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Chapitre 2

Ocre rouge

Hors d’Europe, loin des postes-frontière militarisés qui clôturent la démocratie. Elle marche sans lever les yeux.

Des sommets secs et pointus s’alignent sur l’horizon. Les couleurs chaudes d’en bas ne sont plus ici que grisaille ciselée sur un fond de ciel trop lumineux pour être bleu, mais à cette altitude il fait moins chaud sous le soleil.

Pour avancer dans les grands pierriers, larges flancs de montagne recouverts d’éboulis rocheux, il existe des chaussures d’alpinisme renforcées. Pourtour de caoutchouc épais qui entoure l’intercalaire au-dessus d’une grosse semelle à crampons, un pare-pierres protégeant la membrane des impacts tranchants lorsque le pied s’enfonce dans les pentes de débris.

Bleuet porte une paire d’Air Force One usées.

Combien de jours pour arriver de l’autre côté, dans la région limitrophe qui lui permettra de passer une ligne imaginaire séparant les deux pays ? Trois, si tout se passe bien. Peut-être le double en cas d’incident. Peut-être l’éternité si les baskets lâchent. Dans cette région du monde un enregistrement à la frontière d’en bas la placerait automatiquement sur la liste des amputé⋅es civiques au sein des pays riches. D’où le port de sneakers élimées pour faire de l’alpinisme. Si on lui avait donné le choix en partant elle aurait pris quelque chose de plus robuste, mais dans le stock charitable de l’ONG, il n’y avait rien de mieux.

Et les connards d’avant l’ONG ne lui avaient rien laissé aux pieds avant qu’elle en poignarde un pour s’enfuir.

 

Plusieurs heures qu’elle avance aussi horizontalement que possible sur une pente de pierres déchiquetées, en déclenchant régulièrement de petites avalanches involontaires. Elle suppose qu’en gardant ce rythme elle aura fait un bon quart du voyage d’ici demain soir, ce qui lui permet d’avoir au moins un repère au milieu de l’inconnu. Monter à cette hauteur depuis le pied de la montagne, 500 ou 600 mètres de dénivelé positif entre les branches à épines des genévriers, lui avait paru plus long et difficile que cette marche qui s’annonce monotone sur des kilomètres et des kilomètres. Moral encore solide. Le principal souci sera de faire durer les faibles provisions de nourriture et d’eau. Elle se rassure en pensant aux grosses rations de pâtes dont elle s’est gavé en prévision de son départ, des kilojoules de sucres lents qui pourraient faire la différence.

L’autre difficulté c’est le soleil. Le soleil qui décide de tout. Grâce à lui elle s’oriente grossièrement sans GPS ni boussole, mais elle doit se couvrir comme elle peut pour éviter une insolation par négligence, parce que le vent d’altitude qui refroidit vous fait oublier les rayons UV nocifs pendant une exposition prolongée. Le corps entier recouvert de tissu de fripe, cheveux noirs et visage enroulés, seuls ses doigts dépassent un peu des manches de gilet trop grand.

Si elle veut garder les jambes solides il faut aussi qu’elle aiguille les pensées vers des images qui ne tordent pas l’estomac. Elle se force à penser à autre chose, mais la petite blessure médicale qu’elle porte juste sous l’aisselle gauche gratte encore, lui rappelle d’où elle sort, fin de cicatrisation irritée par l’effort, la sudation, les frottements du textile.

La lumière trop forte baigne. Décolore les éléments. Rocailles devant elle, derrière, sur les côtés. Traits imparfaits des images et des sensations dans les bribes de souvenirs. Vanessa sous le soleil qui se lamentait d’avoir la peau rouge. La cour du collège. Le grand arbre au coin de l’annexe administrative où les copines se rassemblaient.

À Bron où elle a grandi, les filles de 8 ans qui jouaient aux cartes à collectionner dans la cour de récré ont pris des trajectoires différentes. Quand les gamines mettaient leurs bras nus côte-à-côte, Bleuet avait une gradation moyen-plus-foncé sur l’échelle qu’elles utilisaient pour comparer. Et Vanessa était capable de pleurnicher qu’elle aussi aimerait bien « avoir des origines ». Sous l’arbre repère du collège, des années plus tard, elles se retrouveraient pour parler soirées, alcools et défonce, vidéos de leurs délires en équipes, première fois avec un mec ou une meuf…

Quand on pratique une activité répétitive le cerveau se libère des fonctions motrices et fait son propre chemin de pensée. Les pierres à perte de vue et le bruit des frottements secs augmentent cet effet. Vanessa, aujourd’hui, elle fait quoi ? Est-ce qu’elle est devenue préparatrice de commandes ou employée de banque ? Avec un mec ou une copine qui la rejoint pour regarder une série le soir quand elle rentre, et un chien stérilisé qui laisse des poils sur le tapis du salon ? Les plus populaires dans la cour du Lycée, combien sont obligées d’être caissières pour survivre ? Et qu’est-ce qui est pire, livreuse, employée de bureau, ou mécanicienne salariée d’un garage qui ne paye pas les heures supplémentaires ? Dans les souvenirs qu’elle laisse défiler il y a un petit garage associatif aux murs colorés, en bas d’un immeuble. Des mecs sur trottoirs et parkings, qui font de la mécanique dans le décor. Quelques femmes aussi, beaucoup plus rares.

Le soleil continue de monter. Sous le voile léger dont elle a couvert sa tête, une chemise trop claire trouvée chez les humanitaires, elle sent déjà qu’il fera encore plus chaud tout à l’heure.

La démangeaison de sa cicatrice diminuait depuis une semaine. Sous la peau, Bleuet sent presque, sans la toucher, la petite forme soudée sur une de ses côtes. Elle sait que l’objet gros comme un ongle n’est pas simplement glissé sous les tissus de chair, ça se sent au toucher, c’est accroché au squelette. Elle ne sait pas exactement quelle est la nature de cette greffe, mais suppose qu’il y a un port physique de données quelque part sous l’entaille. Pendant l’anesthésie locale elle avait vu un long câble à tête brochée. Si l’objet sous la peau était autre chose qu’une puce de traçage, on ne lui aurait aucune avance pendant la fuite, et c’est trop petit pour être une bombe.

 

Arrête de penser à ça.

 

Karst concassé. Miettes gris cuivre à trois faces, recouvrent comme un océan de vagues figées.

Aucune autre stimulation ne perce ici.

Dans les plaines désertes en bas, le réseau passe plutôt bien, mais elle sait que les escarpements créent des zones blanches non négociables sur ces hauteurs. Les petits halos lumineux des images rassurantes ne parviennent pas jusqu’ici. Bleuet ne possède plus aucun appareil de toute façon. Tout ce qu’elle a tient dans deux poches de la veste.

Les pensées finissent toujours par se détacher de ce qu’elle voit ou entend, un petit effort pour les canaliser… Reprendre le fil qui commençait à se dérouler : des garages. La mécanique. Une voie qu’elle avait envisagée à la place de la chaudronnerie, juste après la Fac. Métiers encore considérés comme virils, qui l’avaient toujours fascinée, même si supporter les gars qui gueulent toute la journée dans l’atelier pour prouver qu’ils en ont de la virilité, ça devient très vite fatigant. Déjà petite elle admirait les femmes qui savaient réparer les voitures, on les voyait parfois opérer des manœuvres en dessous d’une calandre ou d’un châssis posé sur chandelles devant les bâtiments, rien pour les différencier fondamentalement, cheveux retenus en arrière, maquillées ou pas du tout, en pantalon à poches cargo, survet’ ou leggings sport.

Bleuet revient d’une région où c’est normal de voir des femmes outillées penchées sur des moteurs. Formez vingt femmes à la mécanique auto dans une seule ville et vous verrez avec le temps une transmission de cette compétence aux autres femmes de la région. En pratiquant les unes avec les autres, la barrière de l’initiation devient beaucoup moins difficile à franchir pour les nouvelles, et un effet boule de neige se produit en quelques années.

Un jour ou l’autre de toute façon on a besoin d’ouvrir le capot et de s’intéresser aux différentes parties d’un moteur. Surtout en zone de guerre. Mais difficile d’apprendre, de progresser, lorsqu’on n’a même pas le temps pour s’essayer, démonter, remonter, nettoyer, démonter encore…

Le capitalisme mange le temps. Et quand il le digère ensuite il ne reste que du charbon. Vivre sa vie à Lyon ou dans une autre ville d’Europe, où tout n’est qu’un divertissement, plutôt que là où les choses essentielles se passent, ça ne laissait que du charbon. Bleuet avait arrêté carrière et apprentissage dans les métiers de la chaudronnerie, à contre-cœur, pour ne pas devenir coupable de construire les mêmes structures qui brûlent le temps des vies. Être une bonne soudeuse TIG lui permet aujourd’hui d’équiper les véhicules d’armures, de faire tenir debout des baraquements ou des défenses dans les zones libérées, et elle en est fière. À l’intérieur de l’Europe elle était destinée à construire les cuves des industries de mort ou la ferronnerie des couloirs pénitentiaires.

Du charbon dans les rues, du charbon dans les cœurs. Voilà ce qui remplit les années reprises à l’espérance de vie dans les vieilles nations. On ne pense jamais au charbon sous les reflets colorés, toutes les choses qui deviendront déchets calcinés sont d’abord de jolis petits objets lumineux et sonores dans une première vie. Posés sur les étagères, dans les rayons, en vitrine, personne ne veut savoir qu’ils deviendront le charbon qui salit. Et que leur salissure encrasse à l’intérieur. Le charbon des cœurs est peut-être le plus salissant, quand les attentes quotidiennes et les joies possibles ne sont plus que de petites listes de courses à remplir pour espérer se trouver soi-même. Mais tout est tellement imbriqué dans le monde-machine que même faire une hiérarchie de la saleté est impossible.

Voilà pourquoi aller trouver la révolution là où elle se produit est vital, pour échapper aux distractions. Ce sont peut-être le sang et les larmes qui vous attendent au lieu du charbon, mais plus rien ne fait diversion quand les problèmes fondamentaux demandent une solution. Et les choses avancent, les grands principes sont mis en actes. Vous voulez l’écologie, vous voulez la fin des inégalités de genre ? Venez cultiver les parcelles encore infertiles qui devront nourrir les villages, et laissez le choix aux femmes de combattre dans leurs propres sections armées. C’est dans le fonctionnement quotidien qu’on éprouve la justesse des théories révolutionnaires. Il n’y a pas mille endroits où appliquer la justice sociale de façon aussi radicale. Bleuet en connaît un, où la terre est chaude, où les visages se tournent toujours vers vous avec joie même quand il n’y a plus de sourires.

Par la force des choses, elle ne saura pas cette année si Ergül finira sa maison en torchis toute seule et si Senay, très bonne mécanicienne choisie pour être la représentante temporaire de sa commune envoyée à l’assemblée de district, rapportera des nouvelles rassurantes sur l’avancée du confédéralisme, malgré les compromis qui laissent craindre des trahisons à venir.

Hors des territoires en lutte pour survivre contre les chars et les militaires qui avancent, tout le monde a l’air de faire exactement la même chose, dans un jeu pour privilégié⋅es.

Regarder en direction de ce gâchis est une perte de temps quand on veut changer les choses en profondeur. Regarder vers son pays d’origine est toujours douloureux : la dernière fois que Bleuet avait pris des nouvelles de la France raciste, une éternité dans cette timeline rugueuse, les cravates rejouaient de vieilles cartes, ça ne l’avait même plus choquée. Ségrégation opérationnelle à l’ancienne, des routes coupées par référendums locaux pour empêcher les sauvages d’envahir les villes, du matériel de guerre requalifié par les préfets pour pouvoir être utilisé contre les rassemblements dépassant la jauge citoyenne… Et ce n’étaient pas les maigres récits de centres commerciaux réquisitionnés par les mouvements ou les villes de campagne réoccupées en masse par des hippies anarchistes qui pourraient la réjouir. L’Europe restait un continent qui avait banalisé les camps de concentration où la faim et les maladies font le sale boulot pour éliminer les indésirables à peau foncée, et il suffisait d’appeler ça des centres de rétention pour que tout le monde détourne les yeux, la conscience préservée.

 

Encore une mini-avalanche pierreuse qu’il faut tenter de retenir. Elle s’arrête dans la pente et attend que le sol ne coule plus en dessous d’elle. Avec tout ce qui est descendu, la partie mouvante sur laquelle elle se repose s’est un peu affaissée, sa jambe enfoncée jusqu’à mi-hauteur sous le genou, mais elle sent que repartir ne sera pas dangereux. Il faut juste y aller doucement. Elle lève un pied, en faisant attention de garder son centre de gravité stable, puis le pose devant, transfère le poids lentement, ça tient. Elle amorce la coordination motrice des jambes, et revient progressivement à son rythme d’avancée normale, en surface des débris stabilisés.

Le cuir léger des sneakers a l’air de résister.

Elle regarde le moins possible à l’horizon. Concentrée sur une zone floue inatteignable, elle sait qu’elle serait vite découragée. Mieux vaut garder en tête l’objectif d’étape du lendemain soir qu’elle s’est fixé, même s’il est complètement arbitraire, plutôt que d’espérer voir diminuer une ligne qui n’a pas de fin. Le mieux serait d’avoir des petites escales à franchir une par une, mais tout ce qu’elle discerne dans le paysage c’est peut-être un plateau moins rocheux à côté du deuxième sommet le plus haut là-bas, dans l’ombre d’une autre pente lointaine. Et impossible de savoir si elle y arrivera demain ou après-demain, ou si l’itinéraire qu’elle prend dans cette direction sera dévié ou non par des obstacles naturels infranchissables, qui l’obligeraient à revoir ses estimations de distance.

Mieux vaut garder un cap et un rythme régulier, sans projections mentales, sans images de ce qui l’attend. Pas trop vite surtout pour ne pas s’épuiser inutilement. Trouver la cadence idéale pour son métabolisme, rythme cardiaque, quadriceps, genoux qui portent et plient sous son poids.

 

Pensées qui défilent comme une galerie de photos.

La possession du fusil d’assaut, normale et rassurante, toujours pendu en longue bandoulière sur l’épaule. Quand elle ne le porte plus elle se sent un peu vulnérable.

Le geste banal pour nettoyer l’âme du canon avec un écouvillon tordu qui passait de main en main. Celui plus rare pour démonter le chariot porte-culasse en ôtant la longue tige du ressort, et graisser les pièces, quand il restait du lubrifiant.

L’acier de la crosse évidée, brillant sous les égratignures, des marques laissées par d’autres avant elle. L’odeur du thé dans les fumerolles autour de la petite table à nappe cirée rouge et orange, sur la terre battue, avec les autres filles en treillis. Les pierres blanches et plates sur le chemin de la maison où elle dormait le plus souvent, une grande montagne en vue au loin. Grande montagne sans pointes, comme une muraille, qu’elle n’a jamais eu l’occasion de voir de près.

Quelques heures seulement sont passées, les premières, et ses chevilles commencent à brûler. Trouver les chaussures parfaitement à sa pointure était une chance, sans ça elle aurait déjà des plaies ouvertes par les frottements.

 

Quand elle essaie de se concentrer sur sa situation, de faire le point mentalement, les évènements récents ressurgissent. Reflux des visions, juste avant la fuite, qui entame son moral et sa vitesse de progression, décharge nerveuse, frissonnante, images éclairs d’un combat à mort au couteau, courtes crispations brutales à rechercher la sensation des chairs qui résistent pour les déchirer et voir leurs visages à eux se défaire… Les jambes qui tremblent quand elle avait arrêté de courir… L’envie de vomir qui était arrivée plus tard, parce qu’elle avait vu les yeux quand elle portait les coups, il ne faut pas regarder les yeux, c’est ça qui abîme… Chercher une autre image pour faire diversion. Des sommets en pics devant elle, c’est tout ce qu’elle voit. Une ligne d’horizon en dents de scie qui lui rappelle la crête d’un dragon. Alors elle se concentre sur les dragons, sur tout ce qui peut l’éloigner des images douloureuses… Est-ce que les Ptéranodons de la préhistoire pourraient avoir été les dragons des légendes parvenues jusqu’au moyen-âge ? Au collège elle aimait imaginer des dinosaures volants qui auraient survécu sur une île inconnue. Elle était souvent la seule à connaître la différence entre Ptérodactyle et Ptéranodon, sa fierté pendant des années. Un jour, sur une route vers le sud de la France, elle avait rigolé en traversant ce village appelé Mondragon, voyage en stop entre copines, le premier d’une longue série, le commencement d’une liberté rafistolée. Découvrir de nouveaux décors, les arbres plus secs et cornus, les collines comme des vagues en enfilade, les montagnes basses et cassées, rocheuse et verdies, des filets de rivières à côté de toutes les petites routes, et puis tout au bout des cours d’eau, la mer, frontière désertique aux reflets d’argent…

À Bron il n’y a que les murs, plantés sur trottoirs et parkings où les collines de Fourvière et de la Croix-Rousse disparaissent. L’ennui des façades qui éliminent l’horizon, qui éliminent même cette impression de vivre au pied d’une petite montagne que l’on a depuis les premiers arrondissements de la ville, là où sont concentrées les familles riches et les marchandises…

 

Les heures sont lourdes.

Chaleur coupante comme de petits silex.

Le monde est brûlé par un soleil blanc. Lumière incolore brûlante. Tout ce qui est en contact avec la peau gratte, coupe. L’eau précieuse qu’elle se réserve à petites doses fuit par toutes les épaisseurs du corps. Un oiseau aux ailes de grande envergure tourne lentement sur des colonnes d’air chaud, très haut, silencieux, mais elle ne le voit pas. Elle ne voit rien alentour parce qu’elle laisse son esprit divaguer pour que le temps disparaisse.

 

Faire du stop avec les copines pour partir n’importe où gratuitement avait été le premier vrai déclenchement de son pouvoir. Le premier moyen d’action qui la déplaçait hors du périmètre géographique et imaginaire dans lequel elle serait restée coincée, assignée à résidence et à découvert bancaire par l’ordre social presque immuable depuis les époques coloniales. La première année de Fac s’était révélée être une arnaque intellectuelle. Profs arrogant⋅es incapables de contextualiser, des cours qui consistaient à apprendre et réciter par cœur. Elle avait passé la deuxième année plus souvent en AG de grèves qu’en cours. Mais les militant⋅es qui monopolisent la parole avec leur vocabulaire et leurs traditions l’avaient vite ennuyée. Elle s’était quand même trouvée des amies, plus aventureuses qu’elle à l’époque, qui prenaient la route. Aller librement partout où elle en avait envie était devenu une solution qui répondait au besoin de s’affronter à des choses plus grandes. Elle savait qu’elle ne pourrait pas connaître l’étendue des choses à partir de sa position assignée. Les routes quadrillent le territoire, elles sont un premier réseau qui structure tout le reste. Et l’enfermement social est aussi un enfermement géographique. Si tu sors de ta zone tu ne découvres d’abord que les lignes qui conduisent au travail ou aux centres commerciaux. La circulation libre n’était pas seulement une affaire de déplacements élargis, c’était une question de pouvoir d’imaginer, de force libératoire. Ça ne pouvait fonctionner que si la liberté de rêver la destination était totale.

Le feu avait duré un temps, elle avait tenté l’Europe, enchaîné les kilomètres par centaines, vu des mers, des canaux, des tours en verre, des ornements de briques colorées autour de centaines de fenêtres alignées, des foules de manifestant⋅es, des éclats de vitres, des cabanes en tôles au bord des fleuves, des cabanes gigantesques suspendues dans les arbres.

Les amitiés n’avaient pas tenu aussi longtemps qu’elle l’espérait. Surtout les amitiés politiques. Elle avait continué à nourrir son analyse des strates de la domination grâce aux lectures et aux discussions, mais avait fini seule dans ses projets de voyage. L’auto-stop en solitaire était encore grisant au début, ensuite elle avait rencontré quelques connards qu’elle aurait préféré éviter, et s’était rendue à l’évidence : on n’échappe pas à la structure simplement en se déplaçant. La route aussi est patriarcale. Elle avait dû chercher d’autres façons de circuler librement. Toutes celles qui lui paraissaient réellement efficace, au moins à court terme, passaient par la fraude, mentir sur sa vie. Détourner l’attention, pour réassigner la propriété des richesses qu’on entrepose derrière des rideaux de fer ou dans des tableaux de données.

 

Au milieu du désert de pierres et du silence, la valeur, marchande ou de reconnaissance sociale, redevient une notion très relative.

Peut-être que c’est la vérité nue qui apparaît ici, puisqu’il n’y a rien : tout ce qui n’aide pas à survivre n’a aucune valeur… ? Peut-être est-ce aussi une illusion produite par l’urgence qui efface toute autre perspective. Devant ses yeux toutes les lignes rocheuses jaunes et grises convergent dans un ciel clair infini. Est-ce qu’on est vraiment plus proche d’une grande vérité dans le dénuement, comme elle l’a parfois entendu dire ? Une vérité originelle qui rassemblerait tout… Peut-être est-ce le même vent spirituel qui souffle à la surface des planètes rocheuses inconnues, là où règne la solitude première.

Ici les roches semblent déjà avoir été souillées par l’homme, puisque Bleuet ressent une crainte tout aussi tangible qui la poursuit encore.

 

La répétition des mouvements de la marche est devenue un endolorissement des membres et du cerveau. Bleuet n’arrive plus à se projeter dans ses pensées. La seule chose réelle maintenant c’est la distance, la séparation, et l’univers entier n’est plus qu’un désert d’éloignement. On ne peut pas contourner la plénitude de l’éloignement, qui se cache derrière tous les tranchants d’un tapis de silex sans fin, dans la poussière qui ternit ses chaussures de loisirs, derrière ce rocher coupé en deux, massif comme un géant couché. Dans les rayons du soleil éternel qui scintillent, dans l’aveuglement qu’il produit par intermittence, rapide et piquant, qui vient se jeter dans son œil par à-coup chaque seconde qui passe…

Le soleil ?

Non, il y a un truc qui fait clignoter la lumière du soleil. Quelque chose bouge, loin dans le désert.

Du mouvement.

Du changement.

Entre les galets, à ses pieds, un creusement apparaît. Usure qui trace l’esquisse d’un sentier discontinu, nouveau au milieu du vide. Bleuet n’avait besoin que d’un peu de nouveauté pour se remotiver. Elle se sent un peu plus solide maintenant, avance avec une nouvelle ferveur.

L’effet dure un moment.

Mais à mesure que ce mince réconfort s’efface sur un tout petit chemin interminable, les autres pensées affluent.

S’il y a un chemin c’est qu’il y a peut-être des humains, et s’il y a des humains il y a toujours un risque de tomber sur Eux, d’être dénoncée, ou à nouveau capturée, par d’autres. Elle voudrait se rassurer avec le souvenir de l’hospitalité immense que les gens vous témoignent au bled, se répéter avec optimisme que toutes les cultures paysannes reculées sont hospitalières par nature, que si elle tombe sur la population locale, authentique, elle sera bien accueillie. Mais elle ne sait pas, elle n’en sait rien, raisonner avec des généralités pareilles lui semble maintenant aussi délirant que de croire qu’une chèvre seule a tracé ce chemin… Peut-être un troupeau de chèvres ? S’il y a un troupeau il y a un élevage, des humains… Il faut arrêter de raisonner. Il n’y a rien d’autre à faire qu’avancer. Toujours au même rythme. Suivre un écartement de pierres juste assez large pour y poser un pied devant l’autre.

 

Au loin, le reflet clignotant diminue. Le soleil baisse. Il reste quelques heures de lumière, dès qu’un abri potentiel se dessinera, il faudra s’arrêter pour ne pas risquer de passer la nuit à découvert. En plus le vent se lève. Bleuet ne faisait plus attention au souffle irrégulier qui passait sur elle en la protégeant de la chaleur, mais la température générale baisse sous le soleil déclinant. Elle sait par expérience que le soir, la force de l’air augmente.

Moins d’une heure plus tard un géant apparaît au-dessus du chemin, dans un petit surplomb sur sa gauche. Bleuet sort du sentier pour monter vers ce rocher. Elle fait un tour complet du bloc qui doit mesurer un peu moins de trois mètres de long. Revenue à son point de départ en bas, elle continue à tourner autour du roc pour réfléchir. Certaines déambulations de ce genre procurent des bénédictions paraît-il. Elle ce qu’elle veut c’est juste une place à dormir, pas une meilleure chance de réincarnation. La face arrière du rocher, en haut de la pente, lui a paru spontanément accueillante. En dégageant le sol elle pourrait se faire un plan, dans la poussière moins blessante que les cailloux.

Il faut encore prévoir l’orientation du soleil le matin, et réfléchir : être réveillée sous la lumière directe du soleil, qui la réchauffera vite après le froid glacial du petit matin, ou rester dans l’ombre réparatrice après avoir subi le feu des rayons toute la journée ? D’après la trajectoire solaire, la place qu’elle se réserve déjà mentalement derrière le rocher est orientée Nord-Est. Ensoleillée le matin. De toute façon elle ne veut pas passer la nuit du côté du chemin, où on pourrait la voir.

 

Quand elle s’est dégagé un trou avec les mains en évacuant la poussière de rocaille, le soleil bas arrive déjà à la limite des crêtes. Plus vite qu’elle ne l’imaginait, tout est transformé par la lumière changeante.

Dans la plus grande poche de sa veste, le blister intact de la couverture de survie.

Elle glisse sa main, en sort le paquet. Or et argent. Elle reste à genoux, déchire la protection plastifiée.

Ce qui était entier est déchiré.

Elle fait glisser le papier isotherme par l’entaille dans le plastique.

Ce qui était plein est vide.

 

Allongée le ventre froid, roulée dans une feuille dorée d’où dépassent ses pieds, elle contemple l’embrasement qui met un terme à cette journée de marche douloureuse. Ses muscles desséchés par les mouvements sans fin.

Autour d’elle, Bleuet voit les véritables couleurs.

Le rougeoiement et les mauves du ciel dans cette partie du monde abandonnée sont un spectacle merveilleux. Une chance unique, simple, oubliée. C’est aussi la fin de tout ce qui existe, à mesure que les couleurs chaudes déclinent, écrasées par la froideur de l’obscurité qui avale tous les souvenirs et les solides minerais. La nuit ronge l’espace autour d’elle. Pas une nuit de pleine lune ou de demi-lune qui révèle les ombres et vous laisse entrevoir le monde pâle. C’est une lune noire. Cette nuit noire qui ôte la vue.

Quand la dernière chaleur est tombée derrière les pics, que l’environnement bascule dans le bleu obscur qui devient progressivement gris sombre, puis dans l’ombre complète, il n’y a pas de sentiment plus froid que cette solitude au milieu du vide immense.

Plus aucun visage distant sur des petites vitres familières, pour se rassurer. Aucun nom intime pour éclairer la nuit.

Abandonnée. Son pouvoir, réduit à quoi… ? Une fièvre dans l’estomac, volonté ou orgueil qui l’envoie se perdre comme les touristes inconscientes sur des pitons mortels. Cette obstination qui a forgé sa volonté paraît dérisoire dans la nuit d’abandon. Tout lui paraît tellement dérisoire sous un ciel immense, écrasant, surtout en comparaison de ce qu’elle était, de ce qu’elle avait commencé, contre l’avis des autres mais avec toute sa force vitale. Force à laquelle l’opposition du groupe donnait enfin une mesure tangible.

Pendant quelques semaines, avant le conflit interne, elle avait goûté le plein accomplissement de sa colère légitime. Quelques semaines qui avaient tout changé, la sortant de cette tension insupportable qui vous ronge entre deux perspectives, la résignation du quotidien, cet abandon pragmatique devant l’évidence qu’il ne se passera plus rien à force d’attendre, et l’espoir, qui vire à la superstition : ça doit arriver, le changement, la révolte et la convergence, la fin des injustices, ça finira forcément par se produire. Celles qui attendent trop deviennent grandes dépressives, abruties par les discours ou manipulables. Jamais Bleuet ne redeviendrait un pion dans la stratégie de qui que ce soit. Elle avait réfléchi ses manœuvres, s’était équipée en conséquence, et avait pris ses distances de la façon la plus radicale, pour le bien de tout le monde.

Elle peut se souvenir parfaitement de la moquette pourpre qu’elle scrutait dans l’attente, en dessous d’un étage entier réservé dans l’hôtel, sécurité et gardes du corps devant les ascenseurs et paliers d’escalier. Les va-et-vient dans l’emploi du temps chronométré à la minute par le responsable du protocole, qu’elle avait examiné pendant des jours, et les petites failles de la protection officielle quand on arrive à impressionner la femme d’un ambassadeur ou d’un invité de prestige qui vous ouvre les portes d’un cocktail en tenue stricte.

Jouer l’ange des ténèbres dans les hôtels de luxe, à l’affût des très hauts responsables, des vrais responsables, têtes des conseils d’administration et des cabinets gouvernementaux. Qui méritent infiniment le jugement. Bleuet anonyme, sans attaches, avec facilités de caisse et faux papiers. Il n’y avait pas de plus grande occasion d’éprouver sa détermination, la sincérité de ses choix révolutionnaires, avec toutes leurs conséquences.

À cette lumière-là même ses semblables, celles et ceux qu’elle avait considéré⋅es comme ses semblables, apparaissaient détaché⋅es du but, superficiel⋅les, hypocrites, enseignant l’action décisive sans être capable d’accomplir pleinement l’œuvre, appelant implicitement la violence et la guerre sans en accepter toutes les implications et conséquences. L’objectif affiché par le groupe de faire table rase était redevenu une conséquence entière quand Bleuet avait accepté cette leçon simple de l’Histoire, accepté que le basculement pour sortir de l’injustice et de l’asservissement n’est pas qu’une question d’éducation populaire ou de travail de concurrence pour aboutir à une masse critique, mais quelquefois aussi une mission de mort, libératoire. Les plus grandes libérations ont toutes leurs missions de mort que l’Histoire et nos récits ont justifié. Mais on lui avait toujours objecté, et elle-même l’avait cru longtemps, que couper une tête n’en empêcherait pas une autre de repousser, et que même en décidant qu’il pouvait être juste dans un cas extrême d’assassiner pour une cause révolutionnaire, le meurtre ne serait jamais accepté comme moyen d’action légitime par le reste de la population.

Pendant son apprentissage avec le groupe en Europe, premières filatures, missions de reconnaissance et écoutes, puis les tentatives d’infiltration réelles qui avaient suivi, elle s’était approchée de grandes intrigues de successions et de guerres de conseils d’administration. Et elle avait vite compris que même quand des têtes repoussent, plus le tyran qui doit chuter a une main-mise étendue sur son empire, plus l’incertitude et les rivalités que sa disparition entraîne risquent de faire vaciller une firme, un consortium, voire un État.

 

En France quatre ou cinq milliardaires tiennent tout.

La presse, la télé, les networks d’influence sociale, les Agences de Conformité des Algorithmes, les infrastructures de livraison, les transports, les universités, même des hôpitaux et tout ce que les fonds de pensions n’avaient pas déjà dévoré.

Ils financent les initiatives et les personnalités politiques qui les arrangent, dépensent des fortunes pour annuler les autres, font censurer les informations qui desservent leurs affaires, leur réputation, et maintiennent sous surveillance, pour les intimider ou les punir, les contestataires trop visibles.

 

À côté du nom de l’un de ces milliardaires inaccessibles, intouchables, elle avait réussi à mettre des coordonnées, tracé un repère sur le calque d’une carte avec l’inscription “domicile printemps et automne”, ajouté les photos d’un grand portail ouvrant plusieurs dizaines d’hectares.

En l’espace de trois années l’avis de Bleuet sur la question était devenu définitif.

C’était une mission de mort qui l’attendait.

 

Cette nuit, seule au milieu des roches explosées par des millions d’années de mouvements impitoyables de la croûte terrestre, Bleuet sait qu’elle passera vraiment à l’acte. Pas à cause de l’entraînement au fusil dans le désert, ou du fait d’avoir manipulé la mitrailleuse et le lance-roquette. Au tir elle n’était pas meilleure qu’une autre, et son arme à feu ne lui a vraiment servi qu’une fois sur un terrain d’affrontement, cachée derrière la meurtrière d’un immeuble en ruine d’où l’ennemi à visage humain n’était jamais en vue.

L’acte d’assassiner froidement celui qui se tient devant soi, de ses propres mains, elle sait seulement qu’elle en est capable parce qu’elle vient de le faire deux fois à la suite la semaine dernière. Elle saura recommencer. Il suffit de ne pas regarder leurs yeux.

 

Sur le sol dur et coupant qui l’empêche de se détendre, elle se sent plus détachée des autres humain⋅es qu’elle ne l’a jamais été.

Depuis qu’elle avait formé son projet, elle avait eu l’occasion de se sentir vraiment seule. On le devient toujours en préparant des actes irrémédiables. Mais se coucher là où personne ne viendrait vous chercher, où vous n’existez pour personne, à des jours de marche d’une présence humaine, même la geôle ne lui avait pas glacé les os et le cœur comme ça.

Il n’y a que le sommeil pour soulager cette angoisse de n’avoir plus rien au milieu de l’immensité.

S’immerger vite et sans résister, pour avoir une chance de ne pas être atteinte trop profondément par le froid qui peut vous abîmer l’état d’esprit pour longtemps.

Quand elle ferme les yeux pour s’abstraire, des flashs en stries blanches descendent derrière ses paupières, entre l’œil et la peau, à chaque mouvement des globes. Coupures nerveuses qui brûlent un peu et disparaissent. Et à chaque effort pour les tenir closes ces paupières, qui sont tout ce qu’elle a pour se protéger, derrière ces rideaux, des tas de galets et de formes à pointes se découpent en surimpressions électriques. Elle fronce encore les sourcils et serre les paupières plus fort, pour estomper les illusions de blessures. Au bout d’un moment, accoutumance ou fatigue, elle oublie les points blancs.

 

Dans une autre sorte d’inflammation qui la traverse comme une pointe, elle revoit des visages qu’elle ne voudrait pas invoquer ici. Enveloppés dans un sentiment glacé qui perce le ventre.

Brahim, O.G., Sabine. Visages et silhouettes apparaissent en souvenirs à la fois flou et précis, comme une émotion réveillée à travers un corps liquide épais. Ce soir même les liens amers pourraient remplir le vide flottant autour d’elle dans la nuit. La nature des sentiments n’a plus d’importance, amitié, haine. Il faut s’accrocher à quelque chose de sensible pour parvenir à se laisser aller dans le sommeil, sans quoi d’autres ténèbres rempliront l’esprit évidé par le froid. Peu importe que la confiance et l’affection qu’elle avait données aient été jetées par terre avec la cause. Seule la flamme d’un souvenir vibrant compte ici. Tout ce qui survivra dans le froid, c’est l’intensité rubescente de souvenirs que même la guerre au tir de missiles anti-chars n’est pas parvenue à effacer.

 

Plusieurs fois cette nuit-là Bleuet a connu la douleur de se réveiller perdue, glacée, doigts de pieds et oreilles pétrifiées, ne sachant pas si elle réussirait à se rendormir pour disparaître à nouveau.

 

 

***

 

Au petit matin, la lumière rejaillit depuis l’arrière du décor. Après le moment le plus froid qui précède le jour, la chaleur du soleil avance, lentement, en réchauffant l’atmosphère. Elle ne dépassera pas au-dessus des cimes avant une heure ou deux. C’est la période où s’endormir devient facile, parce que toute la fatigue accumulée de s’être mal reposée pendant la nuit rend le sommeil très lourd. Mais c’est aussi le moment de se remettre à marcher pour ne pas perdre de temps.

Elle ne peut pas encore.

 

Le soleil dépasse à peine entre les sommets. Elle redécouvre cette morsure. Ouvre les yeux.

Hier soir elle s’imaginait parfaitement mourir ici, toute seule.

Ce matin la lumière mordante ne lui inspire qu’une chose, avec encore plus de rage : revenir en Europe pour reprendre ce qu’elle n’a pas terminé.

Récupérer ses fonds de secours dans les wallets dispersés, cachés, puis négocier du matériel là où elle devrait encore pouvoir réussir à le faire. Remettre sur pied une chaîne d’intermédiaires, pour la protéger dans son action solitaire. Le plus difficile et le plus important sera de trouver le ou la première de ces intermédiaires, premier maillon, qui lui permettra de rester anonyme en négociant auprès de fournisseur⋅es et de protagonistes toujours plus ou moins sous surveillance.

Quelqu’un qui ne la connaît pas et en qui elle pourra quand même avoir confiance, deux conditions opposées l’une à l’autre.

Le cerveau qui se réveille ne lui permet pas de penser à autre chose.

Il faut une personne fiable, qui fasse correctement le travail quand on lui remet des demandes précises et des sommes d’argent, et qui sache rester discrète. Ça demandera un peu de patience à Bleuet pour ne pas se faire avoir par les mythomanes habituel·les. Mais elle sait qu’elle y arrivera. Elle ne va penser qu’à ça, ne faire que ça, chercher la bonne première personne qui inaugurera tout son futur réseau.

Elle remettra sur pied une cellule active et pourra enfin choisir ses propres objectifs.

Trouver un⋅e interprète locale, dans une zone frontalière où certains trafics sont bien établis, un⋅e interprète pour touristes, tout ce qu’il y a de plus banal. Qui acceptera d’être payé⋅e en espèces ou en monnaies décentralisées, pour un arrangement sans déclarations ses revenus. Cette première condition remplie, arpenter un périmètre de choix avec l’interprète. Après le temps du tourisme, si l’interprète n’a pas déçu et n’est pas opposé⋅e aux activités en zones grises, Bleuet l’enverra pour trouver un⋅e garde du corps. Puis un⋅e messager⋅e. C’est de cette manière précise que la chaîne se mettra en place. Un groupe de quatre personnes pour commencer, chacune son rôle. Bleuet commencera ensuite les acquisitions plus délicates pour son nouveau projet, faux papiers, transferts et retraits de sommes pour alimenter wallets de manœuvre et coffre de secours, matériel électronique de surveillance, armes de défense. Elle fera ce qu’elle avait appris à faire en France.

 

Le soleil monte vite. Se remettre à avancer. Elle froisse la couverture métallique et s’assure de ne rien laisser sur place. Boit une grande gorgée d’eau. Les deux bouteilles en plastique et les morceaux de pain dans les grosses poches de sa veste sont tout ce qu’elle possède. Ça, et un coffre bien caché là-bas en Europe.

Elle se lève avec un mouvement brusque, décidé. La cicatrice sans fils se réveille sous les frottements, Bleuet soulève les vêtements pour regarder la nervure rougeâtre. Pas de pus, bon signe. Elle tâte l’objet sous la peau. Toujours solidement fixé sur l’os. Avant de s’élancer, elle décide de s’étirer quelques secondes. Une attention dérisoire, mais ce matin elle a repris goût aux choses bien faîtes. Elle défait les lacets de ses chaussures pour mieux les resserrer. Les arêtes coupantes de la montagne ont laissé des griffures sur tout le cuir, mais les épaisses semelles encollées semble supporter le choc.

Descendue sur le chemin, la marche s’enclenche pour de longues heures.

D’abord elle n’avait pas pensé à chercher son repère, mal réveillée, les idées immédiates pas vraiment en place, avançant comme une machine qui ne sait rien faire d’autre. En levant la tête, le signal clignotant s’impose à nouveau. Un effet rassurant. Au moins si les choses ne changent pas beaucoup, elles ne se dégradent pas non plus.

Toute la matinée elle aligne les kilomètres dans la même monotonie de rythme et de paysage que la veille. Les larmes de karst frisent l’enveloppe des chaussures. Le vent s’agite par cycles irréguliers.

 

Puis le terrain subit une évolution minuscule. Presque rien dans cette immensité, le faux plat est devenu une vraie pente. Loin devant elle, même la zone d’où provient le clignotement n’est plus la même image immuable. Bleuet ne saurait pas dire exactement ce qui diffère par rapport à la veille, ça doit être le signe qu’elle n’en est plus très loin.

 

La pente augmente et devient plus pénible à gravir, surtout avec la fatigue qu’elle a accumulée dans les jambes et qui ne s’est pas complètement évacuée pendant la nuit. Elle concentre et étale son effort, respire profondément, essaie de ne penser à rien, ou de penser à autre chose. Elle fait ça assez longtemps pour prendre conscience qu’elle se parle à elle-même, à voix basse, en se recommandant de penser à autre chose.

Soudain elle lève les yeux : le signal a disparu. Elle ne s’en était pas rendu compte la tête pleine d’auto-suggestions.

Elle cherche un raisonnement, son angle de vision s’est probablement décalé un peu à cause de la pente récente, mais le fait d’imaginer qu’elle a peut-être raté cet objectif, ou qu’il aurait disparu pour de bon, l’attriste déjà. C’était tout ce qu’elle avait ici. Elle se ressaisit et remet ses forces dans la progression, décidée à arriver en haut du sentier au lieu de se laisser aller au pessimisme, dangereux pour elle.

 

Il lui faut encore quinze ou vingt minutes de détermination à se hisser sur de petites saillies anguleuses, entre des pierres d’éboulements aussi grosses qu’elle. Un dernier surplomb de rocher à face plane, et elle débouche enfin sur le pic.

L’air frais et le soleil lui fouettent le visage. Devant elle se dévoile un panorama complet du pays désolé, en contrebas, plateau troué de dépressions et de plissements calcaires. Et partout autour d’elle, sur cette hauteur, des débris métalliques de toutes les tailles qui font partie des restes d’un avion ou d’une fusée.

À la vue de ces décombres, Bleuet se sent brutalement découragée.

Vidée par des émotions contradictoires, affamée par les efforts, elle cesse de lutter et s’effondre. Impossible à cet instant précis de savoir quelle devrait être la prochaine étape de sa motivation.

Difficile d’imaginer ce qui est invisible, de chercher à quoi s’accrocher dorénavant. Elle a beau regarder devant elle, sur les reliefs qu’on pourrait recenser et nommer sans peine depuis cette position en altitude, elle ne voit pas encore de changement, pas de séparation, aucune ligne au-delà, à laquelle croire.

Toutes ces souffrances pour un tracé imaginaire entre deux pays.

À quelques mètres devant elle, au bord du précipice, un débris plus gros que les autres. Une plaque mobile est suspendue au reste d’un mécanisme lâche. La surface en métal brossé pivote à cause du vent qui l'empêche de rester immobile, mais elle revient toujours obstinément à sa position morte. Et le soleil se déverse du matin au soir pour la faire étinceler.

Objet: A la maison ou ils aiment et attendent!

Cordialement, je veux demander

Puis-je vous demander comment se passe votre soiree?

Dans votre pays, le temps est-il plus frais maintenant?

La journee passera, bien que super-excellente, et amusante. Je souhaite bonne chance et positif pour demarrer!

J attendrai votre reponse le plus tot possible, bien que je ne puisse pas etre en ligne tous les jours. Cordialement, Aleksandra!

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> Si tu lis ce message c’est que tu es en vie.

> J’ai pris la décision de rétablir ton ancien protocole de secours. Tu auras accès à un backup de ta clé.

> Nouveau numéro :

> +34 972 523 158

> Le même message ici une fois par semaine tant que je peux maintenir.

>

> Quelqu’un qui ne t’en veut pas.

 
 
 
 
 
 
chapitre 3