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Géraldine préside 1.5

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+5

« Mais ça veut dire quoi adjacence ? »
Son verre à la main, Fatiah fixe Géraldine d’un œil taquin.
— Je sais toujours pas.
« Fais attention quand même, à pas te griller ou te faire emmerder. On vit dans une petite ville, le monde est tout petit. »
Dans le bar quelques tables se vident. La guirlande d’ampoules s’est mise à clignoter sporadiquement sur le mur à côté d’elles, loin du comptoir.
— T’inquiète je fais juste ça pour me détendre, de temps en temps.
« C’est ce qu’on dit… »
Géraldine en est à son deuxième verre. Elle sent bien que Fatiah n’a pas vraiment tort, mais tout ce qu’elle trouve pour tenir tête à son amie de galères salariales c’est « On a tous le droit ». Et pour bien faire passer le message, Géraldine élève la voix en continuant de chanter les paroles de leur hymne. Fatiah se force à annoner les dernières phrases en choeur.

Après ce test de loyauté, Géraldine s’enquiert : « Au magasin c’est comment ? » Elle ouvre des yeux attentifs, larges, sincères.
« Manager de 25 ans, on sait jamais quand il vient – en Tesla s’il te plaît, mais quand il arrive il fait le tour des employé·es pour se plaindre que les plannings l'empêchent de dormir la nuit.
— Le pauvre…
— Non mais lui il pensait vivre sa meilleure vie dès qu’il donnerait des ordres.
— Combien sur l’échelle Connard ?
— J’arrive pas encore à savoir. Parfois on dirait qu’il nous prend vraiment pour ses potes, c’est presque touchant, mais j’attends toujours LE moment qui va révéler un sociopathe. Et je t’ai pas raconté le plus bizarre…
Géraldine se penche sur la table en fronçant un petit peu les sourcils.
« … l’autre jour ma collègue Jeanne elle me dit « ça fait deux fois que je le vois arriver par la porte de service, derrière, avec des grands sacs. »
— Des grands sacs ? Quel genre de sacs ?
Au même moment une vibration discrète attire l’attention de Fatiah, qui déverrouille d’un doigt son téléphone posé sur le dessous de verre.
« Ah bah tiens c’est lui. Il envoie le planning pour la semaine prochaine. »
— Le vendredi soir ?
— Cherche pas à comprendre.
Elle éteint l’écran et le range soigneusement sur la chaise à côté, avant de reprendre :
— Hier j’ai vu un de ces sacs dans son coffre de voiture.
— Il fait du sport ?
— C’est pas des sacs de sport. On dirait plutôt des sacs à gravats sur les chantiers, mais fermés proprement.
La guirlande qui crépite dans son champ de vision énerve Géraldine, qui doit se retourner pour triturer le câble. Pendant qu’elle tente de rétablir la lumière, tordue sur sa chaise, elle réfléchit à haute voix : « Hmm OK. Il a une auto-entreprise de vente au détail à côté ? »
La guirlande s’est définitivement éteinte malgré ses efforts. Géraldine rappuie ses coudes devant elle sur la table.
Fatiah la contredit mollement ;
— S’il touchait au stock on s’en serait rendu compte, doué comme il est.
— Il a peut-être une activité de loisirs décoratifs qu’il ramène dans son bureau… à ses heures perdues. Ok c’est ton patron mais c’est aussi avant tout un être humain, avec une personnalité riche et complexe… apparemment.
En face elle finit son verre en une gorgée.
— Tu veux que je te mette en contact avec lui ?

Jeudi 12, au matin.
Des pantoufles confort s’approchent mollement d’un frigo recouvert de notes. La tête un peu de travers au sommet d’une robe de chambre empruntée dans un hôtel, les yeux gonflés, Géraldine ouvre la porte battante d’un geste machinal. Attrape une bouteille de jus de fruit.
Sur la table, au-dessus du tas de magazines qui grossit de jour en jour, elle dégage un espace relativement stable pour poser sa tasse. La journée commence, un peu tard, et celle-ci ne sera pas totalement dépourvue de sens, puisqu’il semble bien à Géraldine qu’elle comporte un objectif. Il faut juste se souvenir lequel exactement. La première gorgée de pamplemousse est un rappel au monde des cinq sens.
Après quelques bouchées de céréales au chocolat, elle parvient à se concentrer. Saisit une feuille griffonnée à côté de la petite assiette, relit le brouillon. Puis elle se redresse sur la chaise, repose la tasse sur la table en baillant, et fait enfin résonner la sentence, d’une voix éraillée : « Allez, aujourd’hui on va incrémenter ces entreprises. »

Dans la rue de l’escarpe une heure et demie plus tard, Géraldine pousse la porte de la boutique de vêtements professionnels avec la même fascination que la première fois. Le décor de drapés et d’appliques n’a pas changé. Même l’ado de l’autre jour est toujours là, occupé à trier des vestes sur un portant au fond du magasin.
Posté devant les toques de cuisine qui la font rêver, Géraldine ne tarde pas à entendre le « J’arrive » au timbre chevrotant. Quand le garçon s’approche, Géraldine lui annonce dans un élan :
— Je vais prendre cette belle faluche, là !
Son enthousiasme doit être contagieux parce que le jeune gars lui répond sans retenue : « Et une faluche ! Je vous la tranche ? »
Géraldine joue le jeu, « Ça ne sera pas la peine non », ce qui provoque un gloussement chez l’adolescent. L’article emballé dans une main, il ose encore « Et avec ça qu’est-ce que je vous sers ? ».
Mais l’effet est retombé. Géraldine est revenue à ses calculs. L’ado le sent et perd un peu de sa contenance, sa voix s’éteint presque quand il confirme « oui c’est taille unique. »
Comme Géraldine réclame en plus un tablier de poissonnière en caoutchouc et une robe d’avocate, il disparaît ensuite pour aller chercher des références.

À son retour il présente un magnifique polyuréthane bleu charrette à sangle dorsale et annonce « On l’a plus en blanc ». Géraldine est enchantée.
L’ado ajoute :  « Pour la robe d’avocate ça sera sur commande, si vous pouvez repasser je l’aurai dans 3 jours.  »

L’après-midi à 14h, elle hésite d’abord en descendant du bus. Quand la psy parlait « d’affrontement positif », est-ce qu’elles pensaient à la même chose ?
Géraldine se voit dans le reflet d’une vitre d’immeuble, en marche vers le clash, découplée des jours ordinaires. Est-ce qu’elle a bien raison de chercher la merde comme ça ? Quand elle pense au monde du travail elle se revoit enfermée aux toilettes pour pleurer pendant les pauses.
La guerre, c’est eux qui la font. Les prud’hommes n’avait pas qualifié son ancien employeur de persécuteur pour rien. Un jugement parmi des milliers d’autres.
Géraldine déballe alors son accessoire, d’un geste nonchalant, et se met à faire les essayages en pleine rue. Faluche tombante sur le côté, gonflée en hauteur, ou plaquée vers l’arrière. L’objet est imposant, produit un bel effet, très visible. Géraldine inspire un bon coup et se remet en marche sans ôter le couvre-chef.
Quelques dizaines de mètres plus loin elle a repéré l’enseigne de la boîte : Garance immobilier. Elle est parfaitement à l’heure.
Une secrétaire très gentille l’accueille mais lui avoue sans hésitation « par contre ça va pas le faire la toque là… » À quoi Géraldine répond sans méchanceté « C’est pas une toque, c’est une faluche ». L’autre lève les yeux mais n’insiste pas.

L’attente est longue sur la chaise résille.
Géraldine s'emmerde déjà au bout de trois minutes, alors elle se force à respirer profondément, pour apaiser, et commence à inspecter toute la boutique d’un regard circulaire. Où sont les petites récompenses visuelles, affiches internes, touches déco personnelles ? L’agencement intérieur tient plus du salon de coiffure minimaliste.
Au bout de dix minutes elle sort le téléphone pour lancer une partie. Quand ça ne l’amuse plus, elle va dans l’application de prise de notes, tape « Apporter de la lecture ». Puis elle essaie de retrouver sa longue liste de recommandations enfouie quelque part. Pendant qu’elle scrolle la cinquième page de recherche d’ebooks gratuits, quelqu’un sort enfin d’un bureau.
Quand Géraldine relève les yeux, une femme en chemisier et pantalon cigarette la dévisage. Face à la dégaine de la candidate, la recruteuse ne peut pas se retenir de commenter : « C’est une blague ? ».

Alors comme Géraldine a déjà beaucoup patienté, et qu’elle sent que le ton risque de très vite monter, elle coupe court immédiatement :
« OK vous avez 20 minutes de retard, donc pour moi ce sera un NON. Next. »
Et elle se lève en mettant ses écouteurs dans les oreilles pour sortir.
Juste le temps d’entendre « Elle se croit où elle ? ».
Géraldine envoie tout de suite la musique pour ne pas se laisser atteindre, c’est sa nouvelle procédure. Playliste énergisante élaborée pendant qu’elle réfléchissait à des scénarios revanchards contre la hiérarchie. Sur le trottoir elle marche vite pour s’éloigner des nuisances.
L’échange était expéditif cette fois, mais le flottement se produit encore. Ses jambes la porte bien, mais Géraldine ne sait pas où elle va. Les teintes sont plus vives, plus lumineuses. Les gens qu’elle croise dans la rue sont des êtres de lumière, même les vieilles façades déprimantes ont droit à un vernis adrénaline/endorphine qui donne envie de dire bonjour aux boîtes aux lettres et aux arbres.

En reconnaissant au loin le numéro du bus qu’elle avait pris à l’aller elle se met à courir, portée par le succès.

Appartement sol carrelé. Cuisine trop petite.
Retour à une vie presque normale. En caleçon de mec et chaussettes à kiwis. Les émotions ça vide, Géraldine a l’impression de revenir de la piscine. Et elle veut profiter pleinement de cet état. Il y a un autre entretien d'embauche prévu demain, mais elle n’ira pas. Une nouvelle règle s’écrit toute seule dans son carnet de notes mental : Espacer les rendez-vous. Ne pas trop en faire à la suite.
Les pieds dans la douceur du pilou, elle ressent aussi une sorte de frustration, latente, paradoxale. À la fois soulagée mais suspendue dans une sorte d’attente. Comme s’il fallait absolument trouver le moyen d’exploiter cette énergie bouillonnante pendant qu’elle est là. Dans l’immédiat, pour rétablir l’équilibre, c’est un peu d’exercice tranquille qu’il lui faudrait, sur le tapis de yoga dans le salon. Ça l’aidera à changer d’état d’esprit.

Pendant qu’elle déroule la carpette matelassée, son téléphone dans la cuisine se met à vibrer. Une fois. Elle n’y prête pas attention et commence à s’échauffer les bras en grands cercles. Le téléphone tinte à nouveau. Puis une troisième fois, et une quatrième. Géraldine travaille sa discipline personnelle, se promettant de ne pas céder immédiatement à toutes les sollicitations. Quand elle s’allonge pour une série de crunchs, c’est la sonnerie de notification qui se fait entendre. Elle croyait pourtant l’avoir désactivée. Et la minute d’après ça recommence à vibrer. Géraldine arrête les relevés de buste et n’a pas longtemps à attendre avant une nouvelle alerte sonore. Elle se lève pour aller vérifier ce qui est en train d’arriver : le temps de saisir son téléphone et de débloquer l’étrange fenêtre de notification sans texte qui est apparue, plusieurs nouveaux messages vides s’accumulent dans la barre d’état.

Géraldine panique un peu. Elle éteint le téléphone par réflexe.
Soit l’appareil déconne, soit quelqu’un de malveillant est en train d’attaquer son numéro.
Tout allait pourtant tellement bien depuis quelques jours. Et maintenant on voudrait lui gâcher sa thérapie incrémentale à peine démarrée ?

 

chapitre 6