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Lavomatic

Squeezie est mort.
Je vais passer le temps au lavomatic j’ai plus de data.
Les machines tournent mais je n’ai pas apporté mon linge. Je suis pas seul⋅e.
La vie sans toi ne sera plus jamais la même.
Quelqu’un crie « Ara ! », on s’enfuit tous⋅tes par la porte de service,
les flics tapent plus fort depuis que la rue a été abolie par l’assemblée.




 
 
 
 
 
 
 

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Visions claires

Visions claires depuis l’enfance
le long d’un couloir froid,
Je regarde flotter l’étoffe
dans la télévision

Sous les vitres des immeubles
flottent des milliers de corps,
dissimulent à leur fenêtre
ma présence.




 
 
 
 
 
 
 

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Liste 1

LOYER

ZAC

TÔLE ONDULÉE

COMMERCE DE PROXIMITÉ




 
 
 
 
 
 
 

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Invoquant

Tu peux changer d’état,
en invoquant ton animal.
Chaque coup porté dans les murs et les cloisons parvient au cerveau primaire, par le conduit auditif, mais sous ta forme animale les sons déclenchent des charges souvenirs.

Quel totem es-tu ?
Grillage pour éviter les patrouilles
Rasoir pour filer sur la foule
Lynx d’ascenseurs




 
 
 
 
 
 
 

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AFIN DE NE PAS ACCUSER À TORT

AFIN DE NE PAS ACCUSER À TORT
Allez au 299.
Le frigo est vide. Ça tombe bien, les frigos pleins t’angoissent.

Au programme :
– Jeûne et purges




 
 
 
 
 
 
 

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géraldine préside

Géraldine préside 1.5

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+5

« Mais ça veut dire quoi adjacence ? »
Son verre à la main, Fatiah fixe Géraldine d’un œil taquin.
— Je sais toujours pas.
« Fais attention quand même, à pas te griller ou te faire emmerder. On vit dans une petite ville, le monde est tout petit. »
Dans le bar quelques tables se vident. La guirlande d’ampoules s’est mise à clignoter sporadiquement sur le mur à côté d’elles, loin du comptoir.
— T’inquiète je fais juste ça pour me détendre, de temps en temps.
« C’est ce qu’on dit… »
Géraldine en est à son deuxième verre. Elle sent bien que Fatiah n’a pas vraiment tort, mais tout ce qu’elle trouve pour tenir tête à son amie de galères salariales c’est « On a tous le droit ». Et pour bien faire passer le message, Géraldine élève la voix en continuant de chanter les paroles de leur hymne. Fatiah se force à annoner les dernières phrases en choeur.

Après ce test de loyauté, Géraldine s’enquiert : « Au magasin c’est comment ? » Elle ouvre des yeux attentifs, larges, sincères.
« Manager de 25 ans, on sait jamais quand il vient – en Tesla s’il te plaît, mais quand il arrive il fait le tour des employé·es pour se plaindre que les plannings l'empêchent de dormir la nuit.
— Le pauvre…
— Non mais lui il pensait vivre sa meilleure vie dès qu’il donnerait des ordres.
— Combien sur l’échelle Connard ?
— J’arrive pas encore à savoir. Parfois on dirait qu’il nous prend vraiment pour ses potes, c’est presque touchant, mais j’attends toujours LE moment qui va révéler un sociopathe. Et je t’ai pas raconté le plus bizarre…
Géraldine se penche sur la table en fronçant un petit peu les sourcils.
« … l’autre jour ma collègue Jeanne elle me dit « ça fait deux fois que je le vois arriver par la porte de service, derrière, avec des grands sacs. »
— Des grands sacs ? Quel genre de sacs ?
Au même moment une vibration discrète attire l’attention de Fatiah, qui déverrouille d’un doigt son téléphone posé sur le dessous de verre.
« Ah bah tiens c’est lui. Il envoie le planning pour la semaine prochaine. »
— Le vendredi soir ?
— Cherche pas à comprendre.
Elle éteint l’écran et le range soigneusement sur la chaise à côté, avant de reprendre :
— Hier j’ai vu un de ces sacs dans son coffre de voiture.
— Il fait du sport ?
— C’est pas des sacs de sport. On dirait plutôt des sacs à gravats sur les chantiers, mais fermés proprement.
La guirlande qui crépite dans son champ de vision énerve Géraldine, qui doit se retourner pour triturer le câble. Pendant qu’elle tente de rétablir la lumière, tordue sur sa chaise, elle réfléchit à haute voix : « Hmm OK. Il a une auto-entreprise de vente au détail à côté ? »
La guirlande s’est définitivement éteinte malgré ses efforts. Géraldine rappuie ses coudes devant elle sur la table.
Fatiah la contredit mollement ;
— S’il touchait au stock on s’en serait rendu compte, doué comme il est.
— Il a peut-être une activité de loisirs décoratifs qu’il ramène dans son bureau… à ses heures perdues. Ok c’est ton patron mais c’est aussi avant tout un être humain, avec une personnalité riche et complexe… apparemment.
En face elle finit son verre en une gorgée.
— Tu veux que je te mette en contact avec lui ?

Jeudi 12, au matin.
Des pantoufles confort s’approchent mollement d’un frigo recouvert de notes. La tête un peu de travers au sommet d’une robe de chambre empruntée dans un hôtel, les yeux gonflés, Géraldine ouvre la porte battante d’un geste machinal. Attrape une bouteille de jus de fruit.
Sur la table, au-dessus du tas de magazines qui grossit de jour en jour, elle dégage un espace relativement stable pour poser sa tasse. La journée commence, un peu tard, et celle-ci ne sera pas totalement dépourvue de sens, puisqu’il semble bien à Géraldine qu’elle comporte un objectif. Il faut juste se souvenir lequel exactement. La première gorgée de pamplemousse est un rappel au monde des cinq sens.
Après quelques bouchées de céréales au chocolat, elle parvient à se concentrer. Saisit une feuille griffonnée à côté de la petite assiette, relit le brouillon. Puis elle se redresse sur la chaise, repose la tasse sur la table en baillant, et fait enfin résonner la sentence, d’une voix éraillée : « Allez, aujourd’hui on va incrémenter ces entreprises. »

Dans la rue de l’escarpe une heure et demie plus tard, Géraldine pousse la porte de la boutique de vêtements professionnels avec la même fascination que la première fois. Le décor de drapés et d’appliques n’a pas changé. Même l’ado de l’autre jour est toujours là, occupé à trier des vestes sur un portant au fond du magasin.
Posté devant les toques de cuisine qui la font rêver, Géraldine ne tarde pas à entendre le « J’arrive » au timbre chevrotant. Quand le garçon s’approche, Géraldine lui annonce dans un élan :
— Je vais prendre cette belle faluche, là !
Son enthousiasme doit être contagieux parce que le jeune gars lui répond sans retenue : « Et une faluche ! Je vous la tranche ? »
Géraldine joue le jeu, « Ça ne sera pas la peine non », ce qui provoque un gloussement chez l’adolescent. L’article emballé dans une main, il ose encore « Et avec ça qu’est-ce que je vous sers ? ».
Mais l’effet est retombé. Géraldine est revenue à ses calculs. L’ado le sent et perd un peu de sa contenance, sa voix s’éteint presque quand il confirme « oui c’est taille unique. »
Comme Géraldine réclame en plus un tablier de poissonnière en caoutchouc et une robe d’avocate, il disparaît ensuite pour aller chercher des références.

À son retour il présente un magnifique polyuréthane bleu charrette à sangle dorsale et annonce « On l’a plus en blanc ». Géraldine est enchantée.
L’ado ajoute :  « Pour la robe d’avocate ça sera sur commande, si vous pouvez repasser je l’aurai dans 3 jours.  »

L’après-midi à 14h, elle hésite d’abord en descendant du bus. Quand la psy parlait « d’affrontement positif », est-ce qu’elles pensaient à la même chose ?
Géraldine se voit dans le reflet d’une vitre d’immeuble, en marche vers le clash, découplée des jours ordinaires. Est-ce qu’elle a bien raison de chercher la merde comme ça ? Quand elle pense au monde du travail elle se revoit enfermée aux toilettes pour pleurer pendant les pauses.
La guerre, c’est eux qui la font. Les prud’hommes n’avait pas qualifié son ancien employeur de persécuteur pour rien. Un jugement parmi des milliers d’autres.
Géraldine déballe alors son accessoire, d’un geste nonchalant, et se met à faire les essayages en pleine rue. Faluche tombante sur le côté, gonflée en hauteur, ou plaquée vers l’arrière. L’objet est imposant, produit un bel effet, très visible. Géraldine inspire un bon coup et se remet en marche sans ôter le couvre-chef.
Quelques dizaines de mètres plus loin elle a repéré l’enseigne de la boîte : Garance immobilier. Elle est parfaitement à l’heure.
Une secrétaire très gentille l’accueille mais lui avoue sans hésitation « par contre ça va pas le faire la toque là… » À quoi Géraldine répond sans méchanceté « C’est pas une toque, c’est une faluche ». L’autre lève les yeux mais n’insiste pas.

L’attente est longue sur la chaise résille.
Géraldine s'emmerde déjà au bout de trois minutes, alors elle se force à respirer profondément, pour apaiser, et commence à inspecter toute la boutique d’un regard circulaire. Où sont les petites récompenses visuelles, affiches internes, touches déco personnelles ? L’agencement intérieur tient plus du salon de coiffure minimaliste.
Au bout de dix minutes elle sort le téléphone pour lancer une partie. Quand ça ne l’amuse plus, elle va dans l’application de prise de notes, tape « Apporter de la lecture ». Puis elle essaie de retrouver sa longue liste de recommandations enfouie quelque part. Pendant qu’elle scrolle la cinquième page de recherche d’ebooks gratuits, quelqu’un sort enfin d’un bureau.
Quand Géraldine relève les yeux, une femme en chemisier et pantalon cigarette la dévisage. Face à la dégaine de la candidate, la recruteuse ne peut pas se retenir de commenter : « C’est une blague ? ».

Alors comme Géraldine a déjà beaucoup patienté, et qu’elle sent que le ton risque de très vite monter, elle coupe court immédiatement :
« OK vous avez 20 minutes de retard, donc pour moi ce sera un NON. Next. »
Et elle se lève en mettant ses écouteurs dans les oreilles pour sortir.
Juste le temps d’entendre « Elle se croit où elle ? ».
Géraldine envoie tout de suite la musique pour ne pas se laisser atteindre, c’est sa nouvelle procédure. Playliste énergisante élaborée pendant qu’elle réfléchissait à des scénarios revanchards contre la hiérarchie. Sur le trottoir elle marche vite pour s’éloigner des nuisances.
L’échange était expéditif cette fois, mais le flottement se produit encore. Ses jambes la porte bien, mais Géraldine ne sait pas où elle va. Les teintes sont plus vives, plus lumineuses. Les gens qu’elle croise dans la rue sont des êtres de lumière, même les vieilles façades déprimantes ont droit à un vernis adrénaline/endorphine qui donne envie de dire bonjour aux boîtes aux lettres et aux arbres.

En reconnaissant au loin le numéro du bus qu’elle avait pris à l’aller elle se met à courir, portée par le succès.

Appartement sol carrelé. Cuisine trop petite.
Retour à une vie presque normale. En caleçon de mec et chaussettes à kiwis. Les émotions ça vide, Géraldine a l’impression de revenir de la piscine. Et elle veut profiter pleinement de cet état. Il y a un autre entretien d'embauche prévu demain, mais elle n’ira pas. Une nouvelle règle s’écrit toute seule dans son carnet de notes mental : Espacer les rendez-vous. Ne pas trop en faire à la suite.
Les pieds dans la douceur du pilou, elle ressent aussi une sorte de frustration, latente, paradoxale. À la fois soulagée mais suspendue dans une sorte d’attente. Comme s’il fallait absolument trouver le moyen d’exploiter cette énergie bouillonnante pendant qu’elle est là. Dans l’immédiat, pour rétablir l’équilibre, c’est un peu d’exercice tranquille qu’il lui faudrait, sur le tapis de yoga dans le salon. Ça l’aidera à changer d’état d’esprit.

Pendant qu’elle déroule la carpette matelassée, son téléphone dans la cuisine se met à vibrer. Une fois. Elle n’y prête pas attention et commence à s’échauffer les bras en grands cercles. Le téléphone tinte à nouveau. Puis une troisième fois, et une quatrième. Géraldine travaille sa discipline personnelle, se promettant de ne pas céder immédiatement à toutes les sollicitations. Quand elle s’allonge pour une série de crunchs, c’est la sonnerie de notification qui se fait entendre. Elle croyait pourtant l’avoir désactivée. Et la minute d’après ça recommence à vibrer. Géraldine arrête les relevés de buste et n’a pas longtemps à attendre avant une nouvelle alerte sonore. Elle se lève pour aller vérifier ce qui est en train d’arriver : le temps de saisir son téléphone et de débloquer l’étrange fenêtre de notification sans texte qui est apparue, plusieurs nouveaux messages vides s’accumulent dans la barre d’état.

Géraldine panique un peu. Elle éteint le téléphone par réflexe.
Soit l’appareil déconne, soit quelqu’un de malveillant est en train d’attaquer son numéro.
Tout allait pourtant tellement bien depuis quelques jours. Et maintenant on voudrait lui gâcher sa thérapie incrémentale à peine démarrée ?

 

chapitre 6

 

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Chapitre 2

Ocre rouge

Hors d’Europe, loin des postes-frontière militarisés qui clôturent la démocratie. Elle marche sans lever les yeux.

Des sommets secs et pointus s’alignent sur l’horizon. Les couleurs chaudes d’en bas ne sont plus ici que grisaille ciselée sur un fond de ciel trop lumineux pour être bleu, mais à cette altitude il fait moins chaud sous le soleil.

Pour avancer dans les grands pierriers, larges flancs de montagne recouverts d’éboulis rocheux, il existe des chaussures d’alpinisme renforcées. Pourtour de caoutchouc épais qui entoure l’intercalaire au-dessus d’une grosse semelle à crampons, un pare-pierres protégeant la membrane des impacts tranchants lorsque le pied s’enfonce dans les pentes de débris.

Bleuet porte une paire d’Air Force One usées.

Combien de jours pour arriver de l’autre côté, dans la région limitrophe qui lui permettra de passer une ligne imaginaire séparant les deux pays ? Trois, si tout se passe bien. Peut-être le double en cas d’incident. Peut-être l’éternité si les baskets lâchent. Dans cette région du monde un enregistrement à la frontière d’en bas la placerait automatiquement sur la liste des amputé⋅es civiques au sein des pays riches. D’où le port de sneakers élimées pour faire de l’alpinisme. Si on lui avait donné le choix en partant elle aurait pris quelque chose de plus robuste, mais dans le stock charitable de l’ONG, il n’y avait rien de mieux.

Et les connards d’avant l’ONG ne lui avaient rien laissé aux pieds avant qu’elle en poignarde un pour s’enfuir.

 

Plusieurs heures qu’elle avance aussi horizontalement que possible sur une pente de pierres déchiquetées, en déclenchant régulièrement de petites avalanches involontaires. Elle suppose qu’en gardant ce rythme elle aura fait un bon quart du voyage d’ici demain soir, ce qui lui permet d’avoir au moins un repère au milieu de l’inconnu. Monter à cette hauteur depuis le pied de la montagne, 500 ou 600 mètres de dénivelé positif entre les branches à épines des genévriers, lui avait paru plus long et difficile que cette marche qui s’annonce monotone sur des kilomètres et des kilomètres. Moral encore solide. Le principal souci sera de faire durer les faibles provisions de nourriture et d’eau. Elle se rassure en pensant aux grosses rations de pâtes dont elle s’est gavé en prévision de son départ, des kilojoules de sucres lents qui pourraient faire la différence.

L’autre difficulté c’est le soleil. Le soleil qui décide de tout. Grâce à lui elle s’oriente grossièrement sans GPS ni boussole, mais elle doit se couvrir comme elle peut pour éviter une insolation par négligence, parce que le vent d’altitude qui refroidit vous fait oublier les rayons UV nocifs pendant une exposition prolongée. Le corps entier recouvert de tissu de fripe, cheveux noirs et visage enroulés, seuls ses doigts dépassent un peu des manches de gilet trop grand.

Si elle veut garder les jambes solides il faut aussi qu’elle aiguille les pensées vers des images qui ne tordent pas l’estomac. Elle se force à penser à autre chose, mais la petite blessure médicale qu’elle porte juste sous l’aisselle gauche gratte encore, lui rappelle d’où elle sort, fin de cicatrisation irritée par l’effort, la sudation, les frottements du textile.

La lumière trop forte baigne. Décolore les éléments. Rocailles devant elle, derrière, sur les côtés. Traits imparfaits des images et des sensations dans les bribes de souvenirs. Vanessa sous le soleil qui se lamentait d’avoir la peau rouge. La cour du collège. Le grand arbre au coin de l’annexe administrative où les copines se rassemblaient.

À Bron où elle a grandi, les filles de 8 ans qui jouaient aux cartes à collectionner dans la cour de récré ont pris des trajectoires différentes. Quand les gamines mettaient leurs bras nus côte-à-côte, Bleuet avait une gradation moyen-plus-foncé sur l’échelle qu’elles utilisaient pour comparer. Et Vanessa était capable de pleurnicher qu’elle aussi aimerait bien « avoir des origines ». Sous l’arbre repère du collège, des années plus tard, elles se retrouveraient pour parler soirées, alcools et défonce, vidéos de leurs délires en équipes, première fois avec un mec ou une meuf…

Quand on pratique une activité répétitive le cerveau se libère des fonctions motrices et fait son propre chemin de pensée. Les pierres à perte de vue et le bruit des frottements secs augmentent cet effet. Vanessa, aujourd’hui, elle fait quoi ? Est-ce qu’elle est devenue préparatrice de commandes ou employée de banque ? Avec un mec ou une copine qui la rejoint pour regarder une série le soir quand elle rentre, et un chien stérilisé qui laisse des poils sur le tapis du salon ? Les plus populaires dans la cour du Lycée, combien sont obligées d’être caissières pour survivre ? Et qu’est-ce qui est pire, livreuse, employée de bureau, ou mécanicienne salariée d’un garage qui ne paye pas les heures supplémentaires ? Dans les souvenirs qu’elle laisse défiler il y a un petit garage associatif aux murs colorés, en bas d’un immeuble. Des mecs sur trottoirs et parkings, qui font de la mécanique dans le décor. Quelques femmes aussi, beaucoup plus rares.

Le soleil continue de monter. Sous le voile léger dont elle a couvert sa tête, une chemise trop claire trouvée chez les humanitaires, elle sent déjà qu’il fera encore plus chaud tout à l’heure.

La démangeaison de sa cicatrice diminuait depuis une semaine. Sous la peau, Bleuet sent presque, sans la toucher, la petite forme soudée sur une de ses côtes. Elle sait que l’objet gros comme un ongle n’est pas simplement glissé sous les tissus de chair, ça se sent au toucher, c’est accroché au squelette. Elle ne sait pas exactement quelle est la nature de cette greffe, mais suppose qu’il y a un port physique de données quelque part sous l’entaille. Pendant l’anesthésie locale elle avait vu un long câble à tête brochée. Si l’objet sous la peau était autre chose qu’une puce de traçage, on ne lui aurait aucune avance pendant la fuite, et c’est trop petit pour être une bombe.

 

Arrête de penser à ça.

 

Karst concassé. Miettes gris cuivre à trois faces, recouvrent comme un océan de vagues figées.

Aucune autre stimulation ne perce ici.

Dans les plaines désertes en bas, le réseau passe plutôt bien, mais elle sait que les escarpements créent des zones blanches non négociables sur ces hauteurs. Les petits halos lumineux des images rassurantes ne parviennent pas jusqu’ici. Bleuet ne possède plus aucun appareil de toute façon. Tout ce qu’elle a tient dans deux poches de la veste.

Les pensées finissent toujours par se détacher de ce qu’elle voit ou entend, un petit effort pour les canaliser… Reprendre le fil qui commençait à se dérouler : des garages. La mécanique. Une voie qu’elle avait envisagée à la place de la chaudronnerie, juste après la Fac. Métiers encore considérés comme virils, qui l’avaient toujours fascinée, même si supporter les gars qui gueulent toute la journée dans l’atelier pour prouver qu’ils en ont de la virilité, ça devient très vite fatigant. Déjà petite elle admirait les femmes qui savaient réparer les voitures, on les voyait parfois opérer des manœuvres en dessous d’une calandre ou d’un châssis posé sur chandelles devant les bâtiments, rien pour les différencier fondamentalement, cheveux retenus en arrière, maquillées ou pas du tout, en pantalon à poches cargo, survet’ ou leggings sport.

Bleuet revient d’une région où c’est normal de voir des femmes outillées penchées sur des moteurs. Formez vingt femmes à la mécanique auto dans une seule ville et vous verrez avec le temps une transmission de cette compétence aux autres femmes de la région. En pratiquant les unes avec les autres, la barrière de l’initiation devient beaucoup moins difficile à franchir pour les nouvelles, et un effet boule de neige se produit en quelques années.

Un jour ou l’autre de toute façon on a besoin d’ouvrir le capot et de s’intéresser aux différentes parties d’un moteur. Surtout en zone de guerre. Mais difficile d’apprendre, de progresser, lorsqu’on n’a même pas le temps pour s’essayer, démonter, remonter, nettoyer, démonter encore…

Le capitalisme mange le temps. Et quand il le digère ensuite il ne reste que du charbon. Vivre sa vie à Lyon ou dans une autre ville d’Europe, où tout n’est qu’un divertissement, plutôt que là où les choses essentielles se passent, ça ne laissait que du charbon. Bleuet avait arrêté carrière et apprentissage dans les métiers de la chaudronnerie, à contre-cœur, pour ne pas devenir coupable de construire les mêmes structures qui brûlent le temps des vies. Être une bonne soudeuse TIG lui permet aujourd’hui d’équiper les véhicules d’armures, de faire tenir debout des baraquements ou des défenses dans les zones libérées, et elle en est fière. À l’intérieur de l’Europe elle était destinée à construire les cuves des industries de mort ou la ferronnerie des couloirs pénitentiaires.

Du charbon dans les rues, du charbon dans les cœurs. Voilà ce qui remplit les années reprises à l’espérance de vie dans les vieilles nations. On ne pense jamais au charbon sous les reflets colorés, toutes les choses qui deviendront déchets calcinés sont d’abord de jolis petits objets lumineux et sonores dans une première vie. Posés sur les étagères, dans les rayons, en vitrine, personne ne veut savoir qu’ils deviendront le charbon qui salit. Et que leur salissure encrasse à l’intérieur. Le charbon des cœurs est peut-être le plus salissant, quand les attentes quotidiennes et les joies possibles ne sont plus que de petites listes de courses à remplir pour espérer se trouver soi-même. Mais tout est tellement imbriqué dans le monde-machine que même faire une hiérarchie de la saleté est impossible.

Voilà pourquoi aller trouver la révolution là où elle se produit est vital, pour échapper aux distractions. Ce sont peut-être le sang et les larmes qui vous attendent au lieu du charbon, mais plus rien ne fait diversion quand les problèmes fondamentaux demandent une solution. Et les choses avancent, les grands principes sont mis en actes. Vous voulez l’écologie, vous voulez la fin des inégalités de genre ? Venez cultiver les parcelles encore infertiles qui devront nourrir les villages, et laissez le choix aux femmes de combattre dans leurs propres sections armées. C’est dans le fonctionnement quotidien qu’on éprouve la justesse des théories révolutionnaires. Il n’y a pas mille endroits où appliquer la justice sociale de façon aussi radicale. Bleuet en connaît un, où la terre est chaude, où les visages se tournent toujours vers vous avec joie même quand il n’y a plus de sourires.

Par la force des choses, elle ne saura pas cette année si Ergül finira sa maison en torchis toute seule et si Senay, très bonne mécanicienne choisie pour être la représentante temporaire de sa commune envoyée à l’assemblée de district, rapportera des nouvelles rassurantes sur l’avancée du confédéralisme, malgré les compromis qui laissent craindre des trahisons à venir.

Hors des territoires en lutte pour survivre contre les chars et les militaires qui avancent, tout le monde a l’air de faire exactement la même chose, dans un jeu pour privilégié⋅es.

Regarder en direction de ce gâchis est une perte de temps quand on veut changer les choses en profondeur. Regarder vers son pays d’origine est toujours douloureux : la dernière fois que Bleuet avait pris des nouvelles de la France raciste, une éternité dans cette timeline rugueuse, les cravates rejouaient de vieilles cartes, ça ne l’avait même plus choquée. Ségrégation opérationnelle à l’ancienne, des routes coupées par référendums locaux pour empêcher les sauvages d’envahir les villes, du matériel de guerre requalifié par les préfets pour pouvoir être utilisé contre les rassemblements dépassant la jauge citoyenne… Et ce n’étaient pas les maigres récits de centres commerciaux réquisitionnés par les mouvements ou les villes de campagne réoccupées en masse par des hippies anarchistes qui pourraient la réjouir. L’Europe restait un continent qui avait banalisé les camps de concentration où la faim et les maladies font le sale boulot pour éliminer les indésirables à peau foncée, et il suffisait d’appeler ça des centres de rétention pour que tout le monde détourne les yeux, la conscience préservée.

 

Encore une mini-avalanche pierreuse qu’il faut tenter de retenir. Elle s’arrête dans la pente et attend que le sol ne coule plus en dessous d’elle. Avec tout ce qui est descendu, la partie mouvante sur laquelle elle se repose s’est un peu affaissée, sa jambe enfoncée jusqu’à mi-hauteur sous le genou, mais elle sent que repartir ne sera pas dangereux. Il faut juste y aller doucement. Elle lève un pied, en faisant attention de garder son centre de gravité stable, puis le pose devant, transfère le poids lentement, ça tient. Elle amorce la coordination motrice des jambes, et revient progressivement à son rythme d’avancée normale, en surface des débris stabilisés.

Le cuir léger des sneakers a l’air de résister.

Elle regarde le moins possible à l’horizon. Concentrée sur une zone floue inatteignable, elle sait qu’elle serait vite découragée. Mieux vaut garder en tête l’objectif d’étape du lendemain soir qu’elle s’est fixé, même s’il est complètement arbitraire, plutôt que d’espérer voir diminuer une ligne qui n’a pas de fin. Le mieux serait d’avoir des petites escales à franchir une par une, mais tout ce qu’elle discerne dans le paysage c’est peut-être un plateau moins rocheux à côté du deuxième sommet le plus haut là-bas, dans l’ombre d’une autre pente lointaine. Et impossible de savoir si elle y arrivera demain ou après-demain, ou si l’itinéraire qu’elle prend dans cette direction sera dévié ou non par des obstacles naturels infranchissables, qui l’obligeraient à revoir ses estimations de distance.

Mieux vaut garder un cap et un rythme régulier, sans projections mentales, sans images de ce qui l’attend. Pas trop vite surtout pour ne pas s’épuiser inutilement. Trouver la cadence idéale pour son métabolisme, rythme cardiaque, quadriceps, genoux qui portent et plient sous son poids.

 

Pensées qui défilent comme une galerie de photos.

La possession du fusil d’assaut, normale et rassurante, toujours pendu en longue bandoulière sur l’épaule. Quand elle ne le porte plus elle se sent un peu vulnérable.

Le geste banal pour nettoyer l’âme du canon avec un écouvillon tordu qui passait de main en main. Celui plus rare pour démonter le chariot porte-culasse en ôtant la longue tige du ressort, et graisser les pièces, quand il restait du lubrifiant.

L’acier de la crosse évidée, brillant sous les égratignures, des marques laissées par d’autres avant elle. L’odeur du thé dans les fumerolles autour de la petite table à nappe cirée rouge et orange, sur la terre battue, avec les autres filles en treillis. Les pierres blanches et plates sur le chemin de la maison où elle dormait le plus souvent, une grande montagne en vue au loin. Grande montagne sans pointes, comme une muraille, qu’elle n’a jamais eu l’occasion de voir de près.

Quelques heures seulement sont passées, les premières, et ses chevilles commencent à brûler. Trouver les chaussures parfaitement à sa pointure était une chance, sans ça elle aurait déjà des plaies ouvertes par les frottements.

 

Quand elle essaie de se concentrer sur sa situation, de faire le point mentalement, les évènements récents ressurgissent. Reflux des visions, juste avant la fuite, qui entame son moral et sa vitesse de progression, décharge nerveuse, frissonnante, images éclairs d’un combat à mort au couteau, courtes crispations brutales à rechercher la sensation des chairs qui résistent pour les déchirer et voir leurs visages à eux se défaire… Les jambes qui tremblent quand elle avait arrêté de courir… L’envie de vomir qui était arrivée plus tard, parce qu’elle avait vu les yeux quand elle portait les coups, il ne faut pas regarder les yeux, c’est ça qui abîme… Chercher une autre image pour faire diversion. Des sommets en pics devant elle, c’est tout ce qu’elle voit. Une ligne d’horizon en dents de scie qui lui rappelle la crête d’un dragon. Alors elle se concentre sur les dragons, sur tout ce qui peut l’éloigner des images douloureuses… Est-ce que les Ptéranodons de la préhistoire pourraient avoir été les dragons des légendes parvenues jusqu’au moyen-âge ? Au collège elle aimait imaginer des dinosaures volants qui auraient survécu sur une île inconnue. Elle était souvent la seule à connaître la différence entre Ptérodactyle et Ptéranodon, sa fierté pendant des années. Un jour, sur une route vers le sud de la France, elle avait rigolé en traversant ce village appelé Mondragon, voyage en stop entre copines, le premier d’une longue série, le commencement d’une liberté rafistolée. Découvrir de nouveaux décors, les arbres plus secs et cornus, les collines comme des vagues en enfilade, les montagnes basses et cassées, rocheuse et verdies, des filets de rivières à côté de toutes les petites routes, et puis tout au bout des cours d’eau, la mer, frontière désertique aux reflets d’argent…

À Bron il n’y a que les murs, plantés sur trottoirs et parkings où les collines de Fourvière et de la Croix-Rousse disparaissent. L’ennui des façades qui éliminent l’horizon, qui éliminent même cette impression de vivre au pied d’une petite montagne que l’on a depuis les premiers arrondissements de la ville, là où sont concentrées les familles riches et les marchandises…

 

Les heures sont lourdes.

Chaleur coupante comme de petits silex.

Le monde est brûlé par un soleil blanc. Lumière incolore brûlante. Tout ce qui est en contact avec la peau gratte, coupe. L’eau précieuse qu’elle se réserve à petites doses fuit par toutes les épaisseurs du corps. Un oiseau aux ailes de grande envergure tourne lentement sur des colonnes d’air chaud, très haut, silencieux, mais elle ne le voit pas. Elle ne voit rien alentour parce qu’elle laisse son esprit divaguer pour que le temps disparaisse.

 

Faire du stop avec les copines pour partir n’importe où gratuitement avait été le premier vrai déclenchement de son pouvoir. Le premier moyen d’action qui la déplaçait hors du périmètre géographique et imaginaire dans lequel elle serait restée coincée, assignée à résidence et à découvert bancaire par l’ordre social presque immuable depuis les époques coloniales. La première année de Fac s’était révélée être une arnaque intellectuelle. Profs arrogant⋅es incapables de contextualiser, des cours qui consistaient à apprendre et réciter par cœur. Elle avait passé la deuxième année plus souvent en AG de grèves qu’en cours. Mais les militant⋅es qui monopolisent la parole avec leur vocabulaire et leurs traditions l’avaient vite ennuyée. Elle s’était quand même trouvée des amies, plus aventureuses qu’elle à l’époque, qui prenaient la route. Aller librement partout où elle en avait envie était devenu une solution qui répondait au besoin de s’affronter à des choses plus grandes. Elle savait qu’elle ne pourrait pas connaître l’étendue des choses à partir de sa position assignée. Les routes quadrillent le territoire, elles sont un premier réseau qui structure tout le reste. Et l’enfermement social est aussi un enfermement géographique. Si tu sors de ta zone tu ne découvres d’abord que les lignes qui conduisent au travail ou aux centres commerciaux. La circulation libre n’était pas seulement une affaire de déplacements élargis, c’était une question de pouvoir d’imaginer, de force libératoire. Ça ne pouvait fonctionner que si la liberté de rêver la destination était totale.

Le feu avait duré un temps, elle avait tenté l’Europe, enchaîné les kilomètres par centaines, vu des mers, des canaux, des tours en verre, des ornements de briques colorées autour de centaines de fenêtres alignées, des foules de manifestant⋅es, des éclats de vitres, des cabanes en tôles au bord des fleuves, des cabanes gigantesques suspendues dans les arbres.

Les amitiés n’avaient pas tenu aussi longtemps qu’elle l’espérait. Surtout les amitiés politiques. Elle avait continué à nourrir son analyse des strates de la domination grâce aux lectures et aux discussions, mais avait fini seule dans ses projets de voyage. L’auto-stop en solitaire était encore grisant au début, ensuite elle avait rencontré quelques connards qu’elle aurait préféré éviter, et s’était rendue à l’évidence : on n’échappe pas à la structure simplement en se déplaçant. La route aussi est patriarcale. Elle avait dû chercher d’autres façons de circuler librement. Toutes celles qui lui paraissaient réellement efficace, au moins à court terme, passaient par la fraude, mentir sur sa vie. Détourner l’attention, pour réassigner la propriété des richesses qu’on entrepose derrière des rideaux de fer ou dans des tableaux de données.

 

Au milieu du désert de pierres et du silence, la valeur, marchande ou de reconnaissance sociale, redevient une notion très relative.

Peut-être que c’est la vérité nue qui apparaît ici, puisqu’il n’y a rien : tout ce qui n’aide pas à survivre n’a aucune valeur… ? Peut-être est-ce aussi une illusion produite par l’urgence qui efface toute autre perspective. Devant ses yeux toutes les lignes rocheuses jaunes et grises convergent dans un ciel clair infini. Est-ce qu’on est vraiment plus proche d’une grande vérité dans le dénuement, comme elle l’a parfois entendu dire ? Une vérité originelle qui rassemblerait tout… Peut-être est-ce le même vent spirituel qui souffle à la surface des planètes rocheuses inconnues, là où règne la solitude première.

Ici les roches semblent déjà avoir été souillées par l’homme, puisque Bleuet ressent une crainte tout aussi tangible qui la poursuit encore.

 

La répétition des mouvements de la marche est devenue un endolorissement des membres et du cerveau. Bleuet n’arrive plus à se projeter dans ses pensées. La seule chose réelle maintenant c’est la distance, la séparation, et l’univers entier n’est plus qu’un désert d’éloignement. On ne peut pas contourner la plénitude de l’éloignement, qui se cache derrière tous les tranchants d’un tapis de silex sans fin, dans la poussière qui ternit ses chaussures de loisirs, derrière ce rocher coupé en deux, massif comme un géant couché. Dans les rayons du soleil éternel qui scintillent, dans l’aveuglement qu’il produit par intermittence, rapide et piquant, qui vient se jeter dans son œil par à-coup chaque seconde qui passe…

Le soleil ?

Non, il y a un truc qui fait clignoter la lumière du soleil. Quelque chose bouge, loin dans le désert.

Du mouvement.

Du changement.

Entre les galets, à ses pieds, un creusement apparaît. Usure qui trace l’esquisse d’un sentier discontinu, nouveau au milieu du vide. Bleuet n’avait besoin que d’un peu de nouveauté pour se remotiver. Elle se sent un peu plus solide maintenant, avance avec une nouvelle ferveur.

L’effet dure un moment.

Mais à mesure que ce mince réconfort s’efface sur un tout petit chemin interminable, les autres pensées affluent.

S’il y a un chemin c’est qu’il y a peut-être des humains, et s’il y a des humains il y a toujours un risque de tomber sur Eux, d’être dénoncée, ou à nouveau capturée, par d’autres. Elle voudrait se rassurer avec le souvenir de l’hospitalité immense que les gens vous témoignent au bled, se répéter avec optimisme que toutes les cultures paysannes reculées sont hospitalières par nature, que si elle tombe sur la population locale, authentique, elle sera bien accueillie. Mais elle ne sait pas, elle n’en sait rien, raisonner avec des généralités pareilles lui semble maintenant aussi délirant que de croire qu’une chèvre seule a tracé ce chemin… Peut-être un troupeau de chèvres ? S’il y a un troupeau il y a un élevage, des humains… Il faut arrêter de raisonner. Il n’y a rien d’autre à faire qu’avancer. Toujours au même rythme. Suivre un écartement de pierres juste assez large pour y poser un pied devant l’autre.

 

Au loin, le reflet clignotant diminue. Le soleil baisse. Il reste quelques heures de lumière, dès qu’un abri potentiel se dessinera, il faudra s’arrêter pour ne pas risquer de passer la nuit à découvert. En plus le vent se lève. Bleuet ne faisait plus attention au souffle irrégulier qui passait sur elle en la protégeant de la chaleur, mais la température générale baisse sous le soleil déclinant. Elle sait par expérience que le soir, la force de l’air augmente.

Moins d’une heure plus tard un géant apparaît au-dessus du chemin, dans un petit surplomb sur sa gauche. Bleuet sort du sentier pour monter vers ce rocher. Elle fait un tour complet du bloc qui doit mesurer un peu moins de trois mètres de long. Revenue à son point de départ en bas, elle continue à tourner autour du roc pour réfléchir. Certaines déambulations de ce genre procurent des bénédictions paraît-il. Elle ce qu’elle veut c’est juste une place à dormir, pas une meilleure chance de réincarnation. La face arrière du rocher, en haut de la pente, lui a paru spontanément accueillante. En dégageant le sol elle pourrait se faire un plan, dans la poussière moins blessante que les cailloux.

Il faut encore prévoir l’orientation du soleil le matin, et réfléchir : être réveillée sous la lumière directe du soleil, qui la réchauffera vite après le froid glacial du petit matin, ou rester dans l’ombre réparatrice après avoir subi le feu des rayons toute la journée ? D’après la trajectoire solaire, la place qu’elle se réserve déjà mentalement derrière le rocher est orientée Nord-Est. Ensoleillée le matin. De toute façon elle ne veut pas passer la nuit du côté du chemin, où on pourrait la voir.

 

Quand elle s’est dégagé un trou avec les mains en évacuant la poussière de rocaille, le soleil bas arrive déjà à la limite des crêtes. Plus vite qu’elle ne l’imaginait, tout est transformé par la lumière changeante.

Dans la plus grande poche de sa veste, le blister intact de la couverture de survie.

Elle glisse sa main, en sort le paquet. Or et argent. Elle reste à genoux, déchire la protection plastifiée.

Ce qui était entier est déchiré.

Elle fait glisser le papier isotherme par l’entaille dans le plastique.

Ce qui était plein est vide.

 

Allongée le ventre froid, roulée dans une feuille dorée d’où dépassent ses pieds, elle contemple l’embrasement qui met un terme à cette journée de marche douloureuse. Ses muscles desséchés par les mouvements sans fin.

Autour d’elle, Bleuet voit les véritables couleurs.

Le rougeoiement et les mauves du ciel dans cette partie du monde abandonnée sont un spectacle merveilleux. Une chance unique, simple, oubliée. C’est aussi la fin de tout ce qui existe, à mesure que les couleurs chaudes déclinent, écrasées par la froideur de l’obscurité qui avale tous les souvenirs et les solides minerais. La nuit ronge l’espace autour d’elle. Pas une nuit de pleine lune ou de demi-lune qui révèle les ombres et vous laisse entrevoir le monde pâle. C’est une lune noire. Cette nuit noire qui ôte la vue.

Quand la dernière chaleur est tombée derrière les pics, que l’environnement bascule dans le bleu obscur qui devient progressivement gris sombre, puis dans l’ombre complète, il n’y a pas de sentiment plus froid que cette solitude au milieu du vide immense.

Plus aucun visage distant sur des petites vitres familières, pour se rassurer. Aucun nom intime pour éclairer la nuit.

Abandonnée. Son pouvoir, réduit à quoi… ? Une fièvre dans l’estomac, volonté ou orgueil qui l’envoie se perdre comme les touristes inconscientes sur des pitons mortels. Cette obstination qui a forgé sa volonté paraît dérisoire dans la nuit d’abandon. Tout lui paraît tellement dérisoire sous un ciel immense, écrasant, surtout en comparaison de ce qu’elle était, de ce qu’elle avait commencé, contre l’avis des autres mais avec toute sa force vitale. Force à laquelle l’opposition du groupe donnait enfin une mesure tangible.

Pendant quelques semaines, avant le conflit interne, elle avait goûté le plein accomplissement de sa colère légitime. Quelques semaines qui avaient tout changé, la sortant de cette tension insupportable qui vous ronge entre deux perspectives, la résignation du quotidien, cet abandon pragmatique devant l’évidence qu’il ne se passera plus rien à force d’attendre, et l’espoir, qui vire à la superstition : ça doit arriver, le changement, la révolte et la convergence, la fin des injustices, ça finira forcément par se produire. Celles qui attendent trop deviennent grandes dépressives, abruties par les discours ou manipulables. Jamais Bleuet ne redeviendrait un pion dans la stratégie de qui que ce soit. Elle avait réfléchi ses manœuvres, s’était équipée en conséquence, et avait pris ses distances de la façon la plus radicale, pour le bien de tout le monde.

Elle peut se souvenir parfaitement de la moquette pourpre qu’elle scrutait dans l’attente, en dessous d’un étage entier réservé dans l’hôtel, sécurité et gardes du corps devant les ascenseurs et paliers d’escalier. Les va-et-vient dans l’emploi du temps chronométré à la minute par le responsable du protocole, qu’elle avait examiné pendant des jours, et les petites failles de la protection officielle quand on arrive à impressionner la femme d’un ambassadeur ou d’un invité de prestige qui vous ouvre les portes d’un cocktail en tenue stricte.

Jouer l’ange des ténèbres dans les hôtels de luxe, à l’affût des très hauts responsables, des vrais responsables, têtes des conseils d’administration et des cabinets gouvernementaux. Qui méritent infiniment le jugement. Bleuet anonyme, sans attaches, avec facilités de caisse et faux papiers. Il n’y avait pas de plus grande occasion d’éprouver sa détermination, la sincérité de ses choix révolutionnaires, avec toutes leurs conséquences.

À cette lumière-là même ses semblables, celles et ceux qu’elle avait considéré⋅es comme ses semblables, apparaissaient détaché⋅es du but, superficiel⋅les, hypocrites, enseignant l’action décisive sans être capable d’accomplir pleinement l’œuvre, appelant implicitement la violence et la guerre sans en accepter toutes les implications et conséquences. L’objectif affiché par le groupe de faire table rase était redevenu une conséquence entière quand Bleuet avait accepté cette leçon simple de l’Histoire, accepté que le basculement pour sortir de l’injustice et de l’asservissement n’est pas qu’une question d’éducation populaire ou de travail de concurrence pour aboutir à une masse critique, mais quelquefois aussi une mission de mort, libératoire. Les plus grandes libérations ont toutes leurs missions de mort que l’Histoire et nos récits ont justifié. Mais on lui avait toujours objecté, et elle-même l’avait cru longtemps, que couper une tête n’en empêcherait pas une autre de repousser, et que même en décidant qu’il pouvait être juste dans un cas extrême d’assassiner pour une cause révolutionnaire, le meurtre ne serait jamais accepté comme moyen d’action légitime par le reste de la population.

Pendant son apprentissage avec le groupe en Europe, premières filatures, missions de reconnaissance et écoutes, puis les tentatives d’infiltration réelles qui avaient suivi, elle s’était approchée de grandes intrigues de successions et de guerres de conseils d’administration. Et elle avait vite compris que même quand des têtes repoussent, plus le tyran qui doit chuter a une main-mise étendue sur son empire, plus l’incertitude et les rivalités que sa disparition entraîne risquent de faire vaciller une firme, un consortium, voire un État.

 

En France quatre ou cinq milliardaires tiennent tout.

La presse, la télé, les networks d’influence sociale, les Agences de Conformité des Algorithmes, les infrastructures de livraison, les transports, les universités, même des hôpitaux et tout ce que les fonds de pensions n’avaient pas déjà dévoré.

Ils financent les initiatives et les personnalités politiques qui les arrangent, dépensent des fortunes pour annuler les autres, font censurer les informations qui desservent leurs affaires, leur réputation, et maintiennent sous surveillance, pour les intimider ou les punir, les contestataires trop visibles.

 

À côté du nom de l’un de ces milliardaires inaccessibles, intouchables, elle avait réussi à mettre des coordonnées, tracé un repère sur le calque d’une carte avec l’inscription “domicile printemps et automne”, ajouté les photos d’un grand portail ouvrant plusieurs dizaines d’hectares.

En l’espace de trois années l’avis de Bleuet sur la question était devenu définitif.

C’était une mission de mort qui l’attendait.

 

Cette nuit, seule au milieu des roches explosées par des millions d’années de mouvements impitoyables de la croûte terrestre, Bleuet sait qu’elle passera vraiment à l’acte. Pas à cause de l’entraînement au fusil dans le désert, ou du fait d’avoir manipulé la mitrailleuse et le lance-roquette. Au tir elle n’était pas meilleure qu’une autre, et son arme à feu ne lui a vraiment servi qu’une fois sur un terrain d’affrontement, cachée derrière la meurtrière d’un immeuble en ruine d’où l’ennemi à visage humain n’était jamais en vue.

L’acte d’assassiner froidement celui qui se tient devant soi, de ses propres mains, elle sait seulement qu’elle en est capable parce qu’elle vient de le faire deux fois à la suite la semaine dernière. Elle saura recommencer. Il suffit de ne pas regarder leurs yeux.

 

Sur le sol dur et coupant qui l’empêche de se détendre, elle se sent plus détachée des autres humain⋅es qu’elle ne l’a jamais été.

Depuis qu’elle avait formé son projet, elle avait eu l’occasion de se sentir vraiment seule. On le devient toujours en préparant des actes irrémédiables. Mais se coucher là où personne ne viendrait vous chercher, où vous n’existez pour personne, à des jours de marche d’une présence humaine, même la geôle ne lui avait pas glacé les os et le cœur comme ça.

Il n’y a que le sommeil pour soulager cette angoisse de n’avoir plus rien au milieu de l’immensité.

S’immerger vite et sans résister, pour avoir une chance de ne pas être atteinte trop profondément par le froid qui peut vous abîmer l’état d’esprit pour longtemps.

Quand elle ferme les yeux pour s’abstraire, des flashs en stries blanches descendent derrière ses paupières, entre l’œil et la peau, à chaque mouvement des globes. Coupures nerveuses qui brûlent un peu et disparaissent. Et à chaque effort pour les tenir closes ces paupières, qui sont tout ce qu’elle a pour se protéger, derrière ces rideaux, des tas de galets et de formes à pointes se découpent en surimpressions électriques. Elle fronce encore les sourcils et serre les paupières plus fort, pour estomper les illusions de blessures. Au bout d’un moment, accoutumance ou fatigue, elle oublie les points blancs.

 

Dans une autre sorte d’inflammation qui la traverse comme une pointe, elle revoit des visages qu’elle ne voudrait pas invoquer ici. Enveloppés dans un sentiment glacé qui perce le ventre.

Brahim, O.G., Sabine. Visages et silhouettes apparaissent en souvenirs à la fois flou et précis, comme une émotion réveillée à travers un corps liquide épais. Ce soir même les liens amers pourraient remplir le vide flottant autour d’elle dans la nuit. La nature des sentiments n’a plus d’importance, amitié, haine. Il faut s’accrocher à quelque chose de sensible pour parvenir à se laisser aller dans le sommeil, sans quoi d’autres ténèbres rempliront l’esprit évidé par le froid. Peu importe que la confiance et l’affection qu’elle avait données aient été jetées par terre avec la cause. Seule la flamme d’un souvenir vibrant compte ici. Tout ce qui survivra dans le froid, c’est l’intensité rubescente de souvenirs que même la guerre au tir de missiles anti-chars n’est pas parvenue à effacer.

 

Plusieurs fois cette nuit-là Bleuet a connu la douleur de se réveiller perdue, glacée, doigts de pieds et oreilles pétrifiées, ne sachant pas si elle réussirait à se rendormir pour disparaître à nouveau.

 

 

***

 

Au petit matin, la lumière rejaillit depuis l’arrière du décor. Après le moment le plus froid qui précède le jour, la chaleur du soleil avance, lentement, en réchauffant l’atmosphère. Elle ne dépassera pas au-dessus des cimes avant une heure ou deux. C’est la période où s’endormir devient facile, parce que toute la fatigue accumulée de s’être mal reposée pendant la nuit rend le sommeil très lourd. Mais c’est aussi le moment de se remettre à marcher pour ne pas perdre de temps.

Elle ne peut pas encore.

 

Le soleil dépasse à peine entre les sommets. Elle redécouvre cette morsure. Ouvre les yeux.

Hier soir elle s’imaginait parfaitement mourir ici, toute seule.

Ce matin la lumière mordante ne lui inspire qu’une chose, avec encore plus de rage : revenir en Europe pour reprendre ce qu’elle n’a pas terminé.

Récupérer ses fonds de secours dans les wallets dispersés, cachés, puis négocier du matériel là où elle devrait encore pouvoir réussir à le faire. Remettre sur pied une chaîne d’intermédiaires, pour la protéger dans son action solitaire. Le plus difficile et le plus important sera de trouver le ou la première de ces intermédiaires, premier maillon, qui lui permettra de rester anonyme en négociant auprès de fournisseur⋅es et de protagonistes toujours plus ou moins sous surveillance.

Quelqu’un qui ne la connaît pas et en qui elle pourra quand même avoir confiance, deux conditions opposées l’une à l’autre.

Le cerveau qui se réveille ne lui permet pas de penser à autre chose.

Il faut une personne fiable, qui fasse correctement le travail quand on lui remet des demandes précises et des sommes d’argent, et qui sache rester discrète. Ça demandera un peu de patience à Bleuet pour ne pas se faire avoir par les mythomanes habituel·les. Mais elle sait qu’elle y arrivera. Elle ne va penser qu’à ça, ne faire que ça, chercher la bonne première personne qui inaugurera tout son futur réseau.

Elle remettra sur pied une cellule active et pourra enfin choisir ses propres objectifs.

Trouver un⋅e interprète locale, dans une zone frontalière où certains trafics sont bien établis, un⋅e interprète pour touristes, tout ce qu’il y a de plus banal. Qui acceptera d’être payé⋅e en espèces ou en monnaies décentralisées, pour un arrangement sans déclarations ses revenus. Cette première condition remplie, arpenter un périmètre de choix avec l’interprète. Après le temps du tourisme, si l’interprète n’a pas déçu et n’est pas opposé⋅e aux activités en zones grises, Bleuet l’enverra pour trouver un⋅e garde du corps. Puis un⋅e messager⋅e. C’est de cette manière précise que la chaîne se mettra en place. Un groupe de quatre personnes pour commencer, chacune son rôle. Bleuet commencera ensuite les acquisitions plus délicates pour son nouveau projet, faux papiers, transferts et retraits de sommes pour alimenter wallets de manœuvre et coffre de secours, matériel électronique de surveillance, armes de défense. Elle fera ce qu’elle avait appris à faire en France.

 

Le soleil monte vite. Se remettre à avancer. Elle froisse la couverture métallique et s’assure de ne rien laisser sur place. Boit une grande gorgée d’eau. Les deux bouteilles en plastique et les morceaux de pain dans les grosses poches de sa veste sont tout ce qu’elle possède. Ça, et un coffre bien caché là-bas en Europe.

Elle se lève avec un mouvement brusque, décidé. La cicatrice sans fils se réveille sous les frottements, Bleuet soulève les vêtements pour regarder la nervure rougeâtre. Pas de pus, bon signe. Elle tâte l’objet sous la peau. Toujours solidement fixé sur l’os. Avant de s’élancer, elle décide de s’étirer quelques secondes. Une attention dérisoire, mais ce matin elle a repris goût aux choses bien faîtes. Elle défait les lacets de ses chaussures pour mieux les resserrer. Les arêtes coupantes de la montagne ont laissé des griffures sur tout le cuir, mais les épaisses semelles encollées semble supporter le choc.

Descendue sur le chemin, la marche s’enclenche pour de longues heures.

D’abord elle n’avait pas pensé à chercher son repère, mal réveillée, les idées immédiates pas vraiment en place, avançant comme une machine qui ne sait rien faire d’autre. En levant la tête, le signal clignotant s’impose à nouveau. Un effet rassurant. Au moins si les choses ne changent pas beaucoup, elles ne se dégradent pas non plus.

Toute la matinée elle aligne les kilomètres dans la même monotonie de rythme et de paysage que la veille. Les larmes de karst frisent l’enveloppe des chaussures. Le vent s’agite par cycles irréguliers.

 

Puis le terrain subit une évolution minuscule. Presque rien dans cette immensité, le faux plat est devenu une vraie pente. Loin devant elle, même la zone d’où provient le clignotement n’est plus la même image immuable. Bleuet ne saurait pas dire exactement ce qui diffère par rapport à la veille, ça doit être le signe qu’elle n’en est plus très loin.

 

La pente augmente et devient plus pénible à gravir, surtout avec la fatigue qu’elle a accumulée dans les jambes et qui ne s’est pas complètement évacuée pendant la nuit. Elle concentre et étale son effort, respire profondément, essaie de ne penser à rien, ou de penser à autre chose. Elle fait ça assez longtemps pour prendre conscience qu’elle se parle à elle-même, à voix basse, en se recommandant de penser à autre chose.

Soudain elle lève les yeux : le signal a disparu. Elle ne s’en était pas rendu compte la tête pleine d’auto-suggestions.

Elle cherche un raisonnement, son angle de vision s’est probablement décalé un peu à cause de la pente récente, mais le fait d’imaginer qu’elle a peut-être raté cet objectif, ou qu’il aurait disparu pour de bon, l’attriste déjà. C’était tout ce qu’elle avait ici. Elle se ressaisit et remet ses forces dans la progression, décidée à arriver en haut du sentier au lieu de se laisser aller au pessimisme, dangereux pour elle.

 

Il lui faut encore quinze ou vingt minutes de détermination à se hisser sur de petites saillies anguleuses, entre des pierres d’éboulements aussi grosses qu’elle. Un dernier surplomb de rocher à face plane, et elle débouche enfin sur le pic.

L’air frais et le soleil lui fouettent le visage. Devant elle se dévoile un panorama complet du pays désolé, en contrebas, plateau troué de dépressions et de plissements calcaires. Et partout autour d’elle, sur cette hauteur, des débris métalliques de toutes les tailles qui font partie des restes d’un avion ou d’une fusée.

À la vue de ces décombres, Bleuet se sent brutalement découragée.

Vidée par des émotions contradictoires, affamée par les efforts, elle cesse de lutter et s’effondre. Impossible à cet instant précis de savoir quelle devrait être la prochaine étape de sa motivation.

Difficile d’imaginer ce qui est invisible, de chercher à quoi s’accrocher dorénavant. Elle a beau regarder devant elle, sur les reliefs qu’on pourrait recenser et nommer sans peine depuis cette position en altitude, elle ne voit pas encore de changement, pas de séparation, aucune ligne au-delà, à laquelle croire.

Toutes ces souffrances pour un tracé imaginaire entre deux pays.

À quelques mètres devant elle, au bord du précipice, un débris plus gros que les autres. Une plaque mobile est suspendue au reste d’un mécanisme lâche. La surface en métal brossé pivote à cause du vent qui l'empêche de rester immobile, mais elle revient toujours obstinément à sa position morte. Et le soleil se déverse du matin au soir pour la faire étinceler.

Objet: A la maison ou ils aiment et attendent!

Cordialement, je veux demander

Puis-je vous demander comment se passe votre soiree?

Dans votre pays, le temps est-il plus frais maintenant?

La journee passera, bien que super-excellente, et amusante. Je souhaite bonne chance et positif pour demarrer!

J attendrai votre reponse le plus tot possible, bien que je ne puisse pas etre en ligne tous les jours. Cordialement, Aleksandra!

* Pièce jointe: 5236441.jpeg

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> Si tu lis ce message c’est que tu es en vie.

> J’ai pris la décision de rétablir ton ancien protocole de secours. Tu auras accès à un backup de ta clé.

> Nouveau numéro :

> +34 972 523 158

> Le même message ici une fois par semaine tant que je peux maintenir.

>

> Quelqu’un qui ne t’en veut pas.

 
 
 
 
 
 
chapitre 3
 
 
 
 
 
 
 

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géraldine préside

Géraldine préside 1.4

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+4

8 h ce matin, le téléphone s’était mis à sonner deux fois de suite. Appel inconnu. Sûrement l’isolation à 1 euro ou l’arnaque au compte personnel de formation. Au lieu de se replonger dans les oreillers, Géraldine avait sauté du lit en chantant. Si elle l’avait vue, Fatiah aurait lancé une de ses formules : « explosion de fourberie. »
C’est cette énergie que Géraldine veut garder pour aller à l’entretien d’embauche aujourd’hui.

Après son petit déjeuner Géraldine a quand même fait l’effort de lire la description du poste qu’on lui propose. Le rendez-vous est à 15h. Rien que pour ce temps de préparation matinale il faudrait payer les gens. Les patron⋅nes qui ne viennent même plus au bureau on les récompense bien.
Elle finit de lire le pavé indigeste en ramassant les vêtements qui traînent par terre. Des intentions pires que ses horoscopes, « Nous sommes impatients de faire connaissance et de construire ensemble un chemin partagé ». Pour un contrat d’employée à tout faire.

Un des trucs qu’elle déteste le plus dans ces entretiens, à côté de l’hypocrisie contractuelle, c’est d’être obligée de se conformer à une image idéale pour avoir toutes ses chances. Surtout ne pas décevoir, être enthousiaste, mais ne pas donner l’impression d’avoir trop de caractère. Ça commence en général avec l’apparence. Des remarques sur une couleur de cheveux, un trait de maquillage ou la longueur d’une jupe elle en a eu.

Depuis hier soir elle écume les pages d’un site de vêtements professionnels. Il y a cet ensemble blouse et tablier : blanc à rayures bleues. On dit « rayures Vichy ».
Dès qu’elle a vu la photo Géraldine a pouffé de rire toute seule dans la cuisine de son petit appartement.
Si elle doit revenir dans cet état d’esprit du passé, pure perte de temps depuis qu’elle a gagné un petit magot aux prud’hommes, il faut que la mise en scène soit à la hauteur. Un entretien d'embauche c’est une mise en scène. Comme les autres cérémonies. Anniversaires, mariages, enterrements.

Elle veut cette tenue de femme de chambre, elle n’arrête pas d’y penser depuis hier. Sobre mais parfaitement identifiable. Sous la blouse elle mettra un pantalon. Surtout, le poste proposé à l’entretien n’a rien à voir avec l’hôtellerie : première technique de déstabilisation.

Rendez-vous dans quelques heures, elle n’aura pas le temps de recevoir une commande. Mais le site de vêtements pro a une boutique de vente au détail en ville. La blouse-tablier est annoncée en stock.
Géraldine quitte son pyjama pour s’habiller en vitesse.

*

Il fait gris. Un petit vent désagréable promène des feuilles mortes et des tickets de jeu déjà grattés. À l’angle de la rue des commerces un type fait la manche assis par terre dans le froid. De loin Géraldine entend un vieux monsieur qui s’arrête pour lui faire la morale « Et le travail alors ? Parce qu’ils cherchent, y trouvent pas ! »
Instinctivement elle aimerait aller l’engueuler à voix haute devant tout le monde, mais le vieux est déjà parti quand elle arrive.
Partout on répète que la main-d’œuvre manque dans le pays, que les gens « n’ont plus d’ambition ». Y’en a qui croient encore que se faire exploiter c’est une ambition.

Dans une vitrine, deux mannequins d’habillage devant un rideau rouge, l’un en cuisinier à toque, l’autre en combinaison de chantier. C’est bien là.
Elle pousse la porte. Tout au fond de la salle encombrée de portants sur plusieurs niveaux, des drapés pendent du plafond. Des appliques douchent les vestes, pantalons, et couvre-chefs. Ici le concept de mise en scène prend tout son sens. On se croirait dans les coulisses d’un théâtre. Une porte au fond est entrouverte, baignée de lueur d’écran.

Géraldine s’arrête fascinée devant une étagère pleine de chapeaux de cuisinier⋅es. Des toques, des faluches, calots, coiffes bérets. Vestes blanches croisées, à col officier, chasubles, tabliers. La faluche en particulier, plissée, tombante, produit un bel effet.

Un ado de 15 ou 16 ans apparaît derrière elle : « Je peux vous renseigner ? »
Elle lui montre la photo de la blouse qu’elle veut. Le garçon aux cheveux très courts et lunettes carrées lui répond « ça c’est un vieux modèle, on en a des plus stylés si vous voulez ». Mais Géraldine a déjà regardé les nouvelles collections sur le site web. « Non non c’est celle-là que je veux. »

À midi un mélange d’excitation et de stress lui ôte l’envie de cuisiner. Elle réchauffe un plat préparé en stock pour les mauvais jours. Barquette de lasagnes végé qu’elle entame, mais ne se ressert pas.

12h30. Elle essaie la blouse dans le salon.
Rigole en chômeuse devant le miroir.
Un vrai uniforme professionnel. Le tablier à bavette qui s’ajoute par-dessus aide à bien faire passer le message.

13h00. Temps de faire une petite sieste.
Juste en se réveillant elle se rappellera avoir rêvé qu’un chat orphelin sonnait à la porte pour venir faire le ménage. Elle va vraiment finir par prendre un animal domestique.

À 14h30 elle part de chez elle. Avec le bon état d’esprit, qu’elle se répète à voix haute pour ne pas dévier : C’est l’entreprise qui a besoin de moi. Pas l’inverse.

À l’accueil de la boîte située dans une zone d’activité sans couleurs, on lui dit d’attendre sur un fauteuil moche.
Quand le recruteur sort du bureau pour venir chercher Géraldine, la surprise est à peine perceptible dans son expression. Il se maîtrise d’abord en voyant la tenue inadaptée à ce moment d’échange professionnel. Le responsable RH se retient visiblement d’afficher sa surprise, mais l’inspiration profonde qu’il vient de prendre, le bras tendu pour indiquer d’entrer, en dit long. Il y a peut-être quand même quelque chose à en tirer. Géraldine serait vraiment déçue d’être venue déguisée pour rien.

Juste avant de s’asseoir à son bureau il est quand même obligé de demander : « Vous êtes déjà sous contrat de travail avec un autre employeur ? »
« Non pas du tout ».
Les évolutions de la mode laissent le bénéfice du doute. Après les robes chemises, peut-être que les uniformes à tablier viennent d’entrer dans les codes du prêt-à-porter.
Suivent quelques banalités pour présenter l’entreprise, que Géraldine entend d’une oreille distraite parce qu’elle balaie la pièce du regard, curieuse, à la recherche des moindres petites récompenses : une photo de groupe, une affiche corporate, un diplôme au mur, trophée sportif, photos de famille ou dessins d’enfants avec des cœurs et des dauphins.
Le responsable du recrutement passe très vite à l’offensive en lançant l’interrogatoire : « Vous avez de l’expérience en travail d’équipe ? Nous ce qu’on recherche c’est des gens qui sont capables de s’adapter dans une équipe. »
Géraldine, pas très convaincue, peut-être encore trop sensible aux effets d’intimidation, se contente de répondre « oui oui ».
En face il fronce un peu les sourcils et reprend : « Je n’ai pas été impressionné par votre CV… Qu’est-ce que vous pouvez me donner pour essayer de me convaincre ? »

Qu’est-ce que je peux te donner ?

Mais mon pauvre, c’est toi qui cherche désespérément de la main d’œuvre.
Géraldine se remet dans la vibration, celle qui la portait encore lorsqu’elle enfilait sa tenue de domestique sur le parking en rigolant intérieurement. Incrémentale. Pleine de fourberie.
Elle se redresse un peu sur la chaise, lève la tête et assène à son tour :
« Et vous pratiquez l’adjacence dans votre entreprise ? Non parce que moi je ne bosse que dans des boîtes en adjacence. »

Une courte pause chez l’adversaire. Courte mais assez claire pour comprendre qu’il est un tout petit peu perplexe. Ce qui ne l'empêche pas de contre-attaquer :
« En ce moment il faut que vous compreniez bien la situation qu’on traverse. Si on veut que les choses avancent il faut que tout le monde y mette du sien… »

C’est là que Géraldine perd patience. Elle était juste venue pour s’amuser, pas pour écouter des leçons de morale.
Elle se lève soudain, et lance : « Bon moi je dois y aller, j’ai d’autres offres qui m’attendent. »
En passant son sac à l’épaule, Géraldine lui lance encore dans les yeux « Très belle journée à vous ! » avant de sortir du bureau.
Un grand sourire sur le visage.
Elle flotte dans le couloir.
Voit défiler les plantes, la machine à café, les sièges. Le visage hébété du RH bien imprimé en mémoire. Elle dit bon courage ou quelque chose du genre quand elle repasse devant l’accueil, et sur le parking elle finit par exploser de rire. Impossible de se retenir.
Elle ne s’est jamais sentie aussi détendue, aussi victorieuse.

Quelques notes de musique résonnent. Elle les reconnaît avec un peu de latence, étouffées au fond du sac. Le téléphone qui sonne. Numéro inconnu. Géraldine hésite deux secondes mais décroche dans un élan.
« Allo madame, bonjour, Aurélie Joubert du bureau du CPF, je vous appelle pour vous aider à choisir les formations auxquelles vous avez droit dans le cadre du compte personnel formation … »
Une derrière petite secousse de rire. Géraldine répond gentiment : « Nan, j’ai pas le temps là… allez je raccroche hein… »

Ce qu’il lui faut maintenant c’est une bonne bière IPA en repensant à la tête qu’il faisait quand elle a dit « adjacence » et « très belle journée ».

Pour la suite elle se voit déjà avec une faluche de cuisinière pendant les prochains entretiens.

 

chapitre 5

 

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Géraldine préside 1.3

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+3

Le chômage a vraiment du bon.
En traînant au lit ce matin avec des tranches de pain recouvertes de pâte à tartiner, Géraldine se demandait si les Ressources Humaines ouvraient les CV pour faire une sélection sans vraiment lire les lettres de motivation. Si c’était le cas il y avait une petite faille dans sa stratégie. Ça lui avait presque gâché ses tartines. Arrière-goût de frustration un peu trop familier.
Sur sa liste de choses à faire avant de mourir elle hésite donc encore à cocher la première case.

Elle vérifie le dossier spam dans le petit écran, clique dessus plusieurs fois. Trop décevant de ne voir apparaître aucun signe dans sa boîte de réception. Aucune conséquence, même pas un accusé de lecture.
Tout ce qu’elle voudrait maintenant c’est vérifier son pouvoir de perturbation. Géraldine ne sera probablement pas satisfaite par l’expérience tant qu’elle n’obtiendra pas au moins une réponse exaspérée de la part d’une grande entreprise.

Dans une conversation à côté elle texte « Oui je suis obsessionnelle ».
En retour elle reçoit un emoji castor à grandes dents.

Elle se concentre un instant. Il n’est pas question de se décourager aussi facilement. Elle va reprendre son historique sur la plateforme pour candidater, mais cette fois elle trompera les destinataires en mettant sa lettre de motivation personnalisée à la place du CV. Histoire d’être sûre que si la LM est secondaire le piège fonctionne quand même.

C’est sur la table à manger dégagée que les opérations se poursuivent. Il est déjà 10 heures, après les manœuvres elle se mettra à découper des légumes. Dans le courrier d’intentions elle ne change rien au couplet astral pour cœur de lionne, « effets de Saturne et Vénus » qui « appellent une réaction ».
Quelques envois rapides à ses premières cibles, entre deux gorgées de verveine tiède avec trop de miel.

L’ambiance dans l’appartement est moins lumineuse que les jours précédents. Dans sa tête aussi. Il n’y a plus cette tristesse des contraintes horaires, mais une forme d’absence plane sur le temps qui passe. Quel est le sens d’une journée finalement, avec ou sans travail ? Peut-être que c’est tout le concept du calendrier qui est foireux, incrémental par nature. Depuis qu’elle se lève pour inventer son propre emploi du temps, Géraldine trouve bien de quoi s’occuper : elle peut faire tout ce qui était impossible en rentrant crevée le soir, cinéma, inscription à la médiathèque, à la piscine. Marché du jeudi matin. Elle teste même tous les jours une nouvelle routine d’exercices sportifs de moins de 20 minutes.

Pourtant après quelques semaines bien méritées à glander, remplir son temps libre n’apporte pas non plus une réponse évidente à la recherche de sens que le travail vous enlève. Reprendre le contrôle de ses journées et de ses choix était la base nécessaire pour chercher du sens, mais comme elle est en train de s’en rendre compte aussi pendant les séances, une fois l’obstacle dépassé il y a parfois cette angoisse de l’absence, parce qu’il n’y a plus rien sur quoi se concentrer.

En pantoufles pilou, assise devant l’ordinateur portable, elle regrette presque sans l’avoir connu la présence affectueuse d’un chat.

Le téléphone tressaille. Fatiah l’invite à boire un verre ce soir.
Au lieu de répondre, Géraldine lance des vidéos de Pilates, se demande si c’est vraiment pour elle, commence une liste de séries à télécharger, feuillette les magazines posés en désordre sur une chaise.

Au bout de trois quarts d’heure, nouvelle inspiration littéraire.
La suite d’une discussion fictive, comme si Géraldine écrivait un dialogue. À la fin de la lettre de motivation toujours ouverte sur l’ordi elle rajoute cette phrase improvisée :
« Il m’est difficile dans l’attente d’une réponse de prêter attention à mes proches qui pourtant en auraient besoin. »
Un peu de pathos pour provoquer une réaction de la part des départements du personnel, voila peut-être ce qui manquait. Elle ne sait pas d’où ça lui vient, son côté créatif a l’air d’apprécier l’absence de chefaillon colérique.

Doigts habiles sur les formulaires, elle refait une tournée d’envoi, toujours aux mêmes destinataires. Société de recrutement, hypermarché, startup dans l’alimentaire, usine de prototypes de trucs…
Quand tout est parti, qu’il n’y a plus de bouton d’envoi sur lequel se défouler, elle se demande soudainement quel est le but d’encombrer la boîte mail de quelqu’un qui n’aura peut-être pas plus mérité qu’elle d’être essorée par les rouages du bureau. Un⋅e stagiaire, un⋅e réceptionniste, tout en bas de la hiérarchie, qui ramasse à la place des autres. Le monde du travail est bien foutu pour séparer les gens des vraies conséquences qui devraient leur être attachées.
C’est peut-être ça l’adjacence d’ailleurs ? Personne n’avait compris où le dernier coach voulait en venir dans sa prédication pour collaborateurs, entre l’atelier coloriage et taï chi.

Ses courriers ne lui paraissent plus si amusants tout d’un coup. Géraldine se lève pour aller réfléchir devant la liste sur le frigo, son centre stratégique.
Il manque quelque chose d’évident.
Ça saute aux yeux quand elle regarde l’aimant en forme de fruit, qui lui rappelle un jeu vidéo. Dans ses essais, comme dans les jeux, il faudrait pouvoir mesurer une progression. Elle avait commencé à énumérer les moyens, sur le papier accroché en face d’elle, mais il lui faut également une échelle des cibles, un organigramme. Pour donner corps à une revanche incrémentielle il fallait viser un peu plus haut.

Nouvelle petite inquiétude qui pointe. Qu’est-ce qu’elle va dire à la psy à propos de tout ça? « Je tente une carrière d’amuseuse » ? Pour que l’autre lui réponde: « Ça ne fait rire que vous. » ?
Géraldine sait que la psy ne se permettrait pas de se moquer ouvertement. Qu’elle laissera toujours la parole s’exprimer librement, sans jugement. Et puis d’ailleurs c’est elle qui répète « Vous présidez à votre propre existence. »
Trop tard pour regretter de toute façon. Tous les messages sont partis depuis un quart d’heure.

Pendant qu’elle ramasse la vaisselle du petit-déjeuner, une notification résonne. Nouveau mail.
Géraldine ouvre l’appli.

Wah.
Quelqu’un est vraiment en galère de personnel. Malgré toutes les conneries qu’elle envoie pour se détendre, on lui propose direct un entretien d'embauche, demain à 15h.

Qu’est-ce qu’elle a de prévu demain ? Rien de particulier.
Elle confirme le rendez-vous.

Il est peut-être temps d’entrer dans le vif du sujet au lieu de jouer nonchalamment en pantoufles.
Une publicité ciblée dans le coin de l’écran demande « Êtes-vous prêt pour passer à la prochaine étape de votre carrière ? »

Géraldine est prête.
Il ne lui reste qu’à trouver une garde-robe vraiment adjacente.

 

chapitre 4

 

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Géraldine préside 1.2

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+2

Une feuille A4 accrochée au frigo sous un magnet kiwi. Géraldine contemple les deux mots qu’elle vient d’y inscrire au feutre : « arrêt maladie ».
Elle se tient debout dans la cuisine, concentrée, équipée. En passant faire les courses plus tôt dans la journée elle avait succombé au charme d’une magnifique paire de pantoufles en pilou. Étonnement c’est le premier vrai achat qui lui donne l’impression de flamber avec les dizaines de milliers d’euros arrivés sur son compte. Et désormais elle met un point d’honneur à toujours préparer sa revanche les pieds dans ses nouvelles charentaises préférées. Des chaussettes confort et un gilet en molleton corail complètent la tenue de conspiratrice.

Procéder dans l’ordre. Un motif. Des moyens. Des cibles. Avec la liste à peine amorcée sur le frigo, il s’agit de recenser tout ce qui va l’aider à piquer là où ça fait le plus mal. « CE QUI LES ÉNERVE ».
Sans se presser. Pour l’instant le plaisir réside dans la préparation, dans le fait de savourer ce luxe d’avoir les moyens.

Une nouvelle idée lui vient, à ajouter sur le papier : « Abandon de poste ». L’odeur légèrement âcre du feutre sature ses souvenirs d’humiliations sur des lieux de travail. Mais rien ne sert de remuer la boue maintenant, la liste se remplira d’elle-même, petit à petit. Pour la psychothérapie il y a un espace et un temps dédié.

Après la phase de réflexion, la phase de création. Atelier d’écriture.
Elle lance l’écoute d’un morceau d’Amnesia Scanner sur l’enceinte.
La première chose qu’elle avait toujours rêvé de faire pour ridiculiser les demandes à la con des patron⋅nes, c’était de se lâcher dans les lettres de motivation. Sérieux, ça existe encore ça, les lettres de motivation ?
Faut croire que oui à en juger les offres d'emploi ouvertes sur son ordi.

Géraldine se rassoit au bureau de commandement. Une infusion coup de fouet mélisse sauge et sariette dans la tasse encore chaude, le café c’est fini depuis quelque temps. On vit plus détendue quand le réveil ne sonne pas à 6h30.
Devant elle sur la table à manger, des magazines récupérés dans la cabine à livres du quartier. Géraldine a toujours eu l’esprit un peu créatif, même si elle évitait de le montrer dans les ateliers de team building malaisants. Tous les magazines sont ouverts à la page horoscope.
L’Horoscope c’est génial, une mine d’idées à la con du même tenant que celles qu’on entend en entreprise. En combinant quelques phrases prédictives on peut obtenir exactement le genre de perles de sagesse proférées par des managers.

Le curseur clignote sur la page prête à être rédigée.
Géraldine fait son choix parmi l’offre astrale :
« Ce n’est pas de votre fait, mais les effets de Saturne et Vénus appellent une réaction. » Plus loin sous le signe Taureau : « Vous secouez les carcans, vous écoutez vos envies profondes. »
C’est bien, mais elle est obligée d’ajouter une touche plus personnelle. Quand elle est sur un problème, Géraldine s’y attaque méthodiquement. À coups de mâchoires s’il le faut.
Un cœur de lionne sous un pelage de castor. C’est ce que sa collègue Fatiah disait d’elle pour plaisanter. La lettre de motivation ne peut pas commencer autrement.

« Cœur de lionne sous un pelage de castor, je secoue les carcans et j’écoute mes envies profondes.
Ce n’est pas de votre fait, mais les effets de Saturne et Vénus appellent une réaction. Contactez-moi. »

Géraldine est assez fière du résultat.
Dans un premier temps le but est de rigoler en réalisant son délire. La pensée de faire perdre du temps aux RH dans leur sainte journée de productivité sera le premier de ses petits plaisirs. Si elle pouvait carrément leur faire perdre leurs nerfs ce serait encore plus drôle. Sur les annonces vraiment dérangeantes elle compte s’acharner un peu, renvoyer plusieurs fois le même CV, accompagné d’une lettre qui évolue. Une discussion dans le vide, en mode foutage de gueule – mais avec une certaine subtilité ? À voir plus tard, selon l’inspiration du moment.
Géraldine a bien conscience que le côté rigolo des courriers ne durera pas éternellement.
Quand tout le fun des mailings aura été épuisé, il faudra penser à changer de distraction.

En scrollant, un résumé de poste à pourvoir attire son regard :
« Vous voulez intégrer une entreprise qui place l’humain et l’épanouissement de chacun au centre de sa stratégie ? »
Elle choisit « postuler », sans réfléchir, sans prendre la peine de vérifier si son expérience est adaptée au poste. Elle attache les deux pièces jointes requises. CV et recommandations de Saturne.

Le bouton Envoyer brille comme un sort.
Un petit instant pour savourer ce nouveau pouvoir.
Elle clique.

Grâce à Géraldine, chez Groupe Evelis, quelqu’un va passer une journée encore plus belle.

 

chapitre 3