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Géraldine préside 1.3

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+3

Le chômage a vraiment du bon.
En traînant au lit ce matin avec des tranches de pain recouvertes de pâte à tartiner, Géraldine se demandait si les Ressources Humaines ouvraient les CV pour faire une sélection sans vraiment lire les lettres de motivation. Si c’était le cas il y avait une petite faille dans sa stratégie. Ça lui avait presque gâché ses tartines. Arrière-goût de frustration un peu trop familier.
Sur sa liste de choses à faire avant de mourir elle hésite donc encore à cocher la première case.

Elle vérifie le dossier spam dans le petit écran, clique dessus plusieurs fois. Trop décevant de ne voir apparaître aucun signe dans sa boîte de réception. Aucune conséquence, même pas un accusé de lecture.
Tout ce qu’elle voudrait maintenant c’est vérifier son pouvoir de perturbation. Géraldine ne sera probablement pas satisfaite par l’expérience tant qu’elle n’obtiendra pas au moins une réponse exaspérée de la part d’une grande entreprise.

Dans une conversation à côté elle texte « Oui je suis obsessionnelle ».
En retour elle reçoit un emoji castor à grandes dents.

Elle se concentre un instant. Il n’est pas question de se décourager aussi facilement. Elle va reprendre son historique sur la plateforme pour candidater, mais cette fois elle trompera les destinataires en mettant sa lettre de motivation personnalisée à la place du CV. Histoire d’être sûre que si la LM est secondaire le piège fonctionne quand même.

C’est sur la table à manger dégagée que les opérations se poursuivent. Il est déjà 10 heures, après les manœuvres elle se mettra à découper des légumes. Dans le courrier d’intentions elle ne change rien au couplet astral pour cœur de lionne, « effets de Saturne et Vénus » qui « appellent une réaction ».
Quelques envois rapides à ses premières cibles, entre deux gorgées de verveine tiède avec trop de miel.

L’ambiance dans l’appartement est moins lumineuse que les jours précédents. Dans sa tête aussi. Il n’y a plus cette tristesse des contraintes horaires, mais une forme d’absence plane sur le temps qui passe. Quel est le sens d’une journée finalement, avec ou sans travail ? Peut-être que c’est tout le concept du calendrier qui est foireux, incrémental par nature. Depuis qu’elle se lève pour inventer son propre emploi du temps, Géraldine trouve bien de quoi s’occuper : elle peut faire tout ce qui était impossible en rentrant crevée le soir, cinéma, inscription à la médiathèque, à la piscine. Marché du jeudi matin. Elle teste même tous les jours une nouvelle routine d’exercices sportifs de moins de 20 minutes.

Pourtant après quelques semaines bien méritées à glander, remplir son temps libre n’apporte pas non plus une réponse évidente à la recherche de sens que le travail vous enlève. Reprendre le contrôle de ses journées et de ses choix était la base nécessaire pour chercher du sens, mais comme elle est en train de s’en rendre compte aussi pendant les séances, une fois l’obstacle dépassé il y a parfois cette angoisse de l’absence, parce qu’il n’y a plus rien sur quoi se concentrer.

En pantoufles pilou, assise devant l’ordinateur portable, elle regrette presque sans l’avoir connu la présence affectueuse d’un chat.

Le téléphone tressaille. Fatiah l’invite à boire un verre ce soir.
Au lieu de répondre, Géraldine lance des vidéos de Pilates, se demande si c’est vraiment pour elle, commence une liste de séries à télécharger, feuillette les magazines posés en désordre sur une chaise.

Au bout de trois quarts d’heure, nouvelle inspiration littéraire.
La suite d’une discussion fictive, comme si Géraldine écrivait un dialogue. À la fin de la lettre de motivation toujours ouverte sur l’ordi elle rajoute cette phrase improvisée :
« Il m’est difficile dans l’attente d’une réponse de prêter attention à mes proches qui pourtant en auraient besoin. »
Un peu de pathos pour provoquer une réaction de la part des départements du personnel, voila peut-être ce qui manquait. Elle ne sait pas d’où ça lui vient, son côté créatif a l’air d’apprécier l’absence de chefaillon colérique.

Doigts habiles sur les formulaires, elle refait une tournée d’envoi, toujours aux mêmes destinataires. Société de recrutement, hypermarché, startup dans l’alimentaire, usine de prototypes de trucs…
Quand tout est parti, qu’il n’y a plus de bouton d’envoi sur lequel se défouler, elle se demande soudainement quel est le but d’encombrer la boîte mail de quelqu’un qui n’aura peut-être pas plus mérité qu’elle d’être essorée par les rouages du bureau. Un⋅e stagiaire, un⋅e réceptionniste, tout en bas de la hiérarchie, qui ramasse à la place des autres. Le monde du travail est bien foutu pour séparer les gens des vraies conséquences qui devraient leur être attachées.
C’est peut-être ça l’adjacence d’ailleurs ? Personne n’avait compris où le dernier coach voulait en venir dans sa prédication pour collaborateurs, entre l’atelier coloriage et taï chi.

Ses courriers ne lui paraissent plus si amusants tout d’un coup. Géraldine se lève pour aller réfléchir devant la liste sur le frigo, son centre stratégique.
Il manque quelque chose d’évident.
Ça saute aux yeux quand elle regarde l’aimant en forme de fruit, qui lui rappelle un jeu vidéo. Dans ses essais, comme dans les jeux, il faudrait pouvoir mesurer une progression. Elle avait commencé à énumérer les moyens, sur le papier accroché en face d’elle, mais il lui faut également une échelle des cibles, un organigramme. Pour donner corps à une revanche incrémentielle il fallait viser un peu plus haut.

Nouvelle petite inquiétude qui pointe. Qu’est-ce qu’elle va dire à la psy à propos de tout ça? « Je tente une carrière d’amuseuse » ? Pour que l’autre lui réponde: « Ça ne fait rire que vous. » ?
Géraldine sait que la psy ne se permettrait pas de se moquer ouvertement. Qu’elle laissera toujours la parole s’exprimer librement, sans jugement. Et puis d’ailleurs c’est elle qui répète « Vous présidez à votre propre existence. »
Trop tard pour regretter de toute façon. Tous les messages sont partis depuis un quart d’heure.

Pendant qu’elle ramasse la vaisselle du petit-déjeuner, une notification résonne. Nouveau mail.
Géraldine ouvre l’appli.

Wah.
Quelqu’un est vraiment en galère de personnel. Malgré toutes les conneries qu’elle envoie pour se détendre, on lui propose direct un entretien d'embauche, demain à 15h.

Qu’est-ce qu’elle a de prévu demain ? Rien de particulier.
Elle confirme le rendez-vous.

Il est peut-être temps d’entrer dans le vif du sujet au lieu de jouer nonchalamment en pantoufles.
Une publicité ciblée dans le coin de l’écran demande « Êtes-vous prêt pour passer à la prochaine étape de votre carrière ? »

Géraldine est prête.
Il ne lui reste qu’à trouver une garde-robe vraiment adjacente.

 

chapitre 4