Géraldine préside
Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée«
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Quand Géraldine reçut le virement bancaire des dommages et intérêts gagnés après deux ans de procédure Prud’homale contre son ancien employeur, elle se mit à rêver à ce qu’elle allait faire du temps libre dont elle disposait à présent.
Sur l’écran trop lumineux, la somme éblouissante contenait tellement de chiffres autour d’un point et d’une virgule qu’il lui avait fallu quelques secondes pour bien réaliser. Une somme aussi inhabituelle dans ses relevés il fallait faire un effort pour l’assimiler, laisser le temps au cortex de bien comprendre qu’elle était du domaine du possible. Sur la ligne de son solde créditeur le point séparateur des milliers ne simplifiait pas la lecture immédiate.
51.126,35
Soit : cinquante et un mille cent vingt-six euros et trente-cinq centimes.
À sa place, avec une telle somme, beaucoup n’auraient pas résisté longtemps à la tentation de s’offrir quelques cadeaux onéreux pour se consoler, après ces années de bataille éprouvantes.
Géraldine elle, ce qu’elle rêvait de s’offrir, à part payer le mois de loyer en retard et remplir le frigo, c’était une vengeance délectable sur les N+, les petit⋅es et grand⋅es managers, et les équipes RH insensibles.
Comment s’y prendre pour assouvir sa vengeance ?… allait-elle utiliser la violence, les menaces, les représailles physiques ?
Non. Maintenant qu’elle avait des journées entières à occuper comme elle le désirait, officiellement en recherche active d’un emploi mais officieusement pas du tout prête à signer un contrat de travail de sitôt, cette réponse se trouvait dans les propres mots de son ancien manager.
« Incrémentalité ».
Utilisé à tort et à travers, le concept était devenu un prétexte à toutes les exigences, toutes les entorses au code du travail. Personnel incrémental, objectifs, plannings à incrémenter.
Cette notion mathématique, passée dans le domaine du marketing, puis de l’entreprise en général, était maintenant synonyme d’heures supplémentaires non payées, de remplacement au pied levé, de doublement de la charge de travail pour boucler un dossier ou remplir une commande.
Pour ses supérieur⋅es hiérarchiques qui ne juraient plus que par l’incrémentalité, les souffrances humaines avaient disparu du champ des émotions tangibles. Dans leur vision incrémentale des choses, le stress n’était que le propre de l’employé⋅e incapable, l’inquiétude celui d’une absence de motivation. Incrémenter, c’était optimiser, c’était shifter, ajouter, additionner. Une addition est toujours une action positive. Et être positif c’est répondre oui à tout.
Sur la table à manger baignée d’un rayon de soleil passager, de très bonne humeur en pyjama et pantoufles, absolument positive pour une fois, Géraldine avait l’intention de donner un tout nouveau sens au terme indélicat.
Grâce à la compensation qu’elle venait de recevoir, une sécurité financière inespérée dont elle allait pouvoir profiter pendant quelques mois, voire quelques années, si elle n’était pas trop dépensière, l’équilibre venait de s’inverser. Elle sentait que la roue allait tourner un peu plus dans son sens.
D’ailleurs elle avait crû comprendre qu’aujourd’hui certaines entreprises avaient beaucoup de mal à recruter. Elle comptait bien en tirer parti de la façon la plus inventive, et suivre les conseils de sa psy, qui disait qu’il faut « aller vers ce qui vous fait du bien, ce qui vous donne de la satisfaction. »
Après des années de sacrifice Géraldine comptait d’abord se divertir un peu.
Devant elle dans la fenêtre de recherche, plusieurs offres d'emploi se bousculaient déjà pour devenir les prochaines cibles de son attention.
L’incrémentalité allait changer de camp.