Carriotepunk
Il venait de l’autre côté.
Le jour où je l’ai rencontré, en face de chez moi, le gamin avait marché sur le coteau jusqu’à la maison isolée qui clôture le sentier. On n’arrive pas dans cette zone tampon par hasard. Depuis la frontière, deux heures de randonnée.
Il s’était arrêté devant une véranda semi-enterrée dans la colline, probablement trop fatigué pour continuer, peut-être simplement curieux.
Quand je suis sorti par la petite serre, à dix mètres de lui, l’enfant attendait à côté de la boîte aux lettres, assis sur une vieille souche. J’ai d’abord demandé si tout allait bien, si on pouvait l’aider. Il m’avait simplement répondu en tendant son petit sac à dos vers moi : « Monsieur, tu me troques ? »
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Au pied de la maison en pisé, plusieurs cyclistes se sont rassemblé⋅es sur la placette. Elle les observe sans curiosité. Depuis la mansarde ouverte sous le toit, Amarille peut nommer toutes les silhouettes qui déploient des affiches.
Ici, connaître les noms de ses voisin⋅es c’est la recette du bonheur simple. Peut-être que pour elle, l’effet village a perdu de son attrait. Elle débranche le câble qui relie son écran au boîtier, sous la vieille parabole de toiture censée augmenter le rayonnement en rase campagne, et enfourne son petit matériel de dépannage dans une sacoche. C’est la première fois qu’elle voit cette chambre. Le lambris un peu daté est recouvert de vieilles affiches de spectacles, trop de guitares et de contrebasses à son goût. Un visuel digicore ou drum‘n‘bass mettrait une vraie touche exotique dans la déco.
Quand Amarille déboule au premier étage, par l’escalier qui craque, Coline veut s’assurer que l’entraide villageoise n’a rien d’une triste transaction.
— Tu as faim Ama ? Tu veux boire quelque chose ?
— Juste un grand verre d’eau s’il te plaît.
L’ouvrière aimerait avoir la satisfaction de clore définitivement un problème, alors son annonce a un faux air de défaite :
— Tu es de nouveau en partage, mais il faudrait changer ce firmware une bonne fois, pour éviter que ça recommence.
L’autre fait oui de la tête, sans ajouter de questions. Amarille n’insiste pas. Elle ne s’égare plus dans les explications techniques.
Coline s’enquiert de nouveau, ses longues boucles brunes en contre-jour :
— Dis-moi que tu comptes tes heures sur la tournée quand même ?
— Mais non, pas besoin de faire de la comptabilité. Je rends service, on me rend service…
Elle n’insiste pas. Mais Amarille concède :
— T’es ma dernière iencli de toute façon.
Les deux esquissent un sourire. Le principe de la clientèle est un peu obsolète depuis l’instauration des services communs, et l’abandon de l’argent. La main de l’hôte farfouille quand même dans une boîte en alu posée sur la table, « Tiens prends ça, c’est du chocolat de substitution. »
Dehors, la colle végétale est encore luisante sur les panneaux où s’étalent les annonces.
| Bonne charpentière prête main forte
| La coopérative des eaux recherche volontaires
Amarille pousse son vélo sur le chemin qui rejoint la route asphalte désertée. Autour d’elle, les éoliennes à tambours clignotent sous l’effet du vent. L’entrée du village est à un kilomètre de là, les premières serres juste de l’autre côté du talus. Pendant que ses jambes la portent, le cerveau fait un chemin différent, derrière l’obstacle naturel qui culmine à 1500 mètres d’altitude en face d’elle. Depuis le premier jour au village, Amarille avait su qu’elle voulait franchir la montagne. Prendre les routes sans direction. Voir les visages qu’elle n’a jamais connus.
Après les champs de buttes paillées s’ouvrent de petites rues. Trottoirs garnis de plantations mobiles, lianes de courges dans les chicanes jonchant l’ancienne route. Amarille tient d’une main le vélo qu’on lui a donné quand elle est arrivée, il y a un an et demi. Cadre rose et jaune, une frange au côté droit du guidon. Il faudra une petite révision, avant de le déposer pour qu’il puisse servir à d’autres. Passé la rue principale, le chemin monte vers les maisons du vieux-village. Là-bas dans la grande baraque, toute sa vie tient dans une grosse valise roulante.
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Il n’avait pas mangé depuis des jours probablement. Combien exactement ? Il n’a jamais voulu le dire. Toutes mes questions se heurtaient à un sourire timide. J’avais seulement réussi à lui faire avouer son âge, mes autres interrogations restaient en suspens. Le gosse n’avait pas dix ans, et je ne connaissais même pas son prénom.
Après avoir pris soin de lui faire avaler une bonne ration de féculents, je l’ai installé avec un stock de BD et mangas pour l’occuper. Dans ma géonef presque autosuffisante je pouvais le prendre en charge quelques jours, mais il fallait être réaliste, je n’étais pas le mieux placé pour faire face à cette urgence. Au-delà des vivres, j’étais aussi préoccupé par ses éventuels traumatismes. J’ai donc lancé plusieurs appels depuis ma cabine de transmission radio, jusqu’à ce qu’une station m’assure d’un contact rapide avec le courrier aérien. Le surlendemain, après l’avoir de nouveau gavé de pâtes à l’ail des ours, j’ai équipé le petit d’une casquette, d’un bâton, et d’une paire de sur-semelles pour renforcer la toile abîmée de ses chaussures, puis nous sommes descendus sur le plateau.
Il parlait toujours aussi peu, mais pendant notre marche il avait ramené le sujet du « troc », en demandant si l’argent existait ici.
Je lui ai expliqué que la nourriture, l’eau et le logement étaient répartis, mais que les gens qui le voulaient utilisaient quand même un système comptable rudimentaire avec les heures de service comme unité, pour s’échanger des biens ou des travaux.
Au premier hameau, Margot nous attendait. C’est lorsqu’elle s’est intéressée au sort du gamin, en lui posant toutes sortes de questions, qu’il s’est de nouveau fermé.
Karim est arrivé après ça, on en a profité pour faire un tour de la ferme. Pendant la visite on échangeait des nouvelles sur les coopératives, les prochains travaux et les réparations de lignes. Malgré son mutisme, il nous a paru évident que le petit était d’un tempérament très curieux. Les turbines intriguaient presque autant l’enfant que les petites chèvres bondissantes.
Moins d’une heure et demie plus tard, une ombre en mouvement s’est dessinée sur la grande prairie. Assis tous les deux sur la butte, nous avons regardé descendre lentement le petit ballon dirigeable qui venait nous chercher. L’enfant avec des yeux grands écarquillés.
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À l’étage on trouve sans peine la chambre de Gloria, grâce aux découpages de vieux magazines collés sur la porte avec la photo de l’âne dont elle s’occupe.
Une voix répond « Entrez ». Amarille pousse le battant. La pièce est occupée par un caddie de supermarché rempli de cartes électroniques et de peluches. L’ado de quatorze ans assise au bureau placé devant la grande fenêtre.
— Docteur Baboune ?
Gloria se retourne, un grand sourire en apercevant l’adulte. Des fragments de panneaux solaires plaqués sur la vitre alimentent un haut-parleur. L’ado baisse le son, mais néglige les formules de politesse pour aller directement au sujet qui l’excite depuis ce matin :
— T’as vu le char fermier en bas ?
— Comment ça se fait que tu n’es pas sur ce chantier ?
— J’ai promis de faire deux jours de scolaire par semaine.
Elle se lève. Tous les prétextes sont bons pour observer plus en détail la cour pleine de matériel, qu’on voit depuis sa fenêtre.
— Il va réussir à fonctionner sans GPS leur engin ?
Au lieu de répondre, Gloria se retourne vers le bureau pour attraper l’objet posé sur une pile de livres, avant de le présenter à deux mains en un geste solennel :
— Voici votre présent.
L’appareil qu’Amarille est venue chercher, un régulateur de tension électrique, réparé, amélioré, est un joli petit bloc en bois contrecollé.
— Tu m’as trouvé un écran !
Le cadran minuscule ajoute un petit contraste technologique pas désagréable à l’œil. Amarille retourne le boîtier dans tous les sens pour inspecter les finitions.
— Tu es vraiment merveilleuse. T’as quel âge déjà ?
— J’ai juste changé les condensateurs et monté des diodes pour protéger le circuit.
En l’écoutant, Amarille a l’impression de se revoir à son âge. Même goût obsessionnel pour comprendre, démonter, remonter. Avant de découvrir l’abstraction logicielle et les couches réseau.
Côte à côte, avec affection, l’ado prend les doigts d’Amarille pour ausculter de près un boulon porté en anneau. Bijou brut modelé dans un métal noir, qui l’a toujours intéressée.
Amarille une dernière fois se laisse faire, va même un peu plus loin en retirant la bague à huit côtés. Qu’elle dépose sur le bureau, devant Gloria.
— Allez, je te la confie.
Gloria hausse les sourcils.
— Tu me la prêtes ?
— Je te la donne.
Elle pousse un soupir de satisfaction, essaie immédiatement l’objet à son index puis au majeur.
— Essaie sur le pouce.
Même au comble de l’excitation, l’ado bricoleuse ne s’est pas totalement détournée de ses sujets de prédilection :
— Tu as fait vérifier tes roues moteurs avant de partir ?
— Tout va bien.
Gloria tripote toujours le boulon, un peu plus nerveusement :
— Est-ce que tu vas revenir un jour ?
Amarille savait que la question émergerait. C’est aussi pour cela qu’elle est venue. Pour ne pas bâcler cet au revoir.
— J’espère bien, mais je ne sais pas quand.
L’adolescente ne répond rien d’abord. Puis elle improvise une formule d’apaisement :
— Tu sais, hier j’ai trouvé ma première lettre géocache. Je suis trop contente !
Sa pensée l’amène à une suite logique :
— Tu cherches des messages toi aussi ? C’est pour ça que tu pars ?
Amarille ne se précipite pas pour répondre. Gloria tire peut-être des conclusions faciles, mais elle n’est pas tombée si loin que ça.
— C’est une façon de voir les choses.
Amarille fait un dernier effort, pour compléter :
— C’est beau de s’enraciner quelque part, mais c’est important pour moi de garder la liberté de m’en aller.
Elle garde les yeux sur la bague, laissée comme un relais. Les mots peuvent compliquer et réchauffer en même temps.
— Tu vas me manquer Gloria.
— Tu vas me manquer aussi.
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Durant notre vol en direction du Sud, lentement portés contre un courant d’air qui nous battait les oreilles, le petit s’était assis au fond de la nacelle pour se protéger du vent. Je crois que l’enchantement de ce trajet ne lui laissera pas un très bon souvenir. Dès les premiers hauts-le-cœur qui font prendre conscience du vide, il s’était recroquevillé, et je l’avais senti disparaître. J’avais bien tenté de le rassurer, de rester assis près de lui pour lui raconter des choses réconfortantes. Il restait imperméable à mes paroles.
Quand j’ai rejoint l’aérostier en renonçant à me tenir à côté de l’enfant, on apercevait déjà les damiers de pommes de terre et d’orge, les serres et les étangs de phytoépuration, veinés de chemins blanchâtres convergents en cercles. À l’arrière-plan, les premiers chalets résidentiels de l’ancienne station d’hiver, couverts de panneaux solaires et de végétation. Dans l’un de ces opulents chalets de tourisme redistribués à la population locale, un logement nous serait prêté, le temps que je règle les affaires concernant l’enfant exilé.
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— Tout le monde est passé au tableau pour l’ordre du jour ?
Dans l’église du village, sous la haute voûte maculée de bioluminescence, la réverbération amplifie les annonces du soir.
— Approchez-vous si vous avez des points à mettre en discussion.
Une centaine de personnes s’est éparpillée en arc de cercle, sur le mobilier en bois noir qui servait aux fidèles, ou sur des couvertures. Amarille est assise sur l’un des derniers bancs au fond. Son sujet à elle est déjà sur le tableau. Il n’y aura qu’à avancer quand le moment de parler sera venu.
Dans l’ancienne chapelle occupée pour les réunions hebdomadaires, l’ambiance devient vite chargée quand tout le monde se rassemble. Surtout quand on allume les cierges. Une femme a pris la parole devant les regards habitués :
— S’il vous plaît, on évite de parler en même temps. Comme d’habitude je propose de classer les points du plus simple au plus complexe.
Un silence précaire s’établit. Dans le petit groupe de facilitation qui reste debout en face de la foule, un homme énumère le contenu du grand tableau noir.
— Est-ce que le classement vous convient pour les derniers points ? On peut faire le traitement de l’eau en tout dernier je pense…
Une requête s’élève au premier rang. « Mettez les visites en dernier ! » Plusieurs personnes s’approchent pour se faire entendre, porteuses de confidences ou d’informations de dernière minute, et après quelques échanges l’ordre du jour est clos.
Un ton plus solennel officialise la séance :
— Ce soir, au mille cinq cents troisième jour, je déclare ouverte l’assemblée hebdomadaire des habitantes et habitants de Rivebraux.
Dans l’ambiance colorée par des LED qui donnent au dernier rang un air de setup anachronique, Amarille devine sans voir distinctement ce qui se passe plus loin, à l’emplacement de l’ancien autel religieux. La médiation devrait être un rôle tournant mais en pratique ce sont souvent les mêmes personnes qu’on retrouve. Elle a reconnu les voix, prend son mal en patience. Un pied qui se balance frénétiquement en attendant les choses concrètes, en attendant l’annonce en bonne et due forme qu’elle veut leur faire. Paradoxe de cette nouvelle vie. Avant on attendait que quelque chose se produise. Que quelque chose change pour de bon. Aujourd’hui, comme tout a changé, Amarille ne parvient plus à s’y accrocher.
Les voix continuent à résonner, annoncer, débattre, par-dessus ses préoccupations étouffées. Amarille ne perçoit que les reliefs sculptés et les vitraux ternis. Sans lumière extérieure, difficile de bien discerner la scène illustrée par les fragments de verres. Elle devine la silhouette du mendiant, sur le chemin dans le désert. Son errant à elle. Son avatar.
Comme lui, Amarille a souvent pris la route, seule. Une affection chronique qui vous empêche de rester au milieu de chaque collectif rencontré, chaque communauté. Traversées comme on les traversait avant. Quand errer était un privilège.
Son nom. Prononcé dans l’écho.
Revenir parmi les vivants.
— … Est-ce qu’Amarille est là ?
Gros pull en laine sur leggings sport, qui se lève au dernier rang pour frayer un chemin dans l’allée encombrée, jusqu’à la table centrale. Celle où personne ne siège par superstition politique.
— Elle est là, bien. Tu as la possibilité d’expliquer ta demande toi-même devant l’assemblée, ou de la faire annoncer par une intermédiaire si tu préfères ne pas parler en public.
Une dame tend la main en signe d’ouverture. « Je peux être ton intermédiaire. »
Amarille accepte avec soulagement. La quadragénaire connaît la situation :
— Tu m’arrêtes si je dis des bêtises…
Sa voix puissante s’élève alors :
— Comme énoncé sur l’ordre du jour, le prochain point de discussion concerne le départ d’une de nos membres. Vous avez peut-être déjà fait la connaissance d’Amarille. Elle a contribué, avec la coopérative Télécom, au maintien de notre précieux réseau de village. Pour ça nous lui sommes reconnaissantes.
Elle marque une pause pour s’adresser à Amarille, qui s’est assise sur un banc devant :
— Dis-moi ce que je dois leur annoncer maintenant.
La déclamation reprend.
— Amarille nous quittera dans quelques jours pour atteindre d’autres agglomérations. Avant de partir, elle demande la multisignature de l’assemblée pour attester de son passage.
Après un flottement, les premières mains se lèvent.
— J’atteste pour elle.
Une seconde confirmation :
— J’atteste aussi…
— Moi aussi… Tu vas nous manquer ici.
Amarille garde le silence. Elle ne saurait pas quoi répondre même si elle le voulait. Se rendre compte lorsqu’on les quitte que des gens tiennent à vous reste un peu surprenant, même pour elle qui a l’habitude de n’être que de passage.
— Je propose que les mandataires qui peuvent le faire tout de suite procèdent à la signature.
Plusieurs capots d’ordinateurs et de liseuses se soulèvent.
On entend une voix plaintive au milieu de la salle : « Pourquoi est-ce qu’elle part ? » Quelqu’un répond immédiatement : « Partir c’est aussi l’expression d’une liberté fondamentale. » Point de vue rapidement confirmé dans la salle.
Devant les tables, l’intermédiaire s’est de nouveau penchée vers le banc, écoutant un complément à la demande, avant d’annoncer :
— Il y a une autre requête. Amarille prendra la route en direction des cols. Elle demande si une ou un volontaire pourrait la guider jusqu’à l’ancien passage à travers la forêt blanche.
Un murmure parcourt l’assemblée. Aucune main ne se lève plus. La porteuse de voix se penche encore une fois vers son interlocutrice pour lui rappeler à voix basse ce que tout le monde sait. Malgré, ou à cause de la détermination affichée en face, elle se sent obligée de ramener la quêteuse à la raison :
— Tu risques de ne trouver personne.
Le murmure reprend dans la salle caverneuse. Des enfants se poussent pour faire de la place.
Un vieux monsieur s’approche. Au premier rang, entre les individu⋅es accroupi⋅es sur des couvertures, le petit homme aux cheveux blancs vient contredire la porteuse de voix.
— Je connais bien le chemin, moi. Je vais vous emmener là-haut.
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Dès notre arrivée à La Tandière, la présence d’une volontaire appointée pour nous accueillir m’avait soulagé d’un poids. J’avais craint d’être abandonné seul à mon rôle de tuteur par défaut, ou au contraire d’être brutalement dépossédé de cet engagement émotionnel avec le petit.
À l’atterrissage du ballon portant ses livraisons de colis urgents, médicaments et courriers lointains, Aminata nous attendait.
Le petit, après avoir posé les pieds sur le sol, n’était pas sorti immédiatement de sa prostration. Il gardait le regard bas, la moue boudeuse, impassible et toujours muet. Aminata avait compris en le voyant qu’il lui faudrait un peu de temps, après un voyage éprouvant. La médiatrice volontaire, soutenue par le consensus de l’assemblée locale, m’avait laissé une première impression très rassurante.
Du temps, il lui en faudrait à ce gosse pour démêler les nouveaux enjeux et les souvenirs difficiles. Il faudrait aussi, de façon plus urgente, énoncer les premiers choix qui orienteraient la suite de son parcours. Choisir un foyer, entre toutes les communes, chacune avec leurs particularités et leurs perspectives. L’écoute et l’affection étaient les facteurs primordiaux à prendre en compte, ensuite viendrait l’éducation.
Dans la couronne des fermes nourricières, le petit pourrait tout apprendre des cultures buttées et verticales, de la nutrimentation douce pour l’hydroponie, la fermentation des purins de plantes et le compostage. Mais rien ne l’empêcherait, plus tard, d’aller chercher ailleurs d’autres connaissances et savoir-faire.
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Le vieux ne marche pas beaucoup plus vite qu’elle, avec son grand bâton. Derrière lui, Amarille tire le chariot remorque à quatre pneus. Elle n’a pas de canne de marche, mais actionner la molette de vitesse moteur lui donne la fausse impression d’être portée par le mouvement. La carriote est bien remplie. Peut-être un peu trop. En plus du module radio, avec sa grande antenne dépliable, de la tente et de son sac à dos, elle contient des vivres et de l’eau pour plusieurs jours. Beaucoup de lentilles préparées en conserves, reliquat d’un vieux stock de supermarché. De la semoule en bocaux, du maïs et des pois-chiches cuits.
Elle suit son guide à quelques pas de distance, sur la pente qui mène aux crêtes, traînant d’un bras le wagonnet qui dandine derrière elle entre les ornières calcaires et les racines. Sa chère carriote électrifiée a traversé plusieurs territoires avec elle. Pour l’alimenter, Amarille porte une panoplie de cellules solaires flexibles. Entièrement abritée sous cette cape photovoltaïque légèrement iridescente, la capuche remontée pour se protéger des insolations et des regards. Pas d’humeur à faire la conversation.
L’homme non plus ne parle pas. Amarille préfère ça, surtout au début. Avec un inconnu les dialogues pour rompre la glace ne tournent pas toujours à son avantage. Elle a gardé de la ville cette ancienne habitude, quand on se protège des mauvaises intentions en se fermant aux regards, aux sentences.
Au bout d’une heure de progression muette, sous les frondaisons des hêtres qui laissent passer le soleil mordant de neuf heures, l’homme sort soudain de son silence et s’inquiète :
— Vous avez une boussole ?
Amarille possède une jumelle monoculaire, un couteau multioutils, une pierre à feu, un filtre à eau. Et une boussole.
Bien avant le zénith, le chemin sur la crête karstique culmine enfin en plein ensoleillement. Vue plongeante sur la vallée. Devant un tel spectacle on s’arrête. Pas besoin de commentaires, toutes les couleurs de l’Acratie s’offrent aux regards. Amarille soulève la languette d’une poche de son gilet de randonnée, pour saisir le monoculaire. Dernière occasion pour imprimer ce souvenir. Un royaume de mâts éoliens, courts et dispersés, entre les cultures en forêt et les serres géométriques. Une autre communauté accueillante qu’elle laisse derrière elle.
Le guide, Henri, interrompt la contemplation. Les arbres épineux à l’écorce noire marquent un changement de territoire, de l’autre côté de la poussière jaune du chemin. Dos à la vallée, Henri désigne les bois avec un index recourbé par la vieillesse, et devient plus bavard :
— Moi je ne vais pas plus loin. Vous allez voir les souches pétrifiées… Ah ça fait quelque chose, je peux vous dire ! Vous suivrez bien à l’Est à partir d’ici, pour retomber sur la route goudronnée.
En pénétrant seule dans l’ombre, dans le parfum résineux distillé par la chaleur des rayons, Amarille découvre d’abord le tapis de milliards d’épines sèches, recouvrant tout, même le bruit de ses pneus. Les couloirs larges entre des troncs hauts, les branches clairsemées filtrant une lumière magique qui tombe en pilastres. Entre ces rideaux de jour aveuglants qu’elle doit traverser, le cadran magnétique pointe sans faillir.
Après cinq ou dix minutes de marche, elle s’est habituée à la sensation glissante sous ses grosses semelles. Dans la distance, entre les lames de lumière, les premières formes se dessinent au milieu des couloirs d’épines.
Le vieux avait raison, on dirait des souches. Blanchâtres. Bulbes à taille humaine, malformés et avachis sur leur base.
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La Tandière est une ville « poreuse », et cyclable. Les trottoirs ouverts à la pioche qui n’ont pas été plantés de dalles organiques sont garnis de pousses de courgettes, pommes de terre et tomates. Des anciennes routes, on n’a conservé qu’une seule des deux voies goudronnées, pour les vélos. Dans certaines rues le bitume a tout bonnement été remplacé par un fin couloir de pavés, entouré des potagers des riverain⋅es.
C’est en tramway-cargo solaire que nous avons traversé la petite ville, sur l’unique ligne qui la coupe de part en part. À l’autre bout de la commune, l’un des chalets à quatre étages les moins densément végétalisés servait de bâtiment d’accueil communal. Un ancien hôtel dans lequel on nous installa temporairement. Le lendemain nous devions participer aux assemblées où seraient discutées les possibilités qui s’ouvraient pour l’enfant.
Aux étages, quelques autres groupes et individu·es de passage étaient réparti·es. L’hôtel n’était pas le lieu le plus indiqué pour un séjour prolongé, ce qui s’explique surtout par le fait que les chambres, petites, n’avaient pas de cuisines individuelles, et que les espaces communs étaient très mal agencés pour faire à manger collectivement. À l’exception des personnes bien rodées à leur petite cuisine solitaire de campement, nous nous retrouvions donc dès le premier soir au réfectoire extérieur qui distribuait des repas gratuits.
Le gosse, à mon grand soulagement, s’était ranimé en présence des autres de son âge. Dans la cantine de quartier, j’avais remarqué, comme Aminata qui nous accompagnait pour se familiariser à lui, que le petit dévisageait des enfants aux tables éloignées. Le repas terminé, pendant que je lavais nos assiettes, Aminata l’avait accompagné dehors. Les gamins d’ici, qui ont l’habitude de quitter leurs logements de temps en temps pour manger en collectivité, comme c’est courant dans les communes, transmettaient leurs jeux aux autres de passage, qui leur en apprenaient à leur tour.
Ce soir-là régnait une agitation particulière. Le jeu consistait à chercher et nommer des objets, puis à les échanger contre des blagues ou des grimaces. Parfois des bisous. Une gamine racontait des histoires drôles sans chute qu’elle inventait spontanément, un garçon faisait un bisou sur la joue d’un autre. Quand j’ai enfin rejoint les ami·es d’Aminata pour déguster un verre du breuvage local, notre protégé avait répandu devant lui le contenu du petit sac à dos qu’il portait toujours. Quelques bricoles ramassées pendant son voyage. Un briquet à pierre, vide. Une bague de pacotille. Une figure de jeu de carte, écornée.
Il persistait à parler très peu, mais l’un des gosses était resté avec lui à l’écart, et ils finirent par réaliser le geste du troc qu’il m’avait réclamé le jour de notre rencontre. La bague fut choisie. En échange notre petit recevait une pièce électronique rudimentaire. Petit circuit intégré à trois pattes, qu’il tenait au soleil afin d’en déchiffrer l’inscription en lettres cursives.
Puis j’ai entendu l’un des plus grands adresser cette question au nouveau :
— Qui-doit-dire-vrai, tu-dois-dire-vrai : comment tu t’appelles ?
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Son chariot-moteur pourrait raconter presque autant d’histoires qu’elle. Chaque pièce remplacée, chaque couche de peinture parle d’une époque, d’un évènement. Un pneu dépareillé à l’arrière. Une plaque soudée pour l’étanchéité. Le brillant de l’essieu neuf ou de la nouvelle pièce pour la commande du manche. Chez les carriote punks, l’attachement va plus loin qu’un goût pour les carlingues. On s’attache à un récit, pas à de la ferraille. Par contre Amarille s’est toujours refusée à lui donner un petit nom, à la carriote. Pas de « Crapaud », « Baxmobile », ou « Totor ».
Le petit sentier d’altitude dessine un fil qui danse au bord du vide.
On ne voit plus le village depuis ce point haut, disparu loin derrière l’ombre de la forêt et ses souches blanches. En dessous du précipice, entre des massifs accidentés qu’elle ne reconnaît pas, une contrée nouvelle l’attend.
L’attendra, dès qu’elle se sera annoncée. Pour ça il faut profiter de la situation exceptionnelle. La suite de son voyage en dépend. Entre les deux versants, séparés par des cirques rocheux, la communication est coupée depuis trop longtemps, mais maintenant qu’elle surplombe, la radio va permettre à Amarille d’établir un contact, et d’avertir de son arrivée.
Sur le vieux banc en bois vermoulu qui devait servir d’étape, à l’époque où se rendre en montagne était un loisir accessible en cylindrée, Amarille déploie le vêtement chargé de capteurs photovoltaïques qu’elle a ôté de ses épaules. Une pause pour ses jambes, et pour les moteurs. Dans le coffre roulant elle se met à la recherche d’une boîte de lentilles en sauce pour le déjeuner, dégage la tente et le sac, puis sort le bloc à levier de l’antenne télescopique.
Elle manipule un potentiomètre. Amarille connaît bien la fréquence refuge, 14.195 MHz. Elle lui a été utile par le passé. Toutes les collectivités de la confédération, d’un côté ou de l’autre, en maintiennent une pour les gens de passage. D’où que vous veniez, en voyage, ou exilé·e, il est toujours censé se trouver quelqu’un pour relayer vos transmissions vers la destination la plus proche capable de vous accueillir. Un des services communs, dans les territoires où savoir héberger tout le monde était redevenu une question de bon sens.
Le mât la dépasse, quasiment trois mètres à la verticale, déplié au bord du sentier. Amarille revient à l’ombre d’un arbrisseau et dicte dans le combiné : « Ici Alpha Mike Alpha Un, en direction de La Tandière, en direction de La Tandière, vous me recevez ? ». Elle répète son annonce plusieurs fois, le regard plongé dans une petite brume qui glisse au-dessus des cimes. Le ciel se décolore presque à cause du contraste entre la roche crayeuse et la forêt épaisse. « Alpha Mike Alpha Un, en direction de La Tandière… »
Lancer des appels auxquels personne ne répond est rarement réconfortant. Surtout en pleine montagne. Amarille n’est pas encore perdue, mais le silence radio accentue la folie de cette mission qu’elle s’est inventée. Prétexte pour se lancer dans une fuite en avant. Par dépit, ou par égarement, elle s’est construit une quête à réaliser. Amarille s’est promis de rétablir le pont de communication qui existait autrefois. Celui qui permettait d’accéder à tous les serveurs et fichiers situés de part et d’autre des districts. Projet irréalisable, comme dans un shōnen pour garçons trop sûrs d’eux : si les routes cassées entre les réseaux Télécom des deux régions n’ont jamais été rétablies, c’est que les difficultés s’additionnent. Elle en est bien consciente. Manque de matériaux à recycler, arrêt de certaines activités semi-industrielles, absence de volontaires. Si les lignes numériques cuivres et optiques sont restées disjointes aussi longtemps, les relais Mesh abandonnés sur leurs points-hauts dans les arbres, c’est aussi parce que le consensus en assemblées n’a jamais été retrouvé avec l’Holocratie. Et elle, toute seule, arriverait à contourner ces problèmes pour lancer une rénovation ? Beaucoup de monde en bas aimerait avoir à nouveau accès à l’internet maillé des districts lointains. Ne serait-ce que pour pouvoir envoyer un bon vieil email de l’autre côté de la montagne. Mais le pont de liaison sans fil était long de plusieurs dizaines de kilomètres à l’époque.
Son seul espoir réside dans l’existence d’archives. Il existe forcément des traces, des plans, des comptes-rendus de travaux. Dans la région où elle se dirige, les gens sont réputés pour tenir à ce genre de formalités.
Un léger souffle d’air agite les branches. Les dentelles de vapeur se déchirent sur la pointe des conifères. Pulsée à travers la distance, une voix jaillit soudain du haut-parleur :
« Ici la station refuge Val Solas, station refuge pour Alpha Mike Alpha Un, est-ce que vous avez besoin d’assistance ? »
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Il s’appelle Souleymane. Il sait déjà qu’il veut devenir électricien, ou botaniste. Son père était jardinier, mais Souleymane est fasciné par les mécanismes de génération d’énergie, à huit ans.
Tant de choses que j’ignorais. Tant d’autres que je soupçonnais. Nous ne sommes pas tellement différent·es des enfants avec nos secrets. Parfois notre route croise celle d’une personne dont la simple présence est assez rassurante pour vous donner envie de lâcher des poids invisibles. Et il suffit d’une parole ou d’un silence, au bon moment.
Eliane avait croisé son chemin par hasard ce jour-là. Mais il n’avait pas attendu pour lui confier son récit. Les deux s’étaient trouvé⋅es, on ne pouvait pas le dire autrement. Le gosse et la menuisière. Dès que j’avais senti un basculement s’opérer dans son attitude, alors qu’il se mettait à raconter, pour la première fois, j’étais resté un peu à l’écart. Pour ne pas briser cet instant. Je me contentais d’écouter, sans pouvoir m’empêcher de faire le parallèle avec ma propre histoire.
L’exil forcé, déclenché par l’une ou l’autre des catastrophes inévitables qui touchent d’abord les proches, les voisin·es, jusqu’à se rapprocher tellement de votre foyer qu’on peut en sentir l’haleine moribonde. La décision de tout quitter, tout laisser.
Son parcours n’était pas le mien, mais il évoquait des épreuves trop communes. Guerre et famine. Souleymane avait perdu des frères et sœurs, un pays, une maison vers laquelle se retourner. Même s’il ne l’avait pas dit aussi clairement, les mots simples qu’il employait ne laissaient pas de doute sur le fait que sa famille était morte devant ses yeux.
J’avais été là pour l’entendre, pendant qu’Eliane encourageait l’enfant par un regard d’approbation.
Et je n’avais pas pu retenir mes larmes quand les siennes s’étaient mises à couler, au bout de son récit.
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Le dessin des courbes de niveau, sur la carte en papier, indique les difficultés à venir. Une coulée minérale à franchir. Une fois le dénivelé négatif avalé, un peu moins de dix kilomètres à parcourir vers le Nord : la station lui promet un lit et un repas à la prochaine halte sur le plateau.
Après avoir contourné un premier effondrement de terrain, les choses se compliquent. Les vieilles cartes ne sont pas toutes obsolètes, mais le chemin le plus court n’est pas toujours le plus aisé. La piste rocailleuse est trop accidentée pour le chariot, alors sur le sentier descendant, Amarille a fait ce choix, bifurquer. Comme elle sait trop bien le faire.
Maintenant elle se trouve face à une aberration du paysage.
Minérale, végétale… fractale ? Qui pourrait définir ce qui se tient devant elle : pointe d’une flèche titanesque plantée dans son impact, édifice incliné au-dessus des mousses et des racines, intriqué en elles. La surface miroite par endroits, entre les troncs d’arbres, suinte dans ses cavités. Et les odeurs sont comme amplifiées autour de la chose : fruits pourris d’un été, moisissure des mousses, citronné d’une essence résineuse. Ce vestige tombé du ciel comme un immeuble, artefact géant qui remplacerait la surface originelle un jour ou l’autre à force de croître, Amarille préfère l’oublier et se remettre en marche. Surtout ne pas toucher. L’incompréhension provoque déjà trop de questions. L’Univers. Le vide. J’aurai jamais toutes les réponses. Bien sûr elle connaissait les récits, les témoignages. L’artefact n’est pas très différent de ce qu’elle s’était imaginé, en surface. Simplement elle n’avait pas pensé aux odeurs.
Elle n’avait jamais senti d’effluves aussi riches, aussi précisément… Mieux vaut ne pas s’attarder dans le coin. Gravir le versant nord pour franchir le col est un périple d’une journée, pas davantage.
L’après-midi est bien avancé quand elle sort enfin de l’épais couvercle arboré, avant d’atteindre les pentes de prairies. Manœuvrer son engin dans la descente sinueuse l’occupe tellement qu’elle ne pense pas à sortir le monoculaire tout de suite, lorsque la vue se dégage. Dans cette région hospitalière par le lien confédéral mais inconnue, un nouveau paysage s’offre à elle.
On n’aperçoit pas encore les motifs réguliers des immenses structures de panneaux solaires, caractéristiques des vallées holocratiques. Au fond du pré en pente douce couvert d’herbes hautes, ce sont les motifs d’une paroi organique qui se dessinent. Une treille de petits arbustes, croisés. Le motif est trop régulier pour ne pas être intentionnel. Et ce tressage semble se profiler sur d’autres plans successifs.
À mesure qu’elle s’en approche, Amarille croit comprendre la nature de cet enchevêtrement. Une embouchure offre un passage entre les tiges verdies de follicules naissants, obstrué plus loin par d’autres branchages en tresses.
Quelqu’un a planté ici un labyrinthe.
Elle regarde sa montre à mouvement mécanique. Le plus dur est fait, mais ce n’est pas le moment de se perdre. Pas question d’entrer là-dedans. On dit que le meilleur moyen pour résoudre un labyrinthe c’est de longer continuellement une paroi. Amarille fera la même chose, de l’extérieur.
Elle retourne le manteau photovoltaïque qu’elle porte, pour protéger les cellules des griffures, et se remet en route en contournant le mur végétal. La batterie du chariot devrait être assez chargée pour pouvoir émettre de nouveau, en cas de besoin. Par précaution, Amarille débraye les moteurs.
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Quelqu’un l’a aidé à confectionner un petit badge pendant un atelier créatif, avec la pièce électronique troquée plus tôt. Le gamin a passé la journée à se pavaner pour montrer la broche noire à trois pattes argentées, qu’il porte comme s’il s’agissait d’un bijou magique.
Eliane l’encourage. Le petit Souleymane et elle, c’est plus qu’un coup de cœur. On dirait qu’illes se sont adoptés mutuellement. Il n’a pas encore levé totalement le voile sur son histoire, et refuse de faire confiance à d’autres adultes, mais le caractère mutique de l’enfant s’efface vite quand il se trouve en sa présence. D’après ce qu’elle laisse entendre, je pense qu’Eliane va proposer de le prendre avec elle.
L’assemblée locale qui se réunit une fois par semaine nous dira si d’autres perspectives peuvent exister.
Une discussion restreinte doit avoir lieu avant ça, entre volontaires mandaté⋅es sur la question des mineur⋅es isolé⋅es. J’y participerai, avec le petit.
Pour ce qui est des capacités d’accueil, j’ai appris qu’il y a plusieurs foyers d’enfance et de familles qu’Aminata recommande « les yeux fermés ». Je sais qu’il y a également plusieurs places dans les localités voisines.
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Le couloir entre la haie tressée et le contour de la forêt est plus large qu’elle ne l’avait imaginé. Amarille s’y est glissée sans difficulté, le labyrinthe n’a donc pas été pensé comme un rempart. Il semble pourtant immense.
D’où vient cette volonté de dresser des parois complexes ici, de les ouvrager ? La proximité d’une matière tombée des étoiles ferait-elle perdre le sens des réalités ? Des troncs à longues branches d’un côté, paroi broussailleuse de l’autre. Pendant sa progression dans cette gorge végétale, les questions se bousculent. La monotonie de cette progression contrainte, l’absence de lignes de fuite, deviennent un passage intérieur.
Rien n’empêche de vivre les choses pleinement, là où je suis.
Discours intime qui jaillit avec une clarté nouvelle.
…Là où je vais. Le changement, c’est mon moteur.
Depuis dix longues minutes elle avance, quand la haie se casse enfin. L’angle droit découvre une prairie agencée : l’herbe verte y est jonchée de pergolas séparées, construites de main humaine et disposées en cercle autour d’un arbre ancien, très haut.
Abritées sous les solives fleuries, Amarille distingue quelques silhouettes humaines. En approchant de l’une des élévations en bois, elle se rend compte que les silhouettes vont deux par deux. Et ne lui portent aucune attention. Elles se font face, assises, en pleine discussion. Amarille retire sa capuche mais continue sur son chemin, sans chercher leurs regards, décidée à traverser le périmètre.
Quelqu’un s’avance à sa rencontre avant qu’elle n’ait dépassé les dernières poutres dressées. Une chemise large et droite, cyan vif comme on en conçoit dans les fabriques urbaines.
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Sur la peau de sa cheville nue, éprouvée par les heures de marche, un tout petit tatouage à l’aiguille tire la langue. Amarille a retiré ses godasses, allongée sous une pergola déjà ombragée par la montagne. Ce trait presque enfantin, elle l’a piqué elle-même : son chariot roulant, qui grimace comme un personnage, lui rappelle qu’il s’essouffle en la suivant.
Dans cet interlude, entre deux vies, Amarille pourrait enfin ralentir un peu. Mais ce serait trop facile. Il y a un monde de possibilités qui l’attire, ne lui laisse pas de repos. Tout devient stimulant quand on voyage, la prochaine ville n’est qu’une étape vers l’inconnu.
Gilda, dans sa tenue bleu cyan, l’avait accueillie avec un enthousiasme non dissimulé :
« La Tandière est à plus de deux heures de marche. Tu es la bienvenue si tu veux passer la nuit ici. »
Même de ce côté des territoires, l’hospitalité est une tradition vivante. À cette invitation chaleureuse, un poids s’était envolé.
« On est en pleine session d’écoute mutuelle, ça se fait deux par deux… Tu as déjà pratiqué ? »
Quelques écoutant·es s’étaient bien trouvé·es sur son chemin oui, par hasard. Une fois qu’on ne la sollicite plus, Amarille a toujours autre chose à faire que de se pencher sur son propre cas. Comme d’entreprendre ces exercices d’étirement, à l’écart des pratiquant⋅es, pour éviter les courbatures du lendemain. Ensuite il faudra vérifier le matériel.
Pendant l’inspection de routine, Amarille fait une très mauvaise découverte : la batterie du chariot, à moitié vidée, ne se recharge plus.
Elle vérifie les contacts des branchements, entre le socle et la batterie, entre le socle et le manche, puis l’expérience lui commande d’ouvrir le boîtier du régulateur de charge. Tournevis. Lampe de poche. En regardant de près, la panne ne laisse aucun doute. Elle sort quand même sa loupe. Un petit composant noir central présente des traces bien visibles de dislocation.
Avant qu’Amarille n’ait le temps de se décourager complètement, la silhouette amicale de Gilda réapparaît :
— Si tu veux tout à l’heure on fera une visite des maisons derrière ?
Quand Amarille, avec un visage décomposé, lui annonce la panne, Gilda s’empresse de la rassurer :
— Quelqu’un ici pourra sûrement t’aider.
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Au dernier jour avant mon départ, je suis totalement confiant dans la décision concernant le petit Souleymane. Cette séparation ne me laisse pas indifférent : en moins d’une semaine, mon attachement pour lui s’est développé au-delà de ce que j’aurais pu imaginer, même si je ne suis plus son interlocuteur préféré. Mais j’ai le sentiment d’avoir fait tout ce qui était en mon pouvoir pour qu’il échappe à l’abandon, et le moindre sourire de sa part a été pour moi une joie qui vaut toutes les récompenses. En descendant du haut plateau pour venir jusqu’aux agglomérations, après notre rencontre chez moi à Bruissant, j’ai acquis la certitude qu’il est désormais entre de bonnes mains, et que les conditions sont réunies pour lui permettre de grandir et de s’épanouir.
Je consigne encore dans ce journal quelques extraits de la dernière discussion à laquelle j’ai participé à La Tandière avant de quitter l’enfant :
Ilies — Tu peux nous dire un mot sur le lieu et le contexte ?
Eliane — Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, c’était une colonie de vacances par le passé, aujourd’hui on l’habite avec un tout petit collectif, on est trois résident·es, avec un projet d’aménagement pour organiser des retraites, de l’art thérapie ou d’autres accompagnements de bien-être.
Aminata — Accueillir l’enfant là-bas avec vous, ça serait une situation assez stable pour lui ?
Eliane — Il aurait sa propre chambre, dans la maison que je partage avec ma compagne. C’est un peu à l’écart des espaces communs donc ça laisse une forme de recul par rapport à l’activité du lieu.
Ilies — Et par rapport à la situation disons… géographique… l’isolement ?
Eliane — On est retirées mais parfaitement en lien avec les hameaux et les villages voisins. Sans parler des convois qui passent de façon régulière. Ça garantit une forme de brassage d’influences, si on veut le dire comme ça. Au niveau des savoir-faire, il sera dans un creuset de compétences et de passions d’une grande variété, là-dessus il n’y a pas de doutes.
Ilies — Ça me paraît très bien comme nouveau départ.
Aminata — Moi aussi. On se dit qu’on valide ça après en avoir discuté avec lui ?
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Ce n’est pas comme si la carriote n’avait eu qu’une seule vie.
Amarille se doutait que rien ne serait simple. Comment se lancer dans une véritable aventure, sans mésaventure ? Mais après avoir déjà fait réparer l’élément défectueux, la panne prend un goût amer.
— Le montage est assez spécifique autour de ton régulateur.
S’il n’y a plus rien pour ajuster la tension électrique entre les cristaux solaires et la batterie, c’est tout ce voyage qui sera remis en question. Comment gravir des pentes en tirant un coffre plein, sans courant pour alimenter ses moteurs-roues ? Comment entrer en contact avec les stations des villes étapes, loin de tout, sans pouvoir émettre avec la radio ?
— Ouais je sais. Il a dû se désolidariser du dissipateur à cause des chocs, c’est pour ça qu’il a surchauffé.
— Malheureusement je ne peux pas te proposer de remplacer le boîtier complet.
Elle regarde l’objet qui gît sur la table de l’atelier, entre les outils et le fer à souder. À côté de ses cheveux bruns à elle, tressés en demi tête, avec son nez légèrement busqué, teint ambré par le soleil, c’est le visage au menton rond d’un trentenaire qui se creuse à la lumière de la lampe d’établi. Une peau beaucoup plus mâte que la sienne.
— Tu dois repartir bientôt ?
Question sans piège. Mais une réponse simple paraît presque impossible à Amarille. Sur sa route rien ne presse, pourtant tout la presse de continuer à avancer. Sa réplique n’est qu’une demi–vérité :
— Non, si vous pouvez m’héberger deux ou trois jours je ne suis pas obligée de repartir tout de suite.
— De toute façon, on ne va pas te laisser comme ça.
Avec la loupe et le multimètre, il continue à inspecter toutes les connexions dans le bloc ouvert.
— Tu es une voisine de l’Acratie alors ? On voit rarement des gens arriver de ce côté-là.
— Qu’est-ce que tu veux, on n’est pas une région réfractaire pour rien… Moi j’ai du mal à rester cantonnée très longtemps.
— Oui j’ai vu que tu avais un beau revêtement photovoltaïque pour voyager.
Dehors, le soir tombe sur les hautes branches de l’arbre central, qu’elle observe par l’ouverture de cette grange servant d’atelier. Amarille ne l’avait pas remarqué tout à l’heure, mais des cabines sont suspendues sous le feuillage.
— Vous faites quoi dans ces nacelles, là-haut ?
— Les gens aiment bien y monter pour s’extraire du monde, pendant les sessions d’écoute mutuelle.
Un petit sifflement de soulagement dissipe sa grimace concentrée. Amarille l’interprète comme une bonne nouvelle. Il se redresse et éteint la lampe articulée. Le diagnostic n’a pas été long.
— Le reste du circuit m’a l’air OK. Trouver un boîtier complet rapidement ça ne sera pas facile, mais je crois que je peux remplacer ta pièce.
Son nouveau voisin de l’Holocratie s’est éclipsé. Lorsqu’il réapparaît, il dépose sur l’établi un petit disque de tissu, et commence une manœuvre pour en détacher le cube composite noir qui l’orne.
— Tu en as fait un badge ?
— C’était un souvenir.
Elle a une hésitation. Considère plus sérieusement le composant électronique à trois pattes argentées, accroché en bijou décoratif.
— Mais tu es sûr que tu veux t’en débarrasser ?
Souleymane n’a aucune hésitation :
— Bien sûr. Je serais heureux qu’il trouve une nouvelle vie sur ta route.
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Les mains ne se touchent pas. Leurs genoux à quelques centimètres, face à face.
Elle sait que la cabine flotte, sous le couvert de l’arbre immense, elle ne sent pas la différence. La hauteur ne l’effraie pas, ne l’excite pas non plus. Tout ce qui existe dans cet instant suspendu, c’est l’accès au souffle intérieur. La parole enfouie.
Elle a énuméré quelques vérités bancales, approximatives, pour se lancer. A senti qu’une vague incertaine la submergerait. Elle s’est retenue d’abord.
Les mots se sont précisés, sortis de sa propre bouche :
« On a fini d’accumuler des biens mais je cherche encore à déborder, à tout voir, tout collectionner. Comme s’il y avait toujours mieux. »
Il la regarde. Son approbation silencieuse est rassurante.
Une nuée d’oiseaux moire le fond de ciel blanchi à douze mètres au-dessus du sol. La question revient. Elle voudrait développer, reformuler… « Est-ce qu’on est uniquement ce qu’on a à offrir ? Est-ce qu’au fond je recherche quelque chose qui n’existe pas, que je ne trouverai jamais ? »
La suite ne sort pas. Elle a buté sur ce constat, imprécis, contradictoire, dont elle aurait probablement un peu honte en bas. Il fallait qu’elle le dise, qu’elle se l’entende dire.
On lui a rappelé que le silence, le rire, les palpitations ou les sanglots, c’était valable aussi. Il y a de la place pour tout ça, dans ce moment. Amarille laisse la boule dans le ventre remonter lentement, se déplacer dans sa gorge.
Ferme les yeux.
Respire.
Sept. 2023 | Wilem Ortiz Domaine Public [Licence CC0]