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Géraldine préside 1.1

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

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Quand Géraldine reçut le virement bancaire des dommages et intérêts gagnés après deux ans de procédure Prud’homale contre son ancien employeur, elle se mit à rêver à ce qu’elle allait faire du temps libre dont elle disposait à présent.

Sur l’écran trop lumineux, la somme éblouissante contenait tellement de chiffres autour d’un point et d’une virgule qu’il lui avait fallu quelques secondes pour bien réaliser. Une somme aussi inhabituelle dans ses relevés il fallait faire un effort pour l’assimiler, laisser le temps au cortex de bien comprendre qu’elle était du domaine du possible. Sur la ligne de son solde créditeur le point séparateur des milliers ne simplifiait pas la lecture immédiate.

51.126,35
Soit : cinquante et un mille cent vingt-six euros et trente-cinq centimes.

À sa place, avec une telle somme, beaucoup n’auraient pas résisté longtemps à la tentation de s’offrir quelques cadeaux onéreux pour se consoler, après ces années de bataille éprouvantes.
Géraldine elle, ce qu’elle rêvait de s’offrir, à part payer le mois de loyer en retard et remplir le frigo, c’était une vengeance délectable sur les N+, les petit⋅es et grand⋅es managers, et les équipes RH insensibles.

Comment s’y prendre pour assouvir sa vengeance ?… allait-elle utiliser la violence, les menaces, les représailles physiques ?
Non. Maintenant qu’elle avait des journées entières à occuper comme elle le désirait, officiellement en recherche active d’un emploi mais officieusement pas du tout prête à signer un contrat de travail de sitôt, cette réponse se trouvait dans les propres mots de son ancien manager.

« Incrémentalité ».
Utilisé à tort et à travers, le concept était devenu un prétexte à toutes les exigences, toutes les entorses au code du travail. Personnel incrémental, objectifs, plannings à incrémenter.

Cette notion mathématique, passée dans le domaine du marketing, puis de l’entreprise en général, était maintenant synonyme d’heures supplémentaires non payées, de remplacement au pied levé, de doublement de la charge de travail pour boucler un dossier ou remplir une commande.
Pour ses supérieur⋅es hiérarchiques qui ne juraient plus que par l’incrémentalité, les souffrances humaines avaient disparu du champ des émotions tangibles. Dans leur vision incrémentale des choses, le stress n’était que le propre de l’employé⋅e incapable, l’inquiétude celui d’une absence de motivation. Incrémenter, c’était optimiser, c’était shifter, ajouter, additionner. Une addition est toujours une action positive. Et être positif c’est répondre oui à tout.

Sur la table à manger baignée d’un rayon de soleil passager, de très bonne humeur en pyjama et pantoufles, absolument positive pour une fois, Géraldine avait l’intention de donner un tout nouveau sens au terme indélicat.
Grâce à la compensation qu’elle venait de recevoir, une sécurité financière inespérée dont elle allait pouvoir profiter pendant quelques mois, voire quelques années, si elle n’était pas trop dépensière, l’équilibre venait de s’inverser. Elle sentait que la roue allait tourner un peu plus dans son sens.
D’ailleurs elle avait crû comprendre qu’aujourd’hui certaines entreprises avaient beaucoup de mal à recruter. Elle comptait bien en tirer parti de la façon la plus inventive, et suivre les conseils de sa psy, qui disait qu’il faut « aller vers ce qui vous fait du bien, ce qui vous donne de la satisfaction. »
Après des années de sacrifice Géraldine comptait d’abord se divertir un peu.

Devant elle dans la fenêtre de recherche, plusieurs offres d'emploi se bousculaient déjà pour devenir les prochaines cibles de son attention.
L’incrémentalité allait changer de camp.

 

chapitre 2

 

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chapitre

Chapitre 1

Anthracite,
vert de viride

Après la zone d’activité commerciale « Quintaix Sens », la route débouche entre les hautes grilles qui encadrent un silo ancien. Parking désert de zone industrielle française. Une voiture quasi blanche qui attend, quatre portes, vitres opaques.

Il ne fait pas froid. Le ciel est gris.

Toutes les zones sont des îles, plantées sur les terres imperméables que des comptables avaient promis de transfigurer.

Zones d’activités.

Zones multimodales.

Zones d’attractivité.

Pour se rendre à la Zone Industrielle des Myosotis, aller au bout de l’interminable ligne de tram, puis prendre un bus vert ou bleu. Descendre à l’arrêt « Tour de trempe ». Marcher un bon quart d’heure en remontant l’avenue qui longe les hangars des grandes enseignes, jusqu’à ce que les couleurs publicitaires disparaissent et que la poussière jaune remplisse le paysage. Une esplanade creusée d’ornières s’étend entre la cimenterie et les parcs à poids lourds, jonchée de sachets vides et d’une berline qui réfracte la lumière.

Les gestionnaires sont incapables de réparer l’ambiance. C’est la pensée qui s’impose à lui en traversant le terrain. Quelqu’un marche en direction de la voiture, un masque sanitaire sur le visage, traverse l’aire bétonnée en diagonale. Devant la vitre du véhicule, l’homme de vint-cinq ans environ tape du bout des ongles. La porte arrière s’ouvre, il monte.

 

— Bon… je commence c’est ça… ?

Pull pantalon et chaussures de trek sans relief. Une voix posée mais hésitante sur les intonations de début de phrase. Il a ôté son masque en entrant.

« Euh, alors… Je préviens, moi je suis un athée très basique, ennuyeux même on pourrait dire, absolument pas sensible au spirituel, aux trucs mystiques, mais… ben je vais jouer le jeu, je vais le dire comme je le ressens : depuis un an j’ai l’impression qu’on essaie de me faire passer un message important. »

Il marque une courte pause, avant de reprendre :

« Depuis un an, je fais souvent le même rêve. C’est un rêve qui se poursuit à quelques mois d’intervalles, mais le contenu du rêve en soi n’est jamais très intéressant. Rien de vraiment mémorable, pas grand-chose à relever au niveau symbolique non plus, enfin je crois. Je suis dans une maison avec des gens, ou en voyage dans un pays inconnu, des situations toujours différentes, où il ne se passe rien de spécial. Bref. Ce qui est important, c’est la conclusion, après les rêves. Un sentiment très fort, très réel, comme une conversation qui se termine. Comme si on voulait me faire comprendre quelque chose. Des fois c’est presque aussi fort qu’une voix dans ma tête, ma voix à moi, qui est la voix de quelqu’un d’autre en même temps… Je me parle à moi-même, mais d’un point de vue extérieur… »

Il inspire, bloque, puis repart :

« Je reste rationnel bien sûr. C’est mon cerveau qui fabrique tout ça, mon propre esprit, toute cette partie inconsciente qui travaille en permanence sans qu’on s’en rende compte. Enfin c’est pas le sujet, j’ai fait un an de psycho je ne suis pas un spécialiste de l’inconscient. Ce qui est vraiment marquant pour moi, c’est cette impression de souvenir réel, très forte, avec cette voix, ces mots, et toujours la même conclusion, comme si à l’extrémité absolue de toute réflexion il ne restait plus qu’une dernière possibilité pour moi, inévitable. Incontournable. Une conclusion définitive, à un niveau très intime, avec des mots très personnels…

» Et alors, ben… cette conclusion que les rêves me répètent, c’est pas un truc du genre « évitez les pensées négatives ». La conclusion, dans un monde qui m’aura broyé longtemps avant la retraite, c’est que j’ai besoin de toucher la structure des choses… »

Silence dans l’habitacle.

À cette époque, la forme de l’entretien d'embauche avait déjà cannibalisé tous les autres modes de discussion en face à face. Ce moment pourrait ressembler à un entretien d'embauche, mais personne n’est assis face à face dans cette voiture. À la place conductrice une femme au teint très clair porte des lunettes de soleil, des gants, et un cache cou en tissu stretch imprimé d’un autre visage anonyme, qui lui recouvre le nez et la bouche. Elle regarde à travers le pare-brise, droit devant.

Sur la banquette arrière, un vieux monsieur en chemise colorée et blouson clair. Il porte un grand masque recouvert de matière iridescente, lenticulaire, presque en forme de cloche. Plusieurs formes imbriquées les unes dans les autres, avec au milieu deux orifices pour les yeux. Difficile de savoir précisément ce que le vieux regarde, mais lui aussi fait face au pare-brise.

Le troisième individu, après avoir été inspecté avec le détecteur de signaux électromagnétiques, déblatère sans chercher le regard des autres.

« Ça m’a poussé à faire un peu d’introspection. À me poser des questions plus profondes sur moi-même. »

Nouveau silence.

« Je crois que ce qui me reste en travers de la gorge, au-delà des atrocités qu’il faut faire semblant de ne pas voir, la dévastation de la planète qui continue malgré les catastrophes qu’on a déclenchées, les étrangers qu’on met dans des camps de rétention pour les laisser crever, et la guerre aux pauvres qui n’a même plus besoin d’être déguisée, au-delà, ce qui me paraît évident maintenant c’est que je ne supporte plus d’avoir aucun impact sur le monde extérieur. Quoi que je fasse, je vois que rien ne change dans la structure des choses autour de moi, tout se répète en boucle. Et… je sais pas, je pense que ce qui me détruit encore plus que tout le reste c’est cet ennui structurel. Mais bon, c’est vraiment pas nouveau hein, je sais bien, la société de consommation tout ça. »

La voix qui déclamait, monocorde, chancelante, cherche maintenant à préciser, à rassurer :

« J’avais bien trouvé une forme d’exutoire en participant aux chaînes de contre-surveillance. Je ne serai pas là autrement. Mais je garde quand même cette frustration de ne jamais passer à l’étape d’après… Pourtant la violence ça ne correspond pas vraiment à qui je suis. Si vous demandez autour de moi on vous dira sûrement que je suis quelqu’un de gentil. Je donne même un coup de main aux Services Publics d’Entraide ou à d’autres coopératives. J’suis pas quelqu’un de violent. Simplement je suis arrivé au bout du cycle. Je ne trouve plus l’énergie pour continuer comme avant, me résigner, encaisser les mauvaises nouvelles, les privations, les factures, les… les catastrophes, les gens qui disparaissent… C’est devenu impossible. On le sait bien que tous les points de non-retour ont déjà été franchis non ? Objectivement, maintenant, c’est un devoir historique d’arrêter le capitalisme… Ça fait combien de temps qu’on nous prévient que ça ne peut plus durer ?

Comme aucun signe ne vient du côté du masque, il continue le bilan. Énoncé directement depuis le nœud dans le ventre :

« J’ai une culture politique bien sûr. Je ne viens pas de nulle part, j’ai un point de vue… communaliste, post-anarchiste, pour dire les termes. Si je pouvais donner une orientation précise à ma colère, aller vers quelque chose d’utile, évidemment ça serait pour l’intérêt collectif, l’écologie, contre la hiérarchie sociale, contre l’autorité. Si je pouvais modifier l’Histoire, ma satisfaction serait vraiment complète si ça changeait les choses en mieux pour tout le monde… »

Les derniers mots prononcés freinent la progression du monologue.

Il hésite. Il doute. Réciter sa leçon ne suffit peut-être pas. Dans son dialogue intérieur, qu’il n’est plus certain d’être seul à entendre dans cette voiture, le candidat glisse vers l’appréhension. Voudrait changer le registre de discours, s’éloigner des incantations traditionnelles. L’absence de réponse en face accentue ce malaise, mais la dernière phrase surtout lui fait un peu mal, déçu d’avoir eu recours à des banalités dans lesquelles il s’interdisait de tomber. Il était venu sur le parking avec le grand espoir de trouver enfin une communauté politique qui le comprendrait parfaitement et dans laquelle il aurait une place évidente, mais sa conversation ne produit pas encore l’effet attendu.

La tête éblouissante a un petit mouvement sur le côté, amorce infime de rotation. Le jeune homme tourne alors le menton pour recevoir parole, verdict, mais pour seule réponse : reflets rose vert et jaune miroitants, qui imprègnent la rétine, s’accrochent dans la mémoire fugitive avec une sensation couleur incertaine. Odeur du revêtement intérieur neuf encore forte dans l’habitacle, qu’il trouve un peu écœurante. Mal assis, il doit se redresser, ramener le visage dans l’axe droit de la colonne vertébrale. Le reflet des chaussures vernies plantées à côté des siennes ne lui apprendra rien de plus, la meilleure chose à faire est de regarder l’appuie-tête droit devant. Toile piquée synthétique noire, aluminium renforcé, sentiment bleu sombre flottant, c’est du bleu sombre, il doit conclure :

« Une partie de moi pense que c’est totalement présomptueux de croire que je pourrai influer sur le cours des choses. Et en même temps je voudrais être un peu présomptueux, en tout cas assez pour agir… Au fond de moi je veux savoir que j’ai un peu de pouvoir, ce « pouvoir du-dedans », ou cette « puissance », peu importe comment on appelle ça… Peut-être que c’est juste de l’orgueil, de l’orgueil masculin en plus, mais dans tous les cas je sais que je ne pourrai pas vérifier ce pouvoir, en prendre la mesure, tant que ça ne changera pas quelque chose directement, visiblement, dans la vie des autres. »

Plus un mot.

Comment sait-on que le vieux monsieur est vieux, puisqu’on ne voit pas son visage ?

Il n’avait encore rien dit depuis l’arrivée du nouveau, mais demande soudain d’une voix très calme :

— Mon ami, dis-moi, les gens de ton âge se regroupent-ils vraiment autour d’un emblème animal pour organiser leur vie, de nos jours ?

— Euh, c’est réel oui, des groupes qui se forment autour d’animaux ou d’insectes… ça influence la façon de s’habiller et de manger.

 

Le vieux réfléchit un instant, puis revient au sujet principal :

« J’apprécie ton effort pour respecter notre petit rituel d’introduction, et je voudrais te dire ceci : on a rarement l’occasion de voir nos propres conséquences. Elles sont généralement cachées ou déviées, par intrication. Ainsi, tout ce qui nous met en prise directe avec elles éclaire un peu plus les règles d’un grand jeu. »

Le phrasé s’articule méthodiquement, une voix dénuée de suffisance.

 

Dans le rétroviseur central, en oblique, c’est vers le vieil homme qu’un regard témoin est pointé. Sabine veille, au volant. Le vieux elle le connaît bien, et redoute ses envolées. D’un geste subtil, d’un regard, elle se tient prête à lui faire comprendre, s’il s’éloignait trop du sujet.

 

La cavité du masque résonne quand il inspire, avant de reprendre :

« Évidemment, pour parler de jeu au meilleur sens du terme, il faudrait une lisibilité totalement transparente de l’ensemble des règles, des intérêts, et des conditions de départ intentionnelles. Cette compétition érigée en système que nous appelons « réalité », repose sur des règles établies, imbriquées, parfois incohérentes ou contradictoires. »

 

Le nouvel arrivant lui se contente d’écouter, à son tour. Toujours mal assis, il essaie de se tourner vers l’orateur sans chercher à le regarder, les yeux sur le deuxième siège à l’avant, vide, toile azur sombre et gris. Le vieil homme continue à discourir d’une voix calme :

— « Le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n’y projetait déjà une histoire. » J’aime cette petite strophe car elle me rappelle que, pour reconstruire, nous devons aussi défaire. Pour modifier la réalité de façon patente, il est nécessaire d’en défaire certaines règles fondamentales. La propriété privée, privatrice faudrait-il dire, est l’une de ces clés, celle qui organise l’immédiateté matérielle construite autour de nous, et nous sert de passage vers la réalité commune. Croyons-nous toi et moi que la propriété privatrice soit une loi naturelle, celle du premier arrivé premier servi, du mieux armé ? 

Depuis que le vieillard s’était enfin mis à parler pour lui répondre, sans accent, mais avec le rythme très légèrement découpé d’une autre francophonie, à peine décelable, le nouveau s’était peu à peu décontracté. L’exercice mis en place comme un rituel de présentation, parler de soi sans objections dès la première rencontre, s’était révélé inconfortable. À présent, le monologue qui a succédé au sien efface les incertitudes. L’initiateur sous le masque est difficile à suivre par moments, beaucoup d’idées à la fois, mais la scansion rythmée lentement, avec enthousiasme, la grammaire académique, rien n’est vraiment désagréable ni dénué d’une forme de bienveillance.

« … Si la propriété privée nous semble naturelle aujourd’hui, elle l’est par habitude ou par résignation face à la violence organisée. Il n’y a pas d’idéologie plus naturelle qu’une autre. Lorsque les nécessités de l’existence nous y poussent, nous nous habituons à tout, et c’est grâce à la culture bien sûr, que nous en inventons les justifications… Au XIVe siècle, les femmes pauvres se faisaient volontairement emmurer vivantes, dans un espace exiguë suspendu à l’entrée des villes françaises afin de les protéger par la prière constante. Elles attendaient là, consciemment, une mort certaine provoquée par le froid et la faim. »

 

Au-dessus du volant. En suspens dans le rétro. Elle a relevé sa paire de verres opaques, fronce un tout petit peu les sourcils.

Juste assez pour que l’orateur comprenne.

Il s’interrompt, cherche les mots plus concrets. Elle lui a assez répété qu’il valait mieux rester concret pour ne pas perdre une recrue.

 

C’est la troisième fois cette année qu’on le laisse rejoindre une dyade. Et qu’elle l’accompagne volontairement. Bientôt il sera devenu trop vieux, un fardeau. Personne d’autre ne prendra le risque de le traîner à des rendez-vous, des relais ou des filatures.

Bientôt même elle, elle hésitera.

 

Une inspiration siffle dans l’assemblage de formes brillantes.

« Sabine, tu as une expression pour définir nos cibles… »

La conductrice répond en regardant sa montre :

— J’aime parler des corps complexes de la domination. Et l’heure avance, il ne faudrait pas trop traîner.

Le vieux masque reprend :

— Eh bien il faut que j’en vienne à l’essentiel. Beaucoup s’accordent à dire que le moment historique actuel apporte les conjonctions idéales aux perspectives révolutionnaires. Je crois aussi qu’il ne faut pas trop attendre, même si du point de vue écologique nous arrivons certainement un peu tard. Quoi qu’il en soit, pour notre groupe, l’ambition la plus présomptueuse est d’abord de mettre la machine à l’arrêt, de briser la chaîne décisionnelle et logistique des corps complexes de la domination, et du capitalisme français. Toutefois… »

O.G. vérifie le petit miroir rectangulaire, où une paire d’iris gris le fixe d’un regard appuyé.

« … Toutefois l’ambition ici n’est pas de prendre le pouvoir. Nous souhaitons surtout faire place nette. »

Il ajoute sur un ton un peu moins solennel :

« Ce qui devrait donner une bonne occasion aux communales, aux Services Publics d’Entraide et aux concrétistes de combler pour de bon le vide structurel… »

Inutile de vérifier à nouveau dans le rétroviseur central. Le vieux le sait, son sursis est expiré.

« Mais je parle beaucoup, et je ne sais pas si mes propos trouvent une résonance avec tes propres attentes ? »

Le déséquilibre de la situation, augmenté par le discours très dense de l’hôte au masque, multiplie les attentes et les questions. Il faudrait demander « Comment comptez-vous faire pour frapper ? » ou « Quels sont vos moyens d’actions violents, vos lignes rouges à ne pas franchir ? ». Mais le candidat se contente de répondre :

— Oui, on peut dire que ça résonne… Mais j’essaie d’adapter ma compréhension à votre… à ton vocabulaire, qui n’est pas exactement le même que le mien.

 

Il se produit encore un de ces courts moments de flottement inconfortables, après quoi le nouveau reprend l’initiative :

— J’ai une question… Le masque que tu portes, il sert à autre chose que ton anonymat ?

Sa main se lève en un geste approximatif pour décrire les contours de la chose.

— C’est un aménagement, disons. Qui provoque toutes sortes de réactions intéressantes. À la fois décoratif et utile pour m’aider à me faire une idée de la personnalité de mes interlocuteurices.

— Tu n’as pas peur que ça soit un peu étrange, pour une première rencontre ?

Cette fois le vieux se tourne complètement vers son invité :

— En d’autres termes, j’ai l’air d’un âne qui vole ?

La conductrice intervient sur un ton légèrement artificiel : « Il adore ça faire l’intéressant. »

— … Ce que je peux te dire c’est que j’apprécie ta franchise sur le sujet. Tu vois, c’est un aspect que le masque a révélé.

Le nouvel audacieux replie une jambe, la gauche, se repositionne en face du siège conducteur qui le bloque, et profite de son élan :

— J’espère que cette qualité pèsera en ma faveur pour entrer dans votre groupe alors.

Sabine ne se contente plus de vérifier l’heure. Son pied coulisse lentement sur l’accélérateur.

— Nous avons besoin de toutes sortes de qualités. Les simulations que nous avons mises en place sont un moyen pour nous – et pour toi – de mieux connaître certaines de tes aptitudes. D’ailleurs j’oubliais, as-tu choisi ton pseudonyme ou veux-tu que je t’en attribue un de façon aléatoire ?

— J’avoue je n’ai pas trop d’idée. Qu’est-ce que tu me suggères ?

— Je te propose un nom commun, qui m’est venu spontanément, une simple évocation, n’y cherche aucune symbolique. Le mot est « Résident ».

Résident ? C’est plus qu’anonyme ça… mais pourquoi pas. Et par rapport aux tests, quand est-ce que je pourrai commencer ?

— Aujourd’hui même, si tu le veux bien. » répond le vieil homme.

   

 

*

 

Hypermarché local. Où toutes traces se rejoignent. Une berline blanche au milieu des autres véhicules stationnés.

 

— Sabine et moi allons maintenant prendre nos distances. Tu nous trouveras à la station de lavage automobile, mais avant de nous rejoindre, je te confie une tâche à accomplir.

Première injonction, mais le ton reste cordial. À l’arrière, Résident découvre que le temps peut devenir une surface opaque lorsque le danger grandit. Une surface qui s’appuie sur lui, le presse entre la tête et l’estomac. Malgré le manque de pratique, il veut prouver sa volonté :

— Je suis prêt. Je t’écoute.

— En premier lieu, nous allons te débarrasser de tous tes moyens de paiement, qui te seront restitués lorsque tu reviendras. Puis tu te rendras dans le grand magasin en face de nous pour y dérober un paquet de bonbons. C’est aussi simple que ça.

— Je dois voler des bonbons ?

— Absolument. Combien mesures-tu ?

— Euh, un mètre soixante-dix-sept.

Le vieillard lui tend un boîtier rectangulaire.

— Dépose ton argent et tes cartes de paiement à l’intérieur, puis scelle la languette en inscrivant un mot secret connu de toi seul.

— Et… Heu… Qu’est-ce que je dois ramener comme bonbons ?

— Choisis ce que tu veux.

Quelques minutes s’étirent dans le véhicule qui sent le neuf. Ensuite, le candidat inspire profondément en descendant de voiture, avant de se diriger vers l’entrée de la chaîne de consommation où les portes automatiques tournent au ralenti. L’univers tout entier tourne au ralenti, pour celui qui projette une bataille improvisée. Effectuer un tour de magie sous l’œil de multiples caméras et agents de sécurité. Résident n’avait jamais volé autrement que par inadvertance. Des stylos, des briquets…

Dans l’allée principale entourée de vitrines d’un côté et de rangées de caisses de l’autre, il se ressaisit assez vite : sa démarche d’animal perdu n’est sans doute pas la meilleure attitude pour éviter d’attirer l’attention. En apercevant l’inscription toilettes il décide spontanément d’aller faire une pause pour mieux réfléchir. Il faut d’abord arpenter cent mètres de linoléum vitrifié, sous les éclairages écœurants, au milieu du bruit humain et des regards.

 

À l’intérieur de la voiture, Sabine dicte dans un combiné en polymère rigide :

— Vous pouvez signaler.

Trois réponses distinctes se font entendre dans le haut-parleur :

« Chamonix. »

« Chamrousse. »

« Chamechaude. »

Elle lance la campagne :

— Épiscopal. Je répète épiscopal. C’est un jeune homme, environ vingt-cinq ans, qu’on nommera Résident. Il est blanc, un mètre soixante-dix-sept, cheveux courts noirs… Il porte un pull marron. Pantalon gris foncé. Des chaussures de marche vertes et noires…

Une voix de femme répond à Sabine sur la fréquence radio chiffrée. « Bien reçu, on attend. »

À l’arrière, le vieux a gardé son déguisement et lance à voix haute :

— Ainsi recommence le cycle inéluctable et incertain.

— Arrête de dramatiser. » tempère la conductrice.

— C’est que je ne le sens peut-être pas complètement prêt pour nous rejoindre.

La radio actualise : « Résident est entré dans les toilettes pour hommes. »

— Bien reçu.

Lorsque le vieux monsieur soulève enfin le masque, le doute n’est plus permis. Quatre-vingts ans passés. Une moustache impérissable, visage au teint mat.

Il tente maintenant de diluer ses doutes :

— Ce qui me plaît chez lui, c’est qu’il ne paraît pas totalement formaté par les milieux militants. Mais j’essaye de combattre mes propres préjugés, Sabine, tu le sais. Je n’aime pas leur faire réciter un CV ou des faits d’armes.

Le rôle de suppléante du jour est surtout une formalité, mais au volant il est plus facile de se délester de la responsabilité qui pèse sur elle par habitude. Sabine ne veut pas mettre d’espoirs sur le nouveau joueur. S’il est capable, on le saura assez vite, il pourra alors rejoindre les dyades pour compléter les équipes. Sinon, il faudra faire sans, il n’y a plus d’alternatives. Dans l’attente elle ne veut pas éponger les incertitudes des autres mais tient quand même à rétablir l’équilibre, par souci de précision :

— Pourquoi sa détermination serait moins forte en simulation alors qu’il vient juste d’accomplir le plus difficile, avec le premier passage à l’acte pour nous trouver et nous rencontrer ? Il a fait tout ce chemin sans téléphone, sur la base d’un rendez-vous qui lui a été transmis par des inconnu⋅es. Et il est venu quand même, à l’heure.

Après sa mise au point, le silence s’installe. Sabine, nuque relâchée sur l’appuie-tête, essaie maintenant de ne penser à rien, de ne pas projeter davantage. Elle aussi avait une certaine capacité, amoindrie par des ombres, quand elle est arrivée. Première dans tout ce qu’elle entreprenait d’étudier. Un caractère distant – trop coûteux d’absorber les émotions – mais toujours totalement investie. Confiance en soi partiellement abîmée. Encore proche seulement de sa mère et de son frère, dans une famille de classe moyenne supérieure déchirée par l’égoïsme banal du père. Quarante ans c’est l’âge où, même avec beaucoup d’optimisme, on voit bien se répéter les schémas à force de les avoir sous les yeux. Si elle s’est reconstruite avec aplomb, elle garde de cette suite de grandes déceptions qu’avait été l’existence dans le monde hétéro, familial, et professionnel, une certaine défiance envers les hommes cis en général. Et une grande acuité pour sonder les individu⋅es.

Avoir un intermédiaire dans la voiture, même s’il se perd facilement en bavardages, reste une solution idéale pour observer le nouveau à distance.

 

« Ça y est, il sort des toilettes… » annonce la radio.

— OK. Signalez quand vous êtes dans le rayon avec lui.

 

Pour O.G. tout est une question d’apprentissage. Certaines personnes ont des sens plus développés que d’autres bien sûr, mais c’est toujours l’apprentissage direct de l’expérience qui les aiguise ou les révèle. Même une première fois parfaite est un apprentissage, aussi spontané puisse-t-il paraître. Et l’on apprend autant de l’échec que de la réussite, la vraie problématique étant de ne pas transformer une erreur en traumatisme, ou en problème judiciaire.

« Allô bébé, tu voulais quoi comme bonbons, les crocodiles ou les bouteilles ?  » (encore la radio sécurisée).

— Que des trucs acidulés, c’est ce que je préfère.

La voiture démarre pour changer de place de stationnement. Un nouveau code arrive :

« Perruche à l’abdomen… »

O.G. ironise :

— Cette dernière information nous permettra-t-elle de mieux appréhender la personnalité de notre candidat ?

À quoi la conductrice ne répond rien.

 

Résident lui, pendant qu’il était aux toilettes, avait fini par en venir aux considérations les plus pragmatiques. Quelle taille fait un paquet de bonbons, où le cacher sur soi sans qu’il dépasse, quel angle adopter par rapport aux caméras en hauteur, comment couvrir l’acte pour le dissimuler… Il avait esquissé une théorie : en saisissant deux objets plats identiques, on pouvait en masquer un grossièrement. Il ne restait qu’à déterminer où le paquet pourrait tenir de façon discrète. Debout au-dessus de la cuvette, verrou fermé, il mimait le geste. Sous les aisselles d’abord. Rapide à effectuer, mais trop étroit. Et sous la ceinture, dans le caleçon ?

En rentrant le ventre il se rendit compte qu’il avait à cet endroit un volume ajustable, et qu’il lui suffirait de creuser son abdomen pour qu’on ne remarque pas un petit paquet de marchandises placé sous le tissu.

 

La décision prise, il sort des sanitaires pour aller se confronter au réel. Adrénocorticotropes qui inondent les voies sanguines. Battements accélérés dans la gorge, les mâchoires serrées.

Chaque décision est un axe réel.

 

Beurre Œuf Fromage. Sol PVC brillant usé par les courants du couloir central. Il ne connaît pas le chemin, bifurque une fois, deux fois. Pâtes, biscuits, farine. Lève les yeux parce qu’il existe un balisage, nouveau virage après les condiments et les biscuits. Caméras au bout des rayons. Au tournant suivant, face à l’étalage de paquets de bonbons couleurs irradiantes qui apparaît devant lui, nouvelle décision. Son choix se porte rapidement sur un emballage rectangulaire.

Et c’est là que tenant deux paquets l’un sur l’autre, quarante-cinq degrés par rapport à l’axe du linéaire, il faisait mine de lire la liste des ingrédients du paquet du dessus, d’une main bien visible, pendant que l’autre main, dans l’ombre, remontait sous la chemise sortie du pantalon pour glisser contre son ventre le deuxième objet.

 

Même sensation que dans la voiture, l’écrasement des pensées, le temps comprimé s’appuie sur lui de tous les côtés. Impossible de savoir quel jour on est, en quelle année. Tout ce qui compte dans ce vide absolu c’est d’aller au bout. Leur prouver.

 

Un problème se posa tout de suite. Paquet trop large, coins pointus de l’emballage qui accroche les mailles textiles. Mouvement beaucoup moins discret que prévu, avec le bras innocent, pour descendre sous la toile épaisse, entre le caleçon et la braguette.

 

À côté des rouleaux de lavage, bien à l’écart des portes rotatives de la galerie marchande, Sabine coupe le moteur derrière le grand panneau d’une cloison blanche.

La voix distante se fait à nouveau entendre : « Allô, on mange quoi ce soir ? »

C’est la phrase qui annonce le passage sans encombre aux fourches caudines du magasin. Le nouveau a presque terminé son épreuve.

O.G. en prend acte d’une voix chantonnante :

« Poudreux est le flacon, mais vive est la liqueur ! »

Un autre code sorti de la radio vient pourtant compromettre le sentiment de réussite :

« Chérie je vais sauter le dessert en fait ! »

Sabine réagit sans dérailler du scénario initial :

— Attendez bien de voir s’il arrive à s’en sortir tout seul avant de lancer le leurre…

 

Pour Résident, à l’intérieur d’un entrepôt géant sur sol imperméabilisé, la structure des choses n’était plus un de ces sujets de discussions politiques mille fois ressassés. À la sortie sans achats, il s’était fait rattraper par un agent de sécurité qui était maintenant en train de lui ordonner de l’accompagner.

En attendant de voir la réaction du suspect, un dispositif simple mais éprouvé par le temps était prêt à être déployé. Brahim l’Innocent, grand conspirateur et homme orchestre, allait passer la sortie à tout moment par une caisse située à l’autre bout de la surface, mains dans les poches d’un ensemble en toile technique accordéon, avec fausses lunettes mixtes, barbe postiche, une barrette fluo identifiable collée sur la longueur de son arrête nasale, et coiffé d’un de ces nouveaux chapeaux couronnes.

 

« Vous venez avec moi monsieur ! »

Résident ne semblait pas tout à fait décidé à suivre l’agent en costume dans la direction indiquée, mais il était devenu clair que le vigile en chemise blanche et cravate gris foncé de rigueur ne laisserait pas partir le coupable présumé, malgré son objection sur un ton poli, « qu’est-ce que vous me reprochez ? ». À quoi l’agent avait rétorqué fermement « Soit vous me suivez, soit on appelle la police. »

 

L’observation préalable avait rapidement révélé le point faible de ce lieu de vente. Le vigile est seul pour procéder aux interpellations. À l’autre bout de l’allée, l’Érudit n’avait qu’à déclencher la sonnerie antivol grâce à l’étiquette magnétique dont il se débarrasserait aussitôt en la collant sous le comptoir.

L’incident attire déjà l’attention de toute la clientèle. Et l’agent assermenté qui tenait Résident doit choisir rapidement entre garder sa prise facile, visage inoffensif des fils de classes moyennes, blanc, ou prouver sa capacité à maintenir l’ordre, ébranlée par une menace en tenue autrement plus redoutable. Pour garder son travail, mettre en œuvre tous les préjugés à disposition.

 

Il s’éloigne.

 

Résident, incrédule, voit bien que la situation bascule en sa faveur. Il lui faut quelques longues secondes pour que l’information soit traitée correctement. La silhouette menaçante est déjà loin de lui quand il décide enfin de sortir du bloc commercial, par la percée où il était entré.

 

La confrontation avait interrompu le dialogue intérieur, qui reprend à l’air libre, Est-ce que je suis en train de me faire manipuler, Est-ce que la station lavage est dans cette direction, mais Résident continue de marcher droit devant sans s’arrêter, accélère le pas. Peur d’être rattrapé à tout moment. S’éloigner en coupant au milieu du champ de pare-brises, aller se réfugier de l’autre côté de la route. Dès qu’il atteint les premiers véhicules parqués, il se recroqueville, image vue dans une série, ou dans une vidéo de guerre. Arrivé au bord de la route il s’élance, traverse la deux-voies en courant, une fois de l’autre côté gagne les buissons qui entourent une petite résidence de quelques étages, vérifie derrière lui qu’il n’est pas suivi, puis se met à l’abri. Se souvient qu’il faut respirer.

Immensité lumière de jour.

Résident s’accorde deux minutes, à pleins poumons. Cette mission complètement irrationnelle. Presque terminée.

Sous la tension de sa ceinture, contre son estomac, le paquet de bonbons qu’on lui avait demandé. Réussir même en échouant, ça le fait sourire, pour la première fois de la journée. Sentiment de liberté mêlé au goût âpre du risque, de la confrontation avec les uniformes. Il entrevoit de nouvelles perspectives. Un peu naïvement, Résident se dit que le vieux avait raison, on peut dépasser les limites du réel si on sort du cadre du jeu. Petite révélation qui redonne confiance, après la claque de s’être fait prendre comme un gamin. Confiance nouvelle, mêlée à une sorte d’irradiation, de multiples teintes imprégnant l’air qui entre par sa bouche et les souvenirs qui entrent par ses yeux. Au-delà des étendues qui composent cette zone d’asphalte et de tôles, il n’y a que du désert, la désolation. Résident n’a aucune idée de la situation géographique précise mais il reconnaît ce désert. Et pourtant, dans une palpitation, cette ville immonde ne change pas, mais quelque chose est transformé. Un souffle nouveau, sursis, quelques rayons neufs, soleil qui perce au travers du ciel nuageux, colorent le monde.

Quelque chose d’autre se produit. Une nouvelle image apparaît subitement dans son esprit, provoque un flottement. Rien à voir avec ce que Résident vient de vivre dans la ZAC, un sentiment est attaché à cette pensée, plus qu’une image. Résident voit et ressent, l’espace d’un court instant, la solitude d’un vent glacé, grand froid dans le cœur, et un sentiment de puissance qui l’envahit, froid lui aussi. La solitude se mélange ensuite au présent, vigile, masque dans la voiture, gravier dans la zone industrielle, puis s’estompe.

L’environnement urbain toujours atroce, mais la lumière inonde par au-dessus. Il existe une sorte de joie complète. Ailleurs. Peut-être dans l’action organisée, peut-être dans la transgression.

Une pointe d’excitation électrise encore ses mouvements, mais il décide qu’il suffira de marcher pour faire le tour de la zone à risque, repérer la station de lavage, et très prudemment, rejoindre la voiture totem.

 

Cinq minutes plus tard, Résident s’assied sur la banquette pour retrouver la scénographie intacte : même masque à l’arrière, même conductrice anonyme. Elle se tourne vers lui pendant qu’il prend place : « Bravo tu t’en sors bien. » Même le masque semble faire preuve de complicité en lui tendant la pochette de Faraday qui contient ses effets personnels : « Ravi de te revoir. »

— Merci… Mais… En fait j’ai eu beaucoup de chance, il faut que je vous explique…

— Urge et Panurge ! C’est l’un des nôtres qui a fait diversion pour te défaire de l’agent de sécurité.

Le novice n’arrive pas à cacher son étonnement :

— Vous m’avez fait suivre dans le magasin ? Mais alors, l’autre à la caisse, il s’en est sorti comment ?

Une bande capable de préparation tactique, d’efficacité, et de l’étonner. C’était bien ce qu’il voulait.

— Ne t’en fais pas, notre ami Brahim l’Innocent se vante d’être un véritable aimant à forces de l’ordre lorsqu’il l’a décidé, et c’est vrai que… on ne peut pas lui enlever ça. Tout ce petit scénario autour des sucreries est d’ailleurs de son crû. Prends exemple, un jour ce sera peut-être toi qui devras créer la panique, pour faire diversion. Brahim est un garçon très intelligent, stratège. Il sait ce qu’il fait, et nous ne prenons pas de risques inutiles. Mais pour nous aussi les simulations sont des occasions de se préparer.

— Je crois que j’ai encore besoin d’un peu d’entraînement.

Il sort enfin le paquet dissimulé, qu’il observe un moment comme un trophée.

— Un conseil alors : cherche toujours un recoin sans caméra pour « charger » un objet. Ne le fais pas dans le rayon même.

Résident lève la tête pour cogiter, projetant ses globes oculaires d’un coin à l’autre :

— J’avais pris deux paquets identiques pour faire illusion…

— Une très bonne initiative. Les deux paquets l’un sur l’autre, tu aurais ensuite cherché un angle mort ailleurs dans le magasin pour faire le travail, et il t’aurait suffi de te présenter à la caisse en prétextant avoir oublié ta carte bancaire pour y abandonner le paquet alibi, en repartant libre, sans débourser un centime.

Le mouvement des yeux s’est stabilisé. Il essaie de visualiser la scène pendant que le formateur continue :

— L’important n’était pas cet objectif que nous t’avions fixé, ni même ta technique de vol à la tire. L’important était de voir comment tu te comportes, de faire en sorte que tu te rendes compte de tes capacités ainsi que des moyens que nous pouvons mettre en œuvre pour t’entourer. Tout ça n’est pas très compliqué, trois personnes là dehors, un canal de communication sécurisé, une répétition de protocoles établis. » Inspiration courte sous le masque, avant d’ajouter : « La vraie difficulté viendra le jour où nous te demanderons de monter dans les bureaux de la direction à l’étage, ou d’aller chercher quelque chose directement dans la réserve. Mais avant d’en arriver là, il reste quelques paliers à franchir en effet. »

O.G. inspire profondément, puis il reprend :

— Nous aurons bientôt les moyens d’oser enfin croire à un renversement d’ampleur, un renversement en règle. Mais tous les moyens du monde ne remplacent pas la nécessité d’avoir un groupe responsable et solidaire.

— J’ai encore un peu de mal à réaliser, j’avoue. C’est nouveau pour moi l’efficacité de groupe.

— Notre organisation est non hiérarchique. Elle se perpétue en secret grâce à des petits exercices comme ceux que tu viens de vivre.

— Les simulations…

 

À ce moment de la discussion la voiture roulait déjà, mais Résident ne s’en était pas encore aperçu. Il aimerait que le silence dure un peu, pour que son cerveau innervé dans un corps respirant à pleins poumons digère toutes ces informations, ces émotions. Et comme si les autres avaient deviné l’état dans lequel il se trouve, le silence se prolonge effectivement.

Sabine conduit à travers une zone plantée de buissons anémiques, entre les bâtiments basse consommation construits à la va-vite. Vers une prochaine zone.

Résident voit les baraques de tôle succéder à la végétation le long de la route, et les hangars en bac acier peupler à nouveau progressivement les lignes de perspective, des grandes enseignes tristes et des esplanades miroitantes. Comme si la carte du territoire n’était qu’une succession de pare-brises à moissonner. Les êtres qui se déplacent dehors ont le regard bas, fatigué. Quelques stimulations répétitives les maintiennent en mouvement, au milieu d’inscriptions murales pas là pour faire joli : « Le dernier rhinocéros est MORT», « Paye-la ta crise ! », « on va exproprier nous aussi ». Sur la route qui défile, les poids-lourds sont de plus en plus nombreux, inhabités. Les préfabriqués succèdent aux enseignes, puis les hangars, les quais de chargement. D’autres inscriptions sur les murs. « base lunaire = Nouvel Ordre Mondial ». « FRANCE PATRIE ».

Les couleurs vives dépassées, tout devient marron, gris, jaune fade. Un bain de lumières ternes, épaisses des gravats qui ornent cette réalité-là, propriété des grandes familles.

 

Quand leur véhicule s’immobilise complètement sur une plage de gravier, le vieux sage tend un papier :

— Appelle ce numéro lundi prochain avant midi, depuis un téléphone jetable, et tiens-toi prêt. N’oublie pas, c’est très important, il s’agit un numéro à usage unique. Tu sais comment acheter un téléphone jetable ?

Résident prend le morceau de papier. « Oui oui, ils en vendent avec des recharges… »

— Mets un masque chirurgical dans la rue quand tu te rendras au commerce qui les vend. Et surtout n’appelle pas depuis chez toi, n’y allume même pas le téléphone, déplace-toi dans un lieu public pour appeler, loin de ton quartier. Puis débarrasse-toi du téléphone, de la carte SIM et du papier après usage, avant de rentrer, ne les ramène surtout pas chez toi. Tu n’as pas de rendez-vous médicaux impératifs bientôt ? Pas de contraintes fortes, travail, famille ?

— Non, rien du tout.

— Très bien, alors j’espère que tu es enthousiaste à l’idée de nous revoir, et sur ces belles paroles nous allons te laisser reprendre ton chemin.

La conductrice se retourne, regarde entre l’appuie-tête et la portière pour lui adresser ce conseil : « Si tes rêves deviennent oppressants, essaie l’huile essentielle de Valériane. » Dans le reflet des verres aveugles qu’elle porte il se voit tout petit, tête énorme déformée. Elle lui indique encore : « Tu as une station de RER à un kilomètre, droit devant. »

À quoi Résident, ne sachant pas très bien quelle formule de politesse est la plus adaptée, se contente de répondre « Bah, merci… », et sort de la voiture pour traverser en diagonale un parking vide.

 

***

 

L’autre structure des choses, c’est l’agencement des points de départ et des points d’arrivée. Là où se déroule l’essentiel de nos circonstances et petites tribulations. Mouvements quotidiens répétés entre les points d’une carte, des itinéraires, toujours les mêmes, qui détériorent, érodent, et dans lesquels se dissolvent les évènements qui ne sont plus que des instants de passage.

Entre tous ces mouvements il y a des sas réels.

 

Dans le petit parking souterrain où s’est garée la voiture blanche, aucune caméra. Mixte béton-métal ancien, décoré de lignes jaunes épaisses. Un lieu régulièrement inspecté avec les détecteurs pour déceler modulations d’amplitude en quadrature, liaisons sans fil, GPS actifs… Autour des quatre piliers de ce coffre souterrain, rien que des places libres, un vieillard et Sabine. Elle sort du véhicule pour s’étirer, le bas du dos noué, les pensées déjà ailleurs, vers d’autres objectifs souhaitables qui avaleront tout son potentiel dès qu’elle sera seule. Silhouette allongée. Deux pommettes saillantes, couronnes grises autour des pupilles quand elle relève les lunettes de soleil carrées. Debout, sans dire un mot, elle creuse une petite boîte de maïs en conserve à coups de cuillère, par gestes secs, regard flottant.

Le vieux retire d’abord ce masque, joli mais un peu grotesque c’est vrai, et ne sort pas encore. Il faut quand même manger. Remplir sa poche à digestion est une bénédiction ou une malédiction, suivant où l’on se trouve sur la carte. Perte de temps pour les individus hypercréatifs, quand les heures défilent et qu’il faut déjà cesser de s’agiter à la fin conventionnelle d’une journée trop courte.

O.G. a fermé le cahier dans lequel tout a un nom emprunté ou remplacé, « baignoire », « familles », « Corrèze », codes qu’il connaît par cœur et qui rendent ses notes illisibles pour qui que ce soit. Bien sûr, il est préférable de ne pas sauter plusieurs repas dans une même journée, on le lui a assez répété, mais pourquoi perdre un temps précieux quand on peut réunir dans une poudre tous les nutriments essentiels au fonctionnement de l’appareil biologique ? Un peu d’eau dans un shaker, remuer à la cuillère en y versant lentement les paillettes, agiter pour finir le mélange. O.G. reste assis à l’arrière, portière ouverte. Les plaques minéralogiques ont pivoté. La teinte de carrosserie permute progressivement, d’un gris très clair qui passait pour blanc au gris sombre le plus proche du noir.

Le shaker vide, il se lève et sort enfin. Une touffe de cheveux ondulés en désordre, sur le haut du front. Sabine s’approche pour les remettre en place avec un geste détaché.

— Merci pour ta présence et pour ton intelligence Sabine.

— Tu as mangé ?

Il la regarde en hochant doucement la tête. Elle ajoute :

— Le nouveau ne devrait pas faire une mauvaise recrue.

— Je dormirai mieux après l’assemblée, malgré tout.

— Je croyais que tu dormais mal quelles que soient les conditions ?

— C’est que je ne dors pas. J’ai des rêves agités moi aussi.

Elle a un début de sourire gêné, qui ne grandit pas au-delà d’un léger plissement de la commissure des lèvres. Il voudrait compenser avec une dernière attention :

— Tu retournes à Magny ?

— Oui la semaine prochaine. Je dois d’abord faire mon relai, ensuite je pars. Je vais retravailler les scripts.

— Tu cherches encore la perfection n’est-ce pas ?

— Pas la perfection, non, mais je veux aller au bout de mes capacités. J’ai besoin de répéter encore, pour maîtriser toutes les étapes et me sentir en pleine possession de mes moyens.

— Je te fais confiance. Ça t’appartient. Tu en feras bon usage.

 

Tu en feras bon usage.

 

Sabine ne comprend plus à cet instant la logique ou le lien sensible qui amène cette phrase préconçue.

Quelque chose d’inévitable se produit à l’intérieur. Elle interprète, analyse, réprouve : il manifestait à l’instant son intérêt pour elle mais vient d’émettre un énoncé automatique, une banalité, manière de combler le vide avec cette phrase toute faite, qu’elle ne trouve même pas très à propos. Ce court instant qui marque un décalage entre elle et lui, comme si O.G. n’avait plus été tout à fait présent, comme si le silence était soudain devenu préjudiciable, qu’il avait fallu le cacher, l’occuper. Presque aussitôt elle se sent coupable d’avoir ce regard froid et implacable sur ses bonnes intentions à lui, sur ce geste insignifiant dont les autres auraient sûrement mieux apprécié la valeur.

La faille a fait remonter ce léger ressentiment qu’elle tente de garder sous contrôle.

L’avenir repose encore sur des incertitudes. Il y a plusieurs facteurs inconnus, le contact avec les combattantes en est un, majeur, O.G. le sait aussi bien qu’elle. Elle n’aime pas qu’il promette le succès au nouveau venu, crée un espoir surgonflé, qu’il annonce avec arrogance « nous avons les moyens de la révolution ». Il faudra beaucoup de volonté et de motivation pour mener cette œuvre à son terme, mais les croyances politiques peuvent devenir les pires des illusions.

Sous le plafond bas du parking qui étouffe les bruits, O.G. prononce encore ces deux mots étranges mais qui paraissent habituels : « laudatif artefact ». Elle les répète après lui. Puis se serrant dans les bras l’un de l’autre, amicalement, et se séparant ensuite, chacun prend le chemin d’une sortie différente pour émerger à la surface.

 

Quand les transports en commun étaient devenus un risque beaucoup trop grand pour lui, les autres membres s’étaient prononcé⋅es en faveur d’un moyen de déplacement autonome. Puisqu’il lui fallait un véhicule motorisé de toute façon, pourquoi ne pas en avoir tous les avantages, jusqu’à ce que cela ne soit plus nécessaire ?

Le groupe dont il est le fondateur comptait bien moins de participant⋅es à l’époque. Les autres avaient commencé à s’inquiéter de le voir prendre des risques dans la rue, pas simplement par peur que le projet échoue, mais avec affection. Après des années de regroupements clandestins, après les querelles, les divisions, les portes claquées, le vieillard avait compris qu’il commencerait à devenir encombrant, même si on tenait à lui.

La fatigue enveloppe même un cœur résistant. Et parcourir certaines rues seul le soir était devenu trop dangereux pour un arabe à moustache. Les nouvelles habitudes autoritaires et les barrages de 21 h ne pouvaient plus être sous-estimés. Si ce n’étaient pas des fachos en tenue casual qui l’attendaient au coin d’une rue, la présence policière et les contrôles au faciès lui interdisaient de circuler aussi librement qu’il le souhaitait. Ses beaux vêtements bien taillés, toujours sobres et correctement au goût du jour, et ses belles chaussures, d’une facture artisanale fine, tout ça ne pouvait empêcher qu’un jour une bande élevée au pinard et au droit du sang décident de le passer par-dessus un pont.

Dix années à préparer un renversement des infrastructures de la domination. Il a tenu tout ce temps, il suffit de s’accrocher encore un peu. Ce soir un véhicule autonome l’attend. Il n’aura qu’une rue à traverser pour se blottir dans ce confort égoïste qui compense un peu, mais si mal, la perte de liberté sur tout le reste du territoire public.

À l’extérieur, des règles simples existent pour toutes les situations. Les membres du groupe ne devraient jamais être vu⋅es ensemble avec leur vrai visage. Surtout en ville. Sabine et lui évitent particulièrement, depuis des années, de se promener l’un avec l’autre. Même masqué·es. Pour aller au bout de cette logique il prend le risque de ne pas être accompagné entre la sortie de l’escalier du garage et la voiture qui l’attend cent mètres plus loin. Mais il a bien promis de changer cette habitude si le plus petit indice d’une adversité nouvelle se profilait un jour.

 

La nuit est tombée. Sabine ressurgit dans la cour d’immeuble d’une rue désaxée. O.G. à quelques dizaines de mètres de là passe sa propre sortie, sur son propre périmètre séparé, derrière des murailles habitables.

Son véhicule sans chauffeur, modèle standardisé open-source qui ne roule pas à plus de trente kilomètres heures, aidé seulement d’un GPS passif, sans accès réseau traçable, sans assistant vocal indiscret, lui permet aussi de décompresser avant la nuit. Un jour toutes ces séparations dans l’espace commun disparaîtront, les humain⋅es seront poussé⋅es par la nécessité retrouvée de faire ce qui est meilleur, ensemble, sans peur, sans clôtures. Mais avant que vienne ce jour rêvé, au milieu de son appartement taillé dans une seule gigantesque pièce usine, baigné dans le silence cadastral de la grande obsolescence industrielle, son caisson de sommeil l’attend.

Il faut traverser plusieurs quadrillages avant d’atteindre ce repos. Lentement, le véhicule qu’il nomme corbillard à roulettes se déplace sur les avenues. Depuis ce cabinet de lecture roulant, sur la banquette crème, O.G. observe à travers la vitre fumée et s’imprègne de l’atmosphère intime des petites rues perpendiculaires, imaginant au fond des impasses qui s’y amuse, qui s’y ennuie, qui rêve seul⋅e à la fenêtre de pouvoir marcher sur les toits pour s’évader. À mesure que les agencements monumentaux de vieille pierre, de béton ciré et de verre collé laissent place aux poubelles, que l’éclairage devient intermittent, la végétation insoumise, il se remémore les premiers interstices. D’une ruelle en particulier, sombre, à Tanger, dans laquelle il avait eu tellement peur. Une peur irrationnelle, angoisse glaciale qui se nourrit de l’inconnu, et ne se dissipe plus.

Quand enfant, il était allé seul au cinéma défier l’interdit pour voir le film qui terrorisait le monde entier, quand seul, habitué pourtant à la vie presque sauvage de la rue, aux dangers et aux blessures des terrains vagues avec les autres gosses, fils et filles des immigré⋅es espagnol⋅es, français⋅es, italien⋅nes qui étaient venus chercher une vie meilleure dans l’essor marocain d’alors, il avait accéléré le pas dans les ruelles sans lampadaires cette nuit-là, regrettant même d’avoir brisé plus d’une ampoule au lance-pierre fabriqué avec des branches d’arbres et des chambres à air… Le vampire n’était pas réel, mais dans l’obscurité, la terreur nouvelle qu’il inspirait était plus puissante que tout ce qu’on connaissait.

Sur les murs, une inscription distincte des autres signatures vandales : de grandes lettres proclament FRANCE PATRIE, dans une calligraphie de rue travaillée. O.G. détourne le regard vers la surface bitumée qui défile sous le pare-brise. De quoi a-t-il peur aujourd’hui ? De souffrir. La torture physique, contre lui-même, ou la souffrance de ses proches. Les proches sont rares, il n’a ni ancêtres vivant⋅es ni descendance, mais celles et ceux qui comptent, il ne pourrait pas supporter de les voir souffrir.

 

À la fin de l’itinéraire urbain qui pourrait être un grand parcours de découverte, dans d’autres circonstances, c’est derrière le barricadage d’une solide porte de discothèque qu’il trouve refuge. Il se hisse à l’étage avec le monte-charge bruyant, traverse la distance, déraisonnable pour un vieillard comme lui, d’un vaste volume de vie parsemé d’objets mécaniques et audiovisuels dignes d’une brocante, ou d’un musée des arts techniques. Mais le vieil homme ne s’arrête pas encore de tergiverser, ni ne s’assoit. Après le pilulier du soir, gélule blanche et bleu, il avale une soupe chaude vite préparée, toujours debout, dans la cuisine d’angle à l’éclairage tamisé comme un espace témoin de grand magasin. Une dizaine de mètres plus loin, dans la pénombre, l’ordinateur qui chante s’était allumé automatiquement sur son passage. Le dispositif désuet, construit d’après une ancienne œuvre d’art contemporain, entonne une chanson déformée par sa voix de synthèse à basse fréquence d’échantillonnage. Être sensible fait de chair et de réseaux nerveux, O.G. lui aussi désuet se met progressivement en condition pour lâcher toute cette journée pesante.

Hier soir, debout à cette même place sous les appliques après être revenu d’un repérage pour la simulation du jour, il s’est demandé une fois de plus si tout ce confort matériel n’était pas la preuve qu’il se trompe, lui et les autres, par vanité ordinaire.

Pourquoi le privilège de s’offrir ce que le renversement refusera à d’autres ne serait-il pas une faute ? Deux personnes seulement savent pour le caisson. Deux personnes comprennent qu’il ne vivra peut-être plus longtemps, même s’il se passe d’aides à domicile. Que sans sommeil réparateur et sans un peu de réconfort artificiel, il ne tiendrait plus autant à rester dans ce monde où s’accumulent les blessures.

 

« Au déclenchement, les couleurs pâliront d’abord. » Il l’avait écrit de sa propre main.

 

On lui pardonne d’avoir été riche en secret, d’avoir cru avant les autres qu’internet et les nouvelles technologies de réseau transformeraient même la forme de l’argent, en le décentralisant. On lui pardonne d’avoir misé comme un joueur de loto, il y a de ça un quart de siècle, sur la toute première cryptomonnaie déflationniste, aux prix dérisoires de l’époque, en spéculateur avant la ruée, avec un budget de pauvre certes – à peine un millier d’euros de ses économies, mais comme un capitaliste malgré tout. Il avait ensuite reversé beaucoup plus qu’un impôt à toutes sortes de projets collectivistes et de luttes sociales, jusqu’à ce que la fortune décline. Bon impôt sous forme de dons anonymes qui n’aura pas servi à armer la police et à arrondir les dividendes de grandes entreprises subventionnées par l’État. Et puis il a su dépenser utilement son butin pour mettre sur pied une organisation clandestine, sans hiérarchie, qui tient debout toute seule désormais…

En ce qui concerne la voiture autonome, O.G. est convaincu que si les industries technologiques ne s’arrêtent plus de déverser leurs innovations, dans quelques années toutes les infrastructures existantes seront tellement imbriquées que même les intransigeant·es auront accepté certains véhicules automatisés dans leur vie de tous les jours. Il a déjà été témoin du même phénomène avec les téléphones portables, les réseaux sans-fil, et les assistants IA.

 

Mais pour le caisson, il se sent par moments coupable d’avoir succombé.

Les neurosciences récréatives sont aussi coûteuses que controversées.

 

La petite toilette du soir est rapide. Après s’être nettoyé avec des lingettes humides, il éteint les lumières et passe dans l’ancien bureau de chef·fe d’atelier reconverti en chambre à coucher, enfile des fibres confortables pour la nuit, et peut enfin s’abandonner.

Le caisson s’ouvre. Lentement il avale son propriétaire dans une douce lueur de lin familière qui peut effacer les regrets.

O.G. s’équipe des capteurs cousus dans des manches en tissu léger comme la plume. Il s’allonge sur le dos, les bras le long du ventre, position optimale où les organes ne sont pas compressés par le poids du corps. Avant de se laisser aller aux artifices programmables il se force à réguler sa respiration, les yeux fermés, inspirant et expirant calmement à intervalles de cinq secondes, qu’il compte dans sa tête, plusieurs fois de suite. Quand ses pensées se sont un peu détachées, il hésite d’abord à enclencher le dispositif d’amplification des souvenirs, mais cède finalement et se retrouve bientôt en plein jour au bout d’un chemin de terre, à la lisière d’un champ.

 

En face de lui, le long du chemin bordé de végétation aride, coule un tout petit ruisseau.

Le rêveur avance de quelques pas, il devine une voix qui lui est chère. Derrière un buisson, deux enfants jouent avec des bâtons de bois qu’ils essaient d’assembler pour en faire de petites embarcations maladroites. Il regarde cette scène patiemment, cette scène un peu floue parce qu’il ne se concentre pas encore pleinement, pour ne pas en user toute la charge affective. Il sait bien quel est le trésor qu’il se réserve à chaque fois en revenant ici, qui sont ces deux jeunes enfants.

Alors il laisse cette joie douce infuser. C’est ainsi que le souvenir revécu lui fait le plus de bien. Plus tard, une autre nuit, quand il en aura davantage besoin, quand il sentira que les temps sont trop difficiles, qu’il lui faudra se réfugier un peu plus dans la nostalgie d’une amitié idéalisée, hors de portée, mais pour laquelle il est peut-être préférable de vivre, même par procuration, à ce moment-là il contemplera sans retenue le visage perdu de son ami d’enfance. Pour le moment les deux silhouettes lui tournent le dos, il se console de leurs paroles oubliées qui murmurent dans un chant rieur, écoute le clapotis de l’eau, se souvient de la sensation de la terre chaude sous ses pieds, de l’odeur du bois humide, de la stimulation inégalable des inventions puériles.

Quand il se sent partir, pour ne pas user plus le souvenir, il fait glisser virtuellement sa main droite sur son poignet gauche et se transporte dans une dernière scène apaisante faite de nuages colorés et enveloppants.

 

 

 

 

Au déclenchement, les couleurs pâliront d’abord.

Combien de temps avant que les ruines soient belles,

la fleur comestible ?

 

 
 
 
chapitre 2