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Chapitre 4

Manganèse

Trente-huit pages de neurosciences cryptiques.

Il avait suffi d’un seul serveur mal configuré pour pouvoir accéder à ces résultats d’études, financées par plusieurs angel investors et un milliardaire. Un dossier pas encore partagé, pas encore revu par les pairs.

Dans la petite chambre d’étudiant, le rapport affiché sur un écran parle de taux de réponse des canaux ioniques, d’hyperpolarisation prolongée et de potentiel d’équilibre. Brahim s’est plongé dans cette littérature qui ne lui est pas du tout familière uniquement pour se mettre dans l’ambiance. Rien de ce qu’il a sous les yeux ne parviendrait à le rassurer. Sabine elle, chercherait à transposer tout ça en concepts simples, au risque de faire des raccourcis. Elle parlerait de cet état de conscience dont on se réveille difficilement le matin, après avoir rêvé trop intensément. Des creux et des pics du rythme circadien, de la possibilité de déterrer les souvenirs qu’on stocke pour toujours dans notre esprit, même sans le savoir.

Ce qui retient surtout l’attention de Brahim, plongé dans ce dossier volé qui ressemble à un tableau de relevés sans magie, c’est son potentiel supposé. S’il a réellement sous les yeux les premiers signes d’une découverte incroyable dans le domaine des neurosciences, il y a de quoi s’attarder pour essayer de comprendre. Savoir que le véritable potentiel de ces diagrammes pourrait se réaliser un jour, passant de l’abstraction au règne de l’acier et du béton, ça a un côté aussi fascinant que les livres prophétiques. Mais ni Brahim, ni Sabine, ne sont capables d’estimer la probabilité de cette réalisation. En l’absence de chef⋅fes et de prophètes, c’est l’assemblée qui décidera s’il faut miser sur cette possibilité. Et pour la guider, les voix les plus avisées devront réussir à se faire entendre. Au sein du groupe clandestin, les scientifiques assez versé⋅es dans les neurosciences pour appréhender correctement les relevés électro-chimiques et les taux d’hormones ne sont que deux. Strater et Descloux.

Brahim détache son regard de l’écran. Un arbre à kakis maigre et sculptural occupe le centre de la cour qu’on voit depuis la lucarne au-dessus de son bureau, au dernier étage de cet ancien hôtel particulier. Seul ornement dans ce paysage clos entre de petites rues de la capitale. L’institut d’études théologiques protestant installé dans ces lieux a conservé très peu de signes bourgeois ostentatoires. Austère par le décor, mais surprenamment chaleureux dans les étages et les salles communes, même pour un agnostique. L’esprit de « communion fraternelle » qui règne ici donne presque un avant-goût de la communion humaine réalisée, de la société sans classes. À côté des livres classés en deux piles sur le petit bureau, «  historique » et « dogmatique », la demi-fenêtre d’une chatroom sécurisée reste désespérément vide. Le compte rendu scientifique est ouvert juste au-dessus. Écrit dans une langue de laboratoire. Derrière les chiffres abstraits et les courbes de mesure, il faut savoir garder une imagination fertile. Brahim continue à faire cet effort-là, des années après les premières discussions sur un sujet trop pointu pour lui, mais il ne sait pas combien de temps les autres accepteront de se prêter à ce jeu en aveugle. L’effort confine à la croyance, sans preuves, à l’acte de foi. C’est bien le problème. Sabine est encore incapable de l’admettre.

Si le doute mûrit avant la prochaine réunion, il sera très difficile de revenir en arrière. Redonner du crédit à « l’attaque neurale » deviendra une cause perdue. Aussi féru de textes prophétiques qu’il soit, Brahim sera le premier à reconnaître qu’une révolution matérialiste n’est pas un acte de foi. Il faut de l’imagination bien sûr, pour voir ce qui n’existe pas encore, société sans hiérarchie des classes sociales ou procédé d’attaque neurale sans assassinats ni violences. Mais basculer dans la croyance serait aussi dangereux que certains renoncements.

Dehors, un merle noir s’est posé sur une des branches supportant les fruits oranges. Après un coup de bec pour se désaltérer, il dédaigne de creuser le fruit et reste là, immobile sous le ciel gris clair.

Avant le rassemblement du groupe clandestin, et son assemblée qui décidera des grandes priorités à poursuivre, ce que tout le monde garde en tête à propos de l’« hypothèse neurale » c’est que les conditions sont complexes. Les membres les plus au fait rappelleront qu’il est probablement encore impossible de les reproduire hors laboratoire, sur des sujets non consentants, dans des environnements hostiles.

 

Dans une deuxième fenêtre sur l’écran, une conversation reste en suspens.

 

Elle dit : « L’indice ionique glial seul n’est pas une valeur clé. »

 

L’unique spécialiste du sujet accessible au groupe, et dont l’avis pourrait être définitif sur la question, c’est cette experte en microbiologie des systèmes nerveux. Pseudo « Az » dans le chat Disnet.

Elle ajoute, sur une nouvelle ligne : « Mais l’élévation du potentiel membranaire des gliales GM-27 dans le cerveau et au niveau du nerf vague, de façon asynchrone, est un signe incontestable. »

Jusqu’ici Az n’a pas encore franchi le pas. Pas encore passée à l’acte comme les autres. De sympathisante à agente active, il y a un grand pas que certain⋅es ne franchissent jamais. Même si elle le décidait du jour au lendemain, il lui resterait plusieurs épreuves très protocolaires à passer avant de rejoindre les recrues auxquelles on fait définitivement confiance – au moins assez pour leur partager les détails stratégiques. Dans la communication amorcée avec cette microbiologiste, tout est encore très compartimenté. Elle ne sait pas qu’un projet existe déjà pour mettre la main sur le même modèle de machine utilisée dans les tests qu’elle aide à décrypter. Qu’en apportant son expertise, patiemment, à distance, elle contribue à avancer la date d’une attaque qui pourrait autrement rester à l’état de rêve ou de prophétie.

 

L’heure avance. Brahim jette un œil sur la chemise pendue à un cintre devant le placard en palissandre vernis. Temps de quitter la chambre minuscule composée d’un lit et d’un bureau, pour se rendre dans le monde extérieur. À l’extérieur de cette faculté fondée par des humanistes issus du christianisme réformé, bourgeois. Un terme utilisé presque naïvement sur le site web de l’établissement. Cet après-midi, Brahim a plusieurs rendez-vous à honorer, là où on maudit tout ce qui se définit en tant que classe privilégiée. Là où des textes anciens en grec et en hébreu n’ont aucune forme d’importance pour déterminer le bien commun et la justice égalitaire.

Un dernier coup d’œil par la lucarne. Brahim reconnaît la silhouette sereine de la doyenne. Elle vient toujours s’assoir seule sur son banc, coiffée d’un chapeau rond parfaitement reconnaissable. Celle-là, avec ses questions acérées et sa perspicacité, Brahim préférerait ne pas avoir à croiser son chemin. Depuis trop d’années, dans cette chambre étroite, il ne travaille plus avec assiduité aux recherches spécialisées qui lui valent bourse et alibi social bien confortable. À ce rythme, la voie vers le certificat d’études théologique est encore semée d’obstacles, même aménagée par modules hors des parcours master ou doctorat. Et la doyenne a tendance à s’en préoccuper lorsque le sujet se présente. Plus par passion que par sens de l’autorité. Pour elle comme pour Brahim, la recherche comparée sur les écrits apocryphes, principalement les évangiles, est un gigantesque terrain d’hypothèses et de théories qui auraient pu changer la face du christianisme. Peut-être du monde.

 

Elle ne bougera pas de son banc. Difficile à éviter dans le passage de la grande porte cochère de l’institut. L’assemblée est à 15 h au centre social. Brahim éteint l’ordi, retire la précieuse carte mémoire sur laquelle tient tout le système d’exploitation encrypté, et se lève dans une impulsion, résolu à aller franchir cet obstacle.

En haut du placard sans fioritures, il saisit un vieux livre épais, l’ouvre par le milieu pour écarter la tranche reliée entre les pages et le cartonné de la couverture. Un petit jour dans lequel Brahim glisse sa micro carte. Une fois sorti de la chambre, le livre reposera sur l’étagère du couloir déjà encombrée d’ouvrages que personne ne consulte.

 

Depuis les chambres, on accède à la cour par le même escalier intérieur qu’empruntent étudiant⋅es, professeur⋅es et internes. En bas de l’escalier, le bois rouge de la grande porte rénovée s’ouvre pour inonder de lumière un hall qui pourrait être sinistre, s’il n’avait pas été repeint aux couleurs méditerranéennes grâce à l’initiative du bureau des élèves. Une fois dehors, l’arbre à kaki est le premier repère dans la réalité à ciel ouvert. Imprimé par des centaines d’allers-retours, matins et soirs.

Brahim retient la lourde porte du mieux qu’il peut. Le moindre grincement est amplifié dans la cour à l’acoustique digne d’un théâtre antique. Il faut se faufiler jusqu’au mur, sur le chemin pavé qui contourne les graviers bruyants.

La chance lui sourit cette fois. La silhouette au chapeau rond se lève. Elle s’éloigne lentement vers le bâtiment d’intendance.

 

— 

 

Pour bien s’informer en période de troubles, les instances réseaux décentralisées permettent d’accéder rapidement à tous les points de vue d’un fil d’actualité digne de ce nom. La méthode numérique est rapide, anonyme, mais elle n’a pas que des avantages. Les assemblées populaires, dans le monde physique, sont l’autre moyen d’obtenir des infos bien mises en perspectives. Fréquentées par une grande diversité de population, des femmes de chambres syndiquées aux journalistes pigistes, en passant par les squatteureuses, les assistant⋅es parlementaires désabusé⋅es et les volontaires des chaînes de contre-surveillance, c’est là que se trouve parfois la meilleure compréhension de l’actualité sociale, entre les rumeurs et les analyses de terrain. L’assemblée locale qui se tient aujourd’hui permettra à Brahim d’en savoir plus sur ce qui s’est passé cette nuit. Un accident sans lien direct avec les occupations d’usines et de centrales de distribution, mais dont la gravité provoque des réactions au sommet de l’État. Des communiqués laconiques circulent depuis midi. Encore difficile à comprendre de l’extérieur, sans noms, sans relations clairement établies.

 

15 heures, horaire habituel d’assemblée de quartier Ménilmontant du mercredi.

La halle située rue de la Duée dans le vingtième arrondissement a beaucoup changé d’usage au fil des époques. Le lieu sert à la fois de bar, de cantine, d’atelier et de salle de réunions publiques. Pour entrer dans l’ancienne fabrique à soie, une grande ferronnerie coulisse et révèle un bar-cuisine installé entre des poteaux sans cloisons. Beaucoup de monde aujourd’hui à l’intérieur. À l’arrivée de Brahim, un cri fuse au milieu du brouhaha, depuis l’une des grappes joyeuses accrochées au comptoir.

— Séba, séba !

En dehors de la vie clandestine du groupe, Brahim utilise le prénom officiel inscrit sur sa carte d’identité, Sébastien. Brahim est un pseudonyme secret. Avoir un pseudonyme secret permet de garder un lien symbolique avec ses origines algériennes, même si personne n’utilise ce beau prénom en dehors d’un cercle extrêmement protégé. Sur son acte de naissance, il aurait aimé qu’un deuxième prénom lui soit donné, un petit nom issu de la tradition arabophone ou musulmane. Au centre autogéré, comme à l’institut théologique, il se contente de l’option par défaut. Sébastien. Brahim L’Innocent restera un blase de roman-feuilleton.

La salle est presque aussi encombrée que les abords du comptoir. Sébastien se fraie un chemin en tortillant des épaules.

— Ça fait un moment qu’on t’a pas vu ! Tu viens au squat demain ? On repeint les murs et on fait une bouffe.

— Demain je suis déjà engagé, mais je passe vous voir tout bientôt, promis.

— Ça a changé, tu verras.

Il tend la main nonchalamment en signe d’au revoir :

— On se voit plus tard !

Son mouvement l’emporte vers une foule plus dense, massée dans l’arrière-salle où vont se prendre les décisions. Il sait que Gabriel attend au fond, adossé au mur. Ça ne devrait pas être difficile de le trouver.

Au moment de se faufiler de l’autre côté, un visage apparaît à quelques mètres dans la foule. Une surprise qui fige Brahim, un court instant. Qu’est-ce qu’elle fout là ?

Cas’ – diminutif de Casque d’Or – n’est pas censée fréquenter les milieux de la capitale, encore moins le centre social autogéré du 20ᵉ arrondissement. Sa zone à elle c’est Rhône-Alpes. Bien loin de la région parisienne. Elle et Brahim ne sont pas censés se croiser en dehors du groupe avant leur prochain rendez-vous logistique. Bien sûr, s’illes devaient tomber nez-à-nez, illes feraient semblant de ne pas se voir. Mais avoir des ami⋅es en communs ou des occasions sociales partagées pourrait suffire à foutre en l’air leurs vies compartimentées. À contrecœur, Brahim fait donc un quart de tour sur sa droite. Au bar il trouvera quelqu’un à qui parler pour faire distraction.

Deux visages connus :

— …Moi j’y crois pas. Ah Séba, donne-nous ton avis !

Brahim fait mine de s’intéresser.

— J’ai pas suivi… ça va vous ?

Une meuf plus grande que lui, avec lunettes larges et béret abricot, résume d’un air jouasse :

— Est-ce que tu penses que les cliniques d’atténuation volent les souvenirs qu’elles effacent, pour les réutiliser ?

Il fronce un peu les sourcils.

— Vous êtes encore sur ces théories ?

— T’imagines vivre leurs cauchemars : « mes versements de dividendes ont baissé », « ma gouvernante ne sait pas tenir une maison »…

Des petits coups d’œil à gauche et à droite pour surveiller l’autre. Cas’ prenait le chemin de la sortie visiblement. Brahim ne comptait pas rester après le vote, mais il faudra continuer à l’éviter si elle ne s’est pas éclipsée à ce moment-là. La conversation en cours lui demande peut d’efforts :

— Perso je me fous de savoir si les souvenirs des bourges finissent en cachets ou dans de la mauvaise réalité virtuelle. Mais je crois qu’on en n’est pas encore là, désolé de vous décevoir.

— Tu penses que c’est impossible ? Pourtant on arrive à effacer des souvenirs précis, et l’harmonisation peut déjà décoder notre esprit.

— Il ne faut pas tout mélanger. Effacer des souvenirs ça peut se faire en ciblant des zones précises du cerveau, comme les pertes de mémoire partielles après un traumatisme crânien.

— Oui mais les harmonisations, les implants, le décodage neural… ?

Aux compas qui attendent encore d’être départagé⋅es, il rétorque :

— Même s’il y avait une demande ultra-niche, je ne crois pas que le ré-encodage soit une technologie assez aboutie pour produire des souvenirs réutilisable à partir de simples opérations d’atténuation. Il y a des pertes d’informations à tous les niveaux, un souvenir c’est pas aussi simple que de recréer une image.

— Pareil : j’y crois pas.

Un dernier regard dans la salle et Brahim fait le geste des bisous qu’on envoie depuis la paume de la main, avant de s’éloigner sans perdre plus de temps.

 

Comme prévu, Gabriel attend seul contre le mur du fond, derrière une rangée d’épaules moins compacte. Sébastien/Brahim lui demande sans cérémonie :

— Alors, pas trop de cancers venus pour déséquilibrer le vote aujourd’hui ?

Il a gardé ce ton un peu arrogant, plus facile à manier dans les grandes occasions, mais le ravale aussitôt. Brahim sait qu’avec G il est inutile de faire du sarcasme, le garçon a tendance à tout prendre gentiment au premier degré.

Gabriel retourne un signe de la tête :

— À part les salarié⋅es venu⋅es spécialement pour l’occasion, pas tant de nouvelles têtes.

Brahim se poste à son côté, sagement. Avec celui-là, il peut délaisser le petit rôle impertinent qu’il utilise plus pour se protéger que pour avoir l’air supérieur.

Gabriel a des nouvelles à lui transmettre, comme toujours :

— Jimi est reparti au chtar’, tu sais ?

— Non, je savais pas. Merde.

L’autre fait « Hmm » avec un petit mouvement du menton, sort deux feuilles à rouler pour s’occuper les mains, pendant que Brahim pose les questions habituelles.

— Il y a quelqu’un pour lui faire des parloirs ?

— On est en train de s’organiser.

Le constat est toujours le même. Encore un en cabane. Gabriel et Brahim observent une pause qui permet de ne pas oublier tous⋅tes les autres, déféré⋅es pour des faits réels ou pour l’exemple. Gabriel semble plus abattu cette fois. Brahim le pressent, cherche ses mots, mais avant que les pensées ne prennent le pas sur son silence, une voix se met à tonner dans un micro. « Un deux, un deux… »

Brahim lève la tête en direction de la petite estrade, par réflexe, malgré la vue bouchée par la foule. On entame les annonces au micro :

« Avant de pouvoir procéder au vote de première jauge pour lequel tout le monde est là, on va vous donner la parole pour des interventions de moins d’une minute, comme d’habitude, mais avant ça je voudrais commencer en rappelant les faits qui se sont déroulés cette nuit. »

Le bruit des discussions qui emplissait la salle ne s’est pas totalement tu, mais il a considérablement diminué. La femme au micro poursuit :

« Voilà, donc si vous n’avez lu aucun communiqué à ce sujet, je fais un petit résumé rapide. Ce qu’on sait avec certitude, c’est que vers quatre heures du matin une jeune femme a été abattue avec une arme à feu dans l’enceinte privée d’un parc, dans la résidence du ministre de l’Intérieur. Il y a une bataille de communiqués en ce moment entre les autorités, la police et certains journalistes, donc vous avez peut-être déjà lu des informations contradictoires au sujet des personnes qui se sont introduites dans ce parc. »

Gabriel a cet air sérieux et naïf dont il ne se défait jamais. Il s’approche de l’oreille de Brahim et souffle avec précaution :

— Je ne sais pas combien de temps l’info sera retenue, mais la meuf qui s’est fait buter, c’était la fille de Lipsky.

— Laura Lipsky, la porte-parole des Services ?

Les enceintes amplifiées suspendues au mur porteur de l’ancienne fabrique ne s’interrompent pas :

« Pour l’instant rien n’est absolument clair, du côté de la police on parle de cambriolage, mais l’implication des chaînes de contre surveillance a été évoqué. Il y a d’autres rumeurs, comme celle d’un possible attentat, mais pour l’instant rien n’est encore confirmé par des témoignages. Rien n’est sûr à cent pour cent. C’est pour ça qu’en attendant d’en savoir plus, s’il vous plaît, on vous demande de vous abstenir de reposter des informations sans sources fiables, pour ne pas répandre des fausses rumeurs. Jusqu’ici il n’y a aucune preuve que la victime ait fait plus que de tenter d’escalader un mur d’enceinte, donc on vous remercie beaucoup de vous en tenir à ça pour l’instant, par égard pour la famille et pour les milieux concernés. Merci beaucoup ! »

Brahim écarquille légèrement ses petits yeux marrons. Bien sûr dans cette ligne temporelle absurde et tragique à la fois, il faut être un peu blasé pour se préoccuper d’actualité politique. Mais les accidents cruels finissent quand même par vous toucher, sous l’écorce. Surtout quand les noms qui résonnent tristement vous sont familiers.

— Pauvre Laura… Avec tout ce qu’elle prend dans la tête en ce moment.

Gabriel garde le même ton épris de gentillesse sincère :

— Séba je te fais confiance ?

— J’en parlerai à personne, t’inquiète. Je comprends mieux l’ambiance bizarre depuis ce matin.

— Il y a trop de gens qui savent et qui ne peuvent rien dire. Je sais pas combien de temps ça va tenir, mais tout le monde se prépare déjà à une répression médiatique et judiciaire.

La voix amplifiée termine en forme d’hommage :

« En tout cas, au nom du Centre, on tient à adresser tout notre soutien à la famille, aux proches, et même s’il n’y a aucun lien avéré encore pour l’instant, soutien aussi aux chaînes, qui font un boulot extraordinaire et de plus en plus risqué. »

Une salve d’applaudissement spontanée retentit entre les colonnes sans décoration.

« Maintenant je laisse la parole aux minutes locales. »

 

Après trois tours de parole rapides au sujet de chantier sans volontaires, de problèmes de plomberie ou de déploiement réseau de voisinage, c’est un grand mince qui hérite du micro. Le passage à la suite de l’ordre du jour, que tout le monde attend, se fait abruptement :

« Avant le vote à main levée, je vais rappeler le contexte. »

Il déplie une feuille et se met à en lire le contenu de façon très scolaire.

Les grévistes dissidents d’une branche télécom désapprouvée par les centrales syndicales, occupent depuis quelques jours un data center d’interconnexion, un point de présence (PoP) national, essentiel à la fluidité des réseaux internet de certaines infrastructures et entreprises. L’occupation se situe à quelques rues du centre autogéré où se tient la réunion actuelle.

Autour d’un local où se relaient en permanence grévistes et soutien, et à l’intérieur duquel se fait une liaison technique entre la partie backbone de l’internet transitant par de gros câbles internationaux, et les commutateurs nationaux de certains opérateurs, une véritable logistique de guerre est en train de s’organiser. Depuis que la possibilité d’une paralysie, ou d’une autogestion totale, menace de se répandre à d’autres points de présence télécom situés dans la capitale, l’État se prépare à une intervention pour nettoyer la source de cette contagion. Les grévistes s’attendent à des charges brutales, à des blindés et des armes de mutilation non-létales.

Une fois la lecture terminée, une autre déclaration formelle débute :

« La proposition légitime émanant de notre district, élaborée en groupes de travail inclusifs, est la suivante : À partir de demain matin à l’aube, faut-il engager collectivement nos forces et nos ressources dans la construction et la défense de barricades de rue, autour du local occupé par les grévistes, place des fêtes ? »

Quelques cris répondent déjà par l’affirmative. Autour des tables du premier rang on échange quelques papiers, plusieurs volontaires se sont installé⋅es, équipé⋅es de carnet ou d’ordinateur à clavier. Ces instants de battement laissent rapidement place à une autre formalité bien connue du public.

« J’appelle maintenant toutes les personnes opposées à cette proposition à exposer leurs derniers arguments à la collectivité, donc celleux qui ont quelque chose à objecter, vous avez l’occasion de résumer votre point de vue au micro, ou de transmettre un texte qu’on lira pour vous… Je laisse deux minutes pour vous inscrire sur la liste de parole. »

Quelques groupes s’agitent, sur le ton de la plaisanterie, on rejoue pour la centième fois la blague qui consiste à pousser quelqu’un d’autre à se manifester par une tape dans le dos. La dernière minute s’écoule. La voix amplifiée annonce avec une certaine gravité :

« Aucun argument contradictoire. On passe donc au vote : en première jauge, qui est pour la proposition des barricades ? »

Brahim, doucement, lève sa main. Gabriel termine tout juste de coller son stick de Gelato avec la droite, et lève la gauche. Devant, c’est une forêt de bras en l’air.

 

Le constat est tellement univoque, que personne ne prend la parole au micro. Toutes les mains restent levées. Un silence assez solennel s’est installé à mesure qu’elles se baissent. Comme si l’histoire en train de s’écrire avait besoin d’un peu de calme pour mieux se laisser contempler. Aucun applaudissement. Puis une blonde, devant, se risque à plaisanter tout haut avec une voix d’animé :

« Ça leur apprendra à dire du mal de Bizo ! »

Des rires éclatent, comme un soulagement. Le manifestant Bizo avait été moqué publiquement par une ministre lors d’une intervention télévisée impardonnable. Après l’explosion rigolarde, les discussions reprennent vite dans la salle, puisque que personne ne se décide à accaparer le micro.

Brahim fait un tour sur lui-même, en regardant partout dans la foule. Par crainte de revoir le visage de Cas’, mais aussi pour pouvoir apprécier le temps qui s’écoule à partir de cet accomplissement collectif. Il n’y a rien d’aussi fort qu’une décision commune, vécue côte-à-côte. Le basculement collectif est plus vibrant qu’une foule en sueur pendant un concert. Un jour où l’autre tout devra basculer. C’est rassurant de sentir une vague monter avec les autres en face de soi. Dans sa vie clandestine, au sein du groupe, Brahim n’a plus ce repère-là. Toutes les avancées collectives sont protégées, cloisonnées. À tel point que la grande assemblée secrète qui doit se tenir dans deux semaines ne pouvait avoir lieu qu’en Suisse, sur un territoire lui-même cloisonné. D’ici là il faut bien trouver des satisfactions. Sentir l’Histoire en train de s’écrire collectivement, avec d’autres cœurs emportés comme le sien par les remous, les barricades. Savoir que la vague qui arrive, si elle ne se brise pas lamentablement en retombant, ne l’emportera pas seul. Tout ce monde qui fréquente déjà les assemblées, les bourses d’échange, les squats et les piquets de grève, tous ces gens comme lui, en perdront le sommeil, comme lui. Leurs choix, irréversibles, comme les siens, en prémices d’un conflit n’attendant que d’être révélé.

Toujours adossé au mur, la jambe en équerre, Gabriel est le premier à rompre le silence :

— Bon, ben ça y est. Cette fois c’est parti.

Comme un écho à ces mots, la décision est enfin actée par la voix amplifiée. On commence à égrener une liste de sujets qui paraissent maintenant insignifiants. Le désintérêt dans la salle est flagrant, et malgré l’assiduité aux premiers rangs, plusieurs courants de départ remuent l’assistance. Dans l’autre espace servant de cantine, l’ambiance n’est pas totalement apaisée. Autour du bar, des voix s’élèvent. Des cris.

— Vous savez bien que vous êtes plus nombreux, vous le savez ça !

On entend rétorquer, de façon tout aussi sonore : « Tu avais l’occasion de t’opposer ! », mais l’autre continue à crier « Vous êtes trop nombreux ! »

 

Brahim regarde sa montre. Bientôt 16 h. Il serre la main de Gabriel cette fois, qui lui rend un sourire rare, de pure satisfaction. Peu de mots sont capables d’exprimer ce qui est en train de se passer en lui, alors il préfère ne pas les user. Brahim lui rend un sourire, ses yeux plongés dans les siens pour figer ce moment.

 

Comme un voleur.

Ça il en l’habitude. Fuir les au revoir et les bavardages interminables, Brahim sait très bien le faire.

Une fois qu’il a fendu le corps à trois cents têtes pour atterrir dans la rue, il disparaît dans une voie à sens unique, sort de sa poche le petit récepteur radio FM, déplie l’antenne, et glisse un écouteur dans son oreille.

Tout à l’heure il a un rendez-vous clandestin avec Sabine. Parti de l’institut sans téléphone sur lui, il doit s’assurer qu’on ne cherche pas à l’avertir d’un risque, ou d’un report de la rencontre. Les signaux de contact sont diffusés une fois par heure, sous forme de chanson particulière attribuée à chaque membre.

16 heures pile sur le cadran.

Dans son oreille, aucun hymne.

Rien que le bruit blanc des fréquences en jachère.

 

 

 

 

 

***

 

Évier et placards vieillots fixés au mur n’ont pas changé depuis au moins trois décennies. Dans la petite cuisine à cloison ouverte, quelqu’un prépare une tasse de mauvais thé sur la petite table qui sert à tout faire. Lukas plonge le sachet dans l’eau bouillante et s’écrie avec son accent allemand : « Sacha tu veux du thé ? »

Un « non » distinct se fait entendre depuis la pièce sans porte, de l’autre côté du salon. Une troisième voix renchérit : « Et moi ? »

De retour dans la chambre à moquette bleue marine transformée en media center, son mug à la main, Lukas s’assoit devant un bureau collé au mur sans éprouver le besoin de se justifier. Samira a renoncé à se plaindre, absorbée devant son poste à double affichage. Au troisième bureau, planté dans le coin aveugle de la pièce, Sacha pivote sur sa chaise :

— Il y a une chance que les leaks soient en ligne avant ce soir, vous croyez ?

Samira se dévoue pour casser l’ambiance :

— Ça peut tomber cet après-midi ou dans la nuit. J’ai déjà vu ce cas de figure avec cette équipe-là, c’est pas les plus à cheval sur la ponctualité.

Maintenant Sacha est en plein doute.

— Ok, mais la date sera respectée quand même ? Ça devait être publié aujourd’hui, moi ça m’arrangerait beaucoup parce que je piétine un peu dans mes recherches…

Pour toute réponse, elle hausse les épaules. Lukas prend les choses avec philosophie :

— Les chaînes aussi attendent.

Sacha se remet en face de sa dalle lumineuse.

— Ouais, mais moi j’ai pas l’intention d’aller faire de l’urbex chez des millionnaires. Ce que je veux c’est des documents comptables tout ce qu’il y a de plus ennuyeux.

Après un moment de silence, iel demande encore, sur un ton désabusé :

— Où est-ce qu’ils sont les anciens miroirs pour tout ce qui concerne la haute administration ?

— Quelles années ?

— Avant 2025.

— Tu as bien cherché sur Ortoblitz ?

La chaise pivote en sens inverse. Dans les tableaux d’archives qu’iel fait défiler, Sacha aimerait retrouver d’anciennes déclarations en rapport avec l’entourage de Mathieu Fourier, alias Disciple. Le logiciel qui analyse les occurrences dans les bases de données actuelles sait relier des individus à des biens et titres, mais pour avoir une chance de recouper des noms de sociétés ou de propriétés habilement dissimulées, il faut savoir ratisser large. Disciple lui, n’a pas de mandat politique qui l’oblige à dévoiler ses prises d’intérêts dans des entreprises. Élargir les recherches sur la famille et les ami⋅es proches est la seule alternative pour dénicher le début d’une piste.

— Je comprends pas, je suis dans les archives officielles mais y’a pas les déclarations pour la haute fonction, y’a que les députés et les élus locaux…

 

Samira, dans sa grande mansuétude, apporte une expertise supplémentaire : « Ah mais c’est normal, les hauts fonctionnaires ne sont pas soumis à la déclaration d’intérêts. »

— Ça va pas m’aider.

Au lieu de se remettre au travail après cette distraction, Samira se lève de son coussin posé sur une petite chaise, et souffle un bon coup en s’étirant. « Je vais me faire une vraie infusion moi. »

Avant de sortir de la pièce, l’ancienne journaliste marque une halte devant la station musique, où l’enceinte s’est tue depuis trop longtemps. Une recherche sur l’écran associé, elle hésite et abandonne son idée pour filer vers la cuisine.

Lukas l’engueule avec une grammaire approximative :

— Tu vas encore jouer la mauvaise musique ?

Elle repasse ses boucles de cheveux noirs dans l’encadrement de la porte.

— Tu ne peux pas deviner ce que j’ai envie de mettre.

 

Sacha, dans son coin, ferme une fenêtre de discussion active sous le pseudonyme KRILL. Quand la fatigue se fait sentir dans une si petite coexistence entre quatre murs, il y a cette excitation idiote qui monte, comme chez les enfants. Pour couper court à la joute verbale qui pourrait recommencer, iel se glisse sans un mot jusqu’à l’enceinte, et déclenche à fort volume un vieux cross-over de Happy Dance sur du Grind Core. Puis s’échappe sous les insultes de Lukas. De l’autre côté, dans la lumière rosée de la salle de séjour, Sacha/Krill s’immobilise comme une plante d’intérieur, les bras légèrement écartés pour mieux capter la vitamine D, histoire de compenser la fatigue. Trop longtemps qu’iel ne s’est pas affalé dans un canapé moelleux, pour se relâcher complètement, se laisser aller à une bonne sieste paresseuse d’après-midi. Le moment n’étant pas idéal, iel se pose dans le sofa bleu en se promettant de ne pas s’allonger tout de suite.

« Tu repars demain ? » lui lance Samira depuis la petite cuisine défraîchie.

— Ouais, demain matin. Je crois que j’ai pas bien fermé la fenêtre de ma chambre là-haut…

— Sérieux ? Tu vas en ramasser du sable dans ton lit.

Elle vient le rejoindre sur l’antique marsala en skaï bleu pendant que l’eau chauffe dans une bouilloire. Le tulle coloré qui voile la fenêtre en face égaye le bleu-vert des tapisseries jamais rénovées. Dans un coin de la pièce, des bonbonnes et des packs de bouteilles d’eau sont empilés.

Sacha fait tout pour éviter de se vautrer, même si la mollesse de l’assise est une invitation à somnoler. Iel doit faire un effort pour articuler avec un minimum de vivacité : « Tu bosses sur quoi en ce moment ? »

— On recoupe des photos OFF sur les trois derniers forums de Davos.

— Avec le pool de journalistes indépendantes dont tu parlais tout à l’heure ?

— Non, là je suis avec les mécontent⋅es qui ont quitté ce gros collectif de journalistes, on a formé un pool encore plus indépendant.

— C’est pas trop répétitif comme tâche ?

Samira prend deux places à elle seule, étalée en biais sur le canapé, sa tête qui repose sur l’accoudoir avec une jambe en appui sur le sol. Sacha aimerait en faire autant, s’accorder une heure affalé. Mais l’inquiétude, un sentiment de nervosité, de danger, l’empêche de se relâcher complètement.

— Si, trier des centaines de photos c’est un peu chiant à la longue… mais quand j’ai besoin de distraction je vais lire les derniers dramas d’exclusions des modos sur refund.

Elle tapote un rythme improvisé, sur le skaï entaillé, et se redresse dans une impulsion. Électrique, alors que la meuf ne boit ni théine ni caféine. L’inverse de Sacha en ce moment, qui la regarde en se frottant les yeux.

— Et toi, c’est qui les haut-fonctionnaires qui te compliquent la tâche ?

— Des anciens de l’inspection des finances, quand ça existait encore.

 

S’il y a bien une personne qui pourrait l’aider, c’est Samira. Pourtant Sacha/Krill doit se retenir de donner les détails qui intéressent son groupe secret. Même dans cet environnement d’amitiés de lutte, il ne faut pas mélanger les risques. Quand les flics s’acharnent en interrogatoire les ami⋅es aussi peuvent craquer.

Dans le calme qui s’est installé parce que quelqu’un a encore stoppé la musique dans la pièce à côté, Samira se lève, une oreille attentive tournée vers la bouilloire allumée dans la cuisine.

— Le mieux c’est de regarder dans leurs anciennes promos de grandes écoles, pour trouver des ami⋅es qui sont devenu⋅es élu⋅es, et dans les déclarations de ces élu⋅es, ou dans les leaks, tu regardes chez qui ça pantoufle. C’est pas rare de retrouver les élèves d’une même promo aux conseils d’administration des grandes boîtes privées…

 

Capillarité des grandes fonctions. Le monde du pouvoir est à la fois étroit et gigantesque à sonder. L’abstraction des comptes et des montages juridiques donne la migraine, et pourrait vous décourager rapidement, si toute cette opulence ne se traduisait pas un jour ou l’autre en pure matière : essences nobles, minerais précieux, pierres de taille centenaires.

— Tu as vu du côté de Nice au fait ? La chaîne de péonnage prend des proportions assez dingues.

Sacha se tient informé quotidiennement sur le sujet :

— Oui j’ai vu, y’a masse de relevés… Tout le monde veut être péonne aujourd’hui.

Iel se met à bâiller en parlant. L’acte de la discussion qui doit amplifier ce réflexe, peut-être à cause de la respiration qui change de rythme :

— J’ai même déjà rencontré des vrais fils de bourges qui se vantaient d’être allés sur des propriétés de milliardaires, parce que « eux tu vois, c’est vraiment une menace pour la démocratie ».

Elle rigole en coin. Il faut de tout pour faire une chaîne de contre-surveillance.

 

Un râle monte de la chambre transformée en war room. Lukas doit probablement se heurter à des obstacles moins tangibles que des comptes titres.

À défaut de maîtriser les bâillements qui s’intensifient, Sacha se plonge dans les souvenirs :

— Mon père m’emmenait sur des chantiers des fois quand j’étais ado. Son patron avait quelques clients très riches, on ne les croisait quasiment jamais, mais par contre le sentiment de supériorité se transmettait très bien à travers la petite hiérarchie. Les intermédiaires se prenaient tous pour des seigneurs. Et puis il y avait une sorte de solennité presque religieuse, on parlait à voix basse quand Monsieur ou Madame étaient dans les lieux…

— Moi je n’ai connu que des riches excentriques, pas trop le genre à aimer le solennel.

 

Sa bouche se déforme dans une nouvelle contraction, plus intense que les précédentes. Impossible de résister à l’assoupissement qui le gagne dans cette posture avachie, entre chill et sieste. Sacha/Krill décide de se mettre debout et de faire quelques pas pour tromper le cerveau.

Samira lance un pronostic :

— Ce qui est sûr c’est qu’ils vont avoir du mal à empêcher le péonnage de les déranger, au rythme où ça va. À un moment ça sera impossible de cacher quoi que ce soit… si notre masse critique continue de grossir comme ça, il y aura des infiltré⋅es dans tous les domaines, et toutes les franges sociales.

 

Un nouveau râle sort de la chambre bleue. Cette fois on croit discerner autre chose que de la frustration. Une surprise, bonne nouvelle :

— Les leaks ! C’est bien !

 

Sacha s’est retourné en un bond, avant de se précipiter à son bureau.

Devant son poste à trois écrans, dont l’un présente une cartographie de relations et l’autre est orienté verticalement pour afficher des lignes de résultats de recherches, Sacha trouve rapidement l’adresse cachée des données piratées toutes neuves. La victime, cette fois, n’est pas une grande entreprise bien connue, mais un courtier spécialisé dans le montage de sociétés écrans. Et la nouveauté qui vaut son poids, c’est qu’en plus des données comptables des comptes bancaires, une grande partie des dossiers personnels des employés du cabinet sont aussi accessibles sur un miroir temporaire. Ce qui promet beaucoup de photos, de sauvegardes d’emails et d’autres échanges croustillants en tous genres. De quoi donner un éclairage plus compréhensible à certaines situations, derrière les ordres de virements et les changements de nom sur des contrats.

— Lukas, on se partage les dossiers ?

Déjà plongé dans les archives Excel. Il fait un effort pour répondre quand même :

— Oui, mais j’ai pris « bureau Luxembourg ».

Sacha hésite un peu, devant l’immensité de l’arborescence, puis fait son choix :

— Alors de mon côté, je vais faire tout ce qui concerne le foncier, dans les silos « immobilier privé » et « immobilier pro ».

 

Krill relance la connexion réseau au Disnet sur sa petite machine dédiée, et se logue à nouveau avec la carte physique contenant ses clés de chiffrement personnelles. La fenêtre de discussion de groupe anonyme se rouvre. Pas de nouveaux messages.

Le problème qui l’obsède depuis hier et dont iel n’arrive pas à détourner ses pensées, c’est de savoir pourquoi Disciple est inquiet au point d’engager un homme de main. Ça cache forcément quelque chose d’important, vu la façon qu’ils avaient d’en parler à demi-mots dans le bureau, lui et son ami magouilleur. Dans le compte rendu envoyé avec la transcription de l’écoute réalisée sur le toit la nuit précédente, Krill a bien souligné l’importance de cette information. Maintenant, iel attend avec impatience la moindre nouveauté sur ce personnage devenu potentiellement plus dangereux qu’on ne le croyait. À défaut de pouvoir continuer à le suivre, les chaînes de contre-surveillance extérieures aux activités du groupe serviront de relais bien utile. Grâce au répartiteur en ligne utilisé par des milliers d’anonymes, un⋅e volontaire locale s’est déjà désignée pour démarrer la filature dès ce matin. Son rapport pourrait arriver bientôt dans une boucle où des nombres ont remplacé les pseudos, sur le petit écran séparé de toutes les autres activités en ligne.

En attendant, c’est plongé dans un gouffre de propriétés internationales associées à des prête-noms que Krill espère dénicher un indice, même minime, qui lui permettrait de canaliser le désordre dans sa tête embrumée.

 

Derrière ce Disciple qui n’en est pas un, il y a tellement de ramifications. Sur quoi se concentrer ? La plus évidente n’est peut-être pas celle qui mérite le plus d’attention… En qualité de consultant star du moment, Disciple est dans les faveurs d’un cercle restreint autour du nouveau chef de l’exécutif français, Emilio Laharpe, franco-suisse a la tête d’un empire du coaching. Mais réfléchir uniquement à des complots de cour autour du Président de la République serait un poil trop simpliste. Pour qu’il se sente inquiet à ce point, il y a forcément d’autres zones d’ombres.

En attendant d’avoir un retour de la filature anonyme lancée plus tôt, Sacha/Krill se force malgré tout à reprendre l’épluchage des titres de propriété. D’autres noms connus apparaissent rapidement dans ces listes d’avoirs habilement soustraits au régime fiscal. Le petit monde qui se partage les trois cercles de l’élite française, administratif, politique et économique, allant de l’un à l’autre sans la moindre considération de conflit d’intérêts, ne finit pas d’étonner par sa nonchalance patrimoniale.

Lukas, dont le bureau tourne le dos à celui de Krill, s’écarte du clavier en repoussant sa chaise qui frotte la moquette. Il se tourne vers Krill : 

— Si tu trouves Novorem, tu me dis ?

— Comment ça s’écrit ?

L’Allemand épelle en butant sur le m final.

— Ok c’est noté, mais ça ne me dit rien, c’est quoi ?

— Certifications pour neuro-inflexeurs et smart drugs.

 

Krill rabat sa petite fenêtre de discussion dangereuse, pour la masquer aux regards extérieurs. Une occasion de se changer les idées, de pousser la discussion avec son camarade germanophone : « Tu as déjà pris des inflexeurs toi ? »

Pour répondre aussi rapidement derrière, il doit en être à peu près au même degré d’essoufflement après des heures de recherches :

— J’ai pris pour réviser les épreuves… examens.

— Et alors ?

L’anarchiste à l’accent se met à rire, pour la première fois de la journée :

— Je préfère MDMA !

Sacha esquisse à son tour un sourire irrépressible. C’est fou comme sentir une étincelle de chaleur humaine autour de soi peut vous réchauffer. L’allemand complète :

— … Aussi les effets sont bien quand tu en prends plusieurs semaines, alors vite j’ai arrêté.

De retour avec une tasse qui répand des fumerolles d’arômes gingembre et citron, Samira interroge : « Et tu les as eus tes examens ? »

— Glücklich ! Mais j’étais zombie, mode zombie…

Sacha répète alors « Glücklich ! » joyeusement, sans moquerie, et Samira l’imite mécaniquement en s’asseyant face à son propre mur d’infos. Avant de se replonger entièrement dans ses objectifs à elle, sa voix posée qui pourrait faire des merveilles en podcast s’extasie, et s’inquiète en même temps :

— C’est quand même dingo, ce qu’ils font en laboratoire avec des neuro-inflexeurs de classe six… Vous avez lu les papiers des nouvelles expériences sans implants ?

— Avec la cigarette ?

— Non rien à voir. La clochette, ça ne vous dit rien ?

Happés par l’effet dramatique, personne ne semble pressé de se remettre au travail. Samira déballe alors son histoire :

— Avec les pilules de classe six, on met une personne dans un état proche de l’hypnose léger, mais sans affecter ses capacités conscientes de traitement des tâches et des problèmes, qu’on vérifie en lui faisant réaliser des petits exercices. De l’extérieur, on ne voit pas du tout qu’elle est dans un état de conscience différent. Mais entre les tâches, on l’expose à des sons et des images en lui demandant de réagir. Il y a une clochette notamment, et au bout d’un moment les scientifiques parviennent à faire disparaître la clochette de la perception de cette personne sous neuro-inflexeurs, mais uniquement la clochette, pas les autres sons qu’on lui envoie. C’est de l’inhibition ultra-sélective. Et c’est réalisé juste avec un casque à microélectrodes, donc totalement superficiel, sans opération ni pose d’implant.

Samira lève les yeux, comme soufflée par son propre récit :

— … Les implications sont folles, ça veut dire qu’on peut volontairement éteindre des signaux réels dans notre perception sensorielle, depuis l’extérieur !

Avec tout ce qu’on entend sur les nouvelles possibilités des neurosciences, véritables miracles ou fausses promesses de start-up, Lukas ne semble pas totalement convaincu :

— Moi aussi je peux éteindre la perception, avec la drogue.

— Sauf que la personne n’est pas défoncée là. Elle reste consciente de tout le reste, elle garde toutes ses capacités motrices et cognitives. On a juste fait disparaître un élément de sa réalité. C’est comme si toi tu ne pouvais plus voir la bouilloire au milieu de la cuisine, simplement parce qu’on l’avait effacée de ta perception.

Sacha ne sait pas s’il faut s’inquiéter ou rester perplexe. Tout ce qu’iel trouve à dire c’est :

— La clochette, c’est une vraie ou elle est enregistrée ?

— Un enregistrement.

 

Les neuro-inflexeurs. Comme tant d’autres produits pharmacologiques librement commercialisés, certains sont considérés en tant que substances aux effets légers, quand d’autres sont rangés dans la catégorie des psychoactifs. Le plus simple pour s’orienter dans cette industrie naissante était de les répartir en différentes classes. La première, tout en bas de l’échelle de risques, est celle des neurostimulants, les smart drugs légales. Un domaine d’affaires qui pourrait n’être pas si éloigné des personnages suivis par Krill. Dans toutes les grandes familles il y a quelqu’un dans les banques, patron d’usines, de télécoms. Ou dans l’industrie de la médication, « neuro » ou pas. Il n’y a souvent qu’à se déplacer de quelques sièges autour d’une table de dîner pour entrer dans des conversations d’initié⋅es sur le sujet des smart drugs.

Krill reprend le tableau de famille dont Disciple est le centre. Avec les nouvelles données fraîchement arrivées, il est temps de relancer une recherche dans la base de données tout juste mise à jour. Un nouvel onglet dans le logiciel d’analyse de relations : « Novorem », sur la suggestion de Lukas.

Deux lignes apparaissent en gras. Conseil d’administration. Conseil de surveillance.

La direction d’une entreprise rend toujours sa composition publique, par obligation légale. Si la famille directe de Disciple était chez Novorem, Krill l’aurait déjà vu dans les documents officiels disponibles légalement. Mais il y a d’autres façons de participer au développement d’une société, indirectement.

 

« Missions de relations publiques mandatées par le conseil de surveillance de Novorem au crédit de Ceren Conseil. »

 

Ceren Conseil est la boîte dont Disciple assume actuellement la responsabilité. Fondée par son beau-père, Louis-Charles Cerneuil. Dans les nouveaux documents liés à cette recherche, Krill trouve une facture. Le montant qui apparaît est généreux, pour une unique prestation de relations publiques : 250 000 €. La description évasive pourrait camoufler ce qui correspond à une opération de lobbying habituelle, auprès de contacts proches du gouvernement, monnayés chèrement. Ce qu’il y a de bien avec les piratages de serveurs d’entreprises, c’est qu’on a souvent des éléments de contexte pour raconter une histoire autour des chiffres. Une conversation par email, quelques jours avant la facture. Ceren Conseil qui règle les derniers détails avec Novorem. Krill déroule le fil de réponses reconstitué dans son logiciel de datamining. Le contenu des messages reste assez générique, rien de révélateur sur la nature de la prestation à première vue. La seule chose intrigante, c’est la signature de l’intermédiaire qui représente Ceren Conseil. Louis-Charles Cerneuil. Il semble s’être occupé de régler tous les détails de A à Z, à en croire l’historique qui remonte quelques semaines plus tôt. Sans jamais déléguer. D’autant plus surprenant que Cerneuil est censé s’être mis en retrait de son cabinet de conseil, remplacé par son gendre, Mathieu Fourier – alias Disciple. S’agit-il d’une anomalie pouvant constituer un début de piste intéressante, ou d’un réflexe de retraité millionnaire incapable de renoncer aux responsabilités ? Pour le savoir il faudra continuer à creuser ces données volées. Dans l’immédiat la fatigue se fait trop sentir, une vraie pause devient nécessaire. Un peu de sommeil, pour retrouver la faculté de lire sans cligner des yeux. Dans le crâne de Sacha et de Krill, toutes les infos commencent à s’empiler sans distinction, deviennent oppressantes, signe qu’il est vraiment temps de s’arrêter.

 

Lukas s’intéresse à Novorem. Ça lui ferait probablement plaisir de connaître le montant que le cabinet de conseil de Papa Cerneuil facture à cette entreprise… Une petite hésitation saisit Krill avant de partager l’info. Iel doit bien mesurer l’importance de rester discret, le plus discret possible, sur ses propres recherches pour le groupe dont personne ne doit connaître l’existence. Iel s’affaisse sur la chaise, détache ses yeux de l’écran et ferme les paupières, pour calmer les nerfs optiques une minute, tout en respirant profondément.

 

À bien peser les risques, la conclusion s’impose. Transmettre à Lukas la facture de la boîte de conseil ne trahit aucune intention de suivre Disciple plus particulièrement, même si Ceren Conseil est actuellement sous sa direction. Et puis Lukas fera peut-être des trouvailles intéressantes de son côté à partir de cette piste, que Krill n’aurait pas le temps de dénicher.

— Lukas, j’ai trouvé quelque chose sur Novorem.

— Ah, bien.

— Je te note les références des BDD, y’a un cabinet de conseil qui leur surfacture des missions de relations publiques… du lobbying à tous les coups.

 

Krill tend un petit bout de papier qui évitera de salir ses métadonnées dans des échanges numériques, et ajoute très sérieusement : « tu me jettes ça dans les toilettes après usage hein ? »

 

Lorsqu’iel se retourne pour revenir aux listes sans fin sur ses écrans, un nouveau détail se détache dans son champ de vision, sur la petite machine dédiée au Disnet du groupe. Une ligne en texte gras. Nouveau message. Le rapport que Krill attendait désespérément. Un titre qui n’évoque rien de clair, CR561644, mais ça ne peut être que ça.

Krill s’approche de l’écran pour réduire les ouvertures possibles aux autres regards.

Clique.

Le corps de texte s’affiche :

 

8h00 départ d’une voiture avec chauffeur aux grilles de la résidence à Orgeval, direction Paris, par la départementale.

8h07 la voiture fait un arrêt à quelques dizaines de mètres de la route sur un parking d’aménagement sportif. Disciple sort de la voiture pour passer un appel (observation directe jumelles, photos en annexe)

8h10 Disciple reprend la route avec son chauffeur. Pas de nouveaux arrêts.

8h34 Arrivée à l’adresse N°3 (annexe) qui s’avère être un institut neurologique. Disciple sort de la voiture, entre par la porte principale au numéro de l’institut. La voiture repart sans lui.

 

10h20 Disciple ressort de l’adresse N°3 par la porte principale donnant sur la rue. La même voiture l’attendait, il monte et repart en sens inverse, direction la résidence Orgeval.

10h49 La voiture entre par le portail de la résidence à Orgeval et en ressort une minute plus tard sans Disciple à bord (observation directe jumelles + photos).

 

Pas d’observations complémentaires

 

 

 

 

***

 

La nanny termine d’habiller la dernière, qui refusait de sortir de table après le petit-déjeuner, tout ça pour éviter de partir à l’école. Une mauvaise passe avec les autres enfants de son âge, ou avec la professeure, qui sait. Ses enfants sont sa vie, mais lorsqu’il sort pour prendre l’air en contemplant le ciel chargé au-dessus des hêtraies, c’est que Mathieu Fourier a besoin de laisser les contraintes du foyer derrière lui.

Depuis les marches en grès surplombant la cour, on ne distingue pas encore la voiture qui s’avance sur l’allée courbe, après avoir franchi le portail. Il patiente en vapotant le fond d’une cartouche de CBD, regard perdu dans la barrière végétale au fond du domaine de 100 hectares dont sa femme Séverine a hérité d’une tante, il y a deux ans.

Le chuintement familier des pneus au ralenti sur la piste gravillonnée se rapproche. Mathieu Fourier boutonne le dernier segment de sa manche de costume, beige, d’inspiration britannique, beaucoup plus agréable à porter que le bleu marine en vigueur dans les réunions ministérielles et corporate. Et personne ne lui fera de commentaires, aujourd’hui il ne se rend pas en rendez-vous pro.

Avec les migraines et les soucis de ces dernières semaines, un doute persiste malgré tout. Peut-être aurait-il mieux valu reporter la séance. La raison pour laquelle il est encore obligé de quitter la tranquillité de sa résidence de campagne, c’est une atténuation prévue de longue date, en secret. Mais ce matin, alors que l’échéance tant attendue est enfin arrivée, une forme d’anxiété se fait sentir. Mathieu Fourier se souvient très bien de l’effet que pouvait avoir les inquiétudes sourdes pendant la prise de drogues récréatives, à l’époque. Quand la chimie s’engouffrait dans des bifurcations incontrôlables de l’esprit.

 

Le chauffeur épelle l’adresse pour l’assistant d’itinéraire.

À l’arrière du véhicule Mathieu Fourier regarde distraitement son téléphone. Les chênes rouvres glissent lentement, les uns après les autres, derrière la vitre.

De tout son entourage, Martial est le premier à réagir. Le message qui vient de s’afficher, sur l’appli sécurisée qu’utilisent surtout les haut-fonctionnaires, se garde bien de rentrer dans les détails, mais il donne le ton. « Ne t’inquiète pas, on garde le cap. Tu n’es pas tout seul. »

Pour ne pas disparaître en politique il faut savoir se faire accepter d’un clan. La plupart se forment dans les grandes écoles, se vouent loyauté, se trahissent parfois au bon moment, pour rejoindre un nouveau camp des vainqueurs. Mais l’obsession du clan, de la transmission, commence d’abord avec celle de la famille. Si noble que soit l’appartenance à une famille, de sang ou d’affaires, Mathieu Fourier sait au fond de lui que malgré les liens et les allégeances, on peut se retrouver seul très vite. Il l’a été aux pires heures de sa vie, et craint toujours de façon un peu irrationnelle, de l’être encore à l’avenir. Même l’amour porté à sa femme ne pourrait lui ôter de l’esprit cette inquiétude.

La réponse qu’il rédige ne tient pas compte de ce doute primitif. « J’apprécie ton soutien. De mon côté je travaille une solution à l’extérieur, je t’en dirai plus quand ça se précisera. »

 

C’est un autre appel qu’il attend.

La voiture remonte le bras du fleuve à contre-courant, sur la rocade vieillissante vers l’autoroute, en direction de la capitale. À mi-chemin de l’affluent barré de bretelles de béton antique, il y a un parc, quelques terrains de Tennis.

— Au prochain échangeur vous prendrez le pont, on va s’arrêter cinq minutes.

— Bien monsieur.

 

Devant le court de tennis désert, filet en lambeaux, Mathieu Fourier envoie le signal depuis son deuxième téléphone.

Louis-Charles rappelle.

— Mathieu… Tu sais comme moi qu’en face, tout le monde veut le plus de sièges possible dans les grands corps, c’est le jeu…

— Je suis à deux doigts de m’asseoir au conseil d’État !

— Je sais bien, et tu vas y arriver.

— À la cour des comptes c’est un groupe très soudé… Peut-être que ça vient de ce côté-là ?

— Je vais me renseigner. On ne peut rien exclure dans la situation actuelle. Laharpe peut paraître relativement inexpérimenté, mais le pouvoir forge les grandes prétentions. S’il y a de nouveaux orgueilleux autour de lui dont nous ne connaissons pas encore les ambitions, ce n’est qu’une question de temps avant de les découvrir.

— Ce n’est pas du côté présidentiel que je m’inquiète.

— Tu as d’autres infos à me communiquer ?

— Pas pour le moment non.

— On va tirer tout ça au clair. Mais tu dois tenir le coup. Ce n’est pas pour nous-mêmes que nous le faisons.

— Pas pour nous-mêmes, non…

— Quand nous serons tous entrés, nous aurons une plus grande marge de manœuvre Mathieu, essaie de rester concentrer là-dessus.

— Je sais, je sais…

— Alors ne te décourage pas. Nous allons te faire entrer.

 

— 

 

La première étape d’une « harmonisation » consiste à se faire poser une sonde temporaire à l’arrière du crâne. Opération « mini-invasive ». Une tomographie par émission de positons, combinée aux mesures des réponses dans la moelle spinale. Au terme d’une longue séance cognitive, les mesures effectuées permettent à une IA de révéler votre propre churn key, personnelle, unique. C’est du calcul initial très coûteux de cette clé d’algorithme, dont les futures empreintes sont toutes dérivées lors de séances complémentaires, que dépendent les performances attendues.

Dans son entourage familial, pour des raisons morales et religieuses, on n’abordait pas la question comme un véritable interdit. L’harmonisation faisait partie de ces zones grises dont on préfère éviter d’aborder le sujet, mais elle passait pour un soin cosmétique en comparaison du tabou évident des implants. L’avis général était bien sûr très différent dans les cercles professionnels et d’affaires, largement plus favorables à ce genre d’augmentations.

Mathieu Fourier avait succombé à la tentation l’année dernière. Sans le révéler à qui que ce soit, sans jamais en parler, ni a sa femme, ni à son beau-père, influent et protecteur. Il avait procédé à cette opération non implantatoire comme on accomplit un acte intime et chargé d’un sens uniquement compréhensible par soi. L’harmonisation augmenterait sensiblement ses performances mémorielles. Mais elle lui permettrait surtout d’amplifier certains souvenirs, et d’en effacer d’autres.

 

Le parquet ancien brille de reflets oranges dans la petite pièce. Plancher à chevrons, d’origine. Quelques griffures en témoignent, malgré le revernissage. D’autres avant lui ont laissé leur patine ici. Des marques à la fois rassurantes et parfaitement ironiques, dans ce lieu qui s’acharne à gommer les mémoires.

Il sait que le bloc machine prestigieux ne repose pas sur du chêne contrecollé. C’est dans une grande salle isolée, au bout d’un long couloir, où le sol et les murs en béton fibré ne sont percés d’aucune ouverture, que les 12 petaflops du supercalculateur donnent vie à l’algorithme de codage neural. Avant d’y accéder, dans cet hôtel particulier transformé en clinique, Mathieu Fourier a été transféré dans une pièce où les plafonds à caissons et la marqueterie n’ont pas encore disparu.

Le cachet qu’il vient d’avaler sous contrôle médical doit raviver l’effet des pilules prises au matin. Un flottement qui envahit par le haut du crâne, comme si l’esprit pouvait s’évaporer.

 

— Aucun effet désagréable depuis votre dernière séance ?

— J’ai toujours eu des migraines occasionnelles, mais je mets ça sur le compte du stress.

 

Le médecin évite les gestes brusques et garde une certaine distance. Plus les stimuli sont distants, moins ils ont de chance de perturber l’action des molécules en pénétrant trop brutalement le système limbique. L’amplitude de voix reste douce, prolonge l’effet synthétique.

 

— On surveillera cela malgré tout… L’harmonisation s’était bien passée ?

— Tout s’est très bien passé.

 

Il fait encore clair dans cette antichambre.

Sur le fauteuil roulant qui doit le transférer vers la grande salle, Mathieu Fourier garde le petit coffret en bois avec lui. Il a déjà vu l’incinérateur à côté, lors de la première intervention, mais ne l’a encore jamais déclenché.

Le médecin attend silencieusement, debout, en surveillant les mesures physiologiques sur sa tablette. Rythme cardiaque et index bispectral en baisse. L’infirmière vient de poser le petit cathéter au creux du bras. Mathieu Fourier referme doucement sa main droite sur une seringue à peine remplie qui lui sera injectée plus tard.

 

— Ma collègue va pouvoir vous prendre en charge pour la suite… Vous ne bougez pas surtout, on vous fera glisser sur l’autre fauteuil.

 

Une clinicienne se présente devant lui. Elle ne porte pas de vareuse sur son blazer.

— Bonjour, je suis Sophie. Tout va bien pour vous ? On peut y aller ?

 

Mathieu Fourier regarde la boîte qu’il tient sur ses genoux, puis articule « Allons-y. »

 

Une percée obscure s’ouvre dans le mur, découpée dans la lumière d’or.

Emporté sur un chariot où le temps ralentit, Mathieu Fourier a l’impression de se fondre plus que d’entrer dans la salle d’intervention, sombre, mais où existe une lumière précise, sans source apparente. Il pense aux images des astronautes sur la lune, à leur ombre projetée par une lumière brûlante malgré la nuit qui les entoure. On s’affaire autour du grand fauteuil opératoire, pour vérifier que tout est en ordre, branchements des scopes, de l’imagerie MEG, péri-sondes. Le fauteuil roulant vient se coller au bord de l’assise. Quelqu’un lui demande l’autorisation de prendre la boîte, Mathieu Fourier ressent un premier flash émotionnel – week-end à la mer, adolescence, insouciance – qui se dissipe aussitôt. Puis le petit siège roulant qui le supporte s’étire pour basculer lentement son patient en position allongée.

Côte-à-côte, le petit et le grand fauteuil semblent se compléter pour ne former qu’une seule sculpture d’ivoire géante.

 

— On va vous transférer, restez immobile, ne faîtes pas d’effort.

 

Six mains saisissent l’alèse et font glisser sans difficulté le poids du corps qu’elle sous-tend. Mathieu Fourier ne ressent plus la tension dans son corps, son dos, son bassin, allongé sur le soubassement à mémoire de forme, pendant qu’on entoure son crâne d’un filet de micro-électrodes extrêmement sensibles.

Tout ce qui occupe son esprit, c’est cette vision face à lui. L’autel translucide, à quelques mètres. Parfaitement éclairé dans cette nuit lunaire,

Une voix annonce y déposer le fardeau que Mathieu Fourier portait avec lui. On lui a garanti que la fournaise à plus de 1600 degrés ferait fondre les métaux à l’intérieur. L’assistant, là-bas, fait glisser une paroi d’ouverture transparente, et dépose la boîte sur un plateau à alvéoles.

 

— Prenez un moment pour vous, et quand vous le souhaitez, vous nous autoriserez à procéder.

 

Quelques secondes s’étirent. À l’intérieur, de nouveaux flashs émotionnels sifflent, sans images, sans odeurs, rien que la réminiscence de purs états de conscience appartenant aux passés réveillés aléatoirement par les drogues. Des éclairs de conscience disparue. Plaisir de lire les premiers messages de l’être aimé. Succès d’un closing important. Solitude d’une rentrée des classes.

 

« Allez-y. »

 

Mathieu Fourier voit l’incendie monter lentement au sein de la colonne, remplir le four transparent de feu panoramique qui pénètre par les yeux, jusqu’aux souvenirs. Sur la table d’incinération les flammes s’attardent un peu autour du coffre de bois noircissant. La température est ensuite portée rapidement à plus de 1000° C, et les cendres s’écroulent soudain à travers le tamis. Mathieu Fourier voit le tas de cendre s’effondrer sur lui-même, au ralenti. Et la masse vert-gris de la médaille ronde, concours d’éloquence, première place, s’étale un instant comme de la cire. Avant de couler à travers les orifices.

Un pic sur les moniteurs. Depuis la régie de contrôle située à quelques mètres, les médecins surveillent l’oxygénation et la concentration des molécules, en lançant un décompte, 20 secondes protocolaires.

 

La lumière de l’incinérateur brûle toujours, mais Mathieu Fourier bascule dans le noir total.

 

Sa vision s’est coupée, sous contrôle externe, les yeux ouverts plus rien n’entre par ses rétines. Un état de flottement absolu, dans l’obscurité absolue. Le casque neural transmet les intentions, mesure les échauffements électro-chimiques sous le cortex. L’injection déclenchée met moins d’une minute pour monter et se répandre dans les lobes.

La vague suivante se déclenche.

Au centre de la nuit qui l’entoure, une petite lumière bleu-vert apparaît. Mathieu Fourier écarte les yeux par réflexe, mais l’image est intérieure. C’est une petite forme fixe à quatre côtés, sorte de trapèze aux contours légèrement flous. L’objet lumineux est parfaitement stable, ancré. Mathieu Fourier sent qu’il pourrait s’y fier, s’y accrocher. Basculer dans une sécurité où les émotions négatives n’existent plus. D’ailleurs les piqûres émotionnelles, fugitives, ont cessé, remplacées par un bien-être chaleureux enveloppant, céleste.

Une voix résonne à présent. Intimement proche, et douce. Comme la petite lumière, il lui semble qu’elle provient directement de l’intérieur de son crâne :

 

« Maintenant concentrez-vous sur le contenu de la boîte, la boîte incinérée… »

 

Bronze liquéfié au milieu d’un tas de cendre.

 

« …et convoquez le souvenir précis que vous souhaitez atténuer. »

 

Un effort de concentration ne serait même pas nécessaire. Avoir considéré toute sa vie que cette éclaboussure ne lui appartenait pas, s’en dissocier moralement, existentiellement, n’en avait jamais totalement éloigné le poids. Toujours là quelque part, avant le café du matin, entre les rendez-vous, et sous les belles récompenses.

Ce jour de l’année 22 avait été celui d’une accession à un cercle privilégié, longtemps hors de portée. Celui aussi où la mémoire avait cautérisé à l’intérieur. Brûler l’esprit sans s’endormir, pour refermer immédiatement la plaie béante. Tailladée la mémoire, chair pensante, palpitante la nuit. Un accident, rien qu’un accident. Des gens meurent accidentellement au cours de soirées étudiantes, cela arrive partout dans le monde.

Quoi qu’il ait cru voir, le geste imbécile d’un ami, le silence maladroit ou complice dans les yeux d’un autre, tout disparaît avec le temps. Avec les cachets, et les séances d’atténuation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

***

 

— C’est pas un peu cliché le golf ? N’importe quel cadre y joue, non… ?

— Quand tu pourras placer au milieu d’une conversation mondaine que ton dernier caddy ne savait pas rester derrière les joueurs sur le fairway, crois-moi tu gagneras vite en connivence.

— Et si on m’invite à jouer ?

— Il faut toujours se montrer humble en déclarant que tu as un niveau médiocre, décliner en prétextant que tu joues trop rarement, faute de temps, que tu ne joues que par principe… Tu sais ce que c’est un birdy, un bogey?

— Non.

— C’est un score en dessous ou au-dessus du par. Bon il faut que tu utilises ça.

Brahim lui tend une petite console de jeu vidéo portative, archaïque.

— C’est le meilleur tutoriel pour apprendre les termes techniques du golf. La console date un peu mais tu verras, c’est super addictif. 

Sabine retourne le boîtier pour chercher une prise, Brahim dit « il y a le chargeur dedans » et reprend doucement l’objet pour le fourrer dans un sac plastique. «  Joue à ça dès que tu as un peu de temps libre. »

Assis sur les parpaings d’un mur effondré, il la regarde trier le contenu de son sac à elle. C’est la première fois qu’elle lui donne l’impression de trimballer autant là-dedans, elle qui se contente toujours du minimum.

Sabine se redresse pour le tenir au courant de ses progrès :

— Je commence à être à l’aise avec l’usage des couverts, et le maintien. J’ai fait plusieurs gastronomiques pour m’entraîner. Le consommé à la cuillère c’est la pire épreuve, mais si je dois en manger en public je pense que je saurai faire… en tout cas je ne tomberai pas dans le piège de me servir une assiette pleine.

— L’essentiel c’est de toujours se servir un peu, même si t’aimes pas le plat. Après tu te fais discrète, tu imites tes voisines de table. Et si on t’adresse la parole, c’est une occasion à saisir pour se faire bien voir. Mais il faut un peu de vocabulaire technique. Surtout en tant que femme seule.

 

Même avec un linge pour ne pas salir son pantalon, les vieux moellons sous les cuisses lui refroidissent tout le corps. Elle se lève et se met à faire les cents pas en réfléchissant à voix haute :

— J’ai peur qu’on me fasse parler sur des sujets auxquels je ne connais rien du tout.

— Rassure-toi, dans un grand dîner ça ne se fait pas de mettre les gens mal à l’aise. Si tu n’as pas envie de parler, tu réponds par une périphrase, on n’insistera pas. Après c’est à toi d’avoir potassé ton identité pour ne pas te piéger toute seule. Si tu veux pouvoir entretenir la conversation, et faire meilleure impression, il faut que tu aies un minimum de termes techniques jetés au bon moment. Ça suffit généralement à donner le change, parce que les discussions restent assez superficielles, sauf si on te présente comme experte dans un domaine particulier.

— Et si je ne fais pas d’erreur avec les convenances…

— Les convenances c’est le passeport. Et le vocabulaire entre initié·es, c’est un peu le trousseau de clés qui ouvrent des portes supplémentaires.

 

Brahim ne donne pas l’impression de ressentir ce froid insidieux. Les températures n’ont pas encore chuté de façon spectaculaire, mais l’humidité autour des ruines accentue l’inconfort sous le dôme de feuillage. Il a replié ses jambes pour les entourer de ses bras. Sa posture ressemble à un moment de détente, de réconfort, pas à un effort pour se réchauffer. Sa voix est calme, très détendue. Pour lui, venir en forêt depuis les grands boulevards, c’est une respiration. Sabine, elle, pense déjà à rentrer au sec. Il profite de ce malaise pour lancer à voix basse :

— Ça m’inquiète un peu cette histoire de puce électronique… tu as lu l’exposé de Descloux ?

Elle ne semble pas pressée de répondre. Ses mots sortent gommés par le brouillard qui monte :

— Ça fait partie des incertitudes.

— Là c’est autre chose que le risque du colis vide. Même si le prototype arrive jusqu’à nous, on n’aura aucun moyen de vérifier immédiatement que le cristal quantique est bien dans la carte livrée avec. Le risque de se faire arnaquer là-dessus n’est pas du tout négligeable.

Cette fois elle ne tarde pas à répliquer :

— Je sais, j’ai lu cette partie du compte rendu.

— Ça va rajouter énormément de doute au moment de prendre la décision. Foriol est plus sceptique que jamais.

La décision. Sabine ne relève pas, laisse planer cette perspective inquiétante. Le pouvoir de décider c’est le pouvoir de se tromper.

— Qu’est-ce que tu vas leur dire pour les convaincre à l’assemblée, Sab’ ?

Elle arrête de tourner en rond et relève le menton, pensive.

— Que le processus n’est pas de la magie. Qu’on cherche simplement à reproduire des phénomènes déjà existants.

Il attend un instant. La suite ne vient pas.

— Il faut que tu sois à la fois simple à comprendre, et un minimum technique pour montrer que tu sais de quoi tu parles…

Comme si son dernier commentaire ne pesait pas dans sa balance, Sabine reprend sur le même ton, même rythme, les yeux dans le vide :

— Que tout ce qui entre dans le cerveau est déformé plusieurs fois par des mécanismes chimiques, électriques, et hormonaux, avant de se fixer dans les différentes parties de notre mémoire. Qu’on sait bien comment couper artificiellement les canaux de la perception, de façon assez précise, comme pendant le sommeil.

Il relâche l’étreinte de ses bras sur lui-même, et change de position assise. Brahim sait jouer beaucoup de rôles. Celui d’évaluateur n’est pas le moins adapté à son vrai tempérament :

— Ok, là j’ai envie de savoir la suite.

Elle marque une pause. Parce que ce n’est pas lui qui décide. Puis sa démonstration continue :

— Des expériences sont menées depuis plus de vingt ans sur certains Gyrus du cerveau humain, ces zones nerveuses qui jouent un rôle de ponts vers la mémoire pour tous les signaux reçus de l’extérieur. Les expériences ont montré qu’on pouvait y filtrer artificiellement le passage vers des zones ciblées du souvenir, la mémoire long terme ou la mémoire de travail.

Elle se retourne vers lui, sans le regarder, et enchaîne :

— Tout ça existe depuis plus d’une dizaine d’années. On connaît les prestations que les cliniques privées dispensent grâce à certaines de ces découvertes, comme l’harmonisation, qui permet d’accéder à la mémoire long terme pour « atténuer » son contenu. À l’amplification des rêves. Ce qui se prépare en labo aujourd’hui, c’est le prochain point de non-retour. Être capable artificiellement, durablement, sans effets délirants et sans implants, de brouiller la frontière entre ce que vous savez être réel et ce que vous avez acquis en mémoire.

Brahim opine lentement, mais la suite tarde à venir. Alors il se sent obligé de la pousser encore un peu :

— Il me manque un élément décisif là, le truc qui fait la différence…

Même si ça part d’une bonne intention, Sabine ne peut pas s’empêcher de se sentir un peu contrariée par cette arrogance. On n’est pas en train de pitcher une start-up… Elle se reconcentre un instant, se fait une image plus précise de l’action telle qu’elle l’imagine, telle qu’elle devra exister un jour, et finit par répondre quand même :

— Les effets du pulseur consistent à désactiver par micro vagues, et à courte distance, la perception continue que nous avons de la réalité. Perception qui passe d’abord au travers du Cortex, la couche superficielle du cerveau, avant d’atteindre l’hippocampe, où est gérée la mémoire plus profondément. Les résultats des expériences dont nous avons pris connaissance montrent que les effets du prototype, à deux ou trois mètres de distance du sujet, peuvent aller de l’induction de transe légère à l’hypnose profonde. Avec un contact physique, au-dessus de la zone stomacale, et sous condition que le sujet ait été suffisamment exposé au gaz peptide, les expériences démontrent même un accès débloqué à la mémoire long terme.

Elle le regarde maintenant. Sa moue dit malgré lui qu’il attend le coup de grâce.

— En d’autres termes, on peut profiter de cet état très spécifique de conscience altérée pour faire entrer ce qu’on veut dans leur mémoire durable. La clé étant de pouvoir faire appel à cette fausse mémoire sur commande… Ce sera la partie plus complexe, mais maîtriser cette performance sera un avantage extraordinaire.

Brahim acquiesce carrément, en se levant. Elle ne l’a pas déçu, mais un autre aspect l’inquiète encore dans cette bataille d’opinions qui va avoir lieu :

— Une validation claire de la microbiologiste apporterait beaucoup de poids.

Sabine n’a plus besoin d’encouragements :

— Il faudrait la faire venir. Si elle ne vient pas en personne pour garantir qu’elle peut superviser toute l’affaire, mes promesses ne suffiront peut-être pas. Surtout si Foriol commence à dissuader tout le monde.

Brahim bâille et s’étire comme sur une serviette de bain à la plage. Il se passe lentement la main dans les cheveux, et se rassoit avant de répondre :

— Tu sais bien qu’on ne la laissera pas venir tant qu’elle n’aura pas fait quelques simulations. Même si elle acceptait de nous rejoindre, on n’aura jamais le temps avant l’assemblée.

Ça aussi, il faut le digérer. Sabine n’a pas de réponse évidente. Quelques secondes qui passent, silencieuses, sont aussi froides que l’air humide. Sabine doit faire un effort pour ne pas s’éloigner. Ne pas casser le lien, la motivation. Attraper une de ces phrases qui flottent, et s’en servir, sans trop y réfléchir. Répondre à voix haute.

« Arrivera ce qui arrivera. »

Pas d’acharnement en face. Brahim relève la tête, pas l’air surpris. D’expérience avec elle, en dyade d’opération, il a très bien compris que Sabine devient muette à propos des sujets préoccupants lorsqu’elle a une autre idée derrière la tête. Il ne cherche pas à comprendre.

C’est elle qui revient chercher son regard :

— J’ai autre chose à te demander.

Bien sûr qu’il y avait une surprise. Une de ses arrière-pensées imprévisibles, perpétuellement et silencieusement en cours de maturation.

— Dans tes connaissances religieuses… tu pourrais te renseigner pour moi ? J’ai un nom qui revient souvent, j’aimerais savoir si ça évoque quelque chose de sérieux ou pas.

— Je peux voir oui. Mais pour la suite je préférerais ne pas savoir de quoi tu t’occupes.

— C’est plutôt d’ordre personnel.

Il recommence à s’étirer, des tensions autour de la nuque à cause des nuits passées à droite et à gauche, mais revient s’asseoir mains sur les genoux au-dessus de la pierre béton.

— Quelle profession de foi en particulier ?

Elle hésite un instant.

— Comment ça ?

— La personne qui t’intéresse, elle est dans quel courant précis du christianisme ?

— C’est un genre d’évangéliste, je sais pas… Il n’est pas catho en tout cas.

La réponse provoque chez Brahim un lent mouvement de tête circulaire, dédaigneux. Il termine son geste en lançant sur un ton sec :

— Je vois que mes précieuses leçons n’ont servi à rien.

Sabine coupe son envolée dans un soupir pas du tout dissimulé :

— Brahim, les sous-genres de la chrétienté ça ne passionne que toi…

Maintenant il est obligé de rectifier. Entre taquinerie et exaspération :

— Et c’est bien dommage, tu en auras peut-être besoin un jour.

C’est à ce moment qu’il se lève. Manière de dire qu’il est peut-être temps de refaire surface dans le monde.

— Ton info c’est quoi ? juste un nom ? une personnalité ?

— Un mouvement missionnaire international.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tout ce que tu peux trouver. N’importe quoi.

Elle ramasse la petite couverture encore posée sur le bloc qu’elle avait choisi comme siège, et la secoue avant de la replier.

— Je vais voir ce que je peux faire. Tu es sûre que la personne n’est pas catho hein, on est d’accord ?

— Oui quand même, je sais faire au moins cette différence… Tiens je t’ai codé le nom.

Elle lui tend une petite feuille de papier qu’il déplie pour considérer rapidement les groupes de nombres en code 220.

Quand il a replié le papier pour le ranger dans sa poche, il lance avec empathie : « Ça s’est mal passé ton relais hier ? »

Sabine a replié ses effets. Tout tient dans le sac à dos de lycéenne trop rempli. Elle se met dans les yeux de Brahim parce qu’elle veut être sûre qu’il enregistre bien ce qu’elle va dire :

— J’ai crû que j’allais me faire serrer deux fois. Tu as lu mon compte rendu complet ?

— Ouais, mais pour l’instant personne ne confirme ? Je pense que tu as bien fait de ne pas prendre de risques, mais c’était juste une fausse alerte.

Elle ne répond rien. Probablement une fausse alerte.

— J’ai eu une grosse frayeur quoi. Il faut quand même considérer que la plaque que j‘utilisais est grillée, temporairement au moins, juste par précaution.

— C’est ce que le protocole voudrait. Tu as bien transmis l’avertissement ?

Elle s’oriente vers l’espacement entre les buissons qui fait office de passage, pour amorcer le départ :

— J’ai demandé que personne n’utilise cette voiture-là avant qu’on en reparle sérieusement.

 

— 

 

Il fallait qu’elle marche pour s’aérer la tête. Impossible de rester dans la chambre d’hôtel. Dehors, murailles à carreaux, vitrines et rideaux de fer, sous des trouées rectangles, encadrements à barreaux. Boîtiers à touches sur les grilles. Crottes de chiens. Des caméras tous les 100 mètres. On croit souvent que les villes inventent la rue. Alors qu’elles l’assassinent. Les villes abolissent la rue.

Avec le grand chapeau ou le petit, un châle immense, derrière un cache-cou ou un masque médical, toujours des carreaux d’opacité privative partout autour. Même quand elle n’est que Clémence Paillaud. Elle a marché jusqu’à une bouche de métro, est sortie de la rame à la première station qui éveillait la moindre curiosité, au hasard. Clémence Paillaud a bien le droit de se promener dans la capitale la plus surcotée du monde. Pour être totalement crédible, elle transporte avec elle ce téléphone officiel qui trace une carte triangulée de ses déplacements. Mais le téléphone ne peut voir ce qu’elle voit : dans cet arrondissement, pas d’étages nobles ni de chiens assis aux toits. De part et d’autre des trottoirs, les grands bacs pleins de buissons font tampon devant la laideur des immeubles post-carnage. Chaque façade a ses propres arbustes qui segmentent le parcours au rez-de-chaussée, entre la route et le trottoir, où les angles droits sont le parcours. Entre les sections faussement végétalisées, des passages dégueulent vers les entrées à clé magnétique.

Quand elle était plus jeune, Clémence Paillaud pouvait se laisser aller à des rêveries étranges provoquées par toutes ces existences invisibles, dissimulées en strates, aux étages. Un sentiment magique, qui affleurait le soir sous les vitres d’immeubles de la grande ville, en promenade avec ses parents. Mystère profond comme une source cachée, celui du contact impossible. Magie réaliste, plus attirante que l’ordinaire des jours de semaine lorsqu’on est une enfant. Toute la tension vient de là. Voilà ce qu’elle croyait, avant de se remplir la tête de doctrines et de dogmes encore plus réalistes. Elle voudrait continuer d’y croire. Les gens passent autour d’elle sur le goudron, se dessinent aux persiennes et balcons quand elle lève la tête. Mais les présences invisibles n’ont plus rien de merveilleux.

 

Au pied d’un immeuble, Sabine aperçoit une vitrine éclairée de l’intérieur, un lavomatic. Étrangement tout est rassurant dans cet espace tenu à l’écart. Un recoin où le temps passe plus doucement. On voit tourner le linge dans un des hublots. Sabine s’engage sur le chemin pour mieux voir, une femme attend à l’intérieur, absorbée, sur une chaise scellée au mur. La lumière est plus claire à l’intérieur de ce cube. Il y a une sorte de perfection, les lignes des machines en rangées contre les murs, le hublot en mouvement à droite, le vide minimaliste sous ce plafond trop haut, aux doubles néons courant en symétrie.

Une chaise fragile dans un coin, qu’on a dû apporter de l’extérieur. Sabine veut s’y assoir. Elle descend deux marches dans le béton, avance sur la promenade jusqu’à la vitrine, pousse la porte. La cliente assise n’a aucune réaction. Sabine aurait simplement voulu saluer, comme on le fait dans les petites villes, mais elle se retient. Elle va s’assoir contre la rangée de machines qui travaille, sur l’assise solitaire calée dans le recoin. L’amitié humaine sans barrières existera un jour, même ici. Elle existe déjà dans les enclaves qui accomplissent un communisme presque idéal, sans échelles de revenus, sans domination de genres.

Dans son sac elle fouille un peu, par habitude. Pour prétendre. Elle trouve la console de jeux, la pose sur ses genoux. Un instant à ne penser à rien, immobile. Vu de l’intérieur l’ambiance ne ressemble plus exactement à ce qui se projetait dehors. La lumière est trop vive, clinique. C’est la rue qui a maintenant l’air d’un vivarium. Les passant⋅es sont devenus des spécimens à observer à l’intérieur d’un cadre, juste sous un écran accroché au coin d’un mur.

Une télé qui diffuse des scènes publicitaires en silence. Quelqu’un a eu la bonté de couper le son. Des images taillées pour un public captif du temps. Est-ce qu’il y a un canal de télévision spécial pour les lavomatics, comme il y en a dans les boulangeries et les autres commerces ? L’écran alterne des publicités pour les entreprises de la région. Sabine se mord les joues juste après l’adresse d’un concessionnaire automobile : le portrait qui s’affiche est celui du chef de la nation, photo décontractée, soulignée d’un bandeau précisant le nom de celui qui dirige le pays depuis deux ans. Emilio Laharpe. Comme si on pouvait encore ignorer ce visage. Le montage des séquences d’information doit être réalisé par des procédures IA automatisées, les images qui défilent sont des rediffusions d’une cérémonie ridicule. On a fait parader des centaines d’individus avec de nouveaux uniformes professionnels, un croisement entre combinaison de pompier et tenue de facteur. Les « Forces d’Assistance », il a appelé ça. Voilà la réponse du pouvoir aux mouvements populaires et collectivistes qui agitent le pays. Face aux Services Publics d’Entraide, le plus important des mouvements fédérés échappant à son contrôle, Laharpe a choisi de répliquer avec une nouvelle autorité aux missions ambiguës, comme avaient pu l’être les sergents de ville ou les assistantes sociales en leur époque. Surveiller pour aider, ou aider pour mieux surveiller.

Que des associations ou des sous-traitants comblent les lacunes créées par le désengagement de l’État, passe encore. Après tout c’est exactement comme ça que les gouvernements successifs tentent de donner le change depuis trente ans, alors que les budgets et les dotations sont asséchés volontairement pour faire plaisir à des créanciers. Mais quand différents mouvements civils se réunissent, se fédèrent, avec le risque de devenir un vrai contre-pouvoir, il faut une réaction forte, symbolique. La répression ne suffit pas toujours.

Certaines images du défilé se répètent, accentuant le côté absurde de la parade. Sabine lit par ennui le texte incrusté qui doit transcrire une voix off inaudible. Le dispositif « Forces d’Assistance » distribuera des avantages fiscaux aux entreprises marraines qui envoient leurs meilleurs éléments, dans tous les domaines professionnels. En récompense pour les engagé⋅es, un costume bien identifiable, assermenté. Toute la communication tient dans ces tenues de mauvais Cosplay, apparemment. Une sorte de marinière à col officier, couleur pastel, rehaussée d’un liseret filé sur les bords du vêtement. Une couleur ciel délavé, qui doit être du bleu, avec un contour rosé qui pourrait être de l’orange, ou du jaune. L’abaque permettrait de faire une meilleure estimation, mais Sabine n’a même pas envie de leur accorder cet effort. Elle doit être trop vieille pour ça, trop ancrée dans l’ère Glitch Pop pour comprendre cet engouement nouveau pour les convenances figées, le retour des uniformes, des bonnes manières bourgeoises. Peut-être que la décennie 20 avait été trop riche en couleurs, en références méta, en outrances vestimentaires et d’attitudes. Sabine l’avait trouvé rafraîchissante de ce côté-là. Maintenant on reparlait d’ordre avec un grand O. Et d’uniformes. Emilio Laharpe a peut-être un petit sentiment d’infériorité, du fait de son jeune âge et de son manque d’expérience en politique. Ça doit exacerber le côté grand patron visionnaire et les démonstrations publiques. « N’ayons pas peur de la rupture. Sortez de votre zone de confort, changez vos habitudes. » Après un gouvernement de fachos sans complexes, la rupture n’a pas exactement la gueule qu’on espérait. Les barrages de flics à 21 h, le retour de l’uniforme à l’école. Maintenant ça, les Forces d’Assistance en col à pointes.

 

L’écran télé ne fait pas qu’hypnotiser. Il annule le silence intérieur. Sabine en détourne les yeux pour saisir la console de jeu. Boîtier épais équipé d’un petit écran. Un gros bouton sur la tranche, qu’elle enclenche. La vitre s’éclaire puis un titre apparaît quelques instants, au son d’un trille cristallin. L’animation qui se lance. Sabine cherche la touche pour baisser le volume et ne pas occuper tout l’espace. Même si l’autre a des écouteurs sur les oreilles.

 

Elle enchaîne plusieurs parties de manière compulsive après avoir compris le fonctionnement de tous les paramètres de jeu, type de club, point d’impact sur la balle et longueur de la trajectoire.

Quand elle regarde l’heure, entre deux tableaux de résultats, vingt-cinq minutes se sont écoulées à alterner entre double bogey et par. Ses performances de golfeuse sont mauvaises mais elle a compris ce qu’était le fairway, le rough, le green, et la différence entre un driver ou un bois de parcours. En plus des informations basiques qu’elle glane au fil des parties, les personnages apparaissant entre chaque parcours lui donnent des conseils : « Avec le vent les trajectoires hautes sont déviées. » « Pour sortir d’un bunker frapper la balle plus bas pour la soulever. »

Les bourges apprécieront peut-être, lorsqu’elle se fera inviter à son premier dîner dans le monde. Peut-être aussi qu’elle n’aura jamais l’occasion de placer ces références. Son point d’entrée est plutôt un fan de tennis. Au milieu d’autres invité⋅es elle voudrait surtout éviter de faire tâche. Depuis qu’elle connaît correctement les vins, Sabine a l’impression de mieux coller au stéréotype de ce que la haute-société exige en France, mais avant sa première immersion réelle, impossible de savoir à quel point les stéréotypes se révéleront opérants. Les codes qui séparent la grande bourgeoisie des classes sociales inférieures sont parfois si arbitraires, que la meilleure préparation ne peut rien contre des automatismes acquis dès l’enfance.

Ça doit bien faire quelques minutes que le tambour bat le linge, mais la percussion lui parvient seulement maintenant. Un seul cycle d’essorage secoue toutes les autres machines. Sabine se tient appuyée contre la paroi vibrante, au bout du rang. Son épaule qui encaisse le tremblement, ses pieds sur une onde chatouillante dans le sol. Sensation réconfort. Il y en a qui aiment les cheminées ou les aquariums.

Dans la rue, en face, scooters et trottinettes défilent.

Sabine imagine qu’elle doit souffrir d’un genre de syndrome de la cage ouverte, comme les chiots, quand les murs vous rassurent au lieu de vous étouffer. Mais pas n’importe lesquels. Parfois, elle aimerait retrouver le confort fonctionnel des intérieurs scandinaves si particuliers, ou l’attention au détail dans les maisons suisses.

L’image qui lui vient en tête après la cage, c’est celle du squat où séjourne Strater. Elle doit s’inventer une vision de ce qu’elle n’a pas encore découvert. Ambassade abandonnée, dans les quartiers plus que bourgeois. À quoi ressemble la vue là-bas ? Des rues de décors, comme dans les films, des pièces à vivre gigantesques, des toits terrasses avec balustrades sculptées dans la pierre.

Sabine regarde sa montre. Il est temps de revenir auprès de ses bagages. Plus qu’une nuit à passer dans cette capitale qu’elle n’a jamais vraiment aimée, mais qu’elle n’est pas sûre de détester totalement. Histoire de potentiel. En attendant de reprendre la route, une bonne nuit de sommeil devrait lui remettre les idées en place. Elle a effacé l’ambassade imaginaire et se projette déjà derrière une porte à badge magnétique. Même une chambre d’hôtel triste peut inspirer un sentiment de liberté lorsqu’on ne se sent retenu par rien. Demain, Sabine quittera Paname et ses petites parcelles sans intériorité, pour aller s’entraîner sur d’autres terrains délaissés.

 
 
 
 
 
 
chapitre 5