Géraldine préside
Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée«
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8 h ce matin, le téléphone s’était mis à sonner deux fois de suite. Appel inconnu. Sûrement l’isolation à 1 euro ou l’arnaque au compte personnel de formation. Au lieu de se replonger dans les oreillers, Géraldine avait sauté du lit en chantant. Si elle l’avait vue, Fatiah aurait lancé une de ses formules : « explosion de fourberie. »
C’est cette énergie que Géraldine veut garder pour aller à l’entretien d’embauche aujourd’hui.
Après son petit déjeuner Géraldine a quand même fait l’effort de lire la description du poste qu’on lui propose. Le rendez-vous est à 15h. Rien que pour ce temps de préparation matinale il faudrait payer les gens. Les patron⋅nes qui ne viennent même plus au bureau on les récompense bien.
Elle finit de lire le pavé indigeste en ramassant les vêtements qui traînent par terre. Des intentions pires que ses horoscopes, « Nous sommes impatients de faire connaissance et de construire ensemble un chemin partagé ». Pour un contrat d’employée à tout faire.
Un des trucs qu’elle déteste le plus dans ces entretiens, à côté de l’hypocrisie contractuelle, c’est d’être obligée de se conformer à une image idéale pour avoir toutes ses chances. Surtout ne pas décevoir, être enthousiaste, mais ne pas donner l’impression d’avoir trop de caractère. Ça commence en général avec l’apparence. Des remarques sur une couleur de cheveux, un trait de maquillage ou la longueur d’une jupe elle en a eu.
Depuis hier soir elle écume les pages d’un site de vêtements professionnels. Il y a cet ensemble blouse et tablier : blanc à rayures bleues. On dit « rayures Vichy ».
Dès qu’elle a vu la photo Géraldine a pouffé de rire toute seule dans la cuisine de son petit appartement.
Si elle doit revenir dans cet état d’esprit du passé, pure perte de temps depuis qu’elle a gagné un petit magot aux prud’hommes, il faut que la mise en scène soit à la hauteur. Un entretien d'embauche c’est une mise en scène. Comme les autres cérémonies. Anniversaires, mariages, enterrements.
Elle veut cette tenue de femme de chambre, elle n’arrête pas d’y penser depuis hier. Sobre mais parfaitement identifiable. Sous la blouse elle mettra un pantalon. Surtout, le poste proposé à l’entretien n’a rien à voir avec l’hôtellerie : première technique de déstabilisation.
Rendez-vous dans quelques heures, elle n’aura pas le temps de recevoir une commande. Mais le site de vêtements pro a une boutique de vente au détail en ville. La blouse-tablier est annoncée en stock.
Géraldine quitte son pyjama pour s’habiller en vitesse.
*
Il fait gris. Un petit vent désagréable promène des feuilles mortes et des tickets de jeu déjà grattés. À l’angle de la rue des commerces un type fait la manche assis par terre dans le froid. De loin Géraldine entend un vieux monsieur qui s’arrête pour lui faire la morale « Et le travail alors ? Parce qu’ils cherchent, y trouvent pas ! »
Instinctivement elle aimerait aller l’engueuler à voix haute devant tout le monde, mais le vieux est déjà parti quand elle arrive.
Partout on répète que la main-d’œuvre manque dans le pays, que les gens « n’ont plus d’ambition ». Y’en a qui croient encore que se faire exploiter c’est une ambition.
Dans une vitrine, deux mannequins d’habillage devant un rideau rouge, l’un en cuisinier à toque, l’autre en combinaison de chantier. C’est bien là.
Elle pousse la porte. Tout au fond de la salle encombrée de portants sur plusieurs niveaux, des drapés pendent du plafond. Des appliques douchent les vestes, pantalons, et couvre-chefs. Ici le concept de mise en scène prend tout son sens. On se croirait dans les coulisses d’un théâtre. Une porte au fond est entrouverte, baignée de lueur d’écran.
Géraldine s’arrête fascinée devant une étagère pleine de chapeaux de cuisinier⋅es. Des toques, des faluches, calots, coiffes bérets. Vestes blanches croisées, à col officier, chasubles, tabliers. La faluche en particulier, plissée, tombante, produit un bel effet.
Un ado de 15 ou 16 ans apparaît derrière elle : « Je peux vous renseigner ? »
Elle lui montre la photo de la blouse qu’elle veut. Le garçon aux cheveux très courts et lunettes carrées lui répond « ça c’est un vieux modèle, on en a des plus stylés si vous voulez ». Mais Géraldine a déjà regardé les nouvelles collections sur le site web. « Non non c’est celle-là que je veux. »
À midi un mélange d’excitation et de stress lui ôte l’envie de cuisiner. Elle réchauffe un plat préparé en stock pour les mauvais jours. Barquette de lasagnes végé qu’elle entame, mais ne se ressert pas.
12h30. Elle essaie la blouse dans le salon.
Rigole en chômeuse devant le miroir.
Un vrai uniforme professionnel. Le tablier à bavette qui s’ajoute par-dessus aide à bien faire passer le message.
13h00. Temps de faire une petite sieste.
Juste en se réveillant elle se rappellera avoir rêvé qu’un chat orphelin sonnait à la porte pour venir faire le ménage. Elle va vraiment finir par prendre un animal domestique.
À 14h30 elle part de chez elle. Avec le bon état d’esprit, qu’elle se répète à voix haute pour ne pas dévier : C’est l’entreprise qui a besoin de moi. Pas l’inverse.
À l’accueil de la boîte située dans une zone d’activité sans couleurs, on lui dit d’attendre sur un fauteuil moche.
Quand le recruteur sort du bureau pour venir chercher Géraldine, la surprise est à peine perceptible dans son expression. Il se maîtrise d’abord en voyant la tenue inadaptée à ce moment d’échange professionnel. Le responsable RH se retient visiblement d’afficher sa surprise, mais l’inspiration profonde qu’il vient de prendre, le bras tendu pour indiquer d’entrer, en dit long. Il y a peut-être quand même quelque chose à en tirer. Géraldine serait vraiment déçue d’être venue déguisée pour rien.
Juste avant de s’asseoir à son bureau il est quand même obligé de demander : « Vous êtes déjà sous contrat de travail avec un autre employeur ? »
« Non pas du tout ».
Les évolutions de la mode laissent le bénéfice du doute. Après les robes chemises, peut-être que les uniformes à tablier viennent d’entrer dans les codes du prêt-à-porter.
Suivent quelques banalités pour présenter l’entreprise, que Géraldine entend d’une oreille distraite parce qu’elle balaie la pièce du regard, curieuse, à la recherche des moindres petites récompenses : une photo de groupe, une affiche corporate, un diplôme au mur, trophée sportif, photos de famille ou dessins d’enfants avec des cœurs et des dauphins.
Le responsable du recrutement passe très vite à l’offensive en lançant l’interrogatoire : « Vous avez de l’expérience en travail d’équipe ? Nous ce qu’on recherche c’est des gens qui sont capables de s’adapter dans une équipe. »
Géraldine, pas très convaincue, peut-être encore trop sensible aux effets d’intimidation, se contente de répondre « oui oui ».
En face il fronce un peu les sourcils et reprend : « Je n’ai pas été impressionné par votre CV… Qu’est-ce que vous pouvez me donner pour essayer de me convaincre ? »
Qu’est-ce que je peux te donner ?
Mais mon pauvre, c’est toi qui cherche désespérément de la main d’œuvre.
Géraldine se remet dans la vibration, celle qui la portait encore lorsqu’elle enfilait sa tenue de domestique sur le parking en rigolant intérieurement. Incrémentale. Pleine de fourberie.
Elle se redresse un peu sur la chaise, lève la tête et assène à son tour :
« Et vous pratiquez l’adjacence dans votre entreprise ? Non parce que moi je ne bosse que dans des boîtes en adjacence. »
Une courte pause chez l’adversaire. Courte mais assez claire pour comprendre qu’il est un tout petit peu perplexe. Ce qui ne l'empêche pas de contre-attaquer :
« En ce moment il faut que vous compreniez bien la situation qu’on traverse. Si on veut que les choses avancent il faut que tout le monde y mette du sien… »
C’est là que Géraldine perd patience. Elle était juste venue pour s’amuser, pas pour écouter des leçons de morale.
Elle se lève soudain, et lance : « Bon moi je dois y aller, j’ai d’autres offres qui m’attendent. »
En passant son sac à l’épaule, Géraldine lui lance encore dans les yeux « Très belle journée à vous ! » avant de sortir du bureau.
Un grand sourire sur le visage.
Elle flotte dans le couloir.
Voit défiler les plantes, la machine à café, les sièges. Le visage hébété du RH bien imprimé en mémoire. Elle dit bon courage ou quelque chose du genre quand elle repasse devant l’accueil, et sur le parking elle finit par exploser de rire. Impossible de se retenir.
Elle ne s’est jamais sentie aussi détendue, aussi victorieuse.
Quelques notes de musique résonnent. Elle les reconnaît avec un peu de latence, étouffées au fond du sac. Le téléphone qui sonne. Numéro inconnu. Géraldine hésite deux secondes mais décroche dans un élan.
« Allo madame, bonjour, Aurélie Joubert du bureau du CPF, je vous appelle pour vous aider à choisir les formations auxquelles vous avez droit dans le cadre du compte personnel formation … »
Une derrière petite secousse de rire. Géraldine répond gentiment : « Nan, j’ai pas le temps là… allez je raccroche hein… »
Ce qu’il lui faut maintenant c’est une bonne bière IPA en repensant à la tête qu’il faisait quand elle a dit « adjacence » et « très belle journée ».
Pour la suite elle se voit déjà avec une faluche de cuisinière pendant les prochains entretiens.