.

Lobby moquette mouchetée. Porte rotative donnant sur l’avenue. Deux voix qui approchent. Une femme accompagnée de son collègue.

— Mais bien sûr, on est payé au même positionnement que des consultants institutionnels, elle ne devrait pas se plaindre d’avoir à gérer tous ces comptes clients !

Et l’autre d’une voix éraillée :

— C’est ça l’esprit de tribu, c’est “Tout le monde sur le pont, et on y va !”

— Absolument !

Devant les images sur grand écran le duo s’arrête, et c’est le silence pendant quelques secondes. Sabine, immobile, peut sentir leur stupeur molle dans son dos.

Est-ce que les gens qui piétinent leurs semblables par déformation professionnelle ont une couleur intérieure fondamentalement différente ? Dans un hôtel d’affaires ou un palace, Sabine aurait le choix. Se retourner, sourire fantoche en place. Une ou deux secondes pour deviner à quoi ressemble leur arbre de volition, ressentir les teintes de leurs voix. Leurs voix silencieuses. Prendre avantage du dévasement provoqué par les images sur l’écran, armée d’une phrase, d’un geste, indice bispectral déjà bas en face, en dessous de 95, pas plus.

 

Le silence est vite rompu : « Je t’ai dit que je vais me faire harmoniser le bulbe le mois prochain ? » Elle a un rire mécanique déclenché par sa propre formule. Son collègue n’a rien raté de l’autodérision avec laquelle même une cadre supérieure enrobe des banalités :

— Mais ça y est, tu vas le faire alors ?

— … Mon prêt bancaire a été accepté.

 

Les deux voix s’éloignent. Sabine ne verra jamais leur visage.

La télé en sourdine devant le mobilier qui attend de prendre vie, le silence un peu gênant de la réceptionniste, les hôtels produisent une tristesse prévisible. Sabine aime en secret ce pouvoir de choisir un lieu sur la carte pour s’enfuir, disparaître sur un coup de tête. Elle aurait préféré la solitude encastrée d’un appartement, au lieu du complexe des chambres sans cuisine dans lequel elle est installée pour quelques jours. Hôtel ou habitation factice, l’angoisse finira quand même par s’insinuer. Voir les choses telles qu’elles sont vraiment, dans cette nudité reproductible. Objets, mobilier. Photos encadrées sur les murs. Des choses froides, sans intentions.

Main sur le ventre, derrière le pli de sa veste. La forme fine de l’abaque, surface polie qui n’absorbe pas la chaleur comme les alliages classiques. Sabine se détourne de la mise en scène confort du lobby, volte-face pour s’arracher au décor. La sortie à l’arrière de l’hôtel. Aujourd’hui elle part pour un voyage d’une journée au cours duquel elle doit disparaître, puis réapparaître. À une quinzaine de kilomètres, dans un petit garage sans personnel, une voiture bien préparée l’attend. Trente minutes de RER bonnet sur les oreilles, lunettes miroirs et masque sanitaire sur le nez. Une fois à l’air libre marcher dix minutes pour sortir de la bourgade où les plantes invasives poussent entre tous les terre-pleins du siècle dernier.

 

Le long de l’avenue, après l’hôtel, elle monte dans le premier taxi. Cinq minutes plus tard, déposée devant une corniche sculptée, elle paie en espèce. Plusieurs plaques cuivrées autour d’une porte cochère. Sabine commence à cette adresse pour tenter sa chance, une pression sur l’interphone, un mensonge répété depuis des années « j’ai un colis à déposer », et la porte s’ouvre. Elle dépasse une loge gardienne fermée, s’engage dans l’escalier en face, et monte un étage. Furète un instant sur le palier, trouve une cavité autour d’un boîtier de dérivation électrique pour y coller le petit dé émetteur, couleur passe-partout. Sa carte SIM insérée à l’intérieur, pour servir de leurre.

Sur les images caméras de l’hôtel on voit bien Sabine sortir, ensuite la triangulation du réseau téléphonique la localisera dans cet immeuble où elle cache la SIM allumée. La technique n'est pas infaillible, mais pour ce genre de mission il s'agit surtout de détourner l'attention.

Dans son petit sac, le caftan à capuche très fin tient autant de place qu’un livre de poche. Sabine le déroule pour s’en recouvrir avant de descendre l’escalier, repasse devant la loge fermée, et tire la lourde porte en bois massif.

Maintenant, s’enfoncer sous terre.

 

 

Des sièges inoccupés dans tous les wagons. Elle laisse défiler les stations et les éclairages de galeries creusées sous la ville, plongée dans ses questionnements. Certains messages peuvent ouvrir de plus grands abîmes que leur absence. Le téléphone sans carte SIM est resté au fond du sac poubelle dans la chambre, mais Sabine se rappelle douloureusement du dernier échange :

 

Envoyé à Romain : « Dis tu veux bien me faire une petite réponse courte quand tu as ce message ? je m'inquiète un peu sans nouvelles… »

Reçu : « Ne te fais pas de soucis pour moi Dabou, je mets mon cœur en ordre. »

 

Je mets mon cœur en ordre.

Qu’est-ce qu’elle devrait comprendre, sans autre réponse de sa part ? Qu’il jette tout leur passé à la benne ? À cause de quelques versets récités par un prêtre charismatique ? Prêtre ou pasteur… Elle s’est pourtant entendu le dire un peu plus tôt, chez la psy, et elle y croyait encore ce matin : Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on se doit forcément quelque chose.

Mais la peine qui naît de ce genre de disparition, de rejet, ne se raisonne pas toujours aussi facilement.

 

L’avertisseur hurle. Sabine lève les yeux.

Plusieurs personnes descendent, d’autres montent à bord. Des jeunes adultes se croisent.

« Comment vont tous mes Sims ? Gabin ça va comment mon Sims ? »

Sabine observe le petit groupe discrètement, du coin de l’œil, les formes, les couleurs. Tenues item, sans coutures, la tendance de l’année. Romain aurait probablement été le premier à adopter ce style. Quand il suivait encore les tendances, les textures.

Coup d’œil plus appuyé : une veste évoque les contours d’un fruit à baies, un sac à dos multifacettes affiche skins et tokens lumineux. Elle avait peut-être besoin de ça pour se changer les idées. Un peu d’agitation autour d’elle. S’accrocher aux pensées des autres, pour ne pas se laisser emporter par les siennes. Le porteur du sac hybride se met à japper dans le wagon. Comme un chiot enragé. Difficile de savoir exactement ce qu’il imite, ou à quel animal il tente de ressembler. Il s’est lancé dans une démonstration qui ne convainc pas autour de lui. « Tu sais pas le faire encore. »

Dans les transports il y a cette sensation contradictoire et rassurante d’être à sa place avec les gens qu’on déplace comme du mobilier.

« Tu verras quand j’aurai l’implant ! 

— C’est pas qu’une question d’implant, Jordan il sait le faire il a pas d’implant. »

Une rangée de banquettes à coques bariolées plus loin, devant elle, un homme de cinquante ans en costume et chaussures de sécurité s’est assis.

Vigile en route pour le travail, Sabine analyse. Un de ceux qui seront sur notre chemin plus par résignation que par conviction. L’air plus triste que menaçant. De là où elle est, elle peut voir ses pieds. Sabine ausculte le relief des semelles, comme des chenilles qui remontent sur le devant des chaussures. Le vigile en costume donne des indications à son assistant IA en pendentif : « Le son plus fort… Lis le planning de demain. »

 

Elle dégage par réflexe l’abaque qui pend au bout d’une lanière, sous les plis de son manteau, clique pour ouvrir le mécanisme et feuillette discrètement de petites cartes en papier, jusqu’à une page particulière. Dégradé jaune fluo qui tire sur le vert. Sabine ne discerne que des rose-orangés à la place des tons jaunes, sa dyschromatopsie génétique soustrayant le bleu : la carte est pour elle un dégradé rose tirant sur le cyan pâle. Mais la fluorescence persiste. Une sorte de radiation, de déjà vu. Les couleurs fluorescentes ont toujours provoqué cette fausse nostalgie chez elle, cette mélancolie artificielle. Elle ne sait pas pourquoi. Elle fixe du regard l’ondulation figée sur le papier, jusqu’à la sentir dans sa tête et son ventre.

Puis ancrée dans le siège de train de banlieue, elle se concentre mentalement sur l’image du chemin qu’elle imagine d’après les photos du dossier de filature. Une visualisation en surface, pas une véritable fuite.

L’allée entre des grands chênes, qui se courbe plus loin sur la droite où apparaissent les lumières oranges des grandes vitres rectangulaires. Elles luisent haut ces fenêtres, d’un réconfort de foyer, à moins de cent mètres de distance, sous le gris nuit déclinant du soir qui tombe. Maison de maître aux grands volets blancs. Le toit couvert de tuiles d’ardoise sombres au-dessus des chenaux du premier étage.

Comment sont alignés les vestibules à l’intérieur, les circulations entre pièces de vie ? Quelles superpositions de montants, de panneaux pour créer des profondeurs à l’intérieur de la réalité ?

Dans cette allée imaginaire, Sabine avance en esprit vers la maison confortable, le pas léger, pointes de pieds posées avant le talon pour ne pas faire de bruit sur le gravier. Le jour venu, elle ne sait pas encore si elle marchera en plein milieu du chemin, ou si elle devra arriver par les pelouses, sous l’ombre des arbres, pour ne pas être vue.

Le dossier d’un point d’entrée porte toujours un nom d’emprunt. L’homme dans la demeure au bout de l’allée aux grands chênes, qu’elle surveille à distance grâce à des intermédiaires, Sabine l’a renommé « Disciple ».

Disciple a fait Hypokhâgne, prépa Sciences Po. Tombé dans le droit des affaires parce qu'un soir le directeur d'une banque d'investissement dînait à la maison et lui offrait un stage. Une voie bien tracée par la cooptation dans la haute bourgeoisie, que l’abus de substances aurait pu démolir. Beaucoup trop de drogues dans les soirées des grandes écoles. Sa phrase pour se défendre, au cours d’une interview : « la mélancolie, on naît avec ». Même dans une famille blindée.

 

Elle claque le petit porte-carte dans sa main droite. Le bruit sec du boîtier qui se referme la ramène au réel immédiat, dans un train de banlieue.

Lumière qui jaillit.

Le wagon est sorti de terre. Entre les forêts de barres de béton et les quadrillages des façades bien réelles derrière la vitre, on aperçoit la pointe ouvragée de quelques constructions anciennes. Sabine repense à l’invitation de Strater, toujours entre son labo d’Allemagne et la France : en ce moment, il lui propose de profiter de la situation exceptionnelle du squat où il séjourne, dans les beaux quartiers de Paris. Un hôtel particulier qui servait d’ambassade il y a encore quelques années, vide depuis un coup d’État, et dont le petit pays propriétaire aurait sans doute du mal à faire valoir ses droits pour demander l’expulsion des occupant⋅es. Si la guerre continuait là-bas, l’endroit pourrait même devenir une zone quasi-invisible, à condition de garder une certaine discrétion vis-à-vis des autorités françaises. Argument ultime, le bel hôtel particulier situé dans l’enchevêtrement de plusieurs voies privées disposerait même d’une entrée de service particulièrement discrète. Si Sabine respecte le protocole le plus strict, Strater lui assure qu’elle pourrait passer le voir sans prendre trop de risques d’être repérée.

Au vu de son emploi du temps serré, pas sûr pour elle qu’accepter cette invitation soit la meilleure chose à faire. Elle préférerait quitter la capitale le plus vite possible, avant cette tempête de sable qui approche.

 

Sabine n’a pas le temps d’approfondir cette dernière réflexion. Une troupe d’uniformes a débarqué dans le wagon. Quelques regards menaçants jetés en passant, puis la patrouille s’arrête à hauteur d’un homme noir en djellaba.

La scène irréelle se déroule comme dans un mauvais souvenir. Les flics, trois hommes, une femme, entourent le voyageur assis, en le filmant. C’est la femme qui lui tend la feuille de papier : 

« Tu sais lire ? Tu connais Montesquieu ? »

Le plus nerveux des quatre flics, avec un air amusé, se met alors à invectiver ses collègues. Il les insulte sans qu’on ne comprenne exactement pourquoi, pendant que la première ordonne : « Lis le papier, lis le texte ! »

L’homme en tenue traditionnelle commence alors à réciter les premiers mots, sous les aboiements : « La tyrannie … » « La tyrannie la plus dure, est celle… »

 

Une séance d’humiliation. Mise en scène inversée. Probablement diffusée sur des groupes privés, en streaming live, ou archivée pour du fichage illicite.

La tyrannie la plus dure est celle qui agit sous la protection de la légalité et sous la bannière de la justice.

Sabine connaissait la rumeur, quelques témoignages à propos des « Montesquieu ». Personne ne sait d’où est parti ce nouveau rituel des flics fachos. Elle n’en avait jamais été témoin directement.

Celui qui traitait ses collègues d’ « assassins » et de « flics racistes » pendant toute la scène se met ensuite à relire à haute voix le nom étranger du contrôlé, pour la caméra, en butant sur la prononciation. Illes sont hilares. La scène se termine quand l’homme en tunique de toile blanche récupère sa carte d’identité après une vérification expéditive, juste pour la forme.

La minute d’après, cette brigade a disparu mais une chaleur persiste dans le ventre, qui ronge.

Sabine ne peut pas détourner ses yeux de la silhouette qui reste assise en silence un peu plus loin, sans la moindre agitation, comme si rien de tout ça n’était arrivé. Maintenant, elle voudrait faire quelque chose pour aider, pour compenser, se lever, aller lui dire quelque chose. Mais elle ne sait pas comment être plus utile qu’en se taisant. Il faut éviter de se faire remarquer. Avec les heures de MOOC qu’elle a ingéré sur la psychologie du processus, elle est bien placée pour savoir qu’un simple témoignage de soutien pourrait faire une différence. Mais l’espace de transit, l’espace public, n’est plus un refuge pour ses meilleures intentions à elle. Il ne faut pas se faire remarquer. Elle sait aussi que se voir dans les yeux pleins de pitié des autres peut être blessant, rabaissant… Il n’a pas besoin de ma pitié. Pour Sabine, sur la route encore pleine de dangers, pas d’autre espoir raisonnable que d’oublier immédiatement tout ce qui vient de se produire. Trouver un souffle à l’intérieur de soi, et faire le vide.

 

Derrière les vitres il n’y a plus que des lames de ciment. Sabine reconnaît les abords goudronnés plantés de bureaux de tabac. Sa gare à elle approche.

 

 

Au petit garage décrépi entre des parcelles couvertes de ronces, rien de suspect.

Chiffon coincé au-dessus du rideau de fer pour dire que tout va bien, un mot de la main de Strater pour confirmer, signé du canari : laudatif artefact. Sabine est seule sur place, la voiture est prête comme prévu, déjà inspectée dans la matinée par des capteurs électro-magnétiques de pointe. Dans un placard il y a des vêtements : une combinaison sportive et un manteau.

 

Après avoir baissé le rouleau d’acier qui referme l’atelier, Sabine conduit moins de cinq minutes dans la berline blanche. Se gare sur le bas-côté d’une petite route, enfilade de haies jamais taillées autour des gravillons, et laisse tourner le moteur.

 

À l’extérieur, très léger souffle de vent.

Masque sanitaire sur le nez, appuyée main gantée sur un pneu, elle a brassé le vide au-dessus des essieux avec l’objet en forme de grande télécommande. Répétant méticuleusement les gestes qui doivent l’apaiser. Liste de contrôles à vérifier une deuxième fois : jantes, calandre, réservoirs, là où les flics ont l’habitude de cacher leurs traceurs et mouchards qui ne s’activent parfois qu’avec les vibrations du moteur.

Le voyant du détecteur ne s’est pas allumé. Pourtant la gêne diffuse commence à poindre, dans les replis inexplorés, entre la paroi abdominale et l’espoir des jours meilleurs. Douleur plus insidieuse que l’inquiétude des débuts de mission. Rien à voir avec le cycle menstruel.

C’est dans ces moments que les anciennes habitudes reviennent vous titiller. Quadrisécable, premier quart d’un comprimé baguette. Pour couvrir le nœud dans l’estomac. Une once de chimie à ingérer. Elle n’aurait pas réfléchi, il y a encore un an et demi, un geste simple, rapide. À la place Sabine pose sa main sur l’abaque pendu autour de son cou.

Juste avant de reprendre la route, assise au volant, la crispation au-dessus de l’estomac s’est transformée en petite boule de chaleur. Sabine a compris qu’il faudrait faire avec pendant quelques jours.

 

Elle claque la porte. La voiture repart, dans la bonne direction cette fois.

Carrosserie réglée sur ton clair quasi blanc, avec le premier jeu de plaques minéralogiques raccord dans les registres. Un modèle enregistré ailleurs par une agence de location automobile correspond jusqu’à la couleur extérieure à cette copie conforme.

 

 

RAVI METAL

Inox Acier et Alu

Installation et dépannage de fermetures automatisées

Z.A Talaudières

 

 

Nettoyage Lavande

Tous travaux entretien, désinfection

ZAC des lavandes

 

 

10 h 21

Une demi-heure qu’elle roule. Dans la cabine sourde sur roues-moteurs, Sabine s’est habituée à l’odeur de neuf, différente des vieilles bagnoles. Avec l’accumulation de technologies, même les véhicules neufs les moins luxueux donnent l’impression de voyager en vaisseau spatial, quand on a l’habitude de conduire une relique automobile. La voiture réservée aux missions est une pile de puissance privatisée. Grâce à des leçons sur un circuit de pilotage, deux fois par an, Sabine saura en prendre pleinement possession si la situation l’exige. Le sens des responsabilités veut ça. Deux mains sur le volant, siège soigneusement ajusté à la longueur de ses bras, elle sait que dans des situations extrêmes, elle aura les réflexes.

Les voitures préparées que possède le groupe, cachées dans des sas, sont au nombre de trois : en dehors des planifications leurs sorties doivent faire l’objet de demandes spéciales. On ne s’assoit pas au volant de plus de deux cents chevaux d’acier à fausses plaques d’immatriculation pour aller faire les courses ou se promener. Pour se mettre au volant, tous⋅tes les auxis sans exception doivent pouvoir répondre à cette question, qui n’est plus strictement politique : Une si grande accumulation de puissance privée, pour quoi faire ?

La route défile. Droite, abrutissante. Même la crampe, anesthésiée par les kilomètres, n’est plus une pointe dans le ventre.

Parfois des signes extérieurs témoignent quand même d’une intention dans le néant. Depuis quelques kilomètres, des pancartes s’acharnent à faire connaître la direction jusqu’à Bébé Discount. Les noms de PME en naufrage sont le seul divertissement au bord des routes. Presque une poésie si on sait apprécier le trésor français des syllabes. Sanitub. Doggy Crock. Ravi METAL. Sabine en a déjà mémorisé tout une liste.

Les câbles tombés sur le bord des routes complètent le décor. Pannes d’infrastructures, pénuries. Dans quel état est ce pays. On prédit des guerres civiles depuis dix ou quinze ans, mais le décor hexagonal surprend toujours par sa capacité à revenir au calme plat après les explosions de désespoir. Heureusement, l'étincelle de la solidarité est toujours vivante. Pour une communiste libertaire qui a passé sa vie à attendre la prise de conscience générale, c’est la seule chose à laquelle se raccrocher. Les prophéties politiques ont tendance à ne pas se réaliser, mais les croyances déçues n’ont pas empêché tous les rêves de se matérialiser, sous une forme ou une autre. La collectivisation, l'autogestion, les indépendances locales, urbaines ou paysannes, les chaînes de contre-surveillance, tout est là, en germe. Tout est prêt pour basculer.

En face il y a la dénonciation. L’autoritarisme de petits propriétaires.

Sur le panneau du tableau de bord, un câble est enfoncé dans l’entrée du système audio. Branchement filaire archaïque qui part d’une poche intérieure de la veste de Sabine, où un lecteur de musique a été cousu à la main. Une petite poche, avec rabat surjeté. Dans l’habitacle lancé à quatre-vingt kilomètres heures, les haut-parleurs diffusent une chanson triste et sautillante de l’ancien duo Monchy & Alexandra.

Pendant les missions, sa musique repère c’est la Bachata sentimentale. Celle qui fait rouler les bongos des boîtes à rythmes électroniques. Sabine ne comprend rien aux paroles énamourées, mais ça la remue plus que n’importe quel autre style musical, elle ne sait pas vraiment pourquoi, elle qui se définit comme aromantique. Le martillo synthétique lui tiendra peut-être compagnie jusqu’à la destination finale de son itinéraire aller. La route à parcourir est encore longue. Pas le plus long des itinéraires, mais c’est le seul qui ne s’effectue pas en dyade, ou en triade.

En mission, comme le protocole de sécurité interdit d'avoir un téléphone avec soi, et qu'il est strictement déconseillé d'apporter des appareils électroniques personnels, de peur de semer des preuves accablantes en cas de perte de ces objets plein de traces de doigts, d’ADN, et de métadonnées, on se retrouve parfois sans musique.

Sur son lecteur audio très simple, cousu dans la doublure de veste et dépourvu de réseau ou de liaison sans fil, Sabine ne met que de la Bachata passée de mode.

 

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PHARMACIE Bréguin

(direction centre-bourg)

 

NEURO-INFLEXEURS *

⊙ Pensée + rapide

⊙ Mémoire des noms et visages

⊙ État de FLOW durable **

 

* catégorie 3

** définition CE32

 

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10 h 40

La route qui s’étire à l’infini produit le même état de conscience altérée qu’en faisant la vaisselle ou en se brossant les dents devant la fenêtre. Dans ce brouillard de pensées, ça lui revient sans prévenir : Sabine se souvient intensément qu’elle a rêvé cette nuit. Un nœud chaud de la mémoire, emplacement sans images, sans titre. Impossible de se souvenir du contenu, mais elle en ressent l’émotion, creuse, détachée. Encore un rêve coincé qu’elle oubliera pour toujours, comme les autres, après la frustration passagère. Cette frustration d’avoir un message en attente, et de ne pas pouvoir y accéder.

Madeleine Diakité aborde le sujet dans l’un de ses livres. Sabine les a presque tous lu. Au-delà de l’interprétation des rêves, l’autrice psychologue conseille de renouer avec cet ailleurs si intime, qui nous permet de ressentir notre propre potentiel émotionnel. Cette puissance de vie, que le quotidien anesthésie, mais qui sait trouver le moyen d’exister en silence, en rêve. Le livre ne parle pas de secrets coincés dans les limbes par contre. Quelques gouttes d’une décoction de Millepertuis, avalées avant de dormir, suffiraient peut-être…

Sabine égare les rêves, mais accumule toutes ces mémoires organiques pesantes. En vieillissant, les souvenirs des jours de la semaine s’entassent bruyamment, au lieu de s’écouler comme les songes, dans un oubli du petit matin. Toutes ces mémoires d’affects, de paroles, d’attentes, même insignifiantes, deviennent plus lourdes avec les années, comme si la force de gravité enflait au tournant de chaque nouvelle décennie. Les erreurs et les regrets deviennent de plus en plus lourds. Surtout à quatre heures du matin, quand le sommeil refuse de vous emporter dans l’oubli.

Ça doit être ça que Romain tente de lui faire comprendre, à coup de messages élusifs et de versets sur l’Amour divin. La rédemption, celle qu’un pasteur lui promet, c’est peut-être une sorte de remise à zéro de tout ce qui s’entasse, les souvenirs comme les fautes. Dans cette église on prêche la nouvelle naissance. Un nouveau départ, avec les baptêmes par immersion et tout le folklore, pendant de grandes assemblées. Les adeptes se rassemblent dans un grand hangar, une ancienne usine avec scène de spectacle aménagée au centre. Sabine a fait ses recherches, complétées par un repérage discret sur les lieux, depuis l’extérieur. Comme pour d’autres lieux, sur son autre liste à surveiller, celle qui conduit à la case Prison ou à la carte Révolution.

Dans ce hangar qui ne représente aucun intérêt stratégique pour une révolution, le dimanche et les autres jours de réunions de prières, les gens se déplacent en masse. À croire que les véritables assemblées populaires sont là-bas, dans ces communautés d’un nouveau départ.

Ce besoin-là, celui d’effacer les souvenirs grâce à la communauté, Sabine pourrait presque le comprendre.

 

Un ours en peluche géant apparaît sur le bord de la route : Toudou tout propre, semi-grossiste de détergents.

Dans l’habitacle anthracite qui étouffe tout, Sabine ouvre la bouche, pour s’exercer à faire résonner sa parole. Elle prononce quelques mots : « Carte compte client. » « Traitement différé. » Les répète. « Votre carte client. » Improvise. « Donnez la couleur, tombée par terre… attention, attention à vous ! ». Comme les mots lui viennent, automatiques, elle se met à psalmodier. Tout ce qui lui passe par la tête, en claquant la langue, en roulant les syllabes. L’habitacle vibre, maintenant qu’elle hausse la voix pour faire sortir toute cette puissance qu’on enfouit.

Puis elle se tait, et laisse le silence dresser un mur entre elle et le monde.

 

11 h 04

Des frênes violacés sur les talus qui bordent la route. Le ciel se voile légèrement pour projeter des couleurs éteintes en pleine journée.

Sur la carte routière en papier qu’elle garde dans le vide-poche, Sabine a repéré à l’avance le nom de la localité où chercher l’échangeur d’autoroute gratuite. La carte ne contient aucune note ou indication. Ça aussi, interdit. Mais Sabine se souvient bien. Elle y est venue il y a un an et garde le souvenir précis d’un nombre, 14, numéro de l’embranchement par lequel on entre sur la voie express. Étrangement, elle a toujours du mal avec le nom de cette ville, dont elle ne parvient pas à retrouver les syllabes exactes, et qu’elle associe sans le vouloir à une plante grimpante. Mais elle se souvient très bien du site.

Quand elle arrivera sur l’aire de repos, elle saura exactement quoi faire. Des années de manœuvres pour faire circuler les biens d’une économie parallèle ont cet effet-là.

 

11 h 28

Les arbustes disparaissent autour des talus. Les grandes concessions de ciment approchent.

Émot’icones communication, sur la droite.

Halo Lumières. C’PRIM Nettoyage.

Après les tôles, les murs laids aux gris étalonnés. Un bar tabac. Petites portes d’entrée resserrées, sur d’autres murs laids. Une supérette, fleuriste, boucher, à nouveau les murs fendus d’orifices maladroits qui laissent passer les humains mais doivent retenir les chagrins. Tout est gris même sous les couleurs pisseuses.

Les derniers bâtiments d’un centre-ville s’effacent rapidement.

La route à nouveau dégagée de chaque côté.

 

Au prochain rond-point le signe qu’elle attendait se manifeste. La voie express est indiquée sur la droite.

Pas de péage, ni de ticket d’entrée. Le revêtement change de tonalité. Accélération sur large tronçon de réalité réquisitionnée. L’aire de repos n’est qu’à trois ou quatre kilomètres, deux minutes de goudron noir et de bandes blanches immaculées, elle se rabat sur la sortie immédiate.

Se garer le plus tôt possible. Pour éviter d’être dans le champ de l’unique caméra située 150 mètres plus loin, derrière les cubes métalliques qui servent de toilettes. Stationnement en épi. Il y a cinq autres véhicules, plus deux semi-remorques qu’elle évalue au premier regard. Pas de flics ni de douanes, visiblement. Dans le miroir du pare-soleil elle replace bien droit sur son nez le cache cou en tissu stretch qu’elle portait bas, et qui dessine maintenant un nouveau visage grâce à l’imprimé réaliste. Elle s’enroule dans un foulard supplémentaire.

Une paire de gants, des lunettes noires différentes, et une capeline de taille moyenne sur la tête. Pour s’adapter au terrain une dernière touche est nécessaire : des sur-semelles en silicone, enfilées pour couvrir ses fines chaussures. Sur le siège passager elle attrape un sac à hanses bossu, puis sort du véhicule, méconnaissable, verrouille les portes et s’éloigne sac sur l’épaule, à gauche.

L’aire est disposée en longue bande parallèle à l’autoroute. Sabine avance en modifiant volontairement sa démarche, elle boite à droite, les épaules relevées contre la nuque, comme elle le fait pendant les entraînements.

Après les toilettes et les dernières places de parking surveillées par l’œil du pylône, un petit chemin continu dans l’herbe mauve mal tondue. Quelques arbres éparpillés, des bosquets, canettes vides, emballages de préservatifs, plantain et orge des rats jusqu’aux chevilles. La caméra disparaît, obstruée par la végétation parme. Encore quelques dizaines de mètres.

Le grillage en vue, un dernier regard circulaire et Sabine passe derrière une rangée de buissons, abritée par un grand charme. Dos au grillage, elle met des coups avec le dessous du pied, sur le maillage galvanisé. Ça ne vient pas tout de suite, elle tape une fois, deux fois, se déplace, recommence. Après plusieurs tentatives, elle découvre enfin le passage, plus tendre sous ses coups de semelles.

L’ouverture monte à un mètre cinquante de hauteur environ. Elle tire le bas du grillage pris par les pousses d’herbes folles, doit s’y reprendre, arrache avec ses gants le liseron qui a déjà commencé à recoudre la brèche, retire son chapeau beaucoup trop large, et se glisse à pas de canard dans l’ouverture. Le manteau accroche. Elle se félicite toujours d’avoir limé consciencieusement les tiges sectionnées, des années plus tôt.

 

Derrière, c’est une forêt sans broussaille, avec son lit d'humus spongieux sous les feuilles mortes. Sous-bois maigre et tassé, qu’elle perçoit couleur aubergine, où se frayer un chemin en pente légère.

Sa lampe à lumière noire, sortie d’une grande poche de manteau, révèle un premier repère. Peinture invisible sur les arbres. La direction à suivre est plein ouest, Sabine s’oriente grâce à la boussole fixée sur la lampe. Vingt ou trente mètres plus loin un autre repère apparaît sur l’écorce, aux ultraviolets. Un tronc marqué est incliné, couché par une rafale de vent. Elle tourne à gauche, direction sud cette fois, et fait une vingtaine de pas grossièrement espacés d’un mètre. Elle cherche un peu du regard, il n’y a pas de symbole dans la zone immédiate mais elle reconnaît l’alignement.

Un amas de branches à déplacer. C’est bien là.

Dans l’autre grande poche du manteau elle attrape la petite pelle de jardin, pour gratter les feuilles humides et dégager le sol. La terre est encore meuble depuis le dernier passage.

Sabine dépose tout ce qu’elle déblaie en tas à côté d’elle, pour pouvoir reboucher ensuite. À dix ou quinze centimètres de profondeur elle déterre une planche. Sous cette planche une caisse en plastique coriace fermée par un couvercle à rabats. Elle retire ce couvercle, jette encore un œil dans les bois autour et au-dessus d’elle, puis sort le petit coffre non métallique, en graphène, fermé par un verrouillage à combinaison. Elle tire un linge de son sac, le dispose au sol sur les feuilles mortes et s’agenouille devant le coffre. Compose sur les touches le code qu’elle connaît par cœur, ouvre entièrement la porte étroite du coffre, et vérifie les inscriptions sur les pavés fins enveloppés de papier Kraft qu’elle trouve à l’intérieur. Il y a les « 1000 », les « // », et les « CHF ». Elle prend d’abord les 1000, en comptant : un, deux, trois… jusqu’à sept. Et complète avec trois enveloppes « // ».

Dans le sac en tissu qu’elle portait en bandoulière il y a une enceinte en forme de grosse pilule, et un tournevis. Après avoir retiré les trois têtes fraisées à l’arrière, Sabine ouvre l’enceinte dont le haut-parleur a été enlevé pour offrir beaucoup d’espace libre. Minutieusement elle place les dix liasses de mille euros dans l’enceinte, tasse un peu pour refermer et revisse ensemble les deux parties de l’appareil. Encore un coup d’œil pour surveiller rapidement les environs, puis elle recompte. Si les notes sont justes il devrait rester six liasses « 1000 » et dix liasses « CHF » dans le coffre après son passage. Elle vérifie, tout correspond. Elle verrouille la petite porte noire et replace le coffre-fort miniature dans la caisse, qu’elle referme et dépose au fond du trou. Elle positionne la planche par-dessus, étale la terre, couvre avec des feuilles, et dispose les branches. L’enceinte pleine enfoncée dans le sac bandoulière, Sabine conclut son ouvrage en décrottant la pelle de jardin avec une poignée de feuilles mortes, puis la remballe dans un sac plastique.

Quelques pas en arrière pour vérifier la scène. Étaler plus de feuilles à l’endroit où elle s’est agenouillée, et repartir.

 

Le grillage. S’extraire de la fente portail. Enlever puis remettre le chapeau trop grand.

Après les buissons, longue pelouse. Changer de démarche à cause de la caméra.

Avant la piste goudronnée, encore quelques secondes d’attention : Ok, rien ne bouge là-bas.

 

Sabine réapparaît dans le monde.

 

Elle n’a pas fait dix pas qu’un mouvement se déclenche à trois cents mètres. Une ombre qui se sépare en deux silhouettes. L’une des deux se rapproche dans sa direction, porte une tenue… bleu flic. Cette couleur terne, comme dans l’abaque… sûrement du bleu foncé.

Il est trop tard pour faire demi-tour.

 

Tous les réels se superposent.

 

Premier réflexe à adopter : dévier légèrement, changer de direction. Éviter la confrontation, calmement. Gagner du temps.

L’uniforme est peut-être encore assez loin pour que le déguisement à large chapeau qui vient à sa rencontre ne lui paraisse pas immédiatement suspect. Sabine pivote sur la gauche, pour ne pas faire face. Elle enfonce dans le foulard son nez déjà recouvert d’un cache-cou à visage anonyme, utile de loin, mais totalement louche à courte distance. Aller s’enfermer dans une des cabines est la seule décision raisonnable. À quelques mètres.

 

Sabine entre et referme le loquet des toilettes, se tourne face à la porte, debout, pas trop proche des cloisons. Écoute en silence.

La voiture seule est un élément à charge.

On tombe pour moins que ça, Erwan est en détention provisoire depuis deux ans. Julia en centrale. Sully en internement psychiatrique. La découverte des plaques d’immatriculation sur pivot scellera la décision du parquet, celle des fausses coupures la décision des juges.

 

Les bruits de pas approchent.

Porte de la cabine d’à côté qui tape contre la paroi, verrou qui coulisse. Tambour métallique qui roule, papier froissé, frottements textiles.

 

Une minuscule partie de la totalité réside ailleurs. Dans la vie feutrée d’un appartement. Manger des plats préparés, en écoutant des podcasts sur les plantes officinales et les expériences communautaires transféministes au début du siècle. Du travail intérim tous les deux mois, à vérifier les corrections automatisées pour l’enseignement supérieur, ou en classant des supports magnétiques dans les sous-sols, au milieu d’armoires mobiles.

Pour faire taire le trou noir dévorant qui sépare les deux mondes, Sabine connaît des techniques mentales. Sans bromazépam. Sans psychostimulants.

L’une fait plus que baisser le rythme cardiaque. Elle anesthésie la volonté. Les centres nerveux cessent d’engager tout ce qui n’est pas motricité et survie. On devient incapable de prévoir, d’imaginer les maux à venir, les douleurs dans le ventre. Incapable de vouloir. La routine endormie devient une tristesse rassurante, les jambes et les mains se déplacent au ralenti, portées par les fonctions primaires du cervelet. Il suffit de basculer dans cette mémoire qui reste gravée quelque part. Se dire qu’on n’est plus rien, qu’on ne vaut rien. Qu’il ne se passera plus rien, rien à attendre. Juste s’endormir, toute la journée. Épaules repliées, le dos courbe. Vision diminuée, assombrie. Vivante encore un peu, mais éteinte.

De toute façon même Romain ne veut plus entendre parler d’elle. Son propre frère.

 

Clapotis au fond de la cuvette de l’autre côté du panneau séparateur des chiottes.

Sabine comprend qu’elle peut relâcher le diaphragme. La brigade de douane est peut-être là par hasard.

 

S’éteindre, elle saurait le faire à nouveau.

Est-ce qu’elle veut vraiment se rassurer avec la promesse qu’elle pourra anesthésier ses fonctions vitales par sa propre volonté, dans une cellule de quartier d’isolement ? Il y a d’autres techniques pour se calmer. Déformer la perception du temps, déformer la… Une voix nasillarde hurle soudain dans un haut-parleur : 

« J’ai le véhicule en approche Clara, véhicule en approche ! »

La porte d’à côté grince, tape contre les parois. Les semelles claquent sur le bitume. Et la voix s’éloigne en s’écriant « J’arrive, j’arrive ! »

Bruit de moteur en surrégime, pneus qui crissent et s’éloignent dans la circulation.

Tout s’est passé en quelques secondes encapsulées.

La tristesse se fige. Les murs dans l’obscurité se figent. Le silence et l’odeur de pisse. Puis l’image se dissipe. La cellule de prison disparaît derrière l’horizon sale, derrière la porte battante.

 

Sabine attend encore avant de sortir de sa cachette. Accroupie par terre.

Les grandes dalles de carrelage blanc sont fissurées, sous des traces lie de vin peintes par les sur-semelles terreuses.

Quand elle ouvre la porte de la petite cabine sanitaire, le ciel gris clair a évaporé le danger. Mais la boule pointe à nouveau, un peu plus haut, au-dessus du nombril. Et la mission n’est pas terminée. L’argent doit encore être acheminé à la prochaine étape du relai.

 

Pour suivre sa route, Sabine doit quitter rapidement cette torpeur. Alors elle emploie une technique : ouvrir grand la bouche en se mettant à haleter très fort, par petites respirations profondes et rapides, qui provoquent l’hyperventilation. Puis rouler ses yeux de gauche à droite, plusieurs fois. Reprendre les respirations rapides à nouveau, ensuite recommencer avec les mouvements d’yeux. Le résultat se fait vite ressentir, comme si elle avait effacé la mémoire de travail, prête à se focaliser sur n’importe quoi de neuf.

Une dernière inspiration, lente, profonde, qu’elle bloque lorsqu’elle ne peut plus accumuler d’air dans ses poumons. Regard droit devant elle, vers la route, et elle expulse tout bruyamment en filant vers la voiture.

 

Il faut déposer l’argent.

 

Sabine déteste l’argent, autant qu’elle déteste les armes. Mais toute opération nécessite des fonds, une mise de fonds comme dit O.G., pour avoir un minimum de liberté de s’organiser, de se déplacer. L’argent achète une liberté provisoire, et si elle n’était pas tournée tout entière vers un objectif, Sabine trouverait ça insupportable.

La moitié de la somme qu’elle déplace servira à réapprovisionner les coffres des membres du groupe qui font des demandes pour subvenir à leurs besoins, le reste pour payer l’intermédiaire qui fournit les outils livrés dès demain en échange.

Le nouveau venu aura bientôt besoin d’une mallette citoyenne à disposition, et il manque quelques outils neufs pour la garnir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une table qui rassemble des personnalités, dans un café mal éclairé. Lumière plongeante, petit comité. Ou bien s’agit-il d’un vrai dîner mondain ? À sa droite, le visage lui paraît familier. Oui, il s’agit de cette autrice qu’on voit dans les magazines depuis quelques mois. La conversation s’engage comme avec une amie : « Tu sais dessiner Paris de tête ? Non ? C’est facile, c’est une forme de cacahuète… », « Et tu sais que si tu traces la psychogéographie de tes déplacements sur la ville, le dessin te révèle un nom secret… »

 

Une lueur de jour inonde la scène, qui s’évanouit dans la clarté quand Krill ouvre les yeux. À l’abri des regards sous la tente rectangulaire, iel s’est endormi quelques heures dans un duvet fin. Sa montre indique 9 h 13. 45 minutes avant le rendez-vous qu’iel doit surveiller. À deux minutes près, le réveil vibrant allait se déclencher silencieusement, posé entre ses clavicules, au-dessus du binder en coton qu’iel porte. La nuit a été très courte sur ce toit terrasse.

Krill écoute d’abord, immobile, pour être sûr qu’aucun drone ne passe à proximité. Ensuite seulement, iel descend la fermeture zip de l’abri en toile, et s’extirpe de la structure légère appuyée contre une large cheminée en ciment. Bien faire attention à rester derrière cet obstacle, dans l’ombre cachée aux regards. Le ciel est bas, épais. L’immeuble de bureaux n’est qu’à cent mètres, derrière, de l’autre côté du vide. Noyés dans un gris océan, les toits bleus de Paris ont disparu quelques étages plus bas.

Avant de sortir le dispositif qui permet d’écouter à distance, en pointant l’optique à laser sur les vitres, il faudra encore vérifier que les conditions sont réunies. Krill prend son temps. Déplie ses bras à l’air libre, fait craquer quelques articulations. Boit une gorgée de sa bouteille de jus de fruits, mord dans un pain noir aux graines, dos appuyé au ciment. De son côté de la cheminée, à l’opposé des bureaux, les toits de la ville sont hors de vue. Krill surplombe cette commune de riches, à l’exception de l’immeuble dont il faut se cacher. Un édifice à l’écart, détachée devant le bosquet lointain des autres tours, celles qui arborent en épigraphes les noms de corporations et de milliardaires.

Être juste de l’autre côté de la limite intra-muros présente des avantages topographiques. Mais il fallait agir de nuit. Les riverain⋅es sont très suspicieux⋅ses dans cette zone sans soucis. Une silhouette passant de toit en toit en pleine journée déclencherait une série d’appels paniqués au commissariat du coin, même en portant la chasuble d’agent technique.

Avec quinze ans d’entraînement gymnaste et circassien dans les bras, Krill voyait cette escalade comme une formalité. Mais la dernière partie de l’ascension, sur les balcons à encorbellements, était plus éprouvante que prévu. Son gant est lacéré à la main gauche. Même pour l’acrobate qu’est Krill, la progression verticale n’a pas été simple. Parvenir à poser ses crampons sur les plaques bitumées de cette terrasse était une épreuve, pas la façon la plus simple de progresser dans le dossier de surveillance « Disciple ». Mais il n’y avait pas le choix. Les voies classiques ne suffisent plus.

Maintenant que le jour s’est levé, que la planque est installée, il reste à vérifier que les deux autres sont à leur poste, en bas, dans la rue. Des anonymes venu⋅es prêter main forte aujourd’hui. Pas du tout au courant de la nature de la cible, ni de l’existence du groupe. Simple soutien logistique, une chaîne dans ce qu’elle a de plus basique. L’inconvénient, c’est que leur matériel radio n’est pas aussi perfectionné que celui du groupe. À cause des obstacles physiques et de la hauteur, la liaison ne passe pas depuis le centre de la terrasse où Krill se cache. Pour pouvoir communiquer avec les petits postes émetteurs-récepteurs, il faut se rapprocher du parapet. L’anonyme posté⋅e en-dessous devrait être du côté Est, autour de la rue Arago.

 

Flexions latérales du cou, pour s’étirer le grand trapèze. Rotations des avant-bras sur l’axe du coude, pour chauffer les jointures. Ensuite, aplati au sol comme une blatte, Krill se met à ramper jusqu’aux parpaings qui bordent le précipice. Là, toujours recroquevillé pour ne pas dépasser de la ligne de crête, iel vérifie dans le menu de sa radio portable que la fonction bruyante Roger Bip est désactivée. Déroule le câble de l’oreillette-micro, et appuie sur une touche d’appel.

La réponse ne se fait pas attendre :

« Mouchebœuf en situation, Mouchebœuf en situation. »

La qualité de la transmission est bonne, Krill est rassuré.

— Pachinko en goguette, Pachinko en goguette. Tu me reçois Mouchebœuf  ? »

« Oui je te reçois bien. »

Par précaution, la modulation numérique sur cette fréquence est chiffrée, mais les noms de substitution ne sont jamais superflus.

— OK, alors j’ai pas de transmission sur place, donc je reviendrai vous tenir au courant d’ici deux heures. Terminé.

« OK Pachinko, deux heures max, bien reçu. »

 

À 10 h, l’heure du rendez-vous indiqué dans un message dérobé, Krill se tient prêt. En recul de la cheminée. Le boîtier à objectif laser discrètement stabilisé sur un petit trépied horizontal lesté, un cache anti-reflet posé sur la lentille, pour éviter de trahir sa présence. L’appareil de capture d’images ultrarapides est conçu pour enregistrer à une distance de 100 mètres les variations infimes d’un laser infrarouge pointé sur une surface vitrée.

En face, le dernier étage, bureaux dispendieux. « Disciple » se rend deux ou trois fois par an dans l’un de ceux-là. Il faut encore trouver lequel, à la visée. Repérer exactement quelle est la fenêtre du conseiller qui le reçoit n’est pas évident. Même dans les jumelles électroniques Krill ne saurait pas reconnaître immédiatement le visage du courtier, à cause des mauvaises photos du dossier. Sur la ligne du dernier étage il y a trois ou quatre surfaces qui pourraient correspondre à la cible. Les vitres ne sont pas obstruées par des voilages ou des stores. Un des bureaux est inoccupé. Krill pointe l’écoute sur le cabinet d’à côté :

« … Il faut que tu me règles tous les détails avec l’architecte… oui les deux tables à rehausser sont en marbre donc c’est l’artisan d’Italie… tu me fais tout ça, et à onze trente on sort déjeuner. » Un silence encombré de bruits de pas ou de mobilier, puis la conversation semble reprendre, lointaine, étouffée par la mauvaise qualité de reproduction. « Chez Rumont vous avez fait […] contre-visite […] les maîtres d'œuvre ? Oui mais je connais le client, je veux que tout soit irréprochable. » S’ensuit une réponse incompréhensible de plusieurs voix.

D’une petite rotation de la molette Krill fait coulisser à l’aveugle la visée du laser vers l’autre compartiment, sur la droite, où une silhouette reste assise en silence, de profil, devant un bureau de direction en verre trempé.

10 h 02 sur la montre. Disciple n’a pas la réputation d’être souvent en retard. Krill a pu le constater pendant la dernière campagne aller-retour, il y a quelques semaines. Disciple n’est pas le seul objectif, Krill a quelques activités de surveillance en dehors du groupe, des milliardaires, des politicien⋅nes… Mais Disciple reste le poisson le plus fiable à chacun des rendez-vous révélés par d’autres auxis. Sa ponctualité est assez rare pour être remarquable.

 

Dans le casque qui transmet l’écoute, une sonnerie retentit, altérée par la résonance métallique. La voix de l’homme assis au bureau y répond directement : « Oui, fais-le entrer. »

Bruit de porte qui claque.

« Mathieu, comment vas-tu ?

— Assommé. Je sors du cabinet du conseiller d’État dont je t’avais parlé…

 

C’est lui.

Krill espère que cette écoute sera plus fructueuse que la dernière en date. Si Disciple est considéré comme un bon point d’entrée, c’est à cause de son statut de consultant proche de tous les cercles de pouvoir, et d’un carnet de contact qu’on dit incommensurable. Il serait temps de pouvoir en profiter.

 

— Je me souviens que tu t’en plaignais déjà à l’époque de ton premier Davos…

— Ils ne comprennent même pas comment fonctionne la Banque Centrale Européenne… Et toi alors, comment se portent les enfants ?

— Oh ça va, on a passé le cap le plus difficile. Le grand s’est enfin résolu à s’investir dans des clubs. Ça va l’occuper un peu…

— Ta femme va bien ?

— Ma femme va bien, tant que je ne rapporte pas « de négatif » à la maison.

— J’attendais justement que tu m’apportes de bonnes nouvelles, pour me changer les idées. Tu m’as enfin trouvé le Yacht de mes rêves ?

 

Krill écarquille les yeux, surpris que le sujet arrive aussi vite cette fois-ci. La récompense qu’iel attend aujourd’hui est un simple nom, celui d’un bateau. Ça ne devrait pas être compliqué vu le peu de précautions prises dans ces discussions informelles. Pourtant l’info lui a toujours échappé. Un navire de luxe géant, sur lequel Disciple a eu l’occasion de se rendre pour des réceptions très exclusives, de celles qui font les grandes décisions en marge des sommets. Savoir exactement où se croisent décideurs et milliardaires permettrait aux milieux de contre-surveillance d’avoir une longueur d’avance. Avec un peu de chance, l’écoute pourrait porter ses fruits aujourd’hui, et Krill ne peut se retenir de pester à voix basse : « Lâche-moi ce nom, jeune ploutocrate ! »

 

— C’est ton avancement qui te tracasse ?

— Pas exactement. Tu es au courant comme moi j’imagine, que Laharpe va officialiser les "super conseillers".

— J’ai cru comprendre que les pôles IA allaient sortir de l’ombre, effectivement.

— Le bonhomme a des défauts, mais il a du courage, on peut lui reconnaître ça. Malheureusement les "Pôles de Guidance" que notre bon président veut faire entrer dans la constitution sont un no go en ce qui me concerne… Tu ne peux pas savoir à quel point ça me fout en rogne.

— J’ai entendu que Tashram ne s’était pas gêné pour prendre une participation avant l’heure lui. Toi effectivement, tu as les mains liées…

— Si j’agis dès maintenant, on va me le reprocher. Pendant que d’autres vont se remplir les poches. Mais moi, non, moi je dois sauver les apparences, quels hypocrites. On attend le moindre prétexte de "prise illégale d’intérêt" pour m’empêcher d’accéder aux grandes fonctions.

 

Une chaise ou un fauteuil qu’on traîne indélicatement sur le sol. Bruit de cuir froissé.

 

— Dire qu’il nous aura fallu un clown au pouvoir pour comprendre comment moderniser tout ça.

— Ah ça ! Les choses vont se moderniser, une fois que les Agences de Conformité des Algorithmes auront étendu leurs prérogatives. Il fallait créer un organisme polyvalent dès le départ au lieu de ces demi-mesures… Il y a cinq ans j’aurais eu plus de marge de manœuvre qu’aujourd’hui !

— Heureusement pour toi, le projet que je t’amène va te faire oublier tout ça.

— Je ne sais pas si je dois me réjouir ou prévenir mes avocats quand tu m’annonces ce genre de choses.

 

Rires de connivence dans le bureau.

Derrière le dispositif d’écoute à distance, une grimace se dessine. Krill sent que l’occasion d’obtenir les informations nautiques est sur le point de lui échapper à nouveau.

 

— Mathieu, on se connaît depuis longtemps, tu sais que j’ai à cœur de te faire profiter des meilleures options.

— Je ne serai pas là autrement.

— J’ai une très bonne source, je ne t’en dis pas plus parce que je ne veux pas prendre trop de risques tu comprends, mais tu dois me croire, c’est de première main. L’opportunité est magnifique.

— Fabrice, tu as toute mon attention.

— Tu sais, bien sûr, que les implants neuraux dont tout le monde parle, ceux qui s’hybrident une fois plantés grâce à la biotech indienne, pourraient être produits chez nous à des fins expérimentales ?

— Oui j’ai entendu parler d’un contrat avec la défense en effet.

— L’armée, c’est le moyen le plus simple de prendre de l’avance sans être redevable vis-à-vis de l’opinion public…

 

Sur le toit du bâtiment qui fait face aux deux protagonistes, Krill grogne d’abord de déception. On s’éloigne complètement du yacht.

Il ne lui faut pas longtemps pour se laisser happer dans cette nouvelle discussion :

 

— Tu as aussi entendu les polémiques sur cette tech, les levées de bouclier qu’elle provoque, mais tout ça laisse-moi te dire que dans deux ou trois ans on n’en parlera plus, comme pour les Intelligences artificielles. Ce qui est important c’est que la technologie existe, et elle arrive.

— Avec Séverine on a aussi nos réticences là-dessus…

— C’est normal, tu es quelqu’un qui a des convictions, et c’est très bien d’en avoir, mais ne te laisse pas détourner de la vision stratégique, écoute l’offre et tu vas voir, une option comme celle-là, dans une vie, ça ne se refuse pas ! Le contrat défense, c’est un pied dans la porte. Et c’est le moment d’entrer.

 

OK, ça prend une tournure intéressante… Tant pis pour le yacht.

 

— Jusqu’à preuve du contraire, la seule start-up digne d’intérêt dans le domaine chez nous, c’est Néoral non ? Mais d’après ce que je sais, elle rame dur malgré les injections de capital.

— La situation n’est pas reluisante c’est vrai, même avec les investisseurs corporate derrière. Mais ma source bien renseignée m’apporte une perspective plus intéressante à moyen terme.

 

Krill est redevenu très attentif, concentré pour tenter de saisir toutes les implications derrière le jargon technique. Sur ce coup-là, Disciple ne semble plus être le mieux informé, mais il doit lui rester des cartes dans la manche. Connaissant les personnages, l’enjeu va probablement devenir une histoire de gros sous très rapidement.

 

— Arrête avec les effets d’annonce Fabrice… Dans quel partenaire de Neoral vas-tu m’annoncer qu’il faut prendre un intérêt pour profiter de ton opportunité ?

— C’est la beauté de la chose : je ne te propose pas d’investir dans un à-côté. Pour alimenter la future production, quel que soit le fabricant de ces nouveaux implants révolutionnaires, il faut une filière stable dans l’extraction de terres rares et dans le traitement d’un élément en particulier, le niobium. Au niveau Européen, à cause des sanctions, il n’y a qu’un seul exploitant capable de déployer un écosystème complet autour du niobium. Une SA polonaise, Arok, tombée en désuétude faute de commandes. Tu peux commencer à prendre des parts, sa valorisation est à moins de 5 euros actuellement.

Pas de manifestations d’enthousiasme. Difficile d’interpréter le silence depuis l’autre bord aveugle, mais Mathieu Fourier ne met pas longtemps à reprendre la parole :

— Arok… Oui, tu te doutes que le nom ne m’est pas étranger. Comme je te connais je n’imagine pas un instant que tu vas te retenir de me proposer une stratégie en or pour faire levier ?

— Non seulement j’ai une très bonne option de compte sur marge, mais en plus de ça j’organise un dîner avec l’un des actionnaires majoritaire de la société Arok. Le bougre n’est au courant de rien, il veut se débarrasser de 30 % des actions, Over The Counter. Je lui ai dit qu’il y aurait des repreneurs potentiels à ma table. 30 %, tu imagines ? Tu es libre la semaine prochaine ?

 

Quelle bande de charognards.

Krill ne peut s’empêcher de penser que si Disciple est un point d’entrée convoité, son gestionnaire de patrimoine a lui aussi l’air d’être un joli sac d’embrouilles. Le premier a beau être incontournable par son rôle dans plusieurs dossiers confiés par le gouvernement à son cabinet de conseil, Fabrice mériterait bien une surveillance pour lui tout seul, si les effectifs de volontaires le permettaient.

 

Les détails de l’affaire et du dîner sont vite expédiés dans la suite de la conversation. Après quoi Fabrice profite d’une digression pour lancer un nouveau sujet :

— Tu sais que j’ai du nouveau pour la sécurité privée dont on avait parlé ?

Un tintement qui doit être celui de verres sur une table. Disciple semble soudain redevenir très sérieux :

— J’espérais que tu m’en parles.

— Je crois que j’ai trouvé un gars. C’est un ancien cascadeur, tu imagines ? Il est passé par la légion, il m’a été recommandé par des contacts dans la maison.

 

Des contacts dans la maison. En d’autres termes, des flics. Faute d’avoir obtenu le nom du navire qu’il attendait, Krill garde un sentiment de légère frustration, mais cette dernière information inattendue lui fait l’effet d’une petite fièvre. Iel vérifie par une pression dans le menu de son appareil que l’enregistrement continue de tourner, et que la batterie pourra tenir une heure de plus.

 

— … Peut-être pas très prudent d’en parler ici.

Disciple marmonne quelque chose d’incompréhensible, à quoi l’autre pourvoyeur d’embrouilles répond :

— Je te donne sa carte. Tu diras que tu l’appelles de ma part, je l’ai déjà briefé.

— S’il peut faire le job je te revaudrai ça.

— Prend des précautions surtout, ne parle pas trop au téléphone, il te proposera un rendez-vous directement, je pense vraiment qu’il a du potentiel.

 

Étrange comme disciple a pris un ton affecté tout à coup sur ce sujet. Sa préoccupation semblait inhabituelle, surtout après une occasion de se remplir les poches. Elle ne ressemble pas exactement à cette inquiétude qui monte chez les riches et les gouvernants, à cause de l’ambiance générale de plus en plus hostile. La façon dont ils parlaient de « sécurité privée », c’est autre chose. Quelque chose d’important pour lui se cache derrière cette recherche, c’est évident, mais le terme peut couvrir des activités allant de la protection rapprochée à l’espionnage, en passant par des tentatives d’intimidation ou d’extorsion. Et si Disciple est actuellement emmêlé dans une histoire qui dépasse les petits scandales familiaux et les délits d’initié·es, habituels dans cet entre-soi, il faut que l’autre auxi qui va le traiter, et à qui les synthèses d’écoutes sont destinées, sache bien de quoi il retourne. Faute de quoi on risquerait de tomber dans un filet inextricable.

 

Après cinq minutes de digressions sur la limite de vitesse en Slovénie et le scandale d’un château de la Loire squatté, l’entrevue se termine sans nouvelles révélations.

Quelques instants d’un silence métallique ponctué de clacs et de grincements. Disciple quitte ensuite les lieux. Moins d’une demi-heure plus tard, c’est Fabrice lui-même qui quitte son bureau pour aller déjeuner.

 

Sous la tente en forme de brique, Krill s’est rabattu avec le boîtier laser à trépied. L’occasion se présentera peut-être de redéployer le dispositif, si le gestionnaire revient dans sa tanière. Il n’y a pas que le groupe qui s’intéresse aux connexions de Disciple. Continuer à écouter son courtier sur d’autres sujets pourrait se révéler utile pour renseigner les bases de données de contre-surveillance, celles qui renseignent les habitudes, les propriétés, et les arbres de relations des possédants : Refund101, Billionwatch, et autres instances du même type. Krill sait par expérience que dans les boucles à anonymat nodal où s’échangent toutes sortes d’informations leakées, les contributions sur des nouvelles personnalités sont toujours accueillies avec beaucoup d’enthousiasme.

De toute façon il va bien falloir s’occuper, avant de pouvoir redescendre du toit Krill doit attendre la nuit. Trop risqué tant que le soleil est levé. Une longue sieste, un peu de lecture, de nouvelles écoutes aléatoires, beaucoup de barres nutritives. Les prochaines heures seront longues. Dans l’immédiat il faut déjà retourner au bord du parapet, là où la radio fonctionne correctement, pour signaler aux deux autres posté⋅es en bas que tout se passe comme prévu.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

12 h 08

Après la sortie d’échangeur routier, le paysage a changé. Plus resserré, plus sale, davantage de monde sur la route à cause des horaires prévisibles.

Sur le segment final du voyage, Sabine ne pourra plus éviter les grandes zones urbaines, même en glissant aux périphéries. Bientôt elle sera débarrassée des billets de banque, mais avant ça, les risques de barrages et de contrôles augmentent dangereusement là où elle se dirige. Les champs de blé ont disparu pour de bon. Les routes cabossées vont bientôt dérouler des avenues. La circulation plus dense, les silhouettes errantes, la décoration des rues publicitaires sont des indications qu’il faut se préparer, à ne plus ressentir. Mais Sabine aura besoin de tous les signaux.

Des terre-pleins béton fissurés, des arches en acier. Panneaux de destinations blancs, turquoises. Meubles abandonnés entre des ponts et des rambardes, quelques tentes habitées, chariots de supermarché. Entre les obstacles elle se répète inconsciemment de ne pas rouvrir un gouffre dans son esprit. Toujours la crampe à l’estomac. Romain ne répondra plus. Comme si on arrachait un morceau d’entrailles, celui qu’elle croyait avoir elle-même retranché.

Une autre crainte, hors de son champ de vision direct. Derrière il y a cette voiture, marque française, couleur gris passe-partout.

Un moment qu’elle suit dans la file. Sabine ne sait pas exactement depuis combien de temps, mais elle trouve suspect qu’après avoir déjà bifurqué plusieurs fois, la trois portes grise suive toujours à bonne distance.

Elle regarde le cadran circulaire semi-holographique derrière le volant. Encore Cinq minutes, avant de commencer à s’inquiéter vraiment. Surtout ne pas perdre de vue le vrai danger qui se trouve vers l’avant. Check-points policiers avec chiens renifleurs de billets.

Temporiser. Peser le pour et le contre.

Leur mode de surveillance préféré serait probablement l’utilisation d’objets électroniques miniatures, ou le survol continu à bonne hauteur par un drone de territoire. Une ombre claire et stable qui vous trace de loin, sur trajectoire rectiligne avec une caméra ultra-haute définition… Une ombre comme celle que Sabine aperçoit en balayant le ciel du regard.

Tâche stationnaire au-dessus de la longue ligne droite du trafic routier.

Sabine se raidit.

Elle sent le froid électrique derrière la mâchoire, un flux de panique prêt à se déverser le long de la moelle épinière. Toute sa mémoire se cristallise instantanément sur les gestes et décisions en cas d’urgence… Le masque en latex à dénicher d’une main pendant que l’autre maintient le volant… À quel moment décider d’abandonner la voiture pour finir sa fuite à pied ? Elle se voit, dans une fulgurance, la main crispée sur une arme, cachée dans une entrée d’immeuble. Sabine n’emporte jamais d’arme avec elle.

La voiture grise suit toujours. Un nouveau rond-point en vue devant. La température corporelle en train d’augmenter, Sabine commence à avoir trop chaud dans ses vêtements.

 

Penser avec les yeux, pas avec le ventre.

Transporter plus de trois mille euros en espèces est considéré comme un délit. Dix mille en billets verts et oranges, sans pouvoir justifier de leur provenance, intéresseront n’importe quel⋅le parquetier⋅e en manque de statistiques. Même si on ne découvrait pas les fausses coupures, la conséquence immédiate c’est le fichage ADN, perquisition au domicile, ses affaires fouillées ou confisquées, ses contacts personnels recensés, un contrôle judiciaire imposé, bi-hebdomadaire ou quotidien.

Sabine tente de raisonner un peu plus loin.

Si on l’a prise en filature c’est pour remonter vers les autres membres, ou vers les autres caches. Le risque n’est peut-être pas immédiat pour elle. Mais il engage sa responsabilité de ne pas devenir le maillon qui vérole toute l’organisation. Ignorer des signaux comme ceux qu’elle a sous les yeux en ce moment-même, c’est prendre le risque de compromettre dix années de préparation clandestine.

Elle lève le regard en s’approchant du volant. Le drone s’est éloigné mais il est toujours visible au loin dans le ciel. Nouvelle décharge derrière les molaires. Ce serait la deuxième fausse alerte de la journée ? Combien de fois peut-elle traverser ce genre de hasards sans subir la violence réelle… ? On ne peut pas toujours gagner contre les probabilités.

Encore possible de faire demi-tour. Mais revenir en arrière ce serait aussi montrer qu’elle soupçonne quelque chose. Est-ce que la cache d’argent liquide est grillée ? Ce serait là qu’elle a été prise en filature ?

O.G. dirait : À force de choisir on finit par se tromper. Sans laisser deviner s’il plaisante ou s’il est réellement superstitieux. Sauf que choisir c’est tout ce qui reste à Sabine pour reprendre le contrôle, déjà noyée sous un flot d’hormones ACTH. Si elle ne choisissait plus, ne décidait plus, elle est à peu près sûre qu’elle finirait par se réveiller un jour dans une camisole chimique fabriquée sur mesure par son propre cerveau. Et même les assertions de la mauvaise psy se réaliseraient.

Impossible d’attendre plus longtemps. Elle replace correctement le tissu sur son nez, s’engage dans le giratoire qui arrive, sans accélérer, mais ne sort pas en face et opère un tour complet, pour revenir en arrière.

Toujours gagner du temps.

En sens inverse elle croise la voiture suspecte, un chauffeur seul au volant qui ne tourne pas la tête vers elle. Sabine attend qu’il s’engage à son tour dans le rond-point qu’elle vient de contourner.

Plus d’une tonne de métal et d’électronique, 230 chevaux. Avoir autant de puissance individuelle et ne pas l’utiliser radicalement… ?

Dès que la voiture grise disparaît du rétroviseur central, Sabine appuie lourdement sur l’accélérateur. La deux voies est large, le compteur affiche 100 à l’heure, elle met le clignotant pour doubler la première voiture qui lui bloque le passage. Pas de contrôle radar en vue, mais elle n’accélère pas davantage. Croisement avec une rue perpendiculaire à une centaine de mètres sur la droite. La nuque tendue, mâchoire électrique, un goût de métal sous la langue. Elle vérifie du regard pour être sûre que personne n’arrive sur sa droite au carrefour, s’écarte au milieu de la route pour préparer sa courbe sans perdre de vitesse, et braque le volant dans le virage, en freinant juste assez pour ressentir le poids du véhicule basculer vers l’avant. Elle lâche alors le frein, comme sur circuit avec instructeur. Appuie à fond sur l’accélérateur et contrebraque immédiatement, très sec. La voiture décroche de l’arrière, une bouffée de sueur, survirage brutal qui la déporte en arc de cercle pour s’enfuir à droite. Si l’autre véhicule n’a pas raté la première occasion de faire demi-tour, Sabine a pris une bonne avance en cassant brutalement la trajectoire.

Encore deux cents mètres avalés, une intersection à gauche cette fois, elle ralentit, négocie un autre virage en mordant le goudron, les pneus ne hurlent pas, elle double un nouvel obstacle et tourne à droite à la première occasion. Dernier embranchement pour compliquer l’itinéraire.

Sans effort, sans carte, Sabine a déterminé sa localisation approximative. Dans les rétroviseurs le véhicule gris n’est pas réapparu. Quelques secondes pour faire un choix sur les possibilités dans cette zone inconnue. Elle aperçoit deux cabines de poids-lourds stationnés quelques dizaines de mètres plus loin sur le bas-côté, et décide subitement de freiner lorsqu’elle arrive au niveau des camions.

Toujours personne dans le rétro. Sabine espère avoir gagné de l’avance même sur un drone. Marche arrière pour se placer parfaitement entre les deux transporteurs, elle coupe le contact, mets le frein à main, et jette un œil : la cabine du poids-lourd à l’arrière est fermée par un rideau. Sabine appuie sur le contrôle caché en dessous du volant, pour changer la couleur de carrosserie, qui devient noire en même temps que les plaques d’immatriculation coulissent. Elle attrape l’anse du sac contenant une enceinte pleine d’argent, enjambe le bloc boîte de vitesse pour passer sur le siège passagère, hésite une seconde à ouvrir le compartiment qui cache le masque en latex, puis abandonne l’idée, obsédée par les plaques minéralogiques à vérifier en sortant. Entrouvrant la portière, elle écoute quelques secondes tout ce qui vient de l’extérieur. Le bourdonnement des hélices est ce qu’elle redoute le plus. Une voiture orange passe sur la route, Sabine se fige. Pas le modèle qui la suivait. Elle jette le chapeau au-dessus du bonnet qu’elle porte déjà, lunettes de soleil et foulard en place, sac sur l’épaule, écarte la portière, passe la tête pour regarder dans le ciel. Aucune tâche flottante.

Elle a jeté un œil en vitesse aux plaques de la voiture et s’éloigne d’un pas rapide, direction ce hangar lavande.

Une petite allée le long de bâtiments silencieux, murs lourds sans fenêtres. Elle part au fond de l’accès qui débouche sur un renfoncement, où un conteneur rouillé bloque le chemin qui continue derrière. Entre le conteneur et le mur qui longe ce chemin il y a un espace suffisant pour qu’elle puisse s’y glisser. Sabine se faufile en tenant le pan de son manteau et se place derrière la paroi en acier, d’où elle observera la carrosserie de son véhicule abandonné.

 

Une seule chose à faire. Attendre. Pas tout à fait seule, la crampe lui serre le plexus. Une souffrance familière. On finit par s’habituer à cette sensation. Elle revient vous visiter quand le silence du quotidien a nettoyé les petites plaies. Celles qui font diversion.

Le choix de partir seule ce matin alors que la plupart des missions se font à deux ou à trois était peut-être une erreur. Pour des raisons de géographie et de nombre de participant⋅es, le protocole permet que les relais entre les villes soient effectués en solitaire. Comme dans les chaînes de contre-surveillance, qui existaient avant le groupe. Mais Sabine aurait dû trouver quelqu’un pour l’accompagner, utiliser un prétexte. Elle assume peut-être une trop grande responsabilité, même en prenant des risques habituels. Dans le groupe, seul O.G. échappe aux tâches. À cause de son âge, pas parce qu’il est l’instigateur de toute cette logistique.

 

Une flaque miroite en fausse profondeur par terre. Arc-en-ciel miniature dépourvu de fréquences bleues. Son regard s’est détaché du capot noir. Dans le F2 en rez-de-chaussée d’une ville moyenne de l’Auxerrois, Sabine reviendra à ses mélanges de couleurs. Devant la porte-fenêtre à vantail pvc blanc, entre les parpaings enduits, la grande glycine à fleurs pâles sur le mur séparateur au fond de la cour, le chat tigré aubergine des voisines. Le cerveau conserve cette routine inoffensive dans une zone mise de côté, vie ennuyeuse, sans grands dangers, où tout est répétitif, gestes calés sur les habitudes de plusieurs années à regarder les mêmes meubles et les mêmes cumulo-nimbus.

Tout peut se renverser lorsque le contexte change. C’est à ce potentiel-là qu’elle veut croire.

Dans un petit passage, au-dessus d’un sillon dans le cerveau, le long de l'hippocampe.

Un cylindre de substance nerveuse plicaturée, formé de petites dents et prolongé par la bandelette de Giacomini. Des cellules gliales, GM-27, aux propriétés extraordinaires. Corrélées à un autre système neural, situé au-dessus de l’estomac. On avait longtemps sous-estimé les neurones vagaux, relégués au rang d’organes vulgaires, improductifs. L’évolution y a laissé une trace de son immense pouvoir créatif.

Sabine sait très bien que les autres membres actifs du groupe préféreraient se concentrer sur quelque chose de plus tangible. Aux mystères du système vagal, on préfère l’union des forces avec des combattantes dispersées. Les guérillères sont un appui indispensable pour le passage à l’acte. Un prototype de pulseur d’ondes lentes, dont l’utilisation reste complexe et expérimentale, ne garantie lui aucun résultat une fois sorti de son environnement contrôlé. Les combattantes dispersées sont nombreuses et connaissent les meilleures stratégies de terrain pour prendre des bâtiments, même sans l’élan d’une foule. L’attaque neurale est une voie complètement différente par nature. Complémentaire, si elle se révèle probante. En attendant que l’armada indispensable recommence enfin à envoyer des annonces radio sur sa situation, personne ne bloque les préparatifs concernant l’hypothèse neurale, faute de mieux. Le terme devenu presque liturgique a toujours fait partie du programme, d’aussi loin qu’on s’en souvienne. Une légende urbaine. Mais les nouveaux et nouvelles n’abordent jamais frontalement la question. On sait que « l’attaque neurale » est mentionnée dans les compte-rendus encryptés, mais personne ne serait vraiment capable d’évaluer les chances de réussite. D’établir un plan de route précis. Pas même Sabine. Et personne, à part O.G., ne soupçonne qu’elle porte plus de ce poids que les autres.

 

La flaque d'huile ne miroite plus. Le jour se voile.

Une nouvelle fois Sabine reconstitue l’image de cette allée de graviers tellement importante pour la suite. Celle de son point d’entrée à elle. Grande demeure aux vitres hautes, sur une île entre deux bras du fleuve. Un lieu réel où se projeter mentalement, qui n’a rien d’un refuge de paix. Il est tout le contraire. Mais elle ne peut pas s’empêcher de convoquer le souvenir, créé de toute pièce grâce aux photos, pour y trouver un abri. Lorsque le programme révolutionnaire aura enfin été déclenché, l’ancienne maison nobiliaire au milieu d’un parc deviendra symbole de la propriété socialisée, des richesses redistribuées. Retournée dans le domaine public. Lieu d’assemblées communales ou de cantines populaires, bibliothèque, salles d’activités, de fêtes. Tout ce que le capitalisme a éradiqué, pour le remplacer par l’égoisme et la marchandisation, aura une place, une chance. Voilà ce que Sabine contemple en esprit dans ces murs sans réalité immédiate.

Lorsqu’elle se voit marchant vers la bâtisse qui la préoccupe depuis plusieurs mois, alors que le danger physique l’immobilise derrière un conteneur, Sabine ne se voit plus allant vers une menace. Elle se voit entrer dans une époque libératoire. Société sans classes, où la solidarité collective peut à nouveau se révéler. Et la famille humaine devenir une réalité.

 

Un bruit de moteur la ramène sur le ciment.

La projection mentale ne suffit pas à calmer toutes les craintes. Combien de temps reste-t-il ? Combien de temps, avant qu’une force paramilitaire ou une agence de renseignement n’utilise un procédé complexe d’amplification neurale ? Les expériences in situ ont peut-être déjà lieu, sur des leaders d’opinion, des opposant·es politiques ou des prisonnier⋅es, sans qu’on en voie les conséquences. Provoquer à distance l’hypostasie chez un sujet, avec l’aide d’un isospectromodulateur, une armée ou un labo financé par des milliardaires l’a peut-être déjà accompli sur le terrain, sans qu’on le sache.

Pour ça qu’il faut agir vite, avant de perdre l’effet de surprise, l’avantage révolutionnaire. Sabine pourrait se réconforter en pensant qu’une partie de l’effort vers cet objectif a déjà été réalisé par le groupe : un isospectromodulateur n’est rien sans conditionnement chimique, et le stock de gaz peptide nécessaire, prélevé sur un arrivage par cargo, attend dans une cache en bonne quantité. Mais l’incertitude domine. Le prochain rassemblement du groupe pour prendre une décision sur le sujet n’est que dans deux semaines. Dans deux semaines la question sera enfin posée : Faut-il acheter le matériel nécessaire, le « pulseur », à un trafiquant international ? Méprisable trafiquant d’armes et d’art pillé, qui propose l’occasion rare de sortir la machine convoitée d’un laboratoire de recherche…

Encore quatorze jours, à espérer que le consensus ne volera pas en éclats, que la transaction qui permettra de matérialiser les espoirs de Sabine sera finalement débloquée par la multisignature du groupe.

Quatorze jours c’est court dans une vie.

Qu’est-ce qui lui restera si le groupe rejette cette décision ?

Dans le pays, l’engagement populaire avec les Services Publics d’Entraide pourrait n’être que temporaire. Tous ces gens qui sortent de l’isolement pour apporter de l’aide à des structures non-marchandes, pour améliorer leur vie quotidienne de façon collective. On n’avait pas vu ça depuis des décennies. Crèches, enseignement scolaire, centres de soin, navettes de transport, cantines et aide alimentaire. Rejoindre les nombreux noyaux d’initiatives fédérées, qui grossissent un peu partout, n’a jamais été aussi simple. Mais les lignes de fractures ne disparaissent pas du jour au lendemain. Il reste un bloc de la population qui ne laissera pas grandir la collectivisation outre-mesure. Il reste le racisme des moins jeunes et des fachos. Ça ne serait pas la première fois que le mouvement général retomberait. Ça ne serait pas la première fois, cette colère impuissante de voir s’écrouler une construction sur laquelle trop d’espoirs étaient placés.

 

Une heure s’écoule. Deux fois la seule porte disposée en issue de secours à quelques mètres d’elle s’est ouverte, quelqu’un en dépassait pour vapoter brièvement. Sabine silencieuse, assise contre l’acier décati.

Sur la route et dans le ciel, rien n’a prouvé qu’elle avait été suivie. L’angoisse, froidement maîtrisée, s’est estompée. Les veines ne tapent plus sous la mâchoire. Mais le voile des échecs assombrit toujours les projections derrière la rétine. Peut-être à cause de ses liens de relations distantes, « évitantes » comme disait la mauvaise psy. Même cet effort que Sabine faisait pour écrire à Julia, derrière un numéro d’écrou. Toutes les perspectives s’assombrissent quand les couleurs deviennent tristes. Une bonne action pour dissiper un peu le privilège de fille de classe moyenne, même ce petit effort, elle n’a pas réussi à le maintenir. Malgré toutes les bonnes raisons qu’elle trouvait de faire parvenir à Julia des courriers, sous un faux nom. Une lettre venue de l’extérieur c’est presque aussi important que les parloirs, même si l’administration filtre tout.

Une défaite de plus, qu’elle n’arrive pas encore à s’avouer. Elle n’a pas encore renoncé définitivement à écrire à Julia. Pas formellement. L’angoisse de la débâcle. Même lumière confuse derrière les yeux, comme celle de l’autre situation, qui lui serre le ventre. Elle le réalise à l’instant. L’impuissance, malgré les années d’entraînement, malgré les outils à disposition. À quoi sert d’avoir un peu de pouvoir si on ne peut même pas s’en servir pour protéger les personnes qui nous sont chères ?

La famille du sang avait cessé d’être importante à ses yeux, jusqu’à ce qu’elle décide un jour d’y revenir. Un peu trop tard.

Romain, lui, avait cessé de chercher sa place dans la famille humaine, voila ce qui s’était passé. Il avait commencé par arrêter de se demander quelle pourrait être sa voie dans les études ou les associations, et derrière ce relâchement, derrière l’absence de réponses aux messages, aux appels, Sabine avait deviné qu’il était en train de renoncer à beaucoup plus.

Sentiment bien trop familier.

Ce qui fait mal sous les côtes, sous la paroi abdominale. Elle voit et ressent les premiers signes annonçant une longue route abîmée. La crampe ne se dissipera pas. Sabine ne peut s’empêcher de penser qu’elle aurait pu faire mieux, autrement. Plus tôt. Avant de voir son frère s’éloigner pour de bon.

 

Le ciel qui s’était couvert s’effiloche, sans laisser percer le soleil.

Le moment de faire à nouveau un choix est arrivé.

Il faut reprendre la route. Elle avait deux heures d’avance par précaution, mais l’autre auxi au bout du relais doit récupérer son lot à partir de 15 heures.

 

Sabine glisse les anses larges du sac autour de son cou, pour ne prendre aucun risque avec le magot. Elle se lève enfin, et sort de la cachette. Tout l’attirail en place pour cacher son visage : lunettes, tour de cou, chapeau. Pourquoi a-t-elle renoncé au dernier moment à prendre le masque ultra-réaliste en latex, quand elle est sortie de la voiture tout à l’heure ? La question s’impose dans son esprit alors qu’elle remonte le chemin vers la voiture prise entre deux camions.

Cliquetis des portières qu’elle ouvre à distance. Sabine approche pour s’engager entre le cul du poids lourd et le pare-choc de la berline, qu’elle va contourner, quand une silhouette se place juste en face d’elle au coin du camion.

Dans un réflexe Sabine lève immédiatement sa main en l’air devant l’homme, qui écarte les yeux, surpris, elle a reculé son buste comme pour esquiver un coup et s’écrie : « Carte bancaire ! » Par réflexe avec l’autre main, la droite, qu’elle allonge dans un mouvement d’épaule, elle vient toucher le front de l’homme, un geste rapide et léger, puis elle change immédiatement de tonalité pour asséner d’une voix basse, au débit rapide : « Vous vous laissez flotter maintenant, basculez dans un état de totale décontraction, sans aucune inquiétude… ». Le regard de l’homme se détache, pas encore sorti de l’état de surprise provoqué par ce cri qu’elle lui a lancé. Il a basculé.

L’induction fonctionne, même sans contact oculaire, sans retirer les lunettes de soleil. C’est un quarantenaire, en veste de sport et jean denim. À distance maintenant, sans pressions tactiles, Sabine le guide : « Tu te laisses aller profondément… à l’intérieur de toi… le corps reste droit, tu restes debout… et tu relâches toute la pression… » Elle souffle de façon sonore, grave, pour lui imprégner la sensation d’être emporté. Ça ne durera pas longtemps, les sujets ne font que ce qui prolonge leur volition. Il n’y a qu’une seule question à poser. Elle s’adresse à lui de la même voix basse et rassurante : « Tu vas utiliser ta bouche pour parler, tu laisses les mots revenir dans ta gorge, sur ta langue, tes lèvres bougent, tu trouves les mots pour répondre à ma question… Réponds à ma question : Quel est ton travail en ce moment ? »

Il articule doucement « Chauffeur… chauffeur poids-lourd. »

Micro-mouvements de ses orbites à lui, paupières, sourcils. La bouche reste entrouverte. Autant de signes. C’est évident, l’homme n’a rien à voir avec la menace qu’elle a imaginée. Il faut le sortir de cet état rapidement. Elle attrape le chauffeur par l’épaule, quelques pas pour le placer à côté du camion, dos à elle sur le trottoir, puis elle le remonte progressivement : « Maintenant tu vas revenir de là où tu es descendu… doucement… en reprenant ta respiration, normalement… voila, tu peux remonter, vous pouvez remonter, vous allez revenir… Je vous ai parlé d’une carte bancaire mais ça n’a pas d’importance… Vous revenez à la surface, vers le haut… il n’y a pas de danger, vous êtes en sécurité, votre carte bancaire n’est pas perdue, vous allez bien, tout va bien, vous revenez à votre journée, à votre métier… » Et elle tape dans ses mains deux fois brusquement.

L’homme est encore un peu perdu, il regarde à ses pieds, fouille dans ses poches, Sabine continue à lui parler en ouvrant sa portière : « J’ai dû me tromper je suis désolée, j’avais cru voir quelque chose tomber par terre… ».

La voiture noire démarre, mais l’homme n’a pas le temps de la regarder s’éloigner sur la route.

 

 

Quarante minutes supplémentaires se sont perdues entre des rond-points et des échangeurs de voies rapides.

Le choc qu’elle vient de digérer a le mérite d’avoir détourné ses pensées des regrets. Étrangement, le ventre ne brûle plus. Sabine se rapproche du point de livraison. Les obstacles ont changé, l’enrobé est neuf, noir, avec des angles biseautés, icônes ludiques et lumineuses incrustées dans le sol, les parois brillantes et mates en alternance sont alliages de matériaux translucides, bois, métal, et d’éclairages encastrés. Des caméras à chaque angle. Toute la presqu’île économique est une frontière lisse et inévitable pour se rendre de l’autre côté, là où l’ancienne zone d’activité s’est résignée à laisser pousser la végétation dans les fissures, en amont des usines en ruines et des premières tours grises qui marquent une frontière.

Sabine n’ira pas jusqu’à cette limite. Dans la zone de béton craquelé, une série de hangars a été reconvertie en garde-meuble. Un terre-plein central sur la route, hérissé de rejets feuillus, puis un bras de bitume plus loin, sur la gauche. La voiture noire se gare sur une étendue de places libres. Pas de caméras braquées, pas de vis-à-vis. Pas d’allers et venues, la clientèle a déserté le coin depuis longtemps.

Elle devrait faire une pause rapide, juste cinq minutes. Le temps d’avaler quelque chose. Sabine mange peu au cours de la journée, mais ingérer quelque chose de solide lui ferait du bien. Elle garde toujours une petite boîte de maïs en conserve dans les voitures, à avaler en quelques coups de cuillère repliable.

Plus tard. Après s’être débarrassée de l’argent.

Sous le siège elle débloque un compartiment : à l’intérieur le masque latex ultra-réaliste de cinéma. Elle l’enfile après avoir retiré son cache-cou, tournée vers la vitre d’où personne ne peut la voir. Le masque, ouvert à l’arrière, s’accroche avec deux bandes velcro. Sabine tire sur les joues, sur le menton, la fausse peau du cou pour la faire rentrer sous le gilet.

Elle se regarde dans la petite glace, pas encore habituée à ce nouveau visage, impression d’être sortie de soi-même.

Lunettes de soleil, chapeau, sac sur l’épaule, le pas amoché, elle contourne plusieurs bâtiments en vieux bac acier et remonte le parking cloisonné par une grille. Un petit boîtier à boutons, elle tape le code. Après le portail, elle se voit dans le reflet des vitres, entièrement, pantalon en toile noire sur des baskets plates, un manteau large fermé sur le sac caché en dessous, le tout couronné d’un visage inconnu à chapeau. Elle franchit l’entrée du bâtiment, machines à café et bonbons, salle d’attente déprimante comme une cellule de garde à vue. Deux grandes portes battantes qu’elle pousse en restant sur ses gardes. Elle veut faire en sorte de ne croiser personne, à cause du déguisement suspect. Un bruit de transpalette coupe son élan. Les lumières froides ne renvoient que des couleurs lilas. Tout au bout du couloir, quelqu’un traverse avec un chargement de cartons.

Dans cette prison pour objets, les portes à cadenas en laiton sont filmées sans discontinuer. Sabine avance avec la démarche répétée pour tromper les algorithmes de reconnaissance, même si elle sait que dans ce modèle économique au rabais, les caméras ne servent probablement qu’à archiver des effractions.

Au milieu de l’allée silencieuse elle repère son numéro, utilise la clé en métal archaïque qui ouvre une serrure à goupilles de qualité aussi médiocre que le reste. Elle soulève le rideau à lamelles, passe en dessous, le referme aussitôt. Pas d’électricité à l’intérieur. Les parois en tôle brillantes envoient des reflets qu’elle essaie d’atténuer en déplaçant sa lampe par terre. Elle sort l’enceinte pleine de billets de son petit sac, la place au milieu de ce placard vide qui sert de point de livraison, et s’immobilise quelques secondes pour garder un souvenir exact de son accomplissement.

 

Quelqu’un trouvera le colis dans l’après-midi, comme prévu.

Sabine, elle, doit retourner chercher ses affaires dans la chambre d’hôtel parisienne. Ensuite elle repartira pour s’isoler, en comptant les jours avant la décision collective qui pourrait l’anéantir.

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Mini-série « Géraldine Préside » : conclusion de la première partie

Mini-série « Géraldine Préside » : conclusion de la première partie

Avant de faire la liste de mes travaux d'écriture en cours d'aboutissement qui arriveront en janvier 2024, il fallait vraiment que je termine un projet en suspens qui m'occupait un coin de l'esprit : ma mini-série Géraldine préside, commencée en 2022 sur Reddit (r/antitaff).

Le synopsis est le suivant :

une ex-salariée au chômage détourne les conseils de sa psy et décide, après avoir gagné une procédure prud’homale contre son ancien employeur, de troller le monde de l’entreprise pour se détendre.

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Géraldine préside 1.7

Géraldine préside

Première partie :
"Incrémentalité, adjacence, et belle journée"

+7

« Il faut absolument que je te raconte la dernière du manager ! »
Fatiah s'assoit sur une chaise de la cuisine en laissant tomber son manteau et son sac. Avant que sa partenaire de textos ne lâche les derniers détails qui donneront des munitions pour tirer sur le monde du travail pendant un petit moment, Géraldine est vite retournée à sa casserole d’estofado au Tempeh. Elle laisse son invitée trouver le chemin pendant qu’elle vérifie le mijoté.
Cette fois la table est parfaitement dégagée dans la cuisine. Ça fait un moment que les piles de magazines ont disparu, mais pour l'occasion Géraldine a fait un grand ménage. Les tutos d’art du rangement ne sont pas si loin de la vérité. Le vide n'est pas uniquement absence, c'est aussi une place libre, dixit la psy.
À peine arrivée sur ce nouveau plan de travail, Fatiah ne peut pas se retenir bien longtemps :
— Tu te rappelles quand on disait qu'il ne touchait pas au stock, sinon on l'aurait vu ? Eh ben les choses ont un peu évolué. Noël, il ne magouille pas vraiment le stock existant, par contre il a privatisé un coin de la réserve.
Géraldine, debout à côté du feu, surveille les crachotements sous le couvercle qui pourraient compromettre son plan gastronomique. La promesse de nouvelles dingueries pro menacent d’accaparer définitivement son attention.
— Comment ça privatisé ?
— Un jour il a demandé à Bastien de dégager un espace libre en déplaçant une palette. Le lendemain y'avait une autre palette totalement emballée à la place. Et comme il ne nous a pas engueulées, et que personne ne sait qui a placé ça là, exactement dans le coin qui était libre, on en a déduit que c'était lui le responsable.
— Ah ouais, ça commence à sentir la noisette.
Fatiah a sorti son téléphone par réflexe.
— Bienvenue dans la nonosphere.
Une main sur la cuillère en bois pour vérifier que ça n'attache pas au fond. Brusque plongée dans des pensées qui chamboulent. Les petites bêtises qu'on peut faire nous, c’est rien…
Fatiah n’est pas peu fier de son anecdote. En évoquant ces nouvelles manigances elle s’est électrisée. Pour ne pas rester assise, elle décide de ramasser ses affaires et d’aller les poser sur le canapé.
— À sa décharge, le mec subit quand même le malheur d’avoir un prénom de grand-parent.
— Noël, sa vie, sa lutte contre un prénom dépassé… Tu sais ce qu’on fait le lundi maintenant ? On joue à Gobe-tout.
Les bouillonnements indiquent que l’eau vient à manquer. La cuisson touche à sa fin.
— C’est quoi ça ?
— C’est notre nouveau jeu de la semaine. C’est moi qui l’ai inventé : tous les lundis matin en arrivant on met un petit papier dans un chapeau, et on en tire un au hasard. Dessus y’a un mensonge qu’on a inventé pendant le week-end. Le but, pendant toute la semaine, c’est d’arriver à faire en sorte que Noël gobe ton bobard. Et si possible de lui faire raconter devant les autres, là c’est combo.
— T’as un esprit encore plus tordu que moi en fait.
— Tu peux parler, c’est toi qui m’as inspirée.

On doit entendre leur explosion de rires depuis la rue. Peut-être jusqu’à l’autre bout de la ville.
— Je te jure, ça met du piment dans la journée. L’ambiance a totalement changé grâce à ça. Avant avec Jeanne, quand on se faisait chier, on avait décidé de le surveiller. Mais il ne se passait rien.
— Elle est toujours là Tiph’ ?
— Non, elle a fini son CDD.

CDD. CDI. Stage d'immersion professionnelle. Formation continue. Reconversion.
Le monde de l’entreprise est une suite de mésaventures contractuelles qui ne se retournent jamais en votre faveur. Fatiah s’est rassise. Elle est penchée sur son verre de jus de fruit frais, encore secouée d’un petit rire nerveux. Heureusement qu’elle est venue répandre sa lumière. Ce matin en se levant, Géraldine n'était plus aussi sereine que les jours précédents. Elle a beau avoir de l'avance sur son compte bancaire, elle tiendra deux ans sur cette réserve. Il va bien falloir se remettre à chercher quelque chose. Un domaine d'activité qui ne lui fera pas revivre les mêmes situations sans issue. Quand le seul métier que tu connais a failli te perdre, et que tu sais pertinemment que l'état actuel des entreprises est à peu près le même dans tous les secteurs, la faute aux doctrines managériales passées de foireuses à totalement nocives en une décennie, aucune perspective n'ensoleille plus ton avenir.

Son verre est vide maintenant. Fatiah a déjà une bonne descente de breuvages, alors avec les soft… En silence, elle s'est levée et se poste devant le frigo. Le frigo, lui, n'a pas été débarrassé des signes de batailles en cours. Elle lit à voix haute :
— Incré-men-talité.
Géraldine tourne le robinet de gaz pour couper le feu.
— … Ça a un rapport avec tes fourberies ?
— Exactement.
Une grande assiette plate, avec un petit set en osier, pour faire comme au resto. Fatiah ne se détourne pas encore du sujet.
— C'est comme ça que tu planifies tes coups ? Vivencia, c'est… ?
— Ça devait être les prochains.
Fatiah reprend place à table. De là où elle est assise la liste reste bien en vue. C'est Géraldine qui tourne le dos à cette esquisse d'organigramme.
— Pourquoi "ça devait", tu arrêtes ?
Géraldine sert une assiette généreuse. Faire à manger pour une invitée est tellement satisfaisant. Savoir qu'on passe une heure ou deux à travailler pour offrir quelque chose d’agréable au palais et au ventre. Un moment qu'on partage, qui réchauffe, construit de bons souvenirs. Un moment pour lequel le temps passé seule à travailler prendra tout son sens juste devant vos yeux. Résultat dont la valeur est bien au-dessus de toutes les tâches mesquines reflétées par une fiche de paie.
— Je sais pas. Je suis en plein doute ces jours-ci.
Plus que des incertitudes. Le paquet est resté dans l'armoire. Géraldine n'a même pas sorti la robe d'avocate de l'emballage pour l'essayer. Sur le chemin du retour, après la boutique, elle avait pourtant imaginé une scène folle. Entrer dans la salle d'une agence de travail avec sa nouvelle tenue, en plein milieu d'une séance de formation CV ou d'un job-dating.
— Mon cerveau sait que je vais devoir me remettre à chercher du taf en fait. Je crois que j'ai réussi à me cacher cette réalité-là, en faisant diversion, mais certains jours comme aujourd'hui, ça fonctionne moins bien.
La récompense d'une cuisinière réside dans la joie des convives. Fatiah pose la fourchette et se cale en arrière.
— Meuf, c'est super bon.
Elle sait savourer l’instant, elle.
— Mon conseil, je suis pas psy mais j’ai des bons conseils tu le sais : profite du temps libre pour faire ce que tu as vraiment envie de faire en ce moment. Pour ne pas regretter plus tard.
Si seulement c’était aussi simple. Tout ce que Géraldine désire, tout ce dont elle est capable d’avoir envie désormais, c’est d’une vengeance ostentatoire, et drôle. Elle ne souhaite qu’une chose, rire à gorge déployée en face de tous les emmerdeur⋅euses en poste. Pour leur faire comprendre qu’elle aussi a le pouvoir de les faire chier.
— Tu n’as pas encore récupéré ton téléphone au fait ?
— Non.
— Comment tu veux que je t’envoie des infos délicates ? Ça va me démanger…
— J’ai trouvé un site de chat crypté, je vais te noter sur un papier l’adresse du salon que j’ai créé.

La pile de vaisselle remplit l’évier. Fatiah s’est proposée pour la faire avant de partir, mais Géraldine a courageusement bataillé pour refuser. Maintenant que la présence réconfortante de son amie s’est évanouie, que la lumière plongeante des appliques crée une ambiance d’ombres reposantes, Géraldine sent qu’elle va réussir à dormir plus profondément cette nuit.
Elle termine d’essuyer la dernière assiette, quand le carillon du téléphone annonce un SMS.
Le temps de se sécher les mains, elle agrippe paresseusement la brique et ouvre le message de Fatiah. « Tournesol ». C’est le code pour regarder le chat encrypté. Déjà ?
Une palpitation saisit Géraldine. Son goût pour les intrigues est toujours là, pas totalement enfoui sous les préoccupations. Pendant qu’elle ramène son ordi sur la table, elle se reprend à apprécier cette petite impatience, celle des stratagèmes bien planifiés.

Dans le chat privé, Fatiah aussi a l’air prise d’excitation :
« Il faut absolument que tu lises ça ! »
Lien vers un article de presse.
Géraldine clique, un gros titre apparaît au-dessus d’un portrait photo. Elle doit lire deux fois pour être sûre de bien comprendre si elle est en train de se faire troller ou pas.
" Face à la recrudescence d’incivilités, les recruteurs montent au créneau. "

Une députée cheffe d’entreprise qui s’en prend aux "terroristes du labeur", dans sa diatribe contre les chômeurs plombant volontairement le marché du travail. Présentée par une bio risible qui la dépeint en mécène aimant Shakespeare et les tragédies Grecques, la patronne confirme dès les premiers paragraphes une rumeur selon laquelle des activistes se rendraient aux entretiens d’embauche dans le seul but de les saboter. Et comble de l’affront, ces individus qui comptent même des femmes dans leurs rangs, n’hésiteraient pas à se déguiser pour mieux ridiculiser les employeur⋅es.
À cette lecture, les mots tragédies et Shakespeare réveillent un effet plus fulgurant que le guarana.

Géraldine ouvre la page Wikipédia de l’auteure et lance une recherche sur le premier gros mot qu’elle trouve accolé au titre "directrice". Députée et patronne dans le privé, on a le sens du partage.
Hélios solutions.
Le site officiel s’ouvre. Beaucoup d’idées et d’images se bousculent déjà dans la tête de Géraldine. Peut-être que l’étape suivante est celle du contrat de travail après tout. Peut-être qu’un nouvel uniforme lui irait bien. La psy a parlé du masque social qui peut nous faire souffrir, elle ne dit pas qu’on pourrait en retirer des joies gratuites. Avec un peu de ruse, l’étage des cadres n’est peut-être pas hors d’atteinte.
Une section annonce « Nous recrutons » dans la page.

Ah elle aime le théâtre celle-là.

 

FIN de la première partie

 

 

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Géraldine préside 1.6

Géraldine préside

Première partie :
"Incrémentalité, adjacence, et belle journée"

+6

Faire enrager les petits recruteurs ne pouvait pas être une fin en soi.
Géraldine le savait pertinemment. Incrémentalité rimait aussi avec ascension de la hiérarchie. Dans cette thérapie défoulatoire, troller des cadres beaucoup mieux placé⋅es dans la pyramide aurait un effet encore plus bénéfique sur son moral, c'était certain. Mais pour réaliser cet exploit et appliquer le conseil « déroulez votre propre récit », en dépassant les petits bureaux des salles de recrutement pour atteindre les niveaux suivants, il fallait commencer par mieux s'organiser. Est-ce que Géraldine le voulait vraiment ?

Récupérer son téléphone serait un bon début. Quand l'appareil était devenu hors de contrôle, il y a dix jours, Géraldine avait été obligée de changer de numéro. Quelqu'un semblait avoir envoyé une série d'attaques sur sa ligne. Depuis, le téléphone était en dépôt chez un réparateur pas pressé de finir le travail, et Géraldine se baladait avec un vieux téléphone "brique" à grosses touches, sans internet. Personne ne pouvait lui garantir que ça la protégerait vraiment la prochaine fois, mais être coupée des applis et du bluetooth ça rassure un peu. Maintenant qu'elle avait commencé à se faire des ennemi⋅es, Géraldine comprenait mieux certaines paranos numériques.
Avec Fatiah, elles en étaient revenues aux simples messages SMS. Ça avait son charme. Mais la confidentialité des applis sécurisées faisait cruellement défaut pour s'envoyer des infos sensibles. Géraldine n'avait pas envie de devenir le prochain fait-divers dans la rubrique patronale du coin, punie pour l'exemple. L'incident du piratage de son téléphone, fruit du hasard ou pas, lui avait servi de leçon.
Et puis moins d'applis, c'est bon pour le cerveau. Ça fait travailler la mémoire.
D'ailleurs, aujourd'hui, Géraldine se souvient très bien qu’il faut aller chercher cette robe d'avocate.

En poussant la porte vitrée rue de l'escarpe, elle se fait cette réflexion pertinente : trouver quelqu'un qui mérite. Qui mérite d'être en haut de ma liste. Encore un des bienfaits de la vie sans notifications.
Dans la boutique, toujours cette même ambiance hors du temps. Pas d'autres client⋅es. Pour un peu on se croirait dans un de ces restaurants fantômes tenus par la mafia, où l'on n'est pas vraiment censée manger. La porte du fond est fermée aujourd'hui. Est-ce que Géraldine va enfin découvrir les vrais gérant⋅es du lieu ? L'ado ne peut pas passer toutes ses journées ici… il est trop jeune pour avoir déjà arrêté l'école.
Alors qu'elle traverse une rangée de portants couverte de tenues encore sous emballage, une mélodie stridente perce le silence étouffé. Pourquoi est-ce que les gens s'obstinent à vouloir l'appeler à chaque fois qu'elle vient ici ? Un coup d'œil sur l'écran monochrome vert pomme lui rappelle qu'à l'autre bout de la ville, Fatiah elle aussi vit des tribulations en rapport avec le monde de l'entreprise. Cette fois, Géraldine ne décroche pas, ça fait partie de la thérapie. On n'a pas inventé les boîtes vocales pour rien. Elle n'a pas encore rangé l'appareil à grosses touches quand une voix derrière elle lance un « bonjour » éraillé.
Géraldine se retourne, devant le jeune garçon à lunettes elle lâche « salut », se reprend, marmonne « bonjour » à la place, et l'autre commente nonchalamment : « Cool le téléphone. »
— Les sonneries sont horribles…
Elle fait glisser son sac à dos pour y ranger la brique sonore. Pour toute réponse, le vendeur se murmure à lui-même « Rétro », avant de se diriger vers une armoire métallique en affirmant « On a bien reçu votre commande. »
Géraldine l'accompagne. Il ouvre un tiroir, le referme, en ouvre un deuxième, y trouve un paquet.
— Vous êtes comédienne en fait ?
Géraldine se retient de lui faire remarquer qu’il a bien pris la confiance. Comédienne ? L'idée n'est pas si éloignée de la réalité.
— Si on veut oui.
Il lui tend une enveloppe translucide. À l'intérieur on devine les plis satinés du tissu noir. Géraldine ne l’ouvre pas. Elle demande :
— Je peux te poser une question ? Tu ne vas pas à l'école ?
Géraldine aussi prend ses aises. Il ne semble presque pas gêné par sa question.
— Euh, je fais mon stage là.
Géraldine reste plantée sans réagir, en le regardant fixement dans les yeux. Pas convaincue. Lui non plus visiblement. Mais il revient une question en arrière.
— Vous n’êtes pas avocate… ?
Géraldine relâche ses traits en laissant poindre un léger sourire. Il est marrant celui-là quand même, avec son assurance précoce ponctuée de maladresses.
— Eh non, je ne suis pas avocate.
L’ado accueille la nouvelle sans surprise, avec nonchalance. Géraldine n’a pas le temps de chercher à comprendre quelle est la nature réelle de cette curiosité qu’il s’est déjà retourné et demande, en partant vers le fond du magasin : « Vous voulez un sac ? »
Elle attend un peu. Se décide à aller quand même dans son sens. La vie est devenue une plateforme de jeux d’aventure récemment, il y a peut-être quelque chose à découvrir autour d’un personnage placé sur sa route par l’algorithme du destin. En tout cas ici, dans cette boutique, la narration accroche un peu, que l’incident soit intentionnel ou non. Un sentiment encore insaisissable, peut-être une pure coïncidence. Est-ce qu’il s’agit d’un hasard, ou d’un indice ? Géraldine rejoint le vendeur trop jeune, accepte le sac, et risque :
— Si je t’explique pour les tenues, tu me racontes ce que tu fais ici ?

Deux minutes plus tard, elle est train de regarder l’écran démesuré sur lequel un graphique relie des cercles entre eux. L’ado a carrément pris "ce que tu fais" au sens propre. Dans la petite salle du fond, inaccessible aux regards extérieurs en temps normal, il prend un soin méticuleux à expliquer comment ses journées sont occupées faute de client⋅es dans la boutique :

— …Y’a beaucoup de métadonnées accessibles grâce aux API, mais ça c’est juste pour vérifier mes amorces.

Géraldine fait le tri entre ce qu’elle devrait pouvoir comprendre et ce qu’elle va choisir de ne pas retenir.
— En langage plus simple… tu vérifies quoi ?
Il se retourne sur son fauteuil de gamer pivotant, et lève les yeux au ciel en se lançant dans une nouvelle tentative d’explication :
— En fait, je forge des scripts sociaux à l’aide de prompts, puis je les poste, et ensuite j’analyse les retours et l’engagement des gens sur mes publications, pour essayer de trouver des patterns.
Géraldine a de l’imagination, mais le jargon freine son enthousiasme. Comme il voit que ses commentaires ne mènent pas beaucoup plus loin, il tente un raccourci :
— C’est comme une expérience sociale, avec des petites annonces en ligne…
— Tu postes de fausses annonces ? Quoi, sur des sites de vente, ou… des réseaux sociaux ?
— Partout où c’est pertinent.
Ok le petit a du caractère. Expérience sociale, ça lui parle à Géraldine, même si le reste est aussi abstrait qu’un cours de géométrie euclidienne sans visuels. Dans un coin de fenêtre elle a quand même le temps d’apercevoir un profil ouvert, avant qu’il ne la ferme, mais elle sent que le moment est venu de mettre un frein à la curiosité. Dans cet échange de bons procédés un peu bancal, elle n’a pas envie de se sentir obligée de revenir plus en détails sur son activité du moment à elle. Un acquiescement neutre s’échappe d’entre ses lèvres, pour clore cette interaction.
Au lieu de tourner les talons poliment, Géraldine ne peut pas s’empêcher de poser quand même une dernière question.
— Et l’adjacence, tu sais ce que c’est ?
Il la regarde sans conviction cette fois :
— Euh, non.

L'autre rendez-vous que Géraldine n'a pas pu oublier malgré l'absence d'agenda, c'est son entretien avec la psy. À 15 heures, Géraldine doit décider si elle lui avoue tout de sa nouvelle carrière.

— Je ne sais pas si c'est le fait d'avoir du temps libre, mais je rêve de plus en plus la nuit.
— Vous vous souvenez de vos rêves ?
— Le mois dernier j'ai rêvé plusieurs fois de suite d'un chat qui venait me rendre visite.
La psy a un mouvement de recul dans le dossier de sa chaise de bureau. Comme si elle se préparait à quelque chose. Géraldine ne peut s'empêcher d'interpréter ce geste anodin, insignifiant, mais légèrement trop théatral tout à coup. Ça va, c'est juste un chat.
— Vous n'avez pas d'animal domestique ?
— Non. À cause des rêves j'en ai eu envie à un moment. Plus pour le côté affectueux, pour avoir une présence à la maison… Mais je n’ai pas craqué.
Elle ne répond rien derrière le bureau. Géraldine devrait lui avouer qu'elle mène une double vie, qu'elle suit les conseils reçus ici-même, appliqués de façon très… personnelle.
— Là les rêves ont un peu changé de registre.
— C'est à dire ?
Géraldine hésite un instant. C'est étonnant comme la valeur d'une petite révélation peut facilement devenir un substitut pour une autre. Elle s'apprête à confier un nouveau rêve, plus pesant, plus sombre. Une monnaie d'échange pour garder son secret :
— Depuis deux ou trois jours je vis des émotions beaucoup moins sympa la nuit. Pourtant tout allait beaucoup mieux dans ma vie.
— Ce n'est pas anormal d'avoir des réminiscences quand on a vécu une souffrance profonde, même dans des périodes où on pense que tout est derrière soi. De quoi avez-vous rêvé récemment ?
C'est Géraldine qui s'affaisse dans sa chaise maintenant :
— J’entraîne des gens avec moi. Mais ça finit très mal…
Fais un effort. Ça fait partie du contrat.
Géraldine reprend :
— Le premier rêve se passait dans une école. Au début je marche dans les couloirs déserts, et puis en explorant je monte aux étages, et je finis par entrer dans une salle au hasard. J’ai un petit échange avec le prof et les élèves à l’intérieur, et je m’approche d’une fenêtre. Je l’ouvre, je regarde derrière moi, et là je saute pour m’envoler. Les autres derrière font la même chose pour m’imiter. Mais tout le monde s’écrase par terre. J’étais la seule à pouvoir voler.
La psy griffonne quelque chose dans son carnet. À ce moment-là, pour Géraldine, c’est presque une trahison.
Au lieu de persévérer, en détaillant les variations des autres rêves, Géraldine retrouve un goût amer dont elle n’aime pas se souvenir. Retour du doute, des précautions, après la confiance trop facilement offerte. La psy ne lui laisse pas le temps d’y réfléchir :
— Si vous avez le sommeil troublé, vous savez que vous avez des moyens de vous apaiser avant de dormir, c’est important.
— Oui oui.
Trop tard. Un petit incident s’est produit. Petite rupture. Géraldine se conforte dans un sentiment qu’elle ne voudrait pas cultiver. Mais la vérité est crue. Incontournable. Si elle avait osé révéler à la psy qu’elle se délecte des moqueries, qu’elle bafoue le sacro-saint dogme du Travail, que la semaine dernière encore, elle s’est défoulée dans le bureau d’une responsable RH imbuvable que tout le monde déteste probablement sans pouvoir lui dire en face, si elle avouait qu’elle choisit ses victimes en fonction du niveau de foutage de gueule des offres d’emploi de l’entreprise, et qu’elle tire à bout portant maintenant, à coups de « c’est moi qui perds mon temps », en tenue de carnaval en plus, qu’est-ce que l’autre écrirait en secret dans son carnet ? Un carnet qui rappelle étrangement toutes ces autres évaluations, des mauvais résultats à effacer sur le lieu de travail…
Une seule pensée furtive suffit à assombrir la suite de l’entretien. Elle l’a peut-être senti derrière son bureau.
— Vous reprenez rendez-vous dans un mois ?

L’air est chaud et humide dehors. Le ciel chargé, mouvant, se perce d’heureux rayons qui redonnent le sourire aux passant⋅es. Géraldine se sent imperméable à leur effet. Une mauvaise humeur bien familière pourrait trop facilement revenir lui coller à la peau. L’après-midi est déjà terni pour elle. Géraldine enrage surtout d’être encore à la merci de signes aussi ridicules. Oui, la psy note des trucs parfois dans le carnet. Et tu ne lui as jamais demandé ce qu’il contenait.

Heureusement, sur le chemin pour rentrer, d’autres rayons trouent l’atmosphère maussade. Un SMS de Fatiah : « On prend un verre ce soir ? »
Géraldine s’arrête, s’assoit sur un banc et respire un grand coup.
Un seul pouce est presque de trop sur les petites touches en relief :
« Flemme des bars, tu passes chez moi ? »

 

chapitre 7 (final)

 

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Carriotepunk

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Carriotepunk

Il venait de l’autre côté.

Le jour où je l’ai rencontré, en face de chez moi, le gamin avait marché sur le coteau jusqu’à la maison isolée qui clôture le sentier. On n’arrive pas dans cette zone tampon par hasard. Depuis la frontière, deux heures de randonnée.

Il s’était arrêté devant une véranda semi-enterrée dans la colline, probablement trop fatigué pour continuer, peut-être simplement curieux.

Quand je suis sorti par la petite serre, à dix mètres de lui, l’enfant attendait à côté de la boîte aux lettres, assis sur une vieille souche. J’ai d’abord demandé si tout allait bien, si on pouvait l’aider. Il m’avait simplement répondu en tendant son petit sac à dos vers moi : « Monsieur, tu me troques ? »

🞻

Au pied de la maison en pisé, plusieurs cyclistes se sont rassemblé⋅es sur la placette. Elle les observe sans curiosité. Depuis la mansarde ouverte sous le toit, Amarille peut nommer toutes les silhouettes qui déploient des affiches.

Ici, connaître les noms de ses voisin⋅es c’est la recette du bonheur simple. Peut-être que pour elle, l’effet village a perdu de son attrait. Elle débranche le câble qui relie son écran au boîtier, sous la vieille parabole de toiture censée augmenter le rayonnement en rase campagne, et enfourne son petit matériel de dépannage dans une sacoche. C’est la première fois qu’elle voit cette chambre. Le lambris un peu daté est recouvert de vieilles affiches de spectacles, trop de guitares et de contrebasses à son goût. Un visuel digicore ou drum'n'bass mettrait une vraie touche exotique dans la déco.

Quand Amarille déboule au premier étage, par l’escalier qui craque, Coline veut s’assurer que l’entraide villageoise n’a rien d’une triste transaction.

— Tu as faim Ama ? Tu veux boire quelque chose ?

— Juste un grand verre d’eau s'il te plaît.

L’ouvrière aimerait avoir la satisfaction de clore définitivement un problème, alors son annonce a un faux air de défaite :

— Tu es de nouveau en partage, mais il faudrait changer ce firmware une bonne fois, pour éviter que ça recommence.

L’autre fait oui de la tête, sans ajouter de questions. Amarille n’insiste pas. Elle ne s’égare plus dans les explications techniques.

Coline s’enquiert de nouveau, ses longues boucles brunes en contre-jour :

— Dis-moi que tu comptes tes heures sur la tournée quand même ?

— Mais non, pas besoin de faire de la comptabilité. Je rends service, on me rend service…

Elle n’insiste pas. Mais Amarille concède :

— T’es ma dernière iencli de toute façon.

Les deux esquissent un sourire. Le principe de la clientèle est un peu obsolète depuis l’instauration des services communs, et l’abandon de l’argent. La main de l’hôte farfouille quand même dans une boîte en alu posée sur la table, « Tiens prends ça, c’est du chocolat de substitution. »

Dehors, la colle végétale est encore luisante sur les panneaux où s’étalent les annonces.


| Bonne charpentière prête main forte
| La coopérative des eaux recherche volontaires

Amarille pousse son vélo sur le chemin qui rejoint la route asphalte désertée. Autour d’elle, les éoliennes à tambours clignotent sous l’effet du vent. L’entrée du village est à un kilomètre de là, les premières serres juste de l’autre côté du talus. Pendant que ses jambes la portent, le cerveau fait un chemin différent, derrière l’obstacle naturel qui culmine à 1500 mètres d’altitude en face d’elle. Depuis le premier jour au village, Amarille avait su qu’elle voulait franchir la montagne. Prendre les routes sans direction. Voir les visages qu’elle n’a jamais connus.

Après les champs de buttes paillées s’ouvrent de petites rues. Trottoirs garnis de plantations mobiles, lianes de courges dans les chicanes jonchant l’ancienne route. Amarille tient d’une main le vélo qu’on lui a donné quand elle est arrivée, il y a un an et demi. Cadre rose et jaune, une frange au côté droit du guidon. Il faudra une petite révision, avant de le déposer pour qu’il puisse servir à d’autres. Passé la rue principale, le chemin monte vers les maisons du vieux-village. Là-bas dans la grande baraque, toute sa vie tient dans une grosse valise roulante.

🞻

Il n’avait pas mangé depuis des jours probablement. Combien exactement ? Il n’a jamais voulu le dire. Toutes mes questions se heurtaient à un sourire timide. J’avais seulement réussi à lui faire avouer son âge, mes autres interrogations restaient en suspens. Le gosse n’avait pas dix ans, et je ne connaissais même pas son prénom.

Après avoir pris soin de lui faire avaler une bonne ration de féculents, je l’ai installé avec un stock de BD et mangas pour l’occuper. Dans ma géonef presque autosuffisante je pouvais le prendre en charge quelques jours, mais il fallait être réaliste, je n’étais pas le mieux placé pour faire face à cette urgence. Au-delà des vivres, j’étais aussi préoccupé par ses éventuels traumatismes. J’ai donc lancé plusieurs appels depuis ma cabine de transmission radio, jusqu’à ce qu’une station m’assure d’un contact rapide avec le courrier aérien. Le surlendemain, après l’avoir de nouveau gavé de pâtes à l’ail des ours, j’ai équipé le petit d’une casquette, d’un bâton, et d’une paire de sur-semelles pour renforcer la toile abîmée de ses chaussures, puis nous sommes descendus sur le plateau.

Il parlait toujours aussi peu, mais pendant notre marche il avait ramené le sujet du « troc », en demandant si l’argent existait ici.

Je lui ai expliqué que la nourriture, l’eau et le logement étaient répartis, mais que les gens qui le voulaient utilisaient quand même un système comptable rudimentaire avec les heures de service comme unité, pour s’échanger des biens ou des travaux.

Au premier hameau, Margot nous attendait. C’est lorsqu’elle s’est intéressée au sort du gamin, en lui posant toutes sortes de questions, qu’il s’est de nouveau fermé.

Karim est arrivé après ça, on en a profité pour faire un tour de la ferme. Pendant la visite on échangeait des nouvelles sur les coopératives, les prochains travaux et les réparations de lignes. Malgré son mutisme, il nous a paru évident que le petit était d’un tempérament très curieux. Les turbines intriguaient presque autant l’enfant que les petites chèvres bondissantes.

Moins d’une heure et demie plus tard, une ombre en mouvement s’est dessinée sur la grande prairie. Assis tous les deux sur la butte, nous avons regardé descendre lentement le petit ballon dirigeable qui venait nous chercher. L’enfant avec des yeux grands écarquillés.

🞻

À l’étage on trouve sans peine la chambre de Gloria, grâce aux découpages de vieux magazines collés sur la porte avec la photo de l’âne dont elle s’occupe.

Une voix répond « Entrez ». Amarille pousse le battant. La pièce est occupée par un caddie de supermarché rempli de cartes électroniques et de peluches. L’ado de quatorze ans assise au bureau placé devant la grande fenêtre.

— Docteur Baboune ?

Gloria se retourne, un grand sourire en apercevant l’adulte. Des fragments de panneaux solaires plaqués sur la vitre alimentent un haut-parleur. L’ado baisse le son, mais néglige les formules de politesse pour aller directement au sujet qui l’excite depuis ce matin :

— T’as vu le char fermier en bas ?

— Comment ça se fait que tu n’es pas sur ce chantier ?

— J’ai promis de faire deux jours de scolaire par semaine.

Elle se lève. Tous les prétextes sont bons pour observer plus en détail la cour pleine de matériel, qu’on voit depuis sa fenêtre.

— Il va réussir à fonctionner sans GPS leur engin ?

Au lieu de répondre, Gloria se retourne vers le bureau pour attraper l’objet posé sur une pile de livres, avant de le présenter à deux mains en un geste solennel :

— Voici votre présent.

L’appareil qu’Amarille est venue chercher, un régulateur de tension électrique, réparé, amélioré, est un joli petit bloc en bois contrecollé.

— Tu m’as trouvé un écran !

Le cadran minuscule ajoute un petit contraste technologique pas désagréable à l’œil. Amarille retourne le boîtier dans tous les sens pour inspecter les finitions.

— Tu es vraiment merveilleuse. T’as quel âge déjà ?

— J’ai juste changé les condensateurs et monté des diodes pour protéger le circuit.

En l’écoutant, Amarille a l’impression de se revoir à son âge. Même goût obsessionnel pour comprendre, démonter, remonter. Avant de découvrir l’abstraction logicielle et les couches réseau.

Côte à côte, avec affection, l’ado prend les doigts d’Amarille pour ausculter de près un boulon porté en anneau. Bijou brut modelé dans un métal noir, qui l’a toujours intéressée.

Amarille une dernière fois se laisse faire, va même un peu plus loin en retirant la bague à huit côtés. Qu’elle dépose sur le bureau, devant Gloria.

— Allez, je te la confie.

Gloria hausse les sourcils.

— Tu me la prêtes ?

— Je te la donne.

Elle pousse un soupir de satisfaction, essaie immédiatement l’objet à son index puis au majeur.

— Essaie sur le pouce.

Même au comble de l’excitation, l’ado bricoleuse ne s’est pas totalement détournée de ses sujets de prédilection :

— Tu as fait vérifier tes roues moteurs avant de partir ?

— Tout va bien.

Gloria tripote toujours le boulon, un peu plus nerveusement :

— Est-ce que tu vas revenir un jour ?

Amarille savait que la question émergerait. C’est aussi pour cela qu’elle est venue. Pour ne pas bâcler cet au revoir.

— J’espère bien, mais je ne sais pas quand.

L’adolescente ne répond rien d’abord. Puis elle improvise une formule d’apaisement :

— Tu sais, hier j’ai trouvé ma première lettre géocache. Je suis trop contente !

Sa pensée l’amène à une suite logique :

— Tu cherches des messages toi aussi ? C’est pour ça que tu pars ?

Amarille ne se précipite pas pour répondre. Gloria tire peut-être des conclusions faciles, mais elle n’est pas tombée si loin que ça.

— C’est une façon de voir les choses.

Amarille fait un dernier effort, pour compléter :

— C’est beau de s’enraciner quelque part, mais c’est important pour moi de garder la liberté de m’en aller.

Elle garde les yeux sur la bague, laissée comme un relais. Les mots peuvent compliquer et réchauffer en même temps.

— Tu vas me manquer Gloria.

— Tu vas me manquer aussi.

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Durant notre vol en direction du Sud, lentement portés contre un courant d’air qui nous battait les oreilles, le petit s’était assis au fond de la nacelle pour se protéger du vent. Je crois que l’enchantement de ce trajet ne lui laissera pas un très bon souvenir. Dès les premiers hauts-le-cœur qui font prendre conscience du vide, il s’était recroquevillé, et je l’avais senti disparaître. J’avais bien tenté de le rassurer, de rester assis près de lui pour lui raconter des choses réconfortantes. Il restait imperméable à mes paroles.

Quand j’ai rejoint l’aérostier en renonçant à me tenir à côté de l’enfant, on apercevait déjà les damiers de pommes de terre et d’orge, les serres et les étangs de phytoépuration, veinés de chemins blanchâtres convergents en cercles. À l’arrière-plan, les premiers chalets résidentiels de l’ancienne station d’hiver, couverts de panneaux solaires et de végétation. Dans l’un de ces opulents chalets de tourisme redistribués à la population locale, un logement nous serait prêté, le temps que je règle les affaires concernant l’enfant exilé.

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— Tout le monde est passé au tableau pour l’ordre du jour ?

Dans l’église du village, sous la haute voûte maculée de bioluminescence, la réverbération amplifie les annonces du soir.

— Approchez-vous si vous avez des points à mettre en discussion.

Une centaine de personnes s’est éparpillée en arc de cercle, sur le mobilier en bois noir qui servait aux fidèles, ou sur des couvertures. Amarille est assise sur l’un des derniers bancs au fond. Son sujet à elle est déjà sur le tableau. Il n’y aura qu’à avancer quand le moment de parler sera venu.

Dans l’ancienne chapelle occupée pour les réunions hebdomadaires, l’ambiance devient vite chargée quand tout le monde se rassemble. Surtout quand on allume les cierges. Une femme a pris la parole devant les regards habitués :

— S’il vous plaît, on évite de parler en même temps. Comme d’habitude je propose de classer les points du plus simple au plus complexe.

Un silence précaire s’établit. Dans le petit groupe de facilitation qui reste debout en face de la foule, un homme énumère le contenu du grand tableau noir.

— Est-ce que le classement vous convient pour les derniers points ? On peut faire le traitement de l’eau en tout dernier je pense…

Une requête s’élève au premier rang. « Mettez les visites en dernier ! » Plusieurs personnes s’approchent pour se faire entendre, porteuses de confidences ou d’informations de dernière minute, et après quelques échanges l’ordre du jour est clos.

Un ton plus solennel officialise la séance :

— Ce soir, au mille cinq cents troisième jour, je déclare ouverte l’assemblée hebdomadaire des habitantes et habitants de Rivebraux.

Dans l’ambiance colorée par des LED qui donnent au dernier rang un air de setup anachronique, Amarille devine sans voir distinctement ce qui se passe plus loin, à l’emplacement de l’ancien autel religieux. La médiation devrait être un rôle tournant mais en pratique ce sont souvent les mêmes personnes qu’on retrouve. Elle a reconnu les voix, prend son mal en patience. Un pied qui se balance frénétiquement en attendant les choses concrètes, en attendant l’annonce en bonne et due forme qu’elle veut leur faire. Paradoxe de cette nouvelle vie. Avant on attendait que quelque chose se produise. Que quelque chose change pour de bon. Aujourd’hui, comme tout a changé, Amarille ne parvient plus à s’y accrocher.

Les voix continuent à résonner, annoncer, débattre, par-dessus ses préoccupations étouffées. Amarille ne perçoit que les reliefs sculptés et les vitraux ternis. Sans lumière extérieure, difficile de bien discerner la scène illustrée par les fragments de verres. Elle devine la silhouette du mendiant, sur le chemin dans le désert. Son errant à elle. Son avatar.

Comme lui, Amarille a souvent pris la route, seule. Une affection chronique qui vous empêche de rester au milieu de chaque collectif rencontré, chaque communauté. Traversées comme on les traversait avant. Quand errer était un privilège.

Son nom. Prononcé dans l’écho.

Revenir parmi les vivants.

— … Est-ce qu’Amarille est là ?

Gros pull en laine sur leggings sport, qui se lève au dernier rang pour frayer un chemin dans l’allée encombrée, jusqu’à la table centrale. Celle où personne ne siège par superstition politique.

— Elle est là, bien. Tu as la possibilité d’expliquer ta demande toi-même devant l’assemblée, ou de la faire annoncer par une intermédiaire si tu préfères ne pas parler en public.

Une dame tend la main en signe d’ouverture. « Je peux être ton intermédiaire. »

Amarille accepte avec soulagement. La quadragénaire connaît la situation :

— Tu m’arrêtes si je dis des bêtises…

Sa voix puissante s’élève alors :

— Comme énoncé sur l’ordre du jour, le prochain point de discussion concerne le départ d’une de nos membres. Vous avez peut-être déjà fait la connaissance d’Amarille. Elle a contribué, avec la coopérative Télécom, au maintien de notre précieux réseau de village. Pour ça nous lui sommes reconnaissantes.

Elle marque une pause pour s’adresser à Amarille, qui s’est assise sur un banc devant :

— Dis-moi ce que je dois leur annoncer maintenant.

La déclamation reprend.

— Amarille nous quittera dans quelques jours pour atteindre d’autres agglomérations. Avant de partir, elle demande la multisignature de l’assemblée pour attester de son passage.

Après un flottement, les premières mains se lèvent.

— J’atteste pour elle.

Une seconde confirmation :

— J’atteste aussi…

— Moi aussi… Tu vas nous manquer ici.

Amarille garde le silence. Elle ne saurait pas quoi répondre même si elle le voulait. Se rendre compte lorsqu’on les quitte que des gens tiennent à vous reste un peu surprenant, même pour elle qui a l’habitude de n’être que de passage.

— Je propose que les mandataires qui peuvent le faire tout de suite procèdent à la signature.

Plusieurs capots d’ordinateurs et de liseuses se soulèvent.

On entend une voix plaintive au milieu de la salle : « Pourquoi est-ce qu’elle part ? » Quelqu’un répond immédiatement : « Partir c’est aussi l’expression d’une liberté fondamentale. » Point de vue rapidement confirmé dans la salle.

Devant les tables, l’intermédiaire s’est de nouveau penchée vers le banc, écoutant un complément à la demande, avant d’annoncer :

— Il y a une autre requête. Amarille prendra la route en direction des cols. Elle demande si une ou un volontaire pourrait la guider jusqu’à l’ancien passage à travers la forêt blanche.

Un murmure parcourt l’assemblée. Aucune main ne se lève plus. La porteuse de voix se penche encore une fois vers son interlocutrice pour lui rappeler à voix basse ce que tout le monde sait. Malgré, ou à cause de la détermination affichée en face, elle se sent obligée de ramener la quêteuse à la raison :

— Tu risques de ne trouver personne.

Le murmure reprend dans la salle caverneuse. Des enfants se poussent pour faire de la place.

Un vieux monsieur s’approche. Au premier rang, entre les individu⋅es accroupi⋅es sur des couvertures, le petit homme aux cheveux blancs vient contredire la porteuse de voix.

— Je connais bien le chemin, moi. Je vais vous emmener là-haut.

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Dès notre arrivée à La Tandière, la présence d’une volontaire appointée pour nous accueillir m’avait soulagé d’un poids. J’avais craint d’être abandonné seul à mon rôle de tuteur par défaut, ou au contraire d’être brutalement dépossédé de cet engagement émotionnel avec le petit.

À l’atterrissage du ballon portant ses livraisons de colis urgents, médicaments et courriers lointains, Aminata nous attendait.

Le petit, après avoir posé les pieds sur le sol, n’était pas sorti immédiatement de sa prostration. Il gardait le regard bas, la moue boudeuse, impassible et toujours muet. Aminata avait compris en le voyant qu’il lui faudrait un peu de temps, après un voyage éprouvant. La médiatrice volontaire, soutenue par le consensus de l’assemblée locale, m’avait laissé une première impression très rassurante.

Du temps, il lui en faudrait à ce gosse pour démêler les nouveaux enjeux et les souvenirs difficiles. Il faudrait aussi, de façon plus urgente, énoncer les premiers choix qui orienteraient la suite de son parcours. Choisir un foyer, entre toutes les communes, chacune avec leurs particularités et leurs perspectives. L’écoute et l’affection étaient les facteurs primordiaux à prendre en compte, ensuite viendrait l’éducation.

Dans la couronne des fermes nourricières, le petit pourrait tout apprendre des cultures buttées et verticales, de la nutrimentation douce pour l’hydroponie, la fermentation des purins de plantes et le compostage. Mais rien ne l’empêcherait, plus tard, d’aller chercher ailleurs d’autres connaissances et savoir-faire.

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Le vieux ne marche pas beaucoup plus vite qu’elle, avec son grand bâton. Derrière lui, Amarille tire le chariot remorque à quatre pneus. Elle n’a pas de canne de marche, mais actionner la molette de vitesse moteur lui donne la fausse impression d’être portée par le mouvement. La carriote est bien remplie. Peut-être un peu trop. En plus du module radio, avec sa grande antenne dépliable, de la tente et de son sac à dos, elle contient des vivres et de l’eau pour plusieurs jours. Beaucoup de lentilles préparées en conserves, reliquat d’un vieux stock de supermarché. De la semoule en bocaux, du maïs et des pois-chiches cuits.

Elle suit son guide à quelques pas de distance, sur la pente qui mène aux crêtes, traînant d’un bras le wagonnet qui dandine derrière elle entre les ornières calcaires et les racines. Sa chère carriote électrifiée a traversé plusieurs territoires avec elle. Pour l’alimenter, Amarille porte une panoplie de cellules solaires flexibles. Entièrement abritée sous cette cape photovoltaïque légèrement iridescente, la capuche remontée pour se protéger des insolations et des regards. Pas d’humeur à faire la conversation.

L’homme non plus ne parle pas. Amarille préfère ça, surtout au début. Avec un inconnu les dialogues pour rompre la glace ne tournent pas toujours à son avantage. Elle a gardé de la ville cette ancienne habitude, quand on se protège des mauvaises intentions en se fermant aux regards, aux sentences.

Au bout d’une heure de progression muette, sous les frondaisons des hêtres qui laissent passer le soleil mordant de neuf heures, l’homme sort soudain de son silence et s’inquiète :

— Vous avez une boussole ?

Amarille possède une jumelle monoculaire, un couteau multioutils, une pierre à feu, un filtre à eau. Et une boussole.

Bien avant le zénith, le chemin sur la crête karstique culmine enfin en plein ensoleillement. Vue plongeante sur la vallée. Devant un tel spectacle on s’arrête. Pas besoin de commentaires, toutes les couleurs de l’Acratie s’offrent aux regards. Amarille soulève la languette d’une poche de son gilet de randonnée, pour saisir le monoculaire. Dernière occasion pour imprimer ce souvenir. Un royaume de mâts éoliens, courts et dispersés, entre les cultures en forêt et les serres géométriques. Une autre communauté accueillante qu’elle laisse derrière elle.

Le guide, Henri, interrompt la contemplation. Les arbres épineux à l’écorce noire marquent un changement de territoire, de l’autre côté de la poussière jaune du chemin. Dos à la vallée, Henri désigne les bois avec un index recourbé par la vieillesse, et devient plus bavard :

— Moi je ne vais pas plus loin. Vous allez voir les souches pétrifiées… Ah ça fait quelque chose, je peux vous dire ! Vous suivrez bien à l’Est à partir d’ici, pour retomber sur la route goudronnée.

En pénétrant seule dans l’ombre, dans le parfum résineux distillé par la chaleur des rayons, Amarille découvre d’abord le tapis de milliards d’épines sèches, recouvrant tout, même le bruit de ses pneus. Les couloirs larges entre des troncs hauts, les branches clairsemées filtrant une lumière magique qui tombe en pilastres. Entre ces rideaux de jour aveuglants qu’elle doit traverser, le cadran magnétique pointe sans faillir.

Après cinq ou dix minutes de marche, elle s’est habituée à la sensation glissante sous ses grosses semelles. Dans la distance, entre les lames de lumière, les premières formes se dessinent au milieu des couloirs d’épines.

Le vieux avait raison, on dirait des souches. Blanchâtres. Bulbes à taille humaine, malformés et avachis sur leur base.

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La Tandière est une ville "poreuse", et cyclable. Les trottoirs ouverts à la pioche qui n’ont pas été plantés de dalles organiques sont garnis de pousses de courgettes, pommes de terre et tomates. Des anciennes routes, on n’a conservé qu’une seule des deux voies goudronnées, pour les vélos. Dans certaines rues le bitume a tout bonnement été remplacé par un fin couloir de pavés, entouré des potagers des riverain⋅es.

C’est en tramway-cargo solaire que nous avons traversé la petite ville, sur l’unique ligne qui la coupe de part en part. À l’autre bout de la commune, lun des chalets à quatre étages les moins densément végétalisés servait de bâtiment d’accueil communal. Un ancien hôtel dans lequel on nous installa temporairement. Le lendemain nous devions participer aux assemblées où seraient discutées les possibilités qui s’ouvraient pour l’enfant.

Aux étages, quelques autres groupes et individu·es de passage étaient réparti·es. L’hôtel n’était pas le lieu le plus indiqué pour un séjour prolongé, ce qui s’explique surtout par le fait que les chambres, petites, n’avaient pas de cuisines individuelles, et que les espaces communs étaient très mal agencés pour faire à manger collectivement. À l’exception des personnes bien rodées à leur petite cuisine solitaire de campement, nous nous retrouvions donc dès le premier soir au réfectoire extérieur qui distribuait des repas gratuits.

Le gosse, à mon grand soulagement, s’était ranimé en présence des autres de son âge. Dans la cantine de quartier, j’avais remarqué, comme Aminata qui nous accompagnait pour se familiariser à lui, que le petit dévisageait des enfants aux tables éloignées. Le repas terminé, pendant que je lavais nos assiettes, Aminata l’avait accompagné dehors. Les gamins d’ici, qui ont l’habitude de quitter leurs logements de temps en temps pour manger en collectivité, comme c’est courant dans les communes, transmettaient leurs jeux aux autres de passage, qui leur en apprenaient à leur tour.

Ce soir-là régnait une agitation particulière. Le jeu consistait à chercher et nommer des objets, puis à les échanger contre des blagues ou des grimaces. Parfois des bisous. Une gamine racontait des histoires drôles sans chute qu’elle inventait spontanément, un garçon faisait un bisou sur la joue d’un autre. Quand j’ai enfin rejoint les ami·es d’Aminata pour déguster un verre du breuvage local, notre protégé avait répandu devant lui le contenu du petit sac à dos qu’il portait toujours. Quelques bricoles ramassées pendant son voyage. Un briquet à pierre, vide. Une bague de pacotille. Une figure de jeu de carte, écornée.

Il persistait à parler très peu, mais l’un des gosses était resté avec lui à l’écart, et ils finirent par réaliser le geste du troc qu’il m’avait réclamé le jour de notre rencontre. La bague fut choisie. En échange notre petit recevait une pièce électronique rudimentaire. Petit circuit intégré à trois pattes, qu’il tenait au soleil afin d’en déchiffrer l’inscription en lettres cursives.

Puis j’ai entendu l’un des plus grands adresser cette question au nouveau :

Qui-doit-dire-vrai, tu-dois-dire-vrai : comment tu t’appelles ?

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Son chariot-moteur pourrait raconter presque autant d’histoires qu’elle. Chaque pièce remplacée, chaque couche de peinture parle d’une époque, d’un évènement. Un pneu dépareillé à l’arrière. Une plaque soudée pour l’étanchéité. Le brillant de l’essieu neuf ou de la nouvelle pièce pour la commande du manche. Chez les carriote punks, l’attachement va plus loin qu’un goût pour les carlingues. On s’attache à un récit, pas à de la ferraille. Par contre Amarille s’est toujours refusée à lui donner un petit nom, à la carriote. Pas de "Crapaud", "Baxmobile", ou "Totor".

Le petit sentier d’altitude dessine un fil qui danse au bord du vide.

On ne voit plus le village depuis ce point haut, disparu loin derrière l’ombre de la forêt et ses souches blanches. En dessous du précipice, entre des massifs accidentés qu’elle ne reconnaît pas, une contrée nouvelle l’attend.

L’attendra, dès qu’elle se sera annoncée. Pour ça il faut profiter de la situation exceptionnelle. La suite de son voyage en dépend. Entre les deux versants, séparés par des cirques rocheux, la communication est coupée depuis trop longtemps, mais maintenant qu’elle surplombe, la radio va permettre à Amarille d’établir un contact, et d’avertir de son arrivée.

Sur le vieux banc en bois vermoulu qui devait servir d’étape, à l’époque où se rendre en montagne était un loisir accessible en cylindrée, Amarille déploie le vêtement chargé de capteurs photovoltaïques qu’elle a ôté de ses épaules. Une pause pour ses jambes, et pour les moteurs. Dans le coffre roulant elle se met à la recherche d’une boîte de lentilles en sauce pour le déjeuner, dégage la tente et le sac, puis sort le bloc à levier de l’antenne télescopique.

Elle manipule un potentiomètre. Amarille connaît bien la fréquence refuge, 14.195 MHz. Elle lui a été utile par le passé. Toutes les collectivités de la confédération, d’un côté ou de l’autre, en maintiennent une pour les gens de passage. D’où que vous veniez, en voyage, ou exilé·e, il est toujours censé se trouver quelqu’un pour relayer vos transmissions vers la destination la plus proche capable de vous accueillir. Un des services communs, dans les territoires savoir héberger tout le monde était redevenu une question de bon sens.

Le mât la dépasse, quasiment trois mètres à la verticale, déplié au bord du sentier. Amarille revient à l’ombre d’un arbrisseau et dicte dans le combiné : « Ici Alpha Mike Alpha Un, en direction de La Tandière, en direction de La Tandière, vous me recevez ? ». Elle répète son annonce plusieurs fois, le regard plongé dans une petite brume qui glisse au-dessus des cimes. Le ciel se décolore presque à cause du contraste entre la roche crayeuse et la forêt épaisse. « Alpha Mike Alpha Un, en direction de La Tandière… »

Lancer des appels auxquels personne ne répond est rarement réconfortant. Surtout en pleine montagne. Amarille n’est pas encore perdue, mais le silence radio accentue la folie de cette mission qu’elle s’est inventée. Prétexte pour se lancer dans une fuite en avant. Par dépit, ou par égarement, elle s’est construit une quête à réaliser. Amarille s’est promis de rétablir le pont de communication qui existait autrefois. Celui qui permettait d’accéder à tous les serveurs et fichiers situés de part et d’autre des districts. Projet irréalisable, comme dans un shōnen pour garçons trop sûrs d’eux : si les routes cassées entre les réseaux Télécom des deux régions n’ont jamais été rétablies, c’est que les difficultés s’additionnent. Elle en est bien consciente. Manque de matériaux à recycler, arrêt de certaines activités semi-industrielles, absence de volontaires. Si les lignes numériques cuivres et optiques sont restées disjointes aussi longtemps, les relais Mesh abandonnés sur leurs points-hauts dans les arbres, c’est aussi parce que le consensus en assemblées n’a jamais été retrouvé avec l’Holocratie. Et elle, toute seule, arriverait à contourner ces problèmes pour lancer une rénovation ? Beaucoup de monde en bas aimerait avoir à nouveau accès à l’internet maillé des districts lointains. Ne serait-ce que pour pouvoir envoyer un bon vieil email de l’autre côté de la montagne. Mais le pont de liaison sans fil était long de plusieurs dizaines de kilomètres à l’époque.

Son seul espoir réside dans l’existence d’archives. Il existe forcément des traces, des plans, des comptes-rendus de travaux. Dans la région où elle se dirige, les gens sont réputés pour tenir à ce genre de formalités.

Un léger souffle d’air agite les branches. Les dentelles de vapeur se déchirent sur la pointe des conifères. Pulsée à travers la distance, une voix jaillit soudain du haut-parleur :

« Ici la station refuge Val Solas, station refuge pour Alpha Mike Alpha Un, est-ce que vous avez besoin d’assistance ? »

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Il s’appelle Souleymane. Il sait déjà qu’il veut devenir électricien, ou botaniste. Son père était jardinier, mais Souleymane est fasciné par les mécanismes de génération d’énergie, à huit ans.

Tant de choses que j’ignorais. Tant d’autres que je soupçonnais. Nous ne sommes pas tellement différent·es des enfants avec nos secrets. Parfois notre route croise celle d’une personne dont la simple présence est assez rassurante pour vous donner envie de lâcher des poids invisibles. Et il suffit d’une parole ou d’un silence, au bon moment.

Eliane avait croisé son chemin par hasard ce jour-là. Mais il n’avait pas attendu pour lui confier son récit. Les deux s’étaient trouvé⋅es, on ne pouvait pas le dire autrement. Le gosse et la menuisière. Dès que j’avais senti un basculement s’opérer dans son attitude, alors qu’il se mettait à raconter, pour la première fois, jétais resté un peu à l’écart. Pour ne pas briser cet instant. Je me contentais d’écouter, sans pouvoir m’empêcher de faire le parallèle avec ma propre histoire.

L’exil forcé, déclenché par l’une ou l’autre des catastrophes inévitables qui touchent d’abord les proches, les voisin·es, jusqu’à se rapprocher tellement de votre foyer qu’on peut en sentir l’haleine moribonde. La décision de tout quitter, tout laisser.

Son parcours n’était pas le mien, mais il évoquait des épreuves trop communes. Guerre et famine. Souleymane avait perdu des frères et sœurs, un pays, une maison vers laquelle se retourner. Même s’il ne l’avait pas dit aussi clairement, les mots simples qu’il employait ne laissaient pas de doute sur le fait que sa famille était morte devant ses yeux.

J’avais été là pour l’entendre, pendant qu’Eliane encourageait l’enfant par un regard d’approbation.

Et je n’avais pas pu retenir mes larmes quand les siennes s’étaient mises à couler, au bout de son récit.

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Le dessin des courbes de niveau, sur la carte en papier, indique les difficultés à venir. Une coulée minérale à franchir. Une fois le dénivelé négatif avalé, un peu moins de dix kilomètres à parcourir vers le Nord : la station lui promet un lit et un repas à la prochaine halte sur le plateau.

Après avoir contourné un premier effondrement de terrain, les choses se compliquent. Les vieilles cartes ne sont pas toutes obsolètes, mais le chemin le plus court n’est pas toujours le plus aisé. La piste rocailleuse est trop accidentée pour le chariot, alors sur le sentier descendant, Amarille a fait ce choix, bifurquer. Comme elle sait trop bien le faire.

Maintenant elle se trouve face à une aberration du paysage.

Minérale, végétale… fractale ? Qui pourrait définir ce qui se tient devant elle : pointe d’une flèche titanesque plantée dans son impact, édifice incliné au-dessus des mousses et des racines, intriqué en elles. La surface miroite par endroits, entre les troncs d’arbres, suinte dans ses cavités. Et les odeurs sont comme amplifiées autour de la chose : fruits pourris d’un été, moisissure des mousses, citronné d’une essence résineuse. Ce vestige tombé du ciel comme un immeuble, artefact géant qui remplacerait la surface originelle un jour ou l’autre à force de croître, Amarille préfère l’oublier et se remettre en marche. Surtout ne pas toucher. L’incompréhension provoque déjà trop de questions. L’Univers. Le vide. J’aurai jamais toutes les réponses. Bien sûr elle connaissait les récits, les témoignages. L’artefact n’est pas très différent de ce qu’elle s’était imaginé, en surface. Simplement elle n’avait pas pensé aux odeurs.

Elle n’avait jamais senti d’effluves aussi riches, aussi précisément… Mieux vaut ne pas s’attarder dans le coin. Gravir le versant nord pour franchir le col est un périple d’une journée, pas davantage.

L’après-midi est bien avancé quand elle sort enfin de l’épais couvercle arboré, avant d’atteindre les pentes de prairies. Manœuvrer son engin dans la descente sinueuse l’occupe tellement qu’elle ne pense pas à sortir le monoculaire tout de suite, lorsque la vue se dégage. Dans cette région hospitalière par le lien confédéral mais inconnue, un nouveau paysage s’offre à elle.

On n’aperçoit pas encore les motifs réguliers des immenses structures de panneaux solaires, caractéristiques des vallées holocratiques. Au fond du pré en pente douce couvert d’herbes hautes, ce sont les motifs d’une paroi organique qui se dessinent. Une treille de petits arbustes, croisés. Le motif est trop régulier pour ne pas être intentionnel. Et ce tressage semble se profiler sur d’autres plans successifs.

À mesure qu’elle s’en approche, Amarille croit comprendre la nature de cet enchevêtrement. Une embouchure offre un passage entre les tiges verdies de follicules naissants, obstrué plus loin par dautres branchages en tresses.

Quelqu’un a planté ici un labyrinthe.

Elle regarde sa montre à mouvement mécanique. Le plus dur est fait, mais ce n’est pas le moment de se perdre. Pas question d’entrer là-dedans. On dit que le meilleur moyen pour résoudre un labyrinthe c’est de longer continuellement une paroi. Amarille fera la même chose, de l’extérieur.

Elle retourne le manteau photovoltaïque qu’elle porte, pour protéger les cellules des griffures, et se remet en route en contournant le mur végétal. La batterie du chariot devrait être assez chargée pour pouvoir émettre de nouveau, en cas de besoin. Par précaution, Amarille débraye les moteurs.

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Quelqu’un l’a aidé à confectionner un petit badge pendant un atelier créatif, avec la pièce électronique troquée plus tôt. Le gamin a passé la journée à se pavaner pour montrer la broche noire à trois pattes argentées, qu’il porte comme s’il s’agissait d’un bijou magique.

Eliane l’encourage. Le petit Souleymane et elle, c’est plus qu’un coup de cœur. On dirait qu’illes se sont adoptés mutuellement. Il n’a pas encore levé totalement le voile sur son histoire, et refuse de faire confiance à d’autres adultes, mais le caractère mutique de l’enfant s’efface vite quand il se trouve en sa présence. D’après ce qu’elle laisse entendre, je pense qu’Eliane va proposer de le prendre avec elle.

L’assemblée locale qui se réunit une fois par semaine nous dira si d’autres perspectives peuvent exister.

Une discussion restreinte doit avoir lieu avant ça, entre volontaires mandaté⋅es sur la question des mineur⋅es isolé⋅es. J’y participerai, avec le petit.

Pour ce qui est des capacités d’accueil, j’ai appris qu’il y a plusieurs foyers d’enfance et de familles qu’Aminata recommande "les yeux fermés". Je sais qu’il y a également plusieurs places dans les localités voisines.

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Le couloir entre la haie tressée et le contour de la forêt est plus large qu’elle ne l’avait imaginé. Amarille s’y est glissée sans difficulté, le labyrinthe n’a donc pas été pensé comme un rempart. Il semble pourtant immense.

D’où vient cette volonté de dresser des parois complexes ici, de les ouvrager ? La proximité d’une matière tombée des étoiles ferait-elle perdre le sens des réalités ? Des troncs à longues branches d’un côté, paroi broussailleuse de l’autre. Pendant sa progression dans cette gorge végétale, les questions se bousculent. La monotonie de cette progression contrainte, l’absence de lignes de fuite, deviennent un passage intérieur.

Rien n’empêche de vivre les choses pleinement, là où je suis.

Discours intime qui jaillit avec une clarté nouvelle.

Là où je vais. Le changement, c’est mon moteur.

Depuis dix longues minutes elle avance, quand la haie se casse enfin. L’angle droit découvre une prairie agencée : l’herbe verte y est jonchée de pergolas séparées, construites de main humaine et disposées en cercle autour d’un arbre ancien, très haut.

Abritées sous les solives fleuries, Amarille distingue quelques silhouettes humaines. En approchant de l’une des élévations en bois, elle se rend compte que les silhouettes vont deux par deux. Et ne lui portent aucune attention. Elles se font face, assises, en pleine discussion. Amarille retire sa capuche mais continue sur son chemin, sans chercher leurs regards, décidée à traverser le périmètre.

Quelqu’un s’avance à sa rencontre avant qu’elle n’ait dépassé les dernières poutres dressées. Une chemise large et droite, cyan vif comme on en conçoit dans les fabriques urbaines.

Sur la peau de sa cheville nue, éprouvée par les heures de marche, un tout petit tatouage à l’aiguille tire la langue. Amarille a retiré ses godasses, allongée sous une pergola déjà ombragée par la montagne. Ce trait presque enfantin, elle l’a piqué elle-même : son chariot roulant, qui grimace comme un personnage, lui rappelle qu’il s’essouffle en la suivant.

Dans cet interlude, entre deux vies, Amarille pourrait enfin ralentir un peu. Mais ce serait trop facile. Il y a un monde de possibilités qui l’attire, ne lui laisse pas de repos. Tout devient stimulant quand on voyage, la prochaine ville n’est qu’une étape vers l’inconnu.

Gilda, dans sa tenue bleu cyan, l’avait accueillie avec un enthousiasme non dissimulé :

« La Tandière est à plus de deux heures de marche. Tu es la bienvenue si tu veux passer la nuit ici. »

Même de ce côté des territoires, l’hospitalité est une tradition vivante. À cette invitation chaleureuse, un poids s’était envolé.

« On est en pleine session d’écoute mutuelle, ça se fait deux par deux… Tu as déjà pratiqué ? »

Quelques écoutant·es s’étaient bien trouvé·es sur son chemin oui, par hasard. Une fois qu’on ne la sollicite plus, Amarille a toujours autre chose à faire que de se pencher sur son propre cas. Comme dentreprendre ces exercices d’étirement, à l’écart des pratiquant⋅es, pour éviter les courbatures du lendemain. Ensuite il faudra vérifier le matériel.

Pendant l’inspection de routine, Amarille fait une très mauvaise découverte : la batterie du chariot, à moitié vidée, ne se recharge plus.

Elle vérifie les contacts des branchements, entre le socle et la batterie, entre le socle et le manche, puis l’expérience lui commande d’ouvrir le boîtier du régulateur de charge. Tournevis. Lampe de poche. En regardant de près, la panne ne laisse aucun doute. Elle sort quand même sa loupe. Un petit composant noir central présente des traces bien visibles de dislocation.

Avant qu’Amarille n’ait le temps de se décourager complètement, la silhouette amicale de Gilda réapparaît :

Si tu veux tout à l’heure on fera une visite des maisons derrière ?

Quand Amarille, avec un visage décomposé, lui annonce la panne, Gilda s’empresse de la rassurer :

Quelqu’un ici pourra sûrement t’aider.

🞻

Au dernier jour avant mon départ, je suis totalement confiant dans la décision concernant le petit Souleymane. Cette séparation ne me laisse pas indifférent : en moins d’une semaine, mon attachement pour lui s’est développé au-delà de ce que j’aurais pu imaginer, même si je ne suis plus son interlocuteur préféré. Mais j’ai le sentiment d’avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour qu’il échappe à l’abandon, et le moindre sourire de sa part a été pour moi une joie qui vaut toutes les récompenses. En descendant du haut plateau pour venir jusqu’aux agglomérations, après notre rencontre chez moi à Bruissant, j’ai acquis la certitude qu’il est désormais entre de bonnes mains, et que les conditions sont réunies pour lui permettre de grandir et de s’épanouir.

Je consigne encore dans ce journal quelques extraits de la dernière discussion à laquelle j’ai participé à La Tandière avant de quitter l’enfant :

Ilies Tu peux nous dire un mot sur le lieu et le contexte ?

Eliane Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, c’était une colonie de vacances par le passé, aujourd’hui on l’habite avec un tout petit collectif, on est trois résident·es, avec un projet d’aménagement pour organiser des retraites, de l’art thérapie ou d’autres accompagnements de bien-être.

Aminata Accueillir l’enfant là-bas avec vous, ça serait une situation assez stable pour lui ?

Eliane Il aurait sa propre chambre, dans la maison que je partage avec ma compagne. C’est un peu à l’écart des espaces communs donc ça laisse une forme de recul par rapport à l’activité du lieu.

Ilies — Et par rapport à la situation disons… géographique… l’isolement ?

Eliane On est retirées mais parfaitement en lien avec les hameaux et les villages voisins. Sans parler des convois qui passent de façon régulière. Ça garantit une forme de brassage d’influences, si on veut le dire comme ça. Au niveau des savoir-faire, il sera dans un creuset de compétences et de passions d’une grande variété, là-dessus il n’y a pas de doutes.

Ilies Ça me paraît très bien comme nouveau départ.

Aminata — Moi aussi. On se dit qu’on valide ça après en avoir discuté avec lui ?

🞻

Ce n’est pas comme si la carriote n’avait eu qu’une seule vie.

Amarille se doutait que rien ne serait simple. Comment se lancer dans une véritable aventure, sans mésaventure ? Mais après avoir déjà fait réparer l’élément défectueux, la panne prend un goût amer.

Le montage est assez spécifique autour de ton régulateur.

S’il n’y a plus rien pour ajuster la tension électrique entre les cristaux solaires et la batterie, c’est tout ce voyage qui sera remis en question. Comment gravir des pentes en tirant un coffre plein, sans courant pour alimenter ses moteurs-roues ? Comment entrer en contact avec les stations des villes étapes, loin de tout, sans pouvoir émettre avec la radio ?

Ouais je sais. Il a dû se désolidariser du dissipateur à cause des chocs, c’est pour ça qu’il a surchauffé.

Malheureusement je ne peux pas te proposer de remplacer le boîtier complet.

Elle regarde l’objet qui gît sur la table de l’atelier, entre les outils et le fer à souder. À côté de ses cheveux bruns à elle, tressés en demi tête, avec son nez légèrement busqué, teint ambré par le soleil, c’est le visage au menton rond d’un trentenaire qui se creuse à la lumière de la lampe d’établi. Une peau beaucoup plus mâte que la sienne.

— Tu dois repartir bientôt ?

Question sans piège. Mais une réponse simple paraît presque impossible à Amarille. Sur sa route rien ne presse, pourtant tout la presse de continuer à avancer. Sa réplique n’est qu’une demivérité :

— Non, si vous pouvez m’héberger deux ou trois jours je ne suis pas obligée de repartir tout de suite.

— De toute façon, on ne va pas te laisser comme ça.

Avec la loupe et le multimètre, il continue à inspecter toutes les connexions dans le bloc ouvert.

Tu es une voisine de l’Acratie alors ? On voit rarement des gens arriver de ce côté-là.

— Qu’est-ce que tu veux, on n’est pas une région réfractaire pour rien… Moi j’ai du mal à rester cantonnée très longtemps.

— Oui j’ai vu que tu avais un beau revêtement photovoltaïque pour voyager.

Dehors, le soir tombe sur les hautes branches de l’arbre central, qu’elle observe par l’ouverture de cette grange servant d’atelier. Amarille ne l’avait pas remarqué tout à l’heure, mais des cabines sont suspendues sous le feuillage.

Vous faites quoi dans ces nacelles, là-haut ?

Les gens aiment bien y monter pour s’extraire du monde, pendant les sessions d’écoute mutuelle.

Un petit sifflement de soulagement dissipe sa grimace concentrée. Amarille l’interprète comme une bonne nouvelle. Il se redresse et éteint la lampe articulée. Le diagnostic n’a pas été long.

Le reste du circuit m’a l’air OK. Trouver un boîtier complet rapidement ça ne sera pas facile, mais je crois que je peux remplacer ta pièce.

Son nouveau voisin de l’Holocratie s’est éclipsé. Lorsqu’il réapparaît, il dépose sur l’établi un petit disque de tissu, et commence une manœuvre pour en détacher le cube composite noir qui l’orne.

— Tu en as fait un badge ?

C’était un souvenir.

Elle a une hésitation. Considère plus sérieusement le composant électronique à trois pattes argentées, accroché en bijou décoratif.

— Mais tu es sûr que tu veux t’en débarrasser ?

Souleymane n’a aucune hésitation :

Bien sûr. Je serais heureux qu’il trouve une nouvelle vie sur ta route.

🞻

Les mains ne se touchent pas. Leurs genoux à quelques centimètres, face à face.

Elle sait que la cabine flotte, sous le couvert de l’arbre immense, elle ne sent pas la différence. La hauteur ne l’effraie pas, ne l’excite pas non plus. Tout ce qui existe dans cet instant suspendu, c’est l’accès au souffle intérieur. La parole enfouie.

Elle a énuméré quelques vérités bancales, approximatives, pour se lancer. A senti qu’une vague incertaine la submergerait. Elle s’est retenue d’abord.

Les mots se sont précisés, sortis de sa propre bouche :

« On a fini d’accumuler des biens mais je cherche encore à déborder, à tout voir, tout collectionner. Comme s’il y avait toujours mieux. »

Il la regarde. Son approbation silencieuse est rassurante.

Une nuée d’oiseaux moire le fond de ciel blanchi à douze mètres au-dessus du sol. La question revient. Elle voudrait développer, reformuler… « Est-ce qu’on est uniquement ce qu’on a à offrir ? Est-ce qu’au fond je recherche quelque chose qui n’existe pas, que je ne trouverai jamais ? »

La suite ne sort pas. Elle a buté sur ce constat, imprécis, contradictoire, dont elle aurait probablement un peu honte en bas. Il fallait qu’elle le dise, qu’elle se l’entende dire.

On lui a rappelé que le silence, le rire, les palpitations ou les sanglots, c’était valable aussi. Il y a de la place pour tout ça, dans ce moment. Amarille laisse la boule dans le ventre remonter lentement, se déplacer dans sa gorge.

Ferme les yeux.

Respire.









Sept. 2023 | Wilem Ortiz 
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Magie française

Magie française

 

« Apprendre la magie en France est plus difficile qu’ailleurs » elle m’a dit, « parce que la matérialité de ton environnement reste enchevêtrée dans un ennui structurel très particulier. »

Elle me regardait droit dans les yeux, debout dans un recoin escarpé qui sentait la pisse séchée, entre le mur extérieur d’un hôtel et la palissade. Sur le moment j’avais trouvé ça étonnant qu’elle me regarde de façon aussi sincère, comme si on se connaissait vraiment. Ou alors c’était juste une technique de persuasion bien rodée.

« Tu dois faire un peu de sociologie sauvage si tu veux comprendre, progresser. La magie c’est politique. » Elle avait encore jeté un regard attentif vers le boulevard où passent les taxis, puis en revenant dans mes yeux elle avait ajouté : « D’ailleurs on ne dit plus magie, c’est fini, ça ne veut rien dire. On dit causalité. »

Murailles de baies vitrées. Le temps pleut sur nos vies candidates. À ce rendez-vous annoncé j’attendais toujours un basculement vers le mode entretien d’embauche.

%

On ne s’est pas approché⋅es trop près de l’entrée Est, « Il faut rester discrète » elle m’a dit. Du côté opposé de l’avenue, derrière un abri polycarbonate, on pouvait observer le flux qui entre et qui sort de la grande gare. Bousculades, un souffle ininterrompu.

« On sent bien comme c’est chargé ici. Tout le monde peut sentir la confluence. »

Elle me parle en contemplant dans la distance cette caverne inondée par une foule en voyage, absorbée par la vision.

Ses yeux sont revenus sur moi : « Tu veux apprendre ? » J’ai dit oui. Elle m’a souhaité bon courage.

%

Sous les colonnes à l'intérieur, la foule s'est tarie entre les horaires. Reflets vitrés des marchandises. Air chaud au visage senteur brioche. Je ne sais pas quoi chercher, ni où.

Un mec distribue de la pub.

À mon passage il souffle quelque chose, sans me regarder. Je ne comprends pas tout de suite, mon réflexe d’évitement a pris le dessus. Quelques mètres plus loin je ralentis le pas.


J’ai fait demi-tour.

J’arrive sur lui. Il s’est déjà calé dans ma trajectoire, j’attrape le fascicule à la volée.

%

(Dans 36 heures je serai obligé d'y retourner, pour payer le loyer. J’y pense tout le temps. Comment contourner ça.)

%

Abri de tram.

Je m’adosse derrière la vitre, j’ouvre la double page.


Une bouteille de parfum en deux dimensions sur le papier glacé, il faut décoller la languette pour sentir un échantillon. Je résiste.

%

Des colonnes en béton soutiennent l’autoroute.

L’autoroute vibre au-dessus de moi comme une corde d’instrument. Je m’arrête nez en l’air au passage d’un camion qui vrombit.

Je n’ai pas jeté l’imprimé publicitaire. Les lettres floquées brillent sur le papier, je crois que je voulais garder une preuve, un souvenir brillant. Je cherche, j'échoue. On en revient toujours là. Comme si c’était ça le vrai nœud de force.

Quand je baisse les yeux, une voiture roule vers moi, lentement. Phares bleus. Police Nationale.


Après le contrôle, j’ai continué à marcher droit devant.

%

Le flic qui a examiné le prospectus pour voir si c’était pas de la drogue, j’ai bien senti qu’il avait hésité à soulever la languette de l’échantillon de parfum.

L’échantillon est resté scellé, sinon je l’aurai jeté.

Il est à moi ce souvenir de premier effluve.

Premier de ma collection.


Néroli et accords ambrés.






Wilem Ortiz

Novembre 2022

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Fictions Interactives

‖ Fictions interactives​

Forêt de Niepce

(court, 250 mots)

Licence (sauf sons sous autres licences) : CC BY




capture d'écran de la fiction interactive "Notif"

Lavomatic

(Très court, 67 mots)

Licence (sauf sons sous autres licences) : CC BY


capture d'écran du début de la microfiction sur Mastodon

Labyrinthe

Licence : CC BY


capture d'écran de la fiction interactive "Notif"

Notif

(Ultra court)

Licence (sauf sons sous autres licences) : CC BY

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Boire le lait des froids bétons

Boire le lait des froids bétons



 
 
 
 
 

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Trottoir

Je marche trottoir crasse rente
usé par les déceptions les courants

M’oriente carte gratte les tickets,
les formules

Dans le cubicle fermé qu’entourent
les avenues,
Deux pieds sur le clos Terre

Ciel rugueux les pentes arides
clos après clos
La ville t’apprend les couleurs
Léopardite gris
À part lécher le goudron blanc, que faire ?




 
 
 
 
 

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Avoir envie


Avoir envie d’une montre. D’une table basse. Porte sectionnelle.
Un jour je trouverai la connexion narrative.
— Qu’est-ce que tu feras après ?
Pre-processing à la maison, comme tout le monde.