Géraldine préside
Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée«
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Faire enrager les petits recruteurs ne pouvait pas être une fin en soi.
Géraldine le savait pertinemment. Incrémentalité rimait aussi avec ascension de la hiérarchie. Dans cette thérapie défoulatoire, troller des cadres beaucoup mieux placé⋅es dans la pyramide aurait un effet encore plus bénéfique sur son moral, c’était certain. Mais pour réaliser cet exploit et appliquer le conseil « déroulez votre propre récit », en dépassant les petits bureaux des salles de recrutement pour atteindre les niveaux suivants, il fallait commencer par mieux s’organiser. Est-ce que Géraldine le voulait vraiment ?
Récupérer son téléphone serait un bon début. Quand l’appareil était devenu hors de contrôle, il y a dix jours, Géraldine avait été obligée de changer de numéro. Quelqu’un semblait avoir envoyé une série d’attaques sur sa ligne. Depuis, le téléphone était en dépôt chez un réparateur pas pressé de finir le travail, et Géraldine se baladait avec un vieux téléphone « brique » à grosses touches, sans internet. Personne ne pouvait lui garantir que ça la protégerait vraiment la prochaine fois, mais être coupée des applis et du bluetooth ça rassure un peu. Maintenant qu’elle avait commencé à se faire des ennemi⋅es, Géraldine comprenait mieux certaines paranos numériques.
Avec Fatiah, elles en étaient revenues aux simples messages SMS. Ça avait son charme. Mais la confidentialité des applis sécurisées faisait cruellement défaut pour s’envoyer des infos sensibles. Géraldine n’avait pas envie de devenir le prochain fait-divers dans la rubrique patronale du coin, punie pour l’exemple. L’incident du piratage de son téléphone, fruit du hasard ou pas, lui avait servi de leçon.
Et puis moins d’applis, c’est bon pour le cerveau. Ça fait travailler la mémoire.
D’ailleurs, aujourd’hui, Géraldine se souvient très bien qu’il faut aller chercher cette robe d’avocate.
En poussant la porte vitrée rue de l’escarpe, elle se fait cette réflexion pertinente : trouver quelqu’un qui mérite. Qui mérite d’être en haut de ma liste. Encore un des bienfaits de la vie sans notifications.
Dans la boutique, toujours cette même ambiance hors du temps. Pas d’autres client⋅es. Pour un peu on se croirait dans un de ces restaurants fantômes tenus par la mafia, où l’on n’est pas vraiment censée manger. La porte du fond est fermée aujourd’hui. Est-ce que Géraldine va enfin découvrir les vrais gérant⋅es du lieu ? L’ado ne peut pas passer toutes ses journées ici… il est trop jeune pour avoir déjà arrêté l’école.
Alors qu’elle traverse une rangée de portants couverte de tenues encore sous emballage, une mélodie stridente perce le silence étouffé. Pourquoi est-ce que les gens s’obstinent à vouloir l’appeler à chaque fois qu’elle vient ici ? Un coup d’œil sur l’écran monochrome vert pomme lui rappelle qu’à l’autre bout de la ville, Fatiah elle aussi vit des tribulations en rapport avec le monde de l’entreprise. Cette fois, Géraldine ne décroche pas, ça fait partie de la thérapie. On n’a pas inventé les boîtes vocales pour rien. Elle n’a pas encore rangé l’appareil à grosses touches quand une voix derrière elle lance un « bonjour » éraillé.
Géraldine se retourne, devant le jeune garçon à lunettes elle lâche « salut », se reprend, marmonne « bonjour » à la place, et l’autre commente nonchalamment : « Cool le téléphone. »
— Les sonneries sont horribles…
Elle fait glisser son sac à dos pour y ranger la brique sonore. Pour toute réponse, le vendeur se murmure à lui-même « Rétro », avant de se diriger vers une armoire métallique en affirmant « On a bien reçu votre commande. »
Géraldine l’accompagne. Il ouvre un tiroir, le referme, en ouvre un deuxième, y trouve un paquet.
— Vous êtes comédienne en fait ?
Géraldine se retient de lui faire remarquer qu’il a bien pris la confiance. Comédienne ? L’idée n’est pas si éloignée de la réalité.
— Si on veut oui.
Il lui tend une enveloppe translucide. À l’intérieur on devine les plis satinés du tissu noir. Géraldine ne l’ouvre pas. Elle demande :
— Je peux te poser une question ? Tu ne vas pas à l’école ?
Géraldine aussi prend ses aises. Il ne semble presque pas gêné par sa question.
— Euh, je fais mon stage là.
Géraldine reste plantée sans réagir, en le regardant fixement dans les yeux. Pas convaincue. Lui non plus visiblement. Mais il revient une question en arrière.
— Vous n’êtes pas avocate… ?
Géraldine relâche ses traits en laissant poindre un léger sourire. Il est marrant celui-là quand même, avec son assurance précoce ponctuée de maladresses.
— Eh non, je ne suis pas avocate.
L’ado accueille la nouvelle sans surprise, avec nonchalance. Géraldine n’a pas le temps de chercher à comprendre quelle est la nature réelle de cette curiosité qu’il s’est déjà retourné et demande, en partant vers le fond du magasin : « Vous voulez un sac ? »
Elle attend un peu. Se décide à aller quand même dans son sens. La vie est devenue une plateforme de jeux d’aventure récemment, il y a peut-être quelque chose à découvrir autour d’un personnage placé sur sa route par l’algorithme du destin. En tout cas ici, dans cette boutique, la narration accroche un peu, que l’incident soit intentionnel ou non. Un sentiment encore insaisissable, peut-être une pure coïncidence. Est-ce qu’il s’agit d’un hasard, ou d’un indice ? Géraldine rejoint le vendeur trop jeune, accepte le sac, et risque :
— Si je t’explique pour les tenues, tu me racontes ce que tu fais ici ?
Deux minutes plus tard, elle est train de regarder l’écran démesuré sur lequel un graphique relie des cercles entre eux. L’ado a carrément pris « ce que tu fais » au sens propre. Dans la petite salle du fond, inaccessible aux regards extérieurs en temps normal, il prend un soin méticuleux à expliquer comment ses journées sont occupées faute de client⋅es dans la boutique :
— …Y’a beaucoup de métadonnées accessibles grâce aux API, mais ça c’est juste pour vérifier mes amorces.
Géraldine fait le tri entre ce qu’elle devrait pouvoir comprendre et ce qu’elle va choisir de ne pas retenir.
— En langage plus simple… tu vérifies quoi ?
Il se retourne sur son fauteuil de gamer pivotant, et lève les yeux au ciel en se lançant dans une nouvelle tentative d’explication :
— En fait, je forge des scripts sociaux à l’aide de prompts, puis je les poste, et ensuite j’analyse les retours et l’engagement des gens sur mes publications, pour essayer de trouver des patterns.
Géraldine a de l’imagination, mais le jargon freine son enthousiasme. Comme il voit que ses commentaires ne mènent pas beaucoup plus loin, il tente un raccourci :
— C’est comme une expérience sociale, avec des petites annonces en ligne…
— Tu postes de fausses annonces ? Quoi, sur des sites de vente, ou… des réseaux sociaux ?
— Partout où c’est pertinent.
Ok le petit a du caractère. Expérience sociale, ça lui parle à Géraldine, même si le reste est aussi abstrait qu’un cours de géométrie euclidienne sans visuels. Dans un coin de fenêtre elle a quand même le temps d’apercevoir un profil ouvert, avant qu’il ne la ferme, mais elle sent que le moment est venu de mettre un frein à la curiosité. Dans cet échange de bons procédés un peu bancal, elle n’a pas envie de se sentir obligée de revenir plus en détails sur son activité du moment à elle. Un acquiescement neutre s’échappe d’entre ses lèvres, pour clore cette interaction.
Au lieu de tourner les talons poliment, Géraldine ne peut pas s’empêcher de poser quand même une dernière question.
— Et l’adjacence, tu sais ce que c’est ?
Il la regarde sans conviction cette fois :
— Euh, non.
⊹
L’autre rendez-vous que Géraldine n’a pas pu oublier malgré l’absence d’agenda, c’est son entretien avec la psy. À 15 heures, Géraldine doit décider si elle lui avoue tout de sa nouvelle carrière.
— Je ne sais pas si c’est le fait d’avoir du temps libre, mais je rêve de plus en plus la nuit.
— Vous vous souvenez de vos rêves ?
— Le mois dernier j’ai rêvé plusieurs fois de suite d’un chat qui venait me rendre visite.
La psy a un mouvement de recul dans le dossier de sa chaise de bureau. Comme si elle se préparait à quelque chose. Géraldine ne peut s'empêcher d’interpréter ce geste anodin, insignifiant, mais légèrement trop théatral tout à coup. Ça va, c’est juste un chat.
— Vous n’avez pas d’animal domestique ?
— Non. À cause des rêves j’en ai eu envie à un moment. Plus pour le côté affectueux, pour avoir une présence à la maison… Mais je n’ai pas craqué.
Elle ne répond rien derrière le bureau. Géraldine devrait lui avouer qu’elle mène une double vie, qu’elle suit les conseils reçus ici-même, appliqués de façon très… personnelle.
— Là les rêves ont un peu changé de registre.
— C’est à dire ?
Géraldine hésite un instant. C’est étonnant comme la valeur d’une petite révélation peut facilement devenir un substitut pour une autre. Elle s’apprête à confier un nouveau rêve, plus pesant, plus sombre. Une monnaie d’échange pour garder son secret :
— Depuis deux ou trois jours je vis des émotions beaucoup moins sympa la nuit. Pourtant tout allait beaucoup mieux dans ma vie.
— Ce n’est pas anormal d’avoir des réminiscences quand on a vécu une souffrance profonde, même dans des périodes où on pense que tout est derrière soi. De quoi avez-vous rêvé récemment ?
C’est Géraldine qui s’affaisse dans sa chaise maintenant :
— J’entraîne des gens avec moi. Mais ça finit très mal…
Fais un effort. Ça fait partie du contrat.
Géraldine reprend :
— Le premier rêve se passait dans une école. Au début je marche dans les couloirs déserts, et puis en explorant je monte aux étages, et je finis par entrer dans une salle au hasard. J’ai un petit échange avec le prof et les élèves à l’intérieur, et je m’approche d’une fenêtre. Je l’ouvre, je regarde derrière moi, et là je saute pour m’envoler. Les autres derrière font la même chose pour m’imiter. Mais tout le monde s’écrase par terre. J’étais la seule à pouvoir voler.
La psy griffonne quelque chose dans son carnet. À ce moment-là, pour Géraldine, c’est presque une trahison.
Au lieu de persévérer, en détaillant les variations des autres rêves, Géraldine retrouve un goût amer dont elle n’aime pas se souvenir. Retour du doute, des précautions, après la confiance trop facilement offerte. La psy ne lui laisse pas le temps d’y réfléchir :
— Si vous avez le sommeil troublé, vous savez que vous avez des moyens de vous apaiser avant de dormir, c’est important.
— Oui oui.
Trop tard. Un petit incident s’est produit. Petite rupture. Géraldine se conforte dans un sentiment qu’elle ne voudrait pas cultiver. Mais la vérité est crue. Incontournable. Si elle avait osé révéler à la psy qu’elle se délecte des moqueries, qu’elle bafoue le sacro-saint dogme du Travail, que la semaine dernière encore, elle s’est défoulée dans le bureau d’une responsable RH imbuvable que tout le monde déteste probablement sans pouvoir lui dire en face, si elle avouait qu’elle choisit ses victimes en fonction du niveau de foutage de gueule des offres d’emploi de l’entreprise, et qu’elle tire à bout portant maintenant, à coups de « c’est moi qui perds mon temps », en tenue de carnaval en plus, qu’est-ce que l’autre écrirait en secret dans son carnet ? Un carnet qui rappelle étrangement toutes ces autres évaluations, des mauvais résultats à effacer sur le lieu de travail…
Une seule pensée furtive suffit à assombrir la suite de l’entretien. Elle l’a peut-être senti derrière son bureau.
— Vous reprenez rendez-vous dans un mois ?
L’air est chaud et humide dehors. Le ciel chargé, mouvant, se perce d’heureux rayons qui redonnent le sourire aux passant⋅es. Géraldine se sent imperméable à leur effet. Une mauvaise humeur bien familière pourrait trop facilement revenir lui coller à la peau. L’après-midi est déjà terni pour elle. Géraldine enrage surtout d’être encore à la merci de signes aussi ridicules. Oui, la psy note des trucs parfois dans le carnet. Et tu ne lui as jamais demandé ce qu’il contenait.
Heureusement, sur le chemin pour rentrer, d’autres rayons trouent l’atmosphère maussade. Un SMS de Fatiah : « On prend un verre ce soir ? »
Géraldine s’arrête, s’assoit sur un banc et respire un grand coup.
Un seul pouce est presque de trop sur les petites touches en relief :
« Flemme des bars, tu passes chez moi ? »