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Chapitre 6

Silicate

Dans les bouteilles qui gonflent ses poches de veste, Bleuet ne transporte plus qu’un peu de ce vent qui brûle les plaines rocheuses. Pas une seule goutte d’eau. Il faut continuer à avancer. Suivre la route étroite, un fil entre les miettes de pierre.

Le chemin est tracé nettement à présent. Tassé dans la poussière. D’un côté comme de l’autre, le minerai gris s’est rassemblé en un peuple silencieux. Ses formes tranchantes ressemblent à des sépultures, la regardant passer, Bleuet condamnée à ne pas s’éloigner du chemin au risque de se perdre dans un décor sans destination. Ce sentier étroit… il faudra bien qu’il arrive quelque part, au royaume des vivants.

 

Le vent du nord ne souffle plus.

Cent mètres devant, le tracé disparaît. Un effet du dénivelé qui annonce une pente, ou un précipice.

Bleuet ne sait plus penser aux obstacles, les prévoir, les imaginer. Elle s’est transmuée en moteur à os et tendons, le cerveau réduit à une lente combustion. Les quadriceps sont les muscles de la marche. Les yeux sont les muscles du temps qui passe. Mais les images ne s’impriment plus qu’à intervalles très irréguliers. Elles pénètrent bien par ces orifices, les visions du paysage qui l’entoure, mais personne n’a lancé l’enregistrement. Un tapis émietté défile sans être capturé. Et soudain, Bleuet s’immobilise. Devant sa pente. Celle qu’elle va devoir affronter. Le soleil sur son nez, le vent contre sa gorge. Freiner dans les descentes est une effroyable perte d’énergie. Le dénivelé toujours un adversaire. Bleuet relève les yeux, et de nouvelles images aveuglantes parviennent au nerf optique. Elles doivent trouver un chemin ces visions. S’accrocher à d’autres signes enfouis. Le mot qui lui vient à l’esprit en premier est « mer ». Sur la mer aussi les reflets brûlants crépitent. Devant elle, en contrebas, ce n’est pas la mer. Microseconde après microseconde, il n’y a pas encore de vocables disponibles pour décrire ce qui se dévoile. Les éclats qui miroitent ne parviennent pas immédiatement à trouver la route de ses pensées, le cerveau, fondu, resté collé aux tissus de ses muscles endoloris.

Un… lac.

Petit lac, qui abîme les rétines lorsqu’on essaie de l’observer directement, sous un nouveau vent turbulent.

 

Elle s’est lancée en avant. Les yeux grand ouverts mais la cassette en pause, quelques vagues perdues à jamais avant de revenir au cours du temps. Agenouillée, sur la rive. Toucher le miracle, l’eau précieuse comme la vie. Prise d’un besoin de plonger bras et tête, dans ce liquide. Elle doit se débarrasser de la veste avant de sentir ce froid sur sa peau. Un cri la transperce lorsqu’elle s’approche de l’eau. Venu de loin. Bleuet se fige.

Une voix d’enfant. Cri à nouveau, qui se cogne contre les reliefs, et s’éloigne en écho. Bleuet regarde autour d’elle, paralysée.

Elle ne voit rien. Mais le cerveau s’est remis en branle. On lui parle, jappe dans sa direction. Le seul mot qu’elle peine à discerner, ressemble à celui qui décrit le mouvement des vagues. La phrase est une alerte lancée dans la distance, elle se répète. Les vagues ? Il n’y a pas de vraies vagues sur cette petite étendue d’eau frottée par le vent. Seulement des rayons de soleil brûlants.

 

Une petite silhouette apparaît sur la crête. Puis une deuxième. Bleuet comprend. L’enfant guide la chèvre. Qui des deux lui adresse la parole ? L’enfant. Son bras se dresse de façon menaçante, et répète l’avertissement. La chèvre aussi voudrait lui faire comprendre. Les vagues ! Les vagues ! La lumière du soleil est une vague elle-même, que comprendre ? Bleuet a mal dans les yeux, le crâne. La tête qui tourne. Le ventre creuse. Impossible de les garder ouverts.

 

 

La petite chèvre se tient debout sur une pile de parpaings posés au milieu de l’abri.

Voir des blocs de ciment creux entreposés au milieu d’une abondance de roche brute est presque plus surprenant que le regard attentif de la biquette, perchée juste en face d’elle. Bleuet résiste au besoin de se frotter les yeux, ses mains dans la poussière. Elle cligne aussi fort qu’elle peut, en se redressant d’abord dans une position assise intermédiaire. L’animal réagit à son mouvement, piétine avec ses petits sabots. Autour, des murs en pierre sèche. Terre battue. En inclinant la tête, Bleuet observe l’enfant. Elle est assise un peu plus loin, occupée à une tâche qui doit avoir une grande importance. Des filaments amassés en boule, qu’il faut délier et trier par longueur. Bleuet la regarde faire un moment, sans un mot. L’étrangeté de ces deux présences est rassurante même dans le silence, après des jours de solitude. C’est l’enfant qui lui adresse la parole en premier. En arabe du nord. Les dialectes sont tous un peu différents, mais Bleuet comprend les situations élémentaires. « Tu bois ». Une bouteille contre le mur. Bleuet tend la main, renifle le contenu après avoir dévissé le bouchon, pour ne pas avaler de détergent ou d’urine. La première gorgée lui fait mal, le gosier trop desséché. Quand elle a bu la moitié du contenant, elle reste assise les jambes étendues sur la terre grise, fatiguée, soulagée.

 

 

L’enfant arrive au bout de son ouvrage. Elle termine de rassembler ses fils en une grosse poignée, qu’elle attache ensuite en fagot. Puis elle se lève et s’approche de la rescapée. Des grands yeux ronds sous un front sale. Elle sourit devant la grande qui s’est endormie. « Se réveiller, se réveiller. »

Bleuet tombe dans ce grand sourire en ouvrant les paupières. L’enfant accroupie lui fait signe de se remettre debout. Dans le jour d’une ouverture sans porte de la toute petite grange, une chèvre bêle avec insistance. Pour leur faire plaisir, Bleuet gonfle ses poumons en essayant de se redresser, mais une petite brûlure casse son mouvement. Au-dessus des côtes, à gauche. Elle avait réussi à oublier la plaque qu’on lui a soudé à l’os, et la cicatrice. Toutes sortes de vents froids veulent se déchaîner à l’intérieur, Bleuet reste figée. L’enfant lui prend le bras. La chèvre continue à bêler, en pointant ses toutes petites cornes vers la sortie dans un mouvement circulaire.

L’animal qui veut montrer le chemin. Ça fait sourire Bleuet, pour la première fois depuis longtemps, et les souvenirs froids s’évanouissent. En voyant l’expression du visage transformé, l’enfant s’exclame : « Je suis Zaïnab ».

Bleuet, debout, lui répond avec le prénom qu’elle s’est inventé. « Imen. »

 

Se faire guider par une gamine et un animal est un progrès. Mais Bleuet n’oublie pas que la méfiance reste obligatoire au-delà de leur petite caravane à huit pattes. Les adultes poseront d’autres problèmes. Pour l’instant, le chemin est toujours désert au milieu du karst, mais quelque part derrière les reliefs coupants, il doit y avoir une habitation. Peut-être un village. Avec un peu de chance, un repas lui permettra de repartir après s’être repérée sur une carte. Beaucoup de chance, et elle trouvera les conditions idéales pour passer son appel. Un seul numéro qui lui permettra de récupérer la seed, tronquée en plusieurs SMS. Des fonds de secours. On n’en est pas encore là. Ne pas se faire kidnapper à nouveau serait un bon début, avant de se lancer dans des transactions.

Pourvu que personne n’ait vidé sa seed.

 

La cabane de bergère laissée derrière elles, il n’y a pas d’autres indices de présence humaine sur la piste qui se déroule à nouveau devant un décor de montagnes lointaines. Si Zaïnab n’était pas là, guidant la marche à quelques pas de distance, le désert aurait la même couleur éteinte que les jours précédents. Tout change lorsqu’on n’est plus seule. La gamine porte son fagot de câble sur l’épaule comme si elle avait fait ça toute sa vie… d’où viennent ces déchets ? La chèvre trotte juste derrière. Elle a un nom d’ailleurs ?

Les ânes qui portaient le matériel, pour pallier le manque de pickups blindés, ne portaient pas tous un nom.

Au bout de dix minutes, quand la fillette ralentit avant de se retourner pour savoir si tout le monde suit, Bleuet en profite et lui désigne l’animal : « Ma ismuhu ? »

Sa réponse : « Pas de nom, pas de nom. »

Les ânes les plus affectueux, on redoutait de s’y attacher. Quand les balles perdues sifflent par surprise, ceux-là ne savent pas qu’il faut s’abriter derrière les ruines.

 

La première baraque apparaît après dix minutes à suivre en file muette. Un muret de pierre sèche, devant une façade blanche enduite. En la voyant, un voile tombe sur ses jours. Bleuet avait oublié la peur. Un déclic hormonal serre le front et crispe les abdos, vous rend alerte mais insensible aux émotions, plus forte pour encaisser les chocs. Abrutissement qui redevient vite un obstacle lorsqu’il faut se mettre à faire des hypothèses. L’enfant ne s’arrête pas devant la baraque. Aucun signe de vie à l’intérieur. En la dépassant on découvre une petite avancée construite en parpaings de différentes formes. Le chemin s’élargit plus loin, à quelques dizaines de mètres, où deux autres maisons se font face.

Une femme en chemise, les cheveux libres, sort de l’une d’elle et se tient immobile. Elle scrute le maigre convoi. Bleuet hésite à parler la première. Dangereux de parler la première. Il ne faudrait pas donner les informations qui vous maudissent, provenance, région ou pays d’origine. Se faire passer pour une autre évite de retourner en captivité.

La femme s’adresse d’abord à l’enfant, qui lui répond par une évidence. L’adulte adopte alors un phrasé différent, pose la question sérieuse, en anglais, à l’étrangère : « Did you drink the water ? »

Bleuet hésite. De quelles eaux parle-t-elle ? Elle a bu dans la bouteille de l’enfant.

« The lake, did you drink the water ? »

« No. »

« Touch it, did you touch it ? »

À peine le temps de répondre, la femme est retournée dans la maison. Zaïnab étale son trésor de fils électriques sur le ciment, au pied du mur. La femme en chemise revient, un boîtier dans une main, combiné à câble torsadé dans l’autre. Elle se plante devant Bleuet et commence à la scanner sans prévenir, sans demander. Une tonalité qui grésille faiblement dans le boîtier. La femme insiste autour des mains. Bleuet se laisse faire. Dans le dos, puis elle revient en face, l’air soulagé, expire, « Ok. » Son compteur Geiger ne date pas d’hier. Maintenant qu’elle a compris la nature de la menace, Bleuet espère que ce matériel est encore fiable, malgré son ancienneté. La radioactivité présente un danger plus grand encore que ce qu’elle avait imaginé jusque-là. Avec son anglais qui laisse à désirer, moins que son kurde et surtout que l’arabe rudimentaire pas très utile pour évoquer des sujets scientifiques, elle voudrait essayer d’obtenir toutes les informations disponibles. Les mots se préparent, elle doute sur une traduction approximative du terme « irradié », et entame à voix haute : « Radioactivity around here ? », mais une autre voix d’enfant renvoie la discussion à l’arrière-plan, quand le visage déformé d’un adulte franchit le seuil de la maison en chantant, attiré par le bruit au-dehors.

 

La réponse à sa question, Bleuet l’obtient sans nuances. Un seul œil préservé à côté de l’autre enfoui sous des replis de chair. Le visage en diagonal de l’adulte à la voix d’enfant, qui ne s’arrête pas de chantonner, immobile à côté de la mère, donne une mesure du danger.

Zaïnab lui prend la main en l’accueillant, entonne ce qui doit être un nom : « Palir, Palir ». Une scène d’une douceur irréelle, plus difficile encore à interpréter lorsque les hormones vous carapacent. Maintenant la femme qui tenait le compteur Geiger se désintéresse de l’étrangère. Sans dire un mot, elle prend son fils par l’épaule pour le ramener à l’intérieur. Bleuet en profite pour observer autour d’elle, par instinct de survie. Un mur en ruine au fond de la cour. Une vieille jeep garée à côté.

 

Zaïnab s’est remise à trier des câbles par terre. Alors Bleuet, dans l’attente, s’assoit à côté d’elle. Son air de jouer à la dînette avec le cuivre et l’acier atténue la précocité de ce petit être sans âge. Elle est presque redevenue une enfant insouciante. Un nuage solitaire traverse le ciel, poussé par les hauts vents. Bleuet contemple les crêtes sèches qui cisèlent toujours l’horizon à perte de vue, et qu’il faudra réussir à franchir. L’innocence retrouvée, à côté, lui fait oublier un instant qu’elle garde un poids dans son cœur, et que cette force grave lui permet d’avancer sur deux pattes fatiguées. En réponse à la paix qui s’est installée provisoirement sur le parvis de la bâtisse, la petite Zaïnab égrène quelques mots, une comptine ou un air entendu à la radio. Puis elle se retourne, vers l’étrangère, la fixe, et demande : « Faransi ? »

Le ciel se déchire une seconde fois.

Bleuet piquée par un frisson, sueur glaçante : Comment ? Comment a-t-elle pu deviner ? Personne ne doit savoir, il ne faut pas que ça se sache… Non, non, pas française, Kurde… Mais Kurde, c’est peut-être pire… comment savoir, quelles sont les passifs et les préjugés ici… ? Non, pas française, ça ferait d’elle une cible trop évidente…

Une voix protectrice s’élève alors à l’intérieur de la maison. La petite Zaïnab se lève et file avant que Bleuet n’ait formulé une réponse. Pendant quelques minutes, silencieusement, l’Europe s’est rapprochée. Avec un goût d’amertume. Et maintenant, tout ce qu’il lui reste à accomplir redevient parfaitement clair. Manger, le plus possible, remplir d’eau ses bouteilles, et se faire conduire dans le prochain village le plus proche. Au plus tôt elle mettra la main sur un téléphone et un ordinateur décents, le plus vite elle pourra monnayer son indépendance. L’objectif est de l’autre côté, dans un pays voisin où la situation devrait s’arranger drastiquement pour Bleuet. Inutile de se réfugier dans le calme trompeur. Elle laissait dans l’ombre la vengeance révolutionnaire, avait même oublié le nom d’un milliardaire dangereux. La colère galvanise. On marche plus longtemps portée par elle, avec le souvenir précis d’un dossier rempli d’indiscrétions.

Elle se le réserve depuis qu’elle a découvert une de ses adresses personnelles. Stéphane Verville. Ultra-riche français assez excentrique pour se tailler une réputation mondiale, tout en restant très discret. On raconte toutes sortes de choses à son sujet. Des rumeurs impossibles à vérifier : clonage thérapeutique, projets scientifiques secrets pour prolonger la vie. Il aurait même changé de corps, en faisant greffer sa tête sur un nouveau tronc humain, dans cet objectif. On dit aussi qu’il collectionne des robots dont il a fait une garde privée. Des allégations qui reposent probablement sur une grande part de fantasme, le plus important étant surtout que l’homme possède la moitié de la France et fera tout pour bloquer les avancées de l’autogestion. Mais un jour prochain, Bleuet va lui rendre visite, pour réduire radicalement ses rêves de vie prolongée.

Maintenant il faut prendre des décisions avec ce qui l’entoure. Ce vieux véhicule américain, est-il en état de marche ? Bleuet s’est levée dans un effort dérisoire pour reprendre le contrôle de la situation. En inspectant l’état des pneus, des sièges, elle essaie de deviner les probabilités. Elle a vu d’autres antiquités de la même époque dépasser l’âge limite grâce à l’ingéniosité des garagistes. Si seulement quelqu’un pouvait la conduire quelques kilomètres plus bas. L’essence ici est rare, le diesel encore plus, il faudra bientôt commencer à négocier. Bleuet scrute le chemin qui s’éloigne de la maison. Quelqu’un part ou revient forcément ici pour approvisionner, d’une façon ou d’une autre. Faire des statistiques sur des présupposés, c’est tout ce qui lui reste pour maîtriser le temps. Il faut bien ravitailler la maison. Quelle est leur activité dans un coin aussi isolé ? Je n’ai pas vu de troupeaux, pas d’abreuvoirs ni de clôtures. Cette femme ne peut pas vivre sans lien avec un village voisin, il n’y a rien autour de son habitation. Peut-être que la mère exerce un métier d’artisanat. Dans ce cas, on doit forcément venir la trouver sur place, si elle ne se déplace pas elle-même pour vendre ce qu’elle confectionne…

La femme revient dans la cour justement, un grand verre à la main. Son visage s’est ouvert à présent. Elle fixe Bleuet de ses yeux noir profond, presque un sourire sur ce visage qui a connu la pluie et l’orage : « Tu dois boire ! Demain quelqu’un viendra pour toi en voiture. »

 

*

 

La petite Zaïnab s’est précipitée pour sortir le jeu de Tawla à l’instant même où Bleuet clignait des yeux en signe de réponse.

Une ampoule nue brille au plafond grâce à la petite éolienne qui tourne sur le toit en pente. Quelques plats garnis de galettes fines et de légumes fermentés sont déjà disposés sur le tapis central. Il y a une photo d’homme au mur, dans un cadre doré dont les grosses moulures doivent rappeler à quel point on l’aime, et une petite perruche qui se tient silencieusement dans sa cage, au coin de la pièce. Les filles qui lui ont appris à jouer étaient fortes, mais Bleuet ne peut rien contre le savoir-faire de la gamine. Dans le coffret en bois vernis, celle-ci enchaîne plusieurs doubles six avec autant de chance que de stratégie pour venir frapper les pions adverses isolés. Comment lui faire comprendre qu’elle aurait intérêt à laisser l’autre gagner un peu, pour maintenir l’envie de jouer d’une débutante ? Bleuet n’a pas le vocabulaire en arabe pour traduire cette subtilité, et la petite n’utilise pas encore l’anglais. C’est sa mère, entrant avec deux plats dans les bras, qui doit lui faire comprendre de ne pas être trop impitoyable, par politesse. Le fils arrive à la suite, marmonnant sa petite chanson incompréhensible. Il regarde avec envie les bols de nourriture, mais ne s’arrêtent pas de chantonner, en s’asseyant sur un coussin.

Bleuet n’a pas mangé depuis des jours. Elle aussi se retient de se jeter sur les plats. Des aubergines marinées avec des pommes de terre, du chou fermenté. Pas de viande. La casserole posée en dernier dévoile une quantité de riz qui produit l’effet d’un trésor. L’eau à la bouche, elle en profite pour demander d’où viennent les légumes. « De la ville où tu iras demain. »

Un programme est déjà établi pour elle, en temps normal Bleuet trouverait ça inquiétant. Qu’on se préoccupe autant de sa personne pourrait être le signe qu’elle va être livrée ou échangée. Un repas doux et chaud comme diversion, avant une trahison silencieuse. Mais ce soir la chaleur rare d’un foyer vaut bien quelques heures d’insouciance, le ventre plein, avant une sentence imaginaire. À cause de l’insistance de son hôte, Bleuet doit même se resservir plusieurs fois du riz et du chou.

L’explosion de saveurs fait remonter les belles choses.

Les foulards qui tournoient, la danse en rang. Les sourires par-dessus les fusils, parce qu’il y a des missions qu’on ne choisit pas, ce sont elles qui vous tombent dessus. Ce que Bleuet avait découvert en passant dans un pays où tout est différent, c’est que les traditions ne sont pas qu’une prison. Elles peuvent vous donner un sens de ce qui est oublié, ce qui est à recréer, effacé parce qu’on n’y porte plus attention. Des joies simples comme une chanson pour célébrer. Des gestes précis transmis de famille en famille, de village en village. Ça l’avait toujours surprise, parmi les filles en uniformes. Savoir danser était un impératif aussi grand que de savoir porter les armes. Il fallait qu’il y ait une guerre pour qu’elle découvre cette joie-là, se balancer de droite à gauche avec dix combattantes, ensemble, les mains dans les mains.

Lorsqu’il n’y a plus de galettes pour finir le petit bol plein de jus aux épices, Bleuet s’écarte enfin de son assiette en céramique. Les autres ont mangé dans de la vaisselle en plastique. On lui a fait cet honneur.

 

Pendant le repas, la petite n’avait pas cessé de parler du Tawla en jetant des regards pressants aux adultes. Dans la pièce il n’y a pas de télé, chose très rare dans les habitations. Pour faire cesser les supplications, une fois le thé servi, la mère se met en face de Zaïnab au plateau de jeu. Sa maîtrise des positionnements est encore plus avancée que celle de l’enfant, et à voir comment elle s’arrête patiemment pour faire réfléchir l’autre aux mouvements à effectuer, on comprend tout de suite de qui tient la petite.

Les regarder jouer est plus divertissant qu’un programme audiovisuel, Zaïnab a une drôle de façon d’enrager en lançant des prières lorsqu’elle perd l’avantage, et depuis l’autre côté de la salle, la perruche lui répond en entonnant avec elle de petits gloussements. Même le fils s’arrête de chanter pour rire aux réactions de surprise ou de déceptions de sa sœur.

Les heures passent à la vitesse des souvenirs en train d’être sculptés, dans les maisons des autres, où le temps n’existe plus.

Dans chaque intérieur accueillant, entourée de visages rieurs, Bleuet avait imaginé qu’un nouveau commencement était possible. À Naples, À Ankara, ou à Sulaymaniyah. Avec la douceur des petits piments au ventre, elle s’est étendue sur une couche où même l’agitation de l’enfant ne l’avait plus réveillée.

Cette nuit-là, Bleuet dormait trop profondément pour rêver des anciennes douleurs.

 

 

*

 

Un coup de klaxon.

Ouvrir les yeux la nuque raide, mouvement de panique pour jeter la couverture, il faut savoir, décider, s’enfuir ? …

La peluche à jupon, sur l’oreiller du petit matelas posé par terre, de l’autre côté de la chambre : tout se remet en place. Bleuet laisse sa peur s’échapper dans un soupir, mais ne perd pas de temps. Elle se débarrasse du pyjama prêté pour la nuit en enfilant son pantalon laissé en boule à côté d’elle. Le drap qui voile l'embrasure sans porte s’écarte, Alaouia la prévient : « Vite, il faut se dépêcher avant qu’il parte. »

 

Devant la maison, le pick-up attend. Un homme moustachu fait du tri dans les caisses chargées de légumes, debout sur la plateforme arrière. Nonchalamment, il déplace ses denrées d’un bac à un autre, sans s’intéresser à l’étrangère. Pour Bleuet la solitude des falaises s’est éloignée presque trop brutalement. Elle se tourne vers Alaouia : « Thank you so much ! » Alaouia prononce une bénédiction, en arabe, suivie d’une accolade, le geste d’une mère. Bleuet s’inquiète alors, « Où est Zaïnab ? », mais la petite accourt au même moment, suivie par la chèvre aussi grande qu’elle. Leur embrassade est moins spontanée : la petite fille ne sait pas quoi répondre à la grande accroupie devant elle, et toutes les deux hésitent un instant avant de se séparer. Dans un dernier geste d’hospitalité, la mère les sépare en offrant une brassée de petites carottes et de galettes pliées pour celle qui doit partir.

L’homme s’écrie dans un dialecte. On comprend qu’il est temps de partir même sans traduction. Bleuet secoue par précaution ses deux bouteilles en plastique remplies d’eau, dans les poches de la veste longue qu’elle fourre de victuailles. Un linge recouvre ses cheveux pour passer inaperçue. L’homme lui ouvre la porte en faisant signe de monter, puis tout s’éloigne lentement dans sa mémoire.

Quand elle regarde dans le rétroviseur, par la fenêtre ouverte, une colonne de poussière s’élève sur la route, derrière. Le jeu de Tawla et les rires, derrière, les petits bols en plastique jaune, et le lac danger. Derrière.

 

Une demi-heure plus tard, sur la piste cabossée qui secoue les suspensions raides du véhicule, un nouveau signe d’activité humaine surgit derrière la roche. Les premières lignes noires des câbles électriques suspendus, courant de poteau en poteau.

Bleuet retrouve sa détermination de sentinelle. Que va-t-elle faire ensuite ? Trouver une carte pour compter le nombre de kilomètres qu’il reste à parcourir. Trouver du réseau, un téléphone, un ordinateur… Le vieux conducteur n’a pas dit un mot depuis le départ. Où est-ce qu’il va la déposer ? Les premières façades se rapprochent, briques rouges et parpaings gris. Immeubles d’un seul étage au-dessus des rideaux de fer relevés, des chaises en plastique blanc groupées tous les dix mètres autour des commerces.

Le conducteur a gardé le silence jusqu’ici, mais il se met à s’exprimer en arrivant sur l’avenue poussiéreuse. « Toi, anglais, tu m’aides, tu m’aides… »

Bleuet redoutait ce moment.

La nuit qui lui tombe dessus, pour la troisième fois depuis hier. Que va-t-il exiger à partir de maintenant ?

Il répète, « tu m’aides, tu m’aides » mais ça n’est pas une question. Bleuet n’ouvre pas la bouche, répondre ne sert à rien. Il va l'emmener directement dans une situation non négociée, sans lui laisser le choix, la mettre devant le fait accompli. Toujours comme ça que ça se passe. Le pick-up s’engage dans une rue blonde, large, où les étals ont disparu, remplacés par de petites maisons abîmées. Des impacts de balles, des éclats dans les murs.

Il se gare devant un portail à la peinture verte écaillée, descend du véhicule en laissant tourner le moteur. Bleuet hésite à sauter et courir. Elle fixe le bout de la rue, où des câbles noirs forment un nœud devant le ciel. Le portail hurle, claque métal contre métal. Bleuet a déjà la main sur la poignée, elle voit l’homme faire le tour de la camionnette tranquillement, rouvrir la portière coté conducteur : il dépose une mallette couleur kaki sur le siège. Trifouille la serrure à code, râle, recommence, la valise s’entrouvre. La tournant vers Bleuet, il reste silencieux. Il attendait d’elle une réaction. Comme elle est silencieuse aussi, il monte pour se remettre au volant, en poussant l’objet encombrant de côté, puis mal assis il se courbe pour faire comprendre avec une gestuelle qu’elle doit prendre la valise. Coque rugueuse beige clair. Bleuet garde ses mains sur le siège, par précaution, et par déni. C’est l’homme qui finit par l’ouvrir en grand pour elle.

À l’intérieur, un écran épais de la taille d’une tablette, garni de plusieurs boutons poussoirs. Les touches, qui ressemblent à des interrupteurs, sont robustes, de tailles et de couleurs différentes. Un petit joystick en haut à droite. Bleuet sait qu’il ne s’agit pas de matériel civil.

 

L’homme enclenche le gros interrupteur sur la tranche. L’écran s’allume. Marque allemande, un logo suivi d’une image, photo d’un engin dont les lignes animées s’étirent progressivement sur le fond d’écran. Un menu qui s’affiche. L’homme répète « arabe, arabe, pas anglais » mais bleuet ne l’entend pas tout de suite. Quand ses mots lui parviennent, elle pense à deux choses. Ce n’est pas de l’anglais, mais de l’allemand. Elle ne comprend pas l’allemand. Et il n’y a aucun doute possible : la mallette de contrôle est celle d’un drone bombardier, les mêmes que ceux utilisés contre les forces de la révolution kurde.

Bleuet est d’abord incapable de stratégie, de poser ses mains sur l’écran, pour explorer les chances de récupérer un avantage. Souvenirs de deuil et d’une impuissance beaucoup plus grande que face à des tireurs embusqués. Mais le vieux lui montre comment faire défiler les onglets de l’interface. Il ne comprend rien aux différentes rubriques, il a besoin d’elle. Bleuet n’a jamais eu la moindre leçon d’allemand. Elle veut même douter, par mauvaise foi, que des traductions arabes existent dans le menu.

L’homme ne se servira pas du drone lui-même. Seule la valeur de revente doit l’intéresser. Une somme qui le mettrait à l’abri pour longtemps, bien négociée. Pour ça il était prêt à révéler son secret, à prendre le risque de demander de l’aide à une étrangère. Admettons qu’il ne se fasse par dérober son trésor, une fois la rumeur échappée. Ensuite, qui possédera cette arme de lâche ? Sur qui s’abattront ses bombes guidées, crachées à distance… ?

Elle effleure la surface d’un doigt méfiant. Une carte géographique donne accès à des menus GPS. Tellement de pouvoir au bout de l’index. Bleuet s’imagine un instant ramener l’engin en France. Entrer les coordonnées de la résidence, quand Verville s’y trouvera. Sillage descendant des fusées, une bulle de flammes dans le domicile, épaisse fumée noire. Appuyer sur un bouton rouge, est-ce que cette décision ferait d’elle aussi une lâche ?

Une photo agitée devant son nez lui rappelle que sa rêverie est de l’ordre de l’impossible. L’homme tient absolument à lui montrer sa femme et ses enfants, assises en ligne dans un canapé trois places. Deux magnifiques petits sourires aux yeux pétillants. Derrière elles, un tableau accroché à l’arrière-plan, avec un beau cheval et un petit nuage étrange. C’est ce nuage solitaire qui s’incruste dans la rétine, pas les sourires. Bleuet saisit à deux mains la tablette. Explorer ces menus, il faut basculer vers l’anglais pour reprendre la main. Trois drapeaux dans une fenêtre déroulante. Ce n’est pas un drone de guerre qu’il lui faut pour rentrer en France. Elle frôle le carré aux bandes diagonales blanches et rouges sur fond bleu. Targeting System, Weapon System. Payload. Pas de précipitation. Maintenant c’est à elle de négocier.

 

Il lui faut un téléphone d’abord.

 

Elle se retourne pour que l’homme écoute à son tour, et elle appuie ses mots par un geste universel, le pouce et l’auriculaire écartés à côté du visage :

« Hatif, telephone… Ah-taaj hatif ! »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

***

 

Bleuet n’a pas treize ans, et ne s’appelle pas encore Bleuet.

La rue des joyaux est le point de convergence. Parce qu’il n’y a plus de machine à laver. Elle descend le linge dans une bassine, fait des allers-retours et tasse les draps pour économiser des charges 8 kg. Les cris de sa tante alarment tout le quartier, mais elle continue à tasser le linge pour ne pas remettre de pièces.

Bleuet aura treize ans le mois prochain.

Elle dira qu’elle veut devenir avocate pour défendre les pauvres, qu’elle n’a que 15 de moyenne en français parce qu’on lui met des bâtons dans les roues. Ses notes augmenteraient si elle pouvait réviser dans une chambre à elle, dans le calme. Mais c’est la rue qui décide. C’est la rue qui conditionne les allers-retours entre des portes verrouillées, dans des intérieurs trop étroits pour vivre à plusieurs, la rue qui apporte les mauvaises nouvelles et les huissiers accompagnés des flics qui forcent le domicile au pied de biche, comme une boîte en carton. La rue qui décharge dans votre intérieur des convois d’ambulances pour ôter la liberté quand les cris deviennent insupportables, que les voisins n’en peuvent plus, s’inquiètent et préviennent la police qui fait venir les brancardiers. Et tout retourne à la rue, les paniers de linge, les noms de famille à effacer sur les boîtes aux lettres.

Bleuet a treize ans.

Treize ans lorsqu’elle découvre dans un livre, sur l’étagère du grand salon accueillant, la légende d’une ville où la rue n’existe pas, pas plus que la propriété privée et les logements étroits mis en location par des rentiers.

 

À quoi sert la rue ?

À faire jonction entre toutes les parcelles privatrices posées les unes à côté des autres, séparées uniquement par les lignes de voirie publique où circulent les péonnes et les flics.

À quoi sert la rue ?

Et qu’est-ce qu’un nom, dans un registre d’état civil ou sur une boîte aux lettres… ?

À quoi sert… la rue…

La rue.

 

Un clic subtil résonne une première fois, doucement, puis se répète à deux reprises, le temps qu’il ouvre les yeux. Quelque chose a déclenché une sortie de sommeil, un indice biologique interprété par les capteurs.

C’est la troisième fois cette semaine qu’il se réveille ainsi, dans une boucle mnémonique. Le caisson met fin au cycle de sommeil en cours et le vieux tente de se redresser comme un Nosferatu, avant de s’appuyer sur la barre latérale de soutien, incapable de bondir. Puis il sort enfin du sarcophage, parce que le cerveau refusera de le laisser se réfugier dans un âge révolu. Même en vidant le pilulier, les souvenirs tiraillent tard la nuit, teintés de demi-regrets et d’angoisses.

 

O.G. se laisse glisser du plateau assez bas pour ne pas risquer la chute, et fait quelques pas sur le tapis épais, avec ses chaussettes en lin qu’il ne quitte pas la nuit. Il allume une petite lampe en passant à côté d’un bureau, avant de s’assoir dans le fauteuil crapaud moelleux, une bulle de lumière. Son emplacement préféré lorsque tout le monde dort, en face d’une des grandes fenêtres verticales de cette ancienne salle industrielle. Dehors, la nuit ponctuée de halos n’est pas aussi dense que l’espace infini de ses rêves amplifiés. Au milieu du vide sidéral, tenter de voir plus loin dans la nuit éternelle c’est se perdre dans de vastes nuages gazeux, au milieux desquels flotte une question intime. Pas une simple question… un sentiment, vibrant, qui s’imprime dans le ventre. Évidemment, lui, vieillard caché derrière les initiales d’un autre pseudonyme, Osmane Gharbi, il n’est jamais allé là-haut. Tout ce qu’il connaît du cosmos il l’a vu sous microélectrodes. Mais la question nous traverse même ici-bas. Elle est presque transcendante dans le néant, et pourrait le devenir sur terre. Une question, difficile à exprimer avec des mots lorsque le sommeil s’est complètement dissipé, mais qui se ressent si parfaitement lorsque l’organisme flotte entre silence et colère, dans le monde éveillé. Cette nuit, 4 h 12, moins d’une semaine avant de nouvelles décisions collectives sans retour, ne devrait-il pas la laisser venir cette grande interrogation ? En finir une fois pour toutes, la laisser tout recouvrir, et s’immerger pour retrouver un meilleur sommeil.

Dans une vie qui se prolonge, les coïncidences non résolues sont une autre source d’insomnie. On en accumule des chapitres après 85 ans. Ce qui ronge ce ne sont pas les hasards incompréhensibles, ce sont leurs conséquences, enchevêtrées avec vos propres décisions. Comme cette jeune fille de treize ans pour laquelle il fallait assumer le rôle d’unique famille, sans filiation biologique, entre Paris et Lyon. O.G. n’avait jamais voulu d’enfants et n’avait que des partenaires masculins. Mais l’urgence décide. L’adolescente attendait dans la rue, en face du lavomatic. Cette enfant dont il avait fait malgré lui, au fil des années, une opératrice prête au passage à l’acte contre les institutions françaises.

S’est-elle trouvée elle-même, comme on découvre son reflet pour la première fois, sur ce chemin accidenté ? Ou n’est-elle qu’un souvenir décuplé par les cachets et les vagues électromagnétiques ? Sitôt envolée, sur sa propre route, Bleuet n’avait pas choisi de conserver le lien quasi paternel avec O.G. Elle l’avait rompu de la plus explicite des manières. Il sait bien pourquoi, même s’il ne le comprend pas, ne l’accepte pas totalement. Bien sûr, les engueulades et les ruptures sont le terreau de la politique radicale. Ça ne l’empêche pas d’avoir des regrets aussi lourds que le deuil. À chaque fois que ce chagrin refait surface, celui d’une protégée qui finira par le trahir en silence pour aller se sacrifier en martyr, O.G. ne peut s’empêcher de s’enfuir dans de plus grands doutes.

D’autres questions flottent tout autour, dans le cosmos.

Pourquoi des éléments infimes de l’univers préexistaient-ils avant toutes choses, dans l’infini, avant l’étincelle du départ ? Si le big bang fut le commencement, il ne peut y avoir un avant, plus rien n’aurait de sens… Et si la vie est absurde, pourquoi est-elle si ordonnée, l’univers régi par des lois mathématiques immuables ? Privé de sommeil, ces interrogations tenaillent davantage. Avec elles, le problème à résoudre n’est plus celui d’une absence, d’une trahison, ou de l’immense inconnu entre les galaxies, mais celui d’un grand basculement.

Vouloir faire basculer les autres, n’est-ce pas aussi une preuve d’orgueil, lorsque l’on est soi-même sujet à l’indécision ultime ? Comment reprocher aux autres de ne pas prendre parti, si proche soi-même de céder, en sentant arriver sa propre fin ? Les grands mystères de l’infini vous feraient oublier jusqu’à l’espoir de la communauté politique…

Pas encore.

Il y a quelque chose à finir ici.

 

La radio est la seule distraction qui l’aidera à se projeter ailleurs mentalement. O.G. possède sa propre installation, sur le toit. Une grande antenne dipôle pour les ondes HF, celles qui traversent de longues distances. Il revient au bureau, démarre le périphérique qui s’occupe de la démodulation numérique, puis allume l’ampli et tourne une grosse molette.

Elles n’ont plus communiqué par ce moyen depuis des mois. Plus d’un an peut-être, il ne veut pas se souvenir exactement. Lui aussi se pose des questions maintenant, comme les autres qui commencent à douter. « Ai-je rêvé tout cela ? »

Le casque sur ses oreilles, seul un crachin ininterrompu répond aux doutes. Un petit écran s’allume, il vérifie si des perturbations modifient le visuel de l’enregistrement automatique archivé au cours des derniers jours. Aussi froid que l’infini. Les guérillères resteront un rêve diffus cette nuit encore.

 

La pièce s’allonge derrière lui, sans espaces cloisonnés. Même dans la pénombre, l’angle du coin cuisine ressemble à un décor de tournage. Les pierres phosphorescentes luisent un peu plus loin, dans l’aquarium où O.G. s’obstine à cultiver des algues comestibles. Avec le long câble torsadé du casque toujours sur les oreilles, il se déplace en tournant dans la petite zone éclairée par la lumière jaune de la lampe de bureau. S’il sort de cette limite imaginaire, hors de la bulle de lumière, un autre dispositif l’attend, devant un fauteuil installé pour un usage de confessionnal. Là-bas, à quelques mètres, un carton plein de cassettes à bande magnétique, vierges. Un trépied en face de l’assise, planté d’une caméra ancienne, mini DV.

O.G. éteint l’ampli radio, retire le casque. Quitte à ne pas dormir, autant mettre les heures à profit. En se déplaçant il allume un éclairage LED doux, avant d’aller s’assoir en face de l’objectif. La petite télécommande est posée sur le carton, à portée de main.

Touche rouge : enregistrement.

La cassette qui tourne n’avait jamais servi.

O.G. reste un moment sans rien dire, les yeux sur les couleurs du plastique entre ses doigts. Il ne faut pas longtemps avant que la parole s’enclenche  :

 

— Quatre heures du matin, et les artifices du sommeil ne suffisent plus lorsque m’assaillent les contradictions.

Il marque une courte pause, inspire profondément, et reprend :

— Une personne que j’ai rencontrée récemment m’a dit ceci : « il est orgueilleux de penser qu’on peut changer le cours des choses. » Peut-être est-il encore plus orgueilleux d’imaginer que les conséquences de nos choix et de nos actions peuvent nous être épargnées. Et me voici, à un âge avancé, prêt à déchaîner des conséquences inédites, alors que je m’en irai probablement avant d’en avoir connu tous les fruits.

 

Autour de lui pas de bulle de lumière circulaire. Le panneau d’éclairage diffuse un nuage qui se disperse de l’îlot de cuisine jusqu’aux fenêtres longilignes.

 

— Peut-être est-ce là une tentative de ma part de me dédouaner. Un brin orgueilleuse, elle aussi. Vous qui visionnerez ce document, sachez que ceci est une de mes nombreuses tentatives d’archivage. Dans ma situation je n’ai aucun mal à reconnaître que la dernière heure se rapproche inéluctablement, les doses croissantes d’anticoagulants et de Pantoprazole que j’ingère quotidiennement en sont un indicateur. Malgré ce constat physiologique simple, j’aurai beaucoup de peine à employer la forme testamentaire. Mon besoin le plus pressant n’étant pas de répartir les biens dont je suis encore le bénéficiaire, vous devez savoir que j’ai collectivisé mes richesses. Non, rien ne justifierait que le témoignage que je compte livrer ici prenne la forme d’un droit de succession, plutôt que celui d’une contribution purement documentaire, informative. Mes intentions profondes, l’essence profonde qui guide chacun de mes actes, de mes choix, constitueront peut-être un jour prochain l’attrait principal de ce témoignage… Est-ce là aussi une marque d’orgueil, que de le croire digne d’intérêt, ce témoignage ? Surtout si la suite des évènements devait nous donner tort, à nous autres, conspirateurices. En cette heure avancée où le sommeil me fuit, j’ai la faiblesse de penser que l’Histoire, la grande Histoire, est à un point de bascule, et que mes choix, nos choix, ceux du groupe dont je ne suis plus qu’un membre sans privilèges et sans médailles aujourd’hui, croyez-le bien, aideront à dérailler le cours normal et absolument intolérable des choses. Il faut donc un peu d’orgueil pour aborder le sujet qui nous intéresse en devenir, à défaut d’être prophète.

» De surcroît… j’ai toujours cru que pour rester dans l’action juste, il était indispensable de savoir rendre des comptes. Hors à qui rendrai-je des comptes ? En cette nuit sans réconfort, je ne suis que l’ombre d’une ombre…

 

De petites étagères suspendues au-dessus du bureau retiennent momentanément ses pensées et ses mots. Les objets exposés là sont autant de reliques auxquelles s’attache un évènement, une cause. O.G. en a collectionné les souvenirs dès qu’il avait commencé à posséder assez d’argent pour faire des dons. Le premier de la rangée est un simple bloc de post-it miniatures, avec l’inscription « merci ! », gagné après la rencontre avec un collectif de soutien légal des quartiers populaires d’Ivry.

Sur la caméra en face de lui, le voyant lumineux reste allumé. L’enregistrement continue.

 

— Le chemin vers la libération est une croisée de paradoxes. Il y a des paradoxes qu’il faut savoir accepter, au lieu de chercher à les résoudre. Ne pas se noyer dans les illusions qu’ils peuvent produire… Ce que nous faisons, nous ne le faisons pas uniquement pour l’intérêt général, mais également pour répondre à une question : Y a-t-il quelque chose d’autre ? Le paradoxe est qu’en agissant, nous cherchons à construire notre propre essence. Bien sûr, l’urgence le dicte, l’action est nécessaire. Il n’est plus question de tolérer que les propriétaires rentiers et les capitalistes organisent le monde. Cette ère doit se terminer, c’est la seule façon d’avancer.

 

Les autres causes importantes sont sur l’étagère, derrière chaque bibelot. Familles de victimes de la police, collectifs féministes en Amérique du Sud, plusieurs camps de blocage sur des grands chantiers, un journal multimédia autogéré par des ados, un centre d’accueil pour jeunes LGBTQI+ chassé⋅es par leurs parents, plusieurs projets de logiciels libres et d’infrastructures de communication décentralisées…

Lorsqu’il est gagné par la mélancolie, O.G. se laisse croire qu’il aurait voulu choisir un de ces projets pour s’y dédier officiellement, humblement, par le travail militant. Vivre une vie sans orgueil et s’endormir chaque soir avec la satisfaction d’avoir fait de son mieux, pas seulement pour ses projets à soi, mais pour les autres, directement. Au lieu de cela il n’a pu s’empêcher de chercher à dépasser tout ce qui avait déjà été fait.

 

— En tant que sujet agissant, il faut aussi savoir reconnaître que le moment révolutionnaire cristallise les occasions de faire fausse route. Pour des révolutionnaires, l’obstination est la clé. C’est une qualité essentielle, mais aussi une des racines de l’autorité, que nous voulons absolument abattre.

» À cause de l’obstination, sur ce long chemin de dévouement, j’ai… j’ai aussi perdu quelques ami⋅es. Une en particulier, dans un combat invisible devenu un déchirement. L’une de mes proches, très proche… qui pensait que… nous devions décimer les représentants du pouvoir. De la façon la plus littérale. C’est sur cette voie, sa propre voie, qu’elle est partie chercher avec détermination l’accomplissement de sa propre essence. Et chaque jour depuis, nous attendons l’annonce officielle de son décès.

» Beaucoup de questions se posent encore à nous, et bien d’autres continueront à nous hanter. Mais pour moi, ce soir, l’une de ces interrogations s’écrit en lettres vaporeuses au fronton de ma volonté. Ces dix années de préparatifs, seront-elles effacées par les chemins individuels, condamnés à se séparer, encore et toujours ?

Silence.

La cassette tourne.

— Cela, nous le saurons bientôt. Mais les nuits sont longues dans cette attente. Au moment où j’enregistre ce témoignage, un peu plus d’une semaine seulement nous sépare de l’assemblée au cours de laquelle il faudra faire un choix pour attaquer enfin.

 

Une hésitation laisse en suspend la violence de ses derniers mots. Le discours s’arrête pour de bon. Son doigt le plus avisé appuie sur une touche qui met fin à l’enregistrement, le vieux se lève. Il ouvre le compartiment où se loge la mémoire à bobine, pour en sortir la cassette. Une main serrée sur l’objet, O.G. se met à tourner en rond autour du fauteuil, en s’adressant à lui-même :

« Nous allons laisser passer notre moment… On ne peut plus se permettre d’attendre… »

Le sujet de ses digressions glisse d’un doute à un autre maintenant : « Elle n’aura pas assez de poids pour les convaincre. »

Les craintes se mélangent inévitablement à 4 h 40, s’additionnent, et l’équation semble pointer un résultat perçant, dans une masse gluante de regrets.

« Cet isospectromodulateur, c’est un monde inconnu. Et Foriol ne la laissera pas convaincre. »

O.G. avait toujours été du côté de Sabine, même quand elle avait poussé les autres à engager des négociations avec un trafiquant d’équipement industriel. Une seule chose intéressait Sabine en faisant ce compromis-là. Ce n’était pas du matériel militaire. Elle avait fait ses recherches pendant des années, après avoir lu une interview d’ingénieur qui mentionnait l’existence de ce prototype en recherche neurale. L’isospectromodulateur – qu’on simplifie en parlant de « pulseur ». Grâce au péonnage anonyme et aux bases de données déjà piratées, Sabine avait identifié la clinique privée en Suède, puis convaincu le trafiquant de faire jouer ses intermédiaires pour sortir l’engin par des moyens détournés. O.G. avait même appuyé Sabine devant les autres pour le versement d’un acompte qu’exigeait le marchandeur. Ces images aussi se perdent dans l’enchaînement des séquences au fil des semaines. Deux ans ? il y a plus d’un an et demi…

Le temps s’étire chaque nuit un peu plus, et les jours emportent avec eux les vestiges de nos actions. La seule certitude, qui vous réveille comme un appel, c’est ce constat clair, évident, qu’il faut saisir comme une occasion. Le capitalisme français n’a jamais été aussi concentré entre les mains de quelques-uns. Et le pouvoir politique est de plus en plus morcelé, fragile, menace de se figer à la moindre grève. Sans compter les pannes d’infrastructures devenues habituelles.

Toutes les hypothèses ont été discutées, classées par nombres humains. Pour paralyser le secrétariat général du gouvernement, essentiel à son fonctionnement, moins de 15 personnes. Il suffirait de détruire un local technique abritant le circuit secondaire, et de saboter simultanément la distribution électrique principale.

Des scénarios de secours pour attaquer, il y en a eu plusieurs. Aucun n’est totalement satisfaisant. Si ni le rassemblement avec les guérillères ni l’hypothèse du pulseur ne devaient se concrétiser, il faudrait se résoudre à agir malgré tout. Assiéger des hypermarchés et des centres commerciaux dans les zones rurales proches de communes autogérées et des villages séparatistes, où les fachos ont perdu la main et la population est déjà partiellement acquise à un soulèvement. L’idée a longtemps été discutée. Il est possible de saturer les réseaux RRF sécurisés des flics en détruisant plusieurs antennes relais à la campagne, où le maillage est plus faible. Maintenant que les systèmes de communication de police et gendarmerie sont passés dans le privé, reposant sur les réseaux 4G et 5G d’opérateurs commerciaux vulnérables, cette condition impensable auparavant est devenue réaliste. Une fois lancée l’occupation d’un centre commercial, l’implantation locale devrait grossir spontanément, alimentée par une foule de manifestant⋅es. Il suffirait de se diriger ensuite sur une autre cible de même nature et de recommencer l’opération pour secouer le pays. Le groupe se détournerait des opérations prévues dans la capitale, et de la stratégie des points d’entrée, pour un temps. Mais l’inaction pourrait être encore plus dommageable. L’inaction prolongée serait une erreur. Il faut une étincelle, avant que les mouvements ne soient écrasés, ou pire, oubliés.

 

Dans son antre, abrité des regards, O.G. a construit ses propres traditions.

Les objets regroupés en aménagements sont là pour rappeler qu’il existe autre chose. Variations infimes qui font basculer l’esprit d’un mode à un autre. Ce luxe de pouvoir laisser traîner des outils rappelle que le quotidien n’est qu’une invention. Chez lui, chaque recoin découvre une activité déterminée par l’installation correspondante. Boîtiers électroniques éventrés, confection de masques à sequins, reliure de carnets faits main pour ses créations écrites… Les choses se regroupent par l’usage autour d’une table ou d’un tabouret, d’une cantine en métal, pour permettre d’y revenir comme dans un moment figé.

Le marteau n’a pas bougé, à côté d’un parpaing sur le béton sans tapis.

O.G. y vient à pas tranquilles.

 

Outil servant à frapper.

La tête en acier s’élève, la main droite. Une petite cassette déposée en offrande se déforme sous le premier coup, sans se disloquer. La bande noire surgit au deuxième impact, quand un débris se sépare du corps en polymer.

Le marteau revient toujours à sa place, contre la pierre grise agrégée.

 

Près de la fenêtre, O.G. déroule méthodiquement toute la bobine. Un bol en aluminium pour recevoir la cartouche éventrée.

Il enflamme l’allume-feu, au briquet.

Les premières lueurs domestiques commenceront à illuminer la nuit dans une demi-heure. Derrière le carreau, une flamme molle ronge le petit amas informe, sur le rebord de la fenêtre. Elle emporte avec elle les déceptions et les distances impossibles.

O.G. veut croire, à 4 h 57, que cet effacement artificiel lui permettra de dormir encore quelques heures.

 

 

 

 

— FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE —