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Chapitre 3

Fluorine ombre

« Qu’est-ce que vous avez ressenti quand il vous a dit ça ? »

— Ça m’a blessée. Je ne sais pas à quoi il pensait.

 

C’est une chambre. Petite. Cette pièce utilisée comme salle de consultation devait servir de chambre à l’origine. Le meuble bibliothèque a été déplacé là pour rassurer.

 

« Vous l’avez trouvé injuste ? »

 

Une chambre encastrée au milieu de l’obscurité privatrice. On y entre à l’étage par une porte qui s’ouvre dans une cage d’escalier, plongeant sur un minuscule couloir privé. Tout ce qu’il y a d’autre après le couloir restera éloigné, Sabine ne le découvrira jamais. Pendant ses visites elle n’a accès qu’à cette chambre détournée.

 

— Je peux très bien comprendre cette critique. Je me la suis déjà faite moi-même. Et il y a des situations dans lesquelles elle s’applique oui, mais on ne peut pas tout résumer simplement à ça.

— Prenez le temps.

 

Bien sûr elle pourrait tout lui raconter. Comme on est censée le faire avec sa psy. Mais Sabine doit utiliser des concepts de substitution.

 

— Ne révélez pas ce qui est de nature trop sensible évidemment… par rapport à vos activités.

— Ça n’a rien à voir avec mes activités, enfin si, mais ça pourrait tout aussi bien prendre une autre forme. Ce que je veux dire c’est que son accusation de « fuir le monde » peut s’appliquer à tellement d’autres situations. On ne peut pas se confronter au monde, pas en totalité, ni en permanence. Donc on essaie de trouver des moyens d’y échapper, à sa mesure, à son rythme. C’est un effet incontournable de la vie sociale, porter un masque pour se conformer aux usages… et pouvoir être mieux acceptée.

— Vous disiez tout à l’heure qu’il y a quand même du vrai dans sa critique ?

— Oui c’est ce que je dis. C’est un peu comme cette distance artificielle entre vous et moi, qu’on maintient, avec le vouvoiement. Il y a des langues dans lesquelles ça n’existe pas le vouvoiement…

— Vous préférez qu’on se tutoie pendant les séances ?

— Non c’était seulement un exemple. Je m’en fous.

 

Je m’en fous. Sa façon à elle de dire « ne vous dérangez pas ». Sincère. Maladroite, quand le contexte le permet.

Elle est bien installée dans un fauteuil à accoudoirs. La psy de l’autre côté d’un bureau minuscule qui ne veut pas paraître trop bourgeois. Rien ne fait vraiment bourgeois dans cette pièce, à part peut-être la symbolique de la bibliothèque d’ornement.

Est-ce que les volets mi-clos et le voilage tiré devant la fenêtre sont une attention particulière de la psy, ou aime-t-elle recevoir dans cette légère pénombre ? Avec Sabine elle fait déjà tout ce qu’il faut pour respecter leur entente. L’absence de vis-à-vis derrière les fenêtres est une des conditions. Mais cette chambre n’est pas un lieu de travail principal. On l’a aménagée pour des visites spéciales.

À travers le voilage, un rai de lumière verticale. Sabine imagine des volumes à l’extérieur, sans les voir. Elle ne peut pas s’empêcher de composer des formes là-derrière.

 

— Vous gardez l’abaque avec vous ?

— Oui, je l’ai sur moi en permanence.

— Ça vous aide ? Qu’est-ce que ça vous apporte ?

— Ça m’arrive de l’ouvrir pour regarder les cartes. Quand je n’arrive pas à me focaliser…

 

Sabine tourne les yeux vers entrebâillement vertical, à demi opacifié par le voile. C’est plus fort qu’elle. Elle aimerait transpercer la matière des volets par la pensée. Reconnaître les formes, tous les volumes, yeux fermés. Une arrière-cour ? Une autre façade aveugle ?

 

— Et donc… il ne répond plus à vos messages ?

— Il ne me répondra pas si je n’insiste pas. Je le sais bien, je suis pareil. Je laisse passer des messages en me disant « je répondrai quand j’aurai l’énergie de le faire », et il peut s’écouler deux mois avant que je commence à me dire « là c’est pas sympa de ma part »… mais les regrets peuvent vite se transformer en culpabilité, et après ça me bloque, ça prolonge mon inconfort, résultat je n’arrive plus du tout à m’y mettre… à juste prendre du temps et m’asseoir pour écrire une réponse. Mais ça ne veut pas dire que je ne pense pas aux gens. Je sais qu’il pense à moi aussi. À sa façon… Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on se doit forcément quelque chose.

 

Le silence qui s’installe est une occasion de se taire, que l’écoutante lui accorde généreusement. Au bout d’un moment, elle risque quand même : « Et avec les cloisonnements, vous vous situez comment ces temps-ci ? »

 

Sabine réplique par une profonde inspiration, depuis son fauteuil à accoudoirs.

Elle ne cherche même pas à atténuer son réflexe pour éviter de communiquer cette sorte d’agacement, qu’elle voudrait diriger d’abord contre elle-même.

Dans une expiration libératrice, elle lâche ce constat :

— Pas de changements…

Le silence de l’autre côté du petit bureau est toujours une marque respectueuse. L’écoutante a la tête penchée sur le côté, d’une façon presque touchante, évitant de donner l’impression à sa visiteuse qu’elle exige quoi que ce soit d’elle. Sa main aux ongles coupés courts posée sur la table. Elle ne prend jamais de notes.

Dans le fauteuil Sabine s’agite, décroise les jambes, se repousse un peu plus au fond de l’assise. Un signe que la psychologue accepte, la séance arrive à son terme.

Sabine se sent quand même obligée de compléter.

« Je crois qu’accepter qu’on vit toutes séparées, pour des mauvaises et des bonnes raisons, ça n’est pas une tâche à résoudre. C’est peut-être une fatalité, mais je vivrais toujours avec cette impossibilité.

— Et vous pouvez la porter sans qu’elle ne vous ronge.

— Oui. Mais le constat ne changera pas.

— Quelle forme prend votre constat ces jours-ci ?

Sabine hausse les sourcils par dépit. Répond sans se retenir : « On vit toujours dans des cages sociales. »

 

Au moment de se lever, Sabine enroule une écharpe haut devant son visage. Elle s’approche du rideau translucide pour coller son œil à l’interstice.

Un arbre maigre sur une bande de verdure en bas, et devant elle, un immeuble moins haut que les autres, en forme d’escalier, petit délire d’architecte sans balcons ni fenêtres. Très différent de ce qu’elle imaginait.

 

— Je suppose qu’on garde la même façon de prendre rendez-vous pour la prochaine fois ?

— Oui. Et merci pour votre temps.

 

 

***

 

Les chambres de l’établissement sont probablement toutes décorées de clichés régionaux différents. Dans sa chambre d’hôtel trois étoiles, c’est une grande photo de ciel normand collée au-dessus du lit qui compense la suppression de décor, à l’extérieur. Allées et parcs en béton poreux. Quand Sabine s’arrête par distraction devant le grand tirage quadrichromie, l’herbe verte est cyan. Le bleu immense est terne. Toutes les autres sensations colorées, jaunes, ambre, miel, marrons, dont ses rétines ne transmettent pas toutes les fréquences, sont pour elle violacées, rosées, pourpres.

 

Depuis une demi-heure elle tient ses effets personnels bien rangés. Petits bagages dans un sac poubelle épais de 130 litres, sur le porte-valise, légèrement décalé pour ne pas être en contact avec la surface du mur. Une précaution qui ne fait pas partie du protocole enseigné par le groupe. Simple procédure qu’elle répète dans toutes les hôtelleries, les punaises de lit se reproduisent même dans les chambres les plus cotées. Pour ce qui est d’éviter la répression policière, pas d’autre choix que de cacher, hors de l’hôtel, la petite carte mémoire chiffrée qui remplace un disque dur. Sur place, Sabine laisse un ordinateur vide pendant son absence .

Seul le petit abaque des couleurs traîne négligemment, sur le bureau en laminé. Un porte-carte en métal fin. Elle le ramasse et l’accroche au bout d’une lanière. Passe la lanière autour du cou avant de se figer devant le grand miroir de la chambre. Dans la précipitation elle est capable de s’habiller n’importe comment sous son manteau, sans y accorder d’importance. Sneakers basses noires, jean noir, gilet sous le trench-coat. Quarantenaire tout ce qu’il y a de plus no-style. Un petit sac léger en bandoulière, le bonnet fin pour couvrir ses cheveux courts et surtout des lunettes noires pantos, qui voilent ses iris gris de naissance, et qu’elle quitte rarement.

 

En débouchant de l’escalier deux étages plus bas, à quelques mètres de l’accueil, Sabine s’arrête en face de l’écran qui diffuse une chaîne d’info devant des fauteuils confortables : le sable rouge balaie déjà de grandes villes d’Europe continentale. Les voitures sont recouvertes comme à la saison des neiges, balcons, terrasses ensevelies. À en croire les sous-titres, le sable sera sur la France dans trois ou quatre jours.

Le temps d’effectuer le relai, revenir pour son entrevue avec Brahim, et repartir s’isoler loin de l’activité humaine.

Lobby moquette mouchetée. Porte rotative donnant sur l’avenue. Deux voix qui approchent. Une femme accompagnée de son collègue.

— Mais bien sûr, on est payé au même positionnement que des consultants institutionnels, elle ne devrait pas se plaindre d’avoir à gérer tous ces comptes clients !

Et l’autre d’une voix éraillée :

— C’est ça l’esprit de tribu, c’est “Tout le monde sur le pont, et on y va !”

— Absolument !

Devant les images sur grand écran le duo s’arrête, et c’est le silence pendant quelques secondes. Sabine, immobile, peut sentir leur stupeur molle dans son dos.

Est-ce que les gens qui piétinent leurs semblables par déformation professionnelle ont une couleur intérieure fondamentalement différente ? Dans un hôtel d’affaires ou un palace, Sabine aurait le choix. Se retourner, sourire fantoche en place. Une ou deux secondes pour deviner à quoi ressemble leur arbre de volition, ressentir les teintes de leurs voix. Leurs voix silencieuses. Prendre avantage du dévasement provoqué par les images sur l’écran, armée d’une phrase, d’un geste, indice bispectral déjà bas en face, en dessous de 95, pas plus.

 

Le silence est vite rompu : « Je t’ai dit que je vais me faire harmoniser le bulbe le mois prochain ? » Elle a un rire mécanique déclenché par sa propre formule. Son collègue n’a rien raté de l’autodérision avec laquelle même une cadre supérieure enrobe des banalités :

— Mais ça y est, tu vas le faire alors ?

— … Mon prêt bancaire a été accepté.

 

Les deux voix s’éloignent. Sabine ne verra jamais leur visage.

La télé en sourdine devant le mobilier qui attend de prendre vie, le silence un peu gênant de la réceptionniste, les hôtels produisent une tristesse prévisible. Sabine aime en secret ce pouvoir de choisir un lieu sur la carte pour s’enfuir, disparaître sur un coup de tête. Elle aurait préféré la solitude encastrée d’un appartement, au lieu du complexe des chambres sans cuisine dans lequel elle est installée pour quelques jours. Hôtel ou habitation factice, l’angoisse finira quand même par s’insinuer. Voir les choses telles qu’elles sont vraiment, dans cette nudité reproductible. Objets, mobilier. Photos encadrées sur les murs. Des choses froides, sans intentions.

Main sur le ventre, derrière le pli de sa veste. La forme fine de l’abaque, surface polie qui n’absorbe pas la chaleur comme les alliages classiques. Sabine se détourne de la mise en scène confort du lobby, volte-face pour s’arracher au décor. La sortie à l’arrière de l’hôtel. Aujourd’hui elle part pour un voyage d’une journée au cours duquel elle doit disparaître, puis réapparaître. À une quinzaine de kilomètres, dans un petit garage sans personnel, une voiture bien préparée l’attend. Trente minutes de RER bonnet sur les oreilles, lunettes miroirs et masque sanitaire sur le nez. Une fois à l’air libre marcher dix minutes pour sortir de la bourgade où les plantes invasives poussent entre tous les terre-pleins du siècle dernier.

 

Le long de l’avenue, après l’hôtel, elle monte dans le premier taxi. Cinq minutes plus tard, déposée devant une corniche sculptée, elle paie en espèce. Plusieurs plaques cuivrées autour d’une porte cochère. Sabine commence à cette adresse pour tenter sa chance, une pression sur l’interphone, un mensonge répété depuis des années « j’ai un colis à déposer », et la porte s’ouvre. Elle dépasse une loge gardienne fermée, s’engage dans l’escalier en face, et monte un étage. Furète un instant sur le palier, trouve une cavité autour d’un boîtier de dérivation électrique pour y coller le petit dé émetteur, couleur passe-partout. Sa carte SIM insérée à l’intérieur, pour servir de leurre.

Sur les images caméras de l’hôtel on voit bien Sabine sortir, ensuite la triangulation du réseau téléphonique la localisera dans cet immeuble où elle cache la SIM allumée. La technique n’est pas infaillible, mais pour ce genre de mission il s’agit surtout de détourner l’attention.

Dans son petit sac, le caftan à capuche très fin tient autant de place qu’un livre de poche. Sabine le déroule pour s’en recouvrir avant de descendre l’escalier, repasse devant la loge fermée, et tire la lourde porte en bois massif.

Maintenant, s’enfoncer sous terre.

 

 

Des sièges inoccupés dans tous les wagons. Elle laisse défiler les stations et les éclairages de galeries creusées sous la ville, plongée dans ses questionnements. Certains messages peuvent ouvrir de plus grands abîmes que leur absence. Le téléphone sans carte SIM est resté au fond du sac poubelle dans la chambre, mais Sabine se rappelle douloureusement du dernier échange :

 

Envoyé à Romain : « Dis tu veux bien me faire une petite réponse courte quand tu as ce message ? je m’inquiète un peu sans nouvelles… »

Reçu : « Ne te fais pas de soucis pour moi Dabou, je mets mon cœur en ordre. »

 

Je mets mon cœur en ordre.

Qu’est-ce qu’elle devrait comprendre, sans autre réponse de sa part ? Qu’il jette tout leur passé à la benne ? À cause de quelques versets récités par un prêtre charismatique ? Prêtre ou pasteur… Elle s’est pourtant entendu le dire un peu plus tôt, chez la psy, et elle y croyait encore ce matin : Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on se doit forcément quelque chose.

Mais la peine qui naît de ce genre de disparition, de rejet, ne se raisonne pas toujours aussi facilement.

 

L’avertisseur hurle. Sabine lève les yeux.

Plusieurs personnes descendent, d’autres montent à bord. Des jeunes adultes se croisent.

« Comment vont tous mes Sims ? Gabin ça va comment mon Sims ? »

Sabine observe le petit groupe discrètement, du coin de l’œil, les formes, les couleurs. Tenues item, sans coutures, la tendance de l’année. Romain aurait probablement été le premier à adopter ce style. Quand il suivait encore les tendances, les textures.

Coup d’œil plus appuyé : une veste évoque les contours d’un fruit à baies, un sac à dos multifacettes affiche skins et tokens lumineux. Elle avait peut-être besoin de ça pour se changer les idées. Un peu d’agitation autour d’elle. S’accrocher aux pensées des autres, pour ne pas se laisser emporter par les siennes. Sabine aussi est capable de vivre dans le déni. Comme si rien ne bouillonnait, comme s’il n’y avait pas besoin de prendre parti. Le porteur du sac hybride se met à japper dans le wagon. Difficile de savoir à quel animal il tente de ressembler. Il s’est lancé dans une démonstration qui ne convainc pas autour de lui. « Tu sais pas le faire encore. »

Tout le monde a des raisons de ne pas prendre parti activement. Subir le poids du quotidien en est une. Dans les transports il y a cette sensation contradictoire et rassurante d’être à sa place avec les gens qu’on déplace comme du mobilier.

« Tu verras quand j’aurai l’implant ! 

— C’est pas qu’une question d’implant, Jordan il sait le faire il a pas d’implant. »

Une rangée de banquettes à coques bariolées plus loin, devant elle, un homme de cinquante ans en costume et chaussures de sécurité s’est assis.

Vigile en route pour le travail, Sabine analyse. Un de ceux qui seront sur notre chemin plus par résignation que par conviction. L’air plus triste que menaçant. De là où elle est, elle peut voir ses pieds. Sabine ausculte le relief des semelles renforcées, chenilles qui remontent sur le devant des chaussures. Le vigile en costume donne des indications à son assistant IA en pendentif : « Enregistre un message maintenant… Oui… Tu sais qu’on a reçu les nouvelles armes aujourd’hui ? Que de l’électrique, et pas besoin de fléchettes comme les Tazers. Tu peux mettre quelqu’un dans le coma à 20 mètres. Ma parole, s’ils essaient d’envahir par derrière j’hésiterai pas. Bon allez, on a la formation aujourd’hui justement, je suis dans le train, je te laisse. »

 

Le déni ne suffit pas toujours. Sabine dégage par réflexe l’abaque qui pend au bout d’une lanière, sous les plis de son manteau, clique pour ouvrir le mécanisme et feuillette discrètement de petites cartes en papier, jusqu’à une page particulière. Dégradé jaune fluo qui tire sur le vert. Sabine ne discerne que du rose-orangé à la place des tons jaunes, sa dyschromatopsie génétique soustrayant le bleu : la carte est pour elle un dégradé rose tirant sur le cyan pâle. Mais la fluorescence persiste. Une sorte de radiation, de déjà vu. Les couleurs fluorescentes ont toujours provoqué cette fausse nostalgie chez elle, cette mélancolie artificielle. Elle ne sait pas pourquoi. Elle fixe du regard l’ondulation figée sur le papier, jusqu’à la sentir dans sa tête et son ventre.

Puis ancrée dans le siège de train de banlieue, elle se concentre mentalement sur l’image du chemin qu’elle imagine d’après les photos du dossier de filature. Une visualisation en surface, pas une véritable fuite.

L’allée entre des grands chênes, qui se courbe plus loin sur la droite où apparaissent les lumières oranges des grandes vitres rectangulaires. Elles luisent haut ces fenêtres, d’un réconfort de foyer, à moins de cent mètres de distance, sous le gris nuit déclinant du soir qui tombe. Maison de maître aux grands volets blancs. Le toit couvert de tuiles d’ardoise sombres au-dessus des chenaux du premier étage.

Comment sont alignés les vestibules à l’intérieur, les circulations entre pièces de vie ? Quelles superpositions de montants, de panneaux pour créer des profondeurs à l’intérieur de la réalité ?

Dans cette allée imaginaire, Sabine avance en esprit vers la maison confortable, le pas léger, pointes de pieds posées avant le talon pour ne pas faire de bruit sur le gravier. Le jour venu, elle ne sait pas encore si elle marchera en plein milieu du chemin, ou si elle devra arriver par les pelouses, sous l’ombre des arbres, pour ne pas être vue.

Le dossier d’un point d’entrée porte toujours un nom d’emprunt. L’homme dans la demeure au bout de l’allée aux grands chênes, qu’elle surveille à distance grâce à des intermédiaires, Sabine l’a renommé « Disciple ».

Disciple a fait Hypokhâgne, prépa Sciences Po. Tombé dans le droit des affaires parce qu’un soir le directeur d’une banque d’investissement dînait à la maison et lui offrait un stage. Une voie bien tracée par la cooptation dans la haute bourgeoisie, que l’abus de substances aurait pu démolir. Beaucoup trop de drogues dans les soirées des grandes écoles. Sa phrase pour se défendre, au cours d’une interview : « la mélancolie, on naît avec ». Même dans une famille blindée.

 

Elle claque le petit porte-carte dans sa main droite. Le bruit sec du boîtier qui se referme la ramène au réel immédiat, dans un train de banlieue.

Lumière qui jaillit.

Le wagon est sorti de terre. Entre les forêts de barres de béton et les quadrillages des façades bien réelles derrière la vitre, on aperçoit la pointe ouvragée de quelques constructions anciennes. Sabine repense à l’invitation de Strater, toujours entre son labo d’Allemagne et la France : en ce moment, il lui propose de profiter de la situation exceptionnelle du squat où il séjourne, dans les beaux quartiers de Paris. Un hôtel particulier qui servait d’ambassade il y a encore quelques années, vide depuis un coup d’État, et dont le petit pays propriétaire aurait sans doute du mal à faire valoir ses droits pour demander l’expulsion des occupant⋅es. Si la guerre continuait là-bas, l’endroit pourrait même devenir une zone quasi-invisible, à condition de garder une certaine discrétion vis-à-vis des autorités françaises. Argument ultime, le bel hôtel particulier situé dans l’enchevêtrement de plusieurs voies privées disposerait même d’une entrée de service particulièrement discrète. Si Sabine respecte le protocole le plus strict, Strater lui assure qu’elle pourrait passer le voir sans prendre trop de risques d’être repérée.

Au vu de son emploi du temps serré, pas sûr pour elle qu’accepter cette invitation soit la meilleure chose à faire. Elle préférerait quitter la capitale le plus vite possible, avant cette tempête de sable qui approche.

 

Sabine n’a pas le temps d’approfondir cette dernière réflexion. Une troupe d’uniformes a débarqué dans le wagon. Quelques regards menaçants jetés en passant, puis la patrouille s’arrête à hauteur d’un homme noir en djellaba.

La scène irréelle se déroule comme dans un mauvais souvenir. Les flics, trois hommes, une femme, entourent le voyageur assis, en le filmant. C’est la femme qui lui tend la feuille de papier : 

« Tu sais lire ? Tu connais Montesquieu ? »

Le plus nerveux des quatre flics, avec un air amusé, se met alors à invectiver ses collègues. Il les insulte sans qu’on ne comprenne exactement pourquoi, pendant que la première ordonne : « Lis le papier, lis le texte ! »

L’homme en tenue traditionnelle commence alors à réciter les premiers mots, sous les aboiements : « La tyrannie … » « La tyrannie la plus dure, est celle… »

 

Une séance d’humiliation. Mise en scène inversée. Probablement diffusée sur des groupes privés, en streaming live, ou archivée pour du fichage illicite.

La tyrannie la plus dure est celle qui agit sous la protection de la légalité et sous la bannière de la justice.

Sabine connaissait la rumeur, quelques témoignages à propos des « Montesquieu ». Personne ne sait d’où est parti ce nouveau rituel des flics fachos. Elle n’en avait jamais été témoin directement.

Celui qui traitait ses collègues d’ « assassins » et de « flics racistes » pendant toute la scène se met ensuite à relire à haute voix le nom étranger du contrôlé, pour la caméra, en butant sur la prononciation. Illes sont hilares. La scène se termine quand l’homme en tunique de toile blanche récupère sa carte d’identité après une vérification expéditive, juste pour la forme.

La minute d’après, cette brigade a disparu mais une chaleur persiste dans le ventre, qui ronge.

Sabine ne peut pas détourner ses yeux de la silhouette qui reste assise en silence un peu plus loin, sans la moindre agitation, comme si rien de tout ça n’était arrivé. Maintenant, elle voudrait faire quelque chose pour aider, pour compenser, se lever, aller lui dire quelque chose. Mais elle ne sait pas comment être plus utile qu’en se taisant. Il faut éviter de se faire remarquer. Avec les heures de MOOC qu’elle a ingéré sur la psychologie du processus, elle est bien placée pour savoir qu’un simple témoignage de soutien pourrait faire une différence. Mais l’espace de transit, l’espace public, n’est plus un refuge pour ses meilleures intentions à elle. Il ne faut pas se faire remarquer. Elle sait aussi que se voir dans les yeux pleins de pitié des autres peut être blessant, rabaissant… Il n’a pas besoin de ma pitié. Pour Sabine, sur la route encore pleine de dangers, pas d’autre espoir raisonnable que d’oublier immédiatement tout ce qui vient de se produire. Trouver un souffle à l’intérieur de soi, et faire le vide.

 

Derrière les vitres il n’y a plus que des lames de ciment. Sabine reconnaît les abords goudronnés plantés de bureaux de tabac. Sa gare à elle approche.

 

 

Au petit garage décrépi entre des parcelles couvertes de ronces, rien de suspect.

Chiffon coincé au-dessus du rideau de fer pour dire que tout va bien, un mot de la main de Strater pour confirmer, signé du canari : laudatif artefact. Sabine est seule sur place, la voiture est prête comme prévu, déjà inspectée dans la matinée par des capteurs électro-magnétiques de pointe. Dans un placard il y a des vêtements : une combinaison sportive et un manteau.

 

Après avoir baissé le rouleau d’acier qui referme l’atelier, Sabine conduit moins de cinq minutes dans la berline blanche. Se gare sur le bas-côté d’une petite route, enfilade de haies jamais taillées autour des gravillons, et laisse tourner le moteur.

 

À l’extérieur, très léger souffle de vent.

Masque sanitaire sur le nez, appuyée main gantée sur un pneu, elle a brassé le vide au-dessus des essieux avec l’objet en forme de grande télécommande. Répétant méticuleusement les gestes qui doivent l’apaiser. Liste de contrôles à vérifier une deuxième fois : jantes, calandre, réservoirs, là où les flics ont l’habitude de cacher leurs traceurs et mouchards qui ne s’activent parfois qu’avec les vibrations du moteur.

Le voyant du détecteur ne s’est pas allumé. Pourtant la gêne diffuse commence à poindre, dans les replis inexplorés, entre la paroi abdominale et l’espoir des jours meilleurs. Douleur plus insidieuse que l’inquiétude des débuts de mission. Rien à voir avec le cycle menstruel.

C’est dans ces moments que les anciennes habitudes reviennent vous titiller. Quadrisécable, premier quart d’un comprimé baguette. Pour couvrir le nœud dans l’estomac. Une once de chimie à ingérer. Elle n’aurait pas réfléchi, il y a encore un an et demi, un geste simple, rapide. À la place Sabine pose sa main sur l’abaque pendu autour de son cou.

Juste avant de reprendre la route, assise au volant, la crispation au-dessus de l’estomac s’est transformée en petite boule de chaleur. Sabine a compris qu’il faudrait faire avec pendant quelques jours.

 

Elle claque la porte. La voiture repart, dans la bonne direction cette fois.

Carrosserie réglée sur ton clair quasi blanc, avec le premier jeu de plaques minéralogiques raccord dans les registres. Un modèle enregistré ailleurs par une agence de location automobile correspond jusqu’à la couleur extérieure à cette copie conforme.

 

 

RAVI METAL

Inox Acier et Alu

Installation et dépannage de fermetures automatisées

Z.A Talaudières

 

 

Nettoyage Lavande

Tous travaux entretien, désinfection

ZAC des lavandes

 

 

10 h 21

Une demi-heure qu’elle roule. Dans la cabine sourde sur roues-moteurs, Sabine s’est habituée à l’odeur de neuf, différente des vieilles bagnoles. Avec l’accumulation de technologies, même les véhicules neufs les moins luxueux donnent l’impression de voyager en vaisseau spatial, quand on a l’habitude de conduire une relique automobile. La voiture réservée aux missions est une pile de puissance privatisée. Grâce à des leçons sur un circuit de pilotage, deux fois par an, Sabine saura en prendre pleinement possession si la situation l’exige. Le sens des responsabilités veut ça. Deux mains sur le volant, siège soigneusement ajusté à la longueur de ses bras, elle sait que dans des situations extrêmes, elle aura les réflexes.

Les voitures préparées que possède le groupe, cachées dans des sas, sont au nombre de trois : en dehors des planifications leurs sorties doivent faire l’objet de demandes spéciales. On ne s’assoit pas au volant de plus de deux cents chevaux d’acier à fausses plaques d’immatriculation pour aller faire les courses ou se promener. Pour se mettre au volant, tous⋅tes les auxis sans exception doivent pouvoir répondre à cette question, qui n’est plus strictement politique : Une si grande accumulation de puissance privée, pour quoi faire ?

La route défile. Droite, abrutissante. Même la crampe, anesthésiée par les kilomètres, n’est plus une pointe dans le ventre.

Parfois des signes extérieurs témoignent quand même d’une intention dans le néant. Depuis quelques kilomètres, des pancartes s’acharnent à faire connaître la direction jusqu’à Bébé Discount. Les noms de PME en naufrage sont le seul divertissement au bord des routes. Presque une poésie si on sait apprécier le trésor français des syllabes. Sanitub. Doggy Crock. Ravi METAL. Sabine en a déjà mémorisé tout une liste.

Les câbles tombés sur le bord des routes complètent le décor. Pannes d’infrastructures, pénuries. Dans quel état est ce pays. On prédit des guerres civiles depuis dix ou quinze ans, mais le décor hexagonal surprend toujours par sa capacité à revenir au calme plat après les explosions de désespoir. Heureusement, l’étincelle de la solidarité est toujours vivante. Pour une communiste libertaire qui a passé sa vie à attendre la prise de conscience générale, c’est la seule chose à laquelle se raccrocher. Les prophéties politiques ont tendance à ne pas se réaliser, mais les croyances déçues n’ont pas empêché tous les rêves de se matérialiser, sous une forme ou une autre. La collectivisation, l’autogestion, les indépendances locales, urbaines ou paysannes, les chaînes de contre-surveillance, tout est là, en germe. Tout est prêt pour basculer.

En face il y a la dénonciation. L’autoritarisme de petits propriétaires.

Sur le panneau du tableau de bord, un câble est enfoncé dans l’entrée du système audio. Branchement filaire archaïque qui part d’une poche intérieure de la veste de Sabine, où un lecteur de musique a été cousu à la main. Une petite poche, avec rabat surjeté. Dans l’habitacle lancé à quatre-vingt kilomètres heures, les haut-parleurs diffusent une chanson triste et sautillante de l’ancien duo Monchy & Alexandra.

Pendant les missions, sa musique repère c’est la Bachata sentimentale. Celle qui fait rouler les bongos des boîtes à rythmes électroniques. Sabine ne comprend rien aux paroles énamourées, mais ça la remue plus que n’importe quel autre style musical, elle ne sait pas vraiment pourquoi, elle qui se définit comme aromantique. Le martillo synthétique lui tiendra peut-être compagnie jusqu’à la destination finale de son itinéraire aller. La route à parcourir est encore longue. Pas le plus long des itinéraires, mais c’est le seul qui ne s’effectue pas en dyade, ou en triade.

En mission, comme le protocole de sécurité interdit d’avoir un téléphone avec soi, et qu’il est strictement déconseillé d’apporter des appareils électroniques personnels, de peur de semer des preuves accablantes en cas de perte de ces objets plein de traces de doigts, d’ADN, et de métadonnées, on se retrouve parfois sans musique.

Sur son lecteur audio très simple, cousu dans la doublure de veste et dépourvu de réseau ou de liaison sans fil, Sabine ne met que de la Bachata passée de mode.

 

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PHARMACIE Bréguin

(direction centre-bourg)

 

NEURO-INFLEXEURS *

⊙ Pensée + rapide

⊙ Mémoire des noms et visages

⊙ État de FLOW durable **

 

* catégorie 3

** définition CE32

 

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10 h 40

La route qui s’étire à l’infini produit le même état de conscience altérée qu’en faisant la vaisselle ou en se brossant les dents devant la fenêtre. Dans ce brouillard de pensées, ça lui revient sans prévenir : Sabine se souvient intensément qu’elle a rêvé cette nuit. Un nœud chaud de la mémoire, emplacement sans images, sans titre. Impossible de se souvenir du contenu, mais elle en ressent l’émotion, creuse, détachée. Encore un rêve coincé qu’elle oubliera pour toujours, comme les autres, après la frustration passagère. Cette frustration d’avoir un message en attente, et de ne pas pouvoir y accéder.

Madeleine Diakité aborde le sujet dans l’un de ses livres. Sabine les a presque tous lu. Au-delà de l’interprétation des rêves, l’autrice psychologue conseille de renouer avec cet ailleurs si intime, qui nous permet de ressentir notre propre potentiel émotionnel. Cette puissance de vie, que le quotidien anesthésie, mais qui sait trouver le moyen d’exister en silence, en rêve. Le livre ne parle pas de secrets coincés dans les limbes par contre. Quelques gouttes d’une décoction de Millepertuis, avalées avant de dormir, suffiraient peut-être…

Sabine égare les rêves, mais accumule toutes ces mémoires organiques pesantes. En vieillissant, les souvenirs des jours de la semaine s’entassent bruyamment, au lieu de s’écouler comme les songes, dans un oubli du petit matin. Toutes ces mémoires d’affects, de paroles, d’attentes, même insignifiantes, deviennent plus lourdes avec les années, comme si la force de gravité enflait au tournant de chaque nouvelle décennie. Les erreurs et les regrets deviennent de plus en plus lourds. Surtout à quatre heures du matin, quand le sommeil refuse de vous emporter dans l’oubli.

Ça doit être ça que Romain tente de lui faire comprendre, à coup de messages élusifs et de versets sur l’Amour divin. La rédemption, celle qu’un pasteur lui promet, c’est peut-être une sorte de remise à zéro de tout ce qui s’entasse, les souvenirs comme les fautes. Dans cette église on prêche la nouvelle naissance. Un nouveau départ, avec les baptêmes par immersion et tout le folklore, pendant de grandes assemblées. Les adeptes se rassemblent dans un grand hangar, une ancienne usine avec scène de spectacle aménagée au centre. Sabine a fait ses recherches, complétées par un repérage discret sur les lieux, depuis l’extérieur. Comme pour d’autres lieux, sur son autre liste à surveiller, celle qui conduit à la case Prison ou à la carte Révolution.

Dans ce hangar qui ne représente aucun intérêt stratégique pour une révolution, le dimanche et les autres jours de réunions de prières, les gens se déplacent en masse. À croire que les véritables assemblées populaires sont là-bas, dans ces communautés d’un nouveau départ.

Ce besoin-là, celui d’effacer les souvenirs grâce à la communauté, Sabine pourrait presque le comprendre.

 

Un ours en peluche géant apparaît sur le bord de la route : Toudou tout propre, semi-grossiste de détergents.

Dans l’habitacle anthracite qui étouffe tout, Sabine ouvre la bouche, pour s’exercer à faire résonner sa parole. Elle prononce quelques mots : « Carte compte client. » « Traitement différé. » Les répète. « Votre carte client. » Improvise. « Donnez la couleur, tombée par terre… attention, attention à vous ! ». Comme les mots lui viennent, automatiques, elle se met à psalmodier. Tout ce qui lui passe par la tête, en claquant la langue, en roulant les syllabes. L’habitacle vibre, maintenant qu’elle hausse la voix pour faire sortir toute cette puissance qu’on enfouit.

Puis elle se tait, et laisse le silence dresser un mur entre elle et le monde.

 

11 h 04

Des frênes violacés sur les talus qui bordent la route. Le ciel se voile légèrement pour projeter des couleurs éteintes en pleine journée.

Sur la carte routière en papier qu’elle garde dans le vide-poche, Sabine a repéré à l’avance le nom de la localité où chercher l’échangeur d’autoroute gratuite. La carte ne contient aucune note ou indication. Ça aussi, interdit. Mais Sabine se souvient bien. Elle y est venue il y a un an et garde le souvenir précis d’un nombre, 14, numéro de l’embranchement par lequel on entre sur la voie express. Étrangement, elle a toujours du mal avec le nom de cette ville, dont elle ne parvient pas à retrouver les syllabes exactes, et qu’elle associe sans le vouloir à une plante grimpante. Mais elle se souvient très bien du site.

Quand elle arrivera sur l’aire de repos, elle saura exactement quoi faire. Des années de manœuvres pour faire circuler les biens d’une économie parallèle ont cet effet-là.

 

11 h 28

Les arbustes disparaissent autour des talus. Les grandes concessions de ciment approchent.

Émot’icones communication, sur la droite.

Halo Lumières. C’PRIM Nettoyage.

Après les tôles, les murs laids aux gris étalonnés. Un bar tabac. Petites portes d’entrée resserrées, sur d’autres murs laids. Une supérette, fleuriste, boucher, à nouveau les murs fendus d’orifices maladroits qui laissent passer les humains mais doivent retenir les chagrins. Tout est gris même sous les couleurs pisseuses.

Les derniers bâtiments d’un centre-ville s’effacent rapidement.

La route à nouveau dégagée de chaque côté.

 

Au prochain rond-point le signe qu’elle attendait se manifeste. La voie express est indiquée sur la droite.

Pas de péage, ni de ticket d’entrée. Le revêtement change de tonalité. Accélération sur large tronçon de réalité réquisitionnée. L’aire de repos n’est qu’à trois ou quatre kilomètres, deux minutes de goudron noir et de bandes blanches immaculées, elle se rabat sur la sortie immédiate.

Se garer le plus tôt possible. Pour éviter d’être dans le champ de l’unique caméra située 150 mètres plus loin, derrière les cubes métalliques qui servent de toilettes. Stationnement en épi. Il y a cinq autres véhicules, plus deux semi-remorques qu’elle évalue au premier regard. Pas de flics ni de douanes, visiblement. Dans le miroir du pare-soleil elle replace bien droit sur son nez le cache cou en tissu stretch qu’elle portait bas, et qui dessine maintenant un nouveau visage grâce à l’imprimé réaliste. Elle s’enroule dans un foulard supplémentaire.

Une paire de gants, des lunettes noires différentes, et une capeline de taille moyenne sur la tête. Pour s’adapter au terrain une dernière touche est nécessaire : des sur-semelles en silicone, enfilées pour couvrir ses fines chaussures. Sur le siège passager elle attrape un sac à hanses bossu, puis sort du véhicule, méconnaissable, verrouille les portes et s’éloigne sac sur l’épaule, à gauche.

L’aire est disposée en longue bande parallèle à l’autoroute. Sabine avance en modifiant volontairement sa démarche, elle boite à droite, les épaules relevées contre la nuque, comme elle le fait pendant les entraînements.

Après les toilettes et les dernières places de parking surveillées par l’œil du pylône, un petit chemin continu dans l’herbe mauve mal tondue. Quelques arbres éparpillés, des bosquets, canettes vides, emballages de préservatifs, plantain et orge des rats jusqu’aux chevilles. La caméra disparaît, obstruée par la végétation parme. Encore quelques dizaines de mètres.

Le grillage en vue, un dernier regard circulaire et Sabine passe derrière une rangée de buissons, abritée par un grand charme. Dos au grillage, elle met des coups avec le dessous du pied, sur le maillage galvanisé. Ça ne vient pas tout de suite, elle tape une fois, deux fois, se déplace, recommence. Après plusieurs tentatives, elle découvre enfin le passage, plus tendre sous ses coups de semelles.

L’ouverture monte à un mètre cinquante de hauteur environ. Elle tire le bas du grillage pris par les pousses d’herbes folles, doit s’y reprendre, arrache avec ses gants le liseron qui a déjà commencé à recoudre la brèche, retire son chapeau beaucoup trop large, et se glisse à pas de canard dans l’ouverture. Le manteau accroche. Elle se félicite toujours d’avoir limé consciencieusement les tiges sectionnées, des années plus tôt.

 

Derrière, c’est une forêt sans broussaille, avec son lit d’humus spongieux sous les feuilles mortes. Sous-bois maigre et tassé, qu’elle perçoit couleur aubergine, où se frayer un chemin en pente légère.

Sa lampe à lumière noire, sortie d’une grande poche de manteau, révèle un premier repère. Peinture invisible sur les arbres. La direction à suivre est plein ouest, Sabine s’oriente grâce à la boussole fixée sur la lampe. Vingt ou trente mètres plus loin un autre repère apparaît sur l’écorce, aux ultraviolets. Un tronc marqué est incliné, couché par une rafale de vent. Elle tourne à gauche, direction sud cette fois, et fait une vingtaine de pas grossièrement espacés d’un mètre. Elle cherche un peu du regard, il n’y a pas de symbole dans la zone immédiate mais elle reconnaît l’alignement.

Un amas de branches à déplacer. C’est bien là.

Dans l’autre grande poche du manteau elle attrape la petite pelle de jardin, pour gratter les feuilles humides et dégager le sol. La terre est encore meuble depuis le dernier passage.

Sabine dépose tout ce qu’elle déblaie en tas à côté d’elle, pour pouvoir reboucher ensuite. À dix ou quinze centimètres de profondeur elle déterre une planche. Sous cette planche une caisse en plastique coriace fermée par un couvercle à rabats. Elle retire ce couvercle, jette encore un œil dans les bois autour et au-dessus d’elle, puis sort le petit coffre non métallique, en graphène, fermé par un verrouillage à combinaison. Elle tire un linge de son sac, le dispose au sol sur les feuilles mortes et s’agenouille devant le coffre. Compose sur les touches le code qu’elle connaît par cœur, ouvre entièrement la porte étroite du coffre, et vérifie les inscriptions sur les pavés fins enveloppés de papier Kraft qu’elle trouve à l’intérieur. Il y a les « 1000 », les « // », et les « CHF ». Elle prend d’abord les 1000, en comptant : un, deux, trois… jusqu’à sept. Et complète avec trois enveloppes « // ».

Dans le sac en tissu qu’elle portait en bandoulière il y a une enceinte en forme de grosse pilule, et un tournevis. Après avoir retiré les trois têtes fraisées à l’arrière, Sabine ouvre l’enceinte dont le haut-parleur a été enlevé pour offrir beaucoup d’espace libre. Minutieusement elle place les dix liasses de mille euros dans l’enceinte, tasse un peu pour refermer et revisse ensemble les deux parties de l’appareil. Encore un coup d’œil pour surveiller rapidement les environs, puis elle recompte. Si les notes sont justes il devrait rester six liasses « 1000 » et dix liasses « CHF » dans le coffre après son passage. Elle vérifie, tout correspond. Elle verrouille la petite porte noire et replace le coffre-fort miniature dans la caisse, qu’elle referme et dépose au fond du trou. Elle positionne la planche par-dessus, étale la terre, couvre avec des feuilles, et dispose les branches. L’enceinte pleine enfoncée dans le sac bandoulière, Sabine conclut son ouvrage en décrottant la pelle de jardin avec une poignée de feuilles mortes, puis la remballe dans un sac plastique.

Quelques pas en arrière pour vérifier la scène. Étaler plus de feuilles à l’endroit où elle s’est agenouillée, et repartir.

 

Le grillage. S’extraire de la fente portail. Enlever puis remettre le chapeau trop grand.

Après les buissons, longue pelouse. Changer de démarche à cause de la caméra.

Avant la piste goudronnée, encore quelques secondes d’attention : Ok, rien ne bouge là-bas.

 

Sabine réapparaît dans le monde.

 

Elle n’a pas fait dix pas qu’un mouvement se déclenche à trois cents mètres. Une ombre qui se sépare en deux silhouettes. L’une des deux se rapproche dans sa direction, porte une tenue… bleu flic. Cette couleur terne, comme dans l’abaque… sûrement du bleu foncé.

Il est trop tard pour faire demi-tour.

 

Tous les réels se superposent.

 

Premier réflexe à adopter : dévier légèrement, changer de direction. Éviter la confrontation, calmement. Gagner du temps.

L’uniforme est peut-être encore assez loin pour que le déguisement à large chapeau qui vient à sa rencontre ne lui paraisse pas immédiatement suspect. Sabine pivote sur la gauche, pour ne pas faire face. Elle enfonce dans le foulard son nez déjà recouvert d’un cache-cou à visage anonyme, utile de loin, mais totalement louche à courte distance. Aller s’enfermer dans une des cabines est la seule décision raisonnable. À quelques mètres.

 

Sabine entre et referme le loquet des toilettes, se tourne face à la porte, debout, pas trop proche des cloisons. Écoute en silence.

La voiture seule est un élément à charge.

On tombe pour moins que ça, Erwan est en détention provisoire depuis deux ans. Julia en centrale. Sully en internement psychiatrique. La découverte des plaques d’immatriculation sur pivot scellera la décision du parquet, celle des fausses coupures la décision des juges.

 

Les bruits de pas approchent.

Porte de la cabine d’à côté qui tape contre la paroi, verrou qui coulisse. Tambour métallique qui roule, papier froissé, frottements textiles.

 

Une minuscule partie de la totalité réside ailleurs. Dans la vie feutrée d’un appartement. Manger des plats préparés, en écoutant des podcasts sur les plantes officinales et les expériences communautaires transféministes au début du siècle. Du travail intérim tous les deux mois, à vérifier les corrections automatisées pour l’enseignement supérieur, ou en classant des supports magnétiques dans les sous-sols, au milieu d’armoires mobiles.

Pour faire taire le trou noir dévorant qui sépare les deux mondes, Sabine connaît des techniques mentales. Sans bromazépam. Sans psychostimulants.

L’une fait plus que baisser le rythme cardiaque. Elle anesthésie la volonté. Les centres nerveux cessent d’engager tout ce qui n’est pas motricité et survie. On devient incapable de prévoir, d’imaginer les maux à venir, les douleurs dans le ventre. Incapable de vouloir. La routine endormie devient une tristesse rassurante, les jambes et les mains se déplacent au ralenti, portées par les fonctions primaires du cervelet. Il suffit de basculer dans cette mémoire qui reste gravée quelque part. Se dire qu’on n’est plus rien, qu’on ne vaut rien. Qu’il ne se passera plus rien, rien à attendre. Juste s’endormir, toute la journée. Épaules repliées, le dos courbe. Vision diminuée, assombrie. Vivante encore un peu, mais éteinte.

De toute façon même Romain ne veut plus entendre parler d’elle. Son propre frère.

 

Clapotis au fond de la cuvette de l’autre côté du panneau séparateur des chiottes.

Sabine comprend qu’elle peut relâcher le diaphragme. La brigade de douane est peut-être là par hasard.

 

S’éteindre, elle saurait le faire à nouveau.

Est-ce qu’elle veut vraiment se rassurer avec la promesse qu’elle pourra anesthésier ses fonctions vitales par sa propre volonté, dans une cellule de quartier d’isolement ? Il y a d’autres techniques pour se calmer. Déformer la perception du temps, déformer la… Une voix nasillarde hurle soudain dans un haut-parleur : 

« J’ai le véhicule en approche Clara, véhicule en approche ! »

La porte d’à côté grince, tape contre les parois. Les semelles claquent sur le bitume. Et la voix s’éloigne en s’écriant « J’arrive, j’arrive ! »

Bruit de moteur en surrégime, pneus qui crissent et s’éloignent dans la circulation.

Tout s’est passé en quelques secondes encapsulées.

La tristesse se fige. Les murs dans l’obscurité se figent. Le silence et l’odeur de pisse. Puis l’image se dissipe. La cellule de prison disparaît derrière l’horizon sale, derrière la porte battante.

 

Sabine attend encore avant de sortir de sa cachette. Accroupie par terre.

Les grandes dalles de carrelage blanc sont fissurées, sous des traces lie de vin peintes par les sur-semelles terreuses.

Quand elle ouvre la porte de la petite cabine sanitaire, le ciel gris clair a évaporé le danger. Mais la boule pointe à nouveau, un peu plus haut, au-dessus du nombril. Et la mission n’est pas terminée. L’argent doit encore être acheminé à la prochaine étape du relai.

 

Pour suivre sa route, Sabine doit quitter rapidement cette torpeur. Alors elle emploie une technique : ouvrir grand la bouche en se mettant à haleter très fort, par petites respirations profondes et rapides, qui provoquent l’hyperventilation. Puis rouler ses yeux de gauche à droite, plusieurs fois. Reprendre les respirations rapides à nouveau, ensuite recommencer avec les mouvements d’yeux. Le résultat se fait vite ressentir, comme si elle avait effacé la mémoire de travail, prête à se focaliser sur n’importe quoi de neuf.

Une dernière inspiration, lente, profonde, qu’elle bloque lorsqu’elle ne peut plus accumuler d’air dans ses poumons. Regard droit devant elle, vers la route, et elle expulse tout bruyamment en filant vers la voiture.

 

Il faut déposer l’argent.

 

Sabine déteste l’argent, autant qu’elle déteste les armes. Mais toute opération nécessite des fonds, une mise de fonds comme dit O.G., pour avoir un minimum de liberté de s’organiser, de se déplacer. L’argent achète une liberté provisoire, et si elle n’était pas tournée tout entière vers un objectif, Sabine trouverait ça insupportable.

La moitié de la somme qu’elle déplace servira à réapprovisionner les coffres des membres du groupe qui font des demandes pour subvenir à leurs besoins, le reste pour payer l’intermédiaire qui fournit les outils livrés dès demain en échange.

Le nouveau venu aura bientôt besoin d’une mallette citoyenne à disposition, et il manque quelques outils neufs pour la garnir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

***

 

Une table qui rassemble des personnalités, dans un café mal éclairé. Lumière plongeante, petit comité. Ou bien s’agit-il d’un vrai dîner mondain ? À sa droite, le visage lui paraît familier. Oui, il s’agit de cette autrice qu’on voit dans les magazines depuis quelques mois. La conversation s’engage comme avec une amie : « Tu sais dessiner Paris de tête ? Non ? C’est facile, c’est une forme de cacahuète… », « Et tu sais que si tu traces la psychogéographie de tes déplacements sur la ville, le dessin te révèle un nom secret… »

 

Une lueur de jour inonde la scène, qui s’évanouit dans la clarté quand Krill ouvre les yeux. À l’abri des regards sous la tente rectangulaire, iel s’est endormi quelques heures dans un duvet fin. Sa montre indique 9 h 13. 45 minutes avant le rendez-vous qu’iel doit surveiller. À deux minutes près, le réveil vibrant allait se déclencher silencieusement, posé entre ses clavicules, au-dessus du binder en coton qu’iel porte. La nuit a été très courte sur ce toit terrasse.

Krill écoute d’abord, immobile, pour être sûr qu’aucun drone ne passe à proximité. Ensuite seulement, iel descend la fermeture zip de l’abri en toile, et s’extirpe de la structure légère appuyée contre une large cheminée en ciment. Bien faire attention à rester derrière cet obstacle, dans l’ombre cachée aux regards. Le ciel est bas, épais. L’immeuble de bureaux n’est qu’à cent mètres, derrière, de l’autre côté du vide. Noyés dans un gris océan, les toits bleus de Paris ont disparu quelques étages plus bas.

Avant de sortir le dispositif qui permet d’écouter à distance, en pointant l’optique à laser sur les vitres, il faudra encore vérifier que les conditions sont réunies. Krill prend son temps. Déplie ses bras à l’air libre, fait craquer quelques articulations. Boit une gorgée de sa bouteille de jus de fruits, mord dans un pain noir aux graines, dos appuyé au ciment. De son côté de la cheminée, à l’opposé des bureaux, les toits de la ville sont hors de vue. Krill surplombe cette commune de riches, à l’exception de l’immeuble dont il faut se cacher. Un édifice à l’écart, détachée devant le bosquet lointain des autres tours, celles qui arborent en épigraphes les noms de corporations et de milliardaires.

Être juste de l’autre côté de la limite intra-muros présente des avantages topographiques. Mais il fallait agir de nuit. Les riverain⋅es sont très suspicieux⋅ses dans cette zone sans soucis. Une silhouette passant de toit en toit en pleine journée déclencherait une série d’appels paniqués au commissariat du coin, même en portant la chasuble d’agent technique.

Avec quinze ans d’entraînement gymnaste et circassien dans les bras, Krill voyait cette escalade comme une formalité. Mais la dernière partie de l’ascension, sur les balcons à encorbellements, était plus éprouvante que prévu. Son gant est lacéré à la main gauche. Même pour l’acrobate qu’est Krill, la progression verticale n’a pas été simple. Parvenir à poser ses crampons sur les plaques bitumées de cette terrasse était une épreuve, pas la façon la plus simple de progresser dans le dossier de surveillance « Disciple ». Mais il n’y avait pas le choix. Les voies classiques ne suffisent plus.

Maintenant que le jour s’est levé, que la planque est installée, il reste à vérifier que les deux autres sont à leur poste, en bas, dans la rue. Des anonymes venu⋅es prêter main forte aujourd’hui. Pas du tout au courant de la nature de la cible, ni de l’existence du groupe. Simple soutien logistique, une chaîne dans ce qu’elle a de plus basique. L’inconvénient, c’est que leur matériel radio n’est pas aussi perfectionné que celui du groupe. À cause des obstacles physiques et de la hauteur, la liaison ne passe pas depuis le centre de la terrasse où Krill se cache. Pour pouvoir communiquer avec les petits postes émetteurs-récepteurs, il faut se rapprocher du parapet. L’anonyme posté⋅e en-dessous devrait être du côté Est, autour de la rue Arago.

 

Flexions latérales du cou, pour s’étirer le grand trapèze. Rotations des avant-bras sur l’axe du coude, pour chauffer les jointures. Ensuite, aplati au sol comme une blatte, Krill se met à ramper jusqu’aux parpaings qui bordent le précipice. Là, toujours recroquevillé pour ne pas dépasser de la ligne de crête, iel vérifie dans le menu de sa radio portable que la fonction bruyante Roger Bip est désactivée. Déroule le câble de l’oreillette-micro, et appuie sur une touche d’appel.

La réponse ne se fait pas attendre :

« Mouchebœuf en situation, Mouchebœuf en situation. »

La qualité de la transmission est bonne, Krill est rassuré.

— Pachinko en goguette, Pachinko en goguette. Tu me reçois Mouchebœuf  ? »

« Oui je te reçois bien. »

Par précaution, la modulation numérique sur cette fréquence est chiffrée, mais les noms de substitution ne sont jamais superflus.

— OK, alors j’ai pas de transmission sur place, donc je reviendrai vous tenir au courant d’ici deux heures. Terminé.

« OK Pachinko, deux heures max, bien reçu. »

 

À 10 h, l’heure du rendez-vous indiqué dans un message dérobé, Krill se tient prêt. En recul de la cheminée. Le boîtier à objectif laser discrètement stabilisé sur un petit trépied horizontal lesté, un cache anti-reflet posé sur la lentille, pour éviter de trahir sa présence. L’appareil de capture d’images infrarouges ultrarapide est conçu pour enregistrer à une distance de 100 mètres les variations infimes d’un laser invisible pointé sur une surface vitrée.

En face, le dernier étage, bureaux dispendieux. « Disciple » se rend deux ou trois fois par an dans l’un de ceux-là. Il faut encore trouver lequel, à la visée. Repérer exactement quelle est la fenêtre du conseiller qui le reçoit n’est pas évident. Même dans les jumelles électroniques Krill ne saurait pas reconnaître immédiatement le visage du courtier, à cause des mauvaises photos du dossier. Sur la ligne du dernier étage il y a trois ou quatre surfaces qui pourraient correspondre à la cible. Les vitres ne sont pas obstruées par des voilages ou des stores. Un des bureaux est inoccupé. Krill pointe l’écoute sur le cabinet d’à côté :

« … Il faut que tu me règles tous les détails avec l’architecte… oui les deux tables à rehausser sont en marbre donc c’est l’artisan d’Italie… tu me fais tout ça, et à onze trente on sort déjeuner. » Un silence encombré de bruits de pas ou de mobilier, puis la conversation semble reprendre, lointaine, étouffée par la mauvaise qualité de reproduction. « Chez Rumont vous avez fait […] contre-visite […] les maîtres d’œuvre ? Oui mais je connais le client, je veux que tout soit irréprochable. » S’ensuit une réponse incompréhensible de plusieurs voix.

D’une petite rotation de la molette Krill fait coulisser à l’aveugle la visée du laser vers l’autre compartiment, sur la droite, où une silhouette reste assise en silence, de profil, devant un bureau de direction en verre trempé.

10 h 02 sur la montre. Disciple n’a pas la réputation d’être souvent en retard. Krill a pu le constater pendant la dernière campagne aller-retour, il y a quelques semaines. Disciple n’est pas le seul objectif, Krill a quelques activités de surveillance en dehors du groupe, des milliardaires, des politicien⋅nes… Mais Disciple reste le poisson le plus fiable à chacun des rendez-vous révélés par d’autres auxis et péonnes. Sa ponctualité est assez rare pour être remarquable.

 

Dans le casque qui transmet l’écoute, une sonnerie retentit, altérée par la résonance métallique. La voix de l’homme assis au bureau y répond directement : « Oui, fais-le entrer. »

Bruit de porte qui claque.

« Mathieu, comment vas-tu ?

— Assommé. Je sors du cabinet du conseiller d’État dont je t’avais parlé…

 

C’est lui.

Krill espère que cette écoute sera plus fructueuse que la dernière en date. Si Disciple est considéré comme un bon point d’entrée, c’est à cause de son statut de consultant proche de tous les cercles de pouvoir, et d’un carnet de contact qu’on dit incommensurable. Il serait temps de pouvoir en profiter.

 

— Je me souviens que tu t’en plaignais déjà à l’époque de ton premier Davos…

— Ils ne comprennent même pas comment fonctionne la Banque Centrale Européenne… Et toi alors, comment se portent les enfants ?

— Oh ça va, on a passé le cap le plus difficile. Le grand s’est enfin résolu à s’investir dans des clubs. Ça va l’occuper un peu…

— Ta femme va bien ?

— Ma femme va bien, tant que je ne rapporte pas « de négatif » à la maison.

— J’attendais justement que tu m’apportes de bonnes nouvelles, pour me changer les idées. Tu m’as enfin trouvé le Yacht de mes rêves ?

 

Krill écarquille les yeux, surpris que le sujet arrive aussi vite cette fois-ci. La récompense qu’iel attend aujourd’hui est un simple nom, celui d’un bateau. Ça ne devrait pas être compliqué vu le peu de précautions prises dans ces discussions informelles. Pourtant l’info lui a toujours échappé. Un navire de luxe géant, sur lequel Disciple a eu l’occasion de se rendre pour des réceptions très exclusives, de celles qui font les grandes décisions en marge des sommets. Savoir exactement où se croisent décideurs et milliardaires permettrait aux milieux de contre-surveillance d’avoir une longueur d’avance. Avec un peu de chance, l’écoute pourrait porter ses fruits aujourd’hui, et Krill ne peut se retenir de pester à voix basse : « Lâche-moi ce nom, jeune ploutocrate ! »

 

— C’est ton avancement qui te tracasse ?

— Pas exactement. Tu es au courant comme moi j’imagine, que Laharpe va officialiser les « super conseillers ».

— J’ai cru comprendre que les pôles IA allaient sortir de l’ombre, effectivement.

— Le bonhomme a des défauts, mais il a du courage, on peut lui reconnaître ça. Malheureusement les « Pôles de Guidance » que notre bon président veut faire entrer dans la constitution européenne sont un no go en ce qui me concerne… Tu ne peux pas savoir à quel point ça me fout en rogne.

— J’ai entendu que Tashram ne s’était pas gêné pour prendre une participation avant l’heure lui. Toi effectivement, tu as les mains liées…

— Si j’agis dès maintenant, on va me le reprocher. Pendant que d’autres vont se remplir les poches. Mais moi, non, moi je dois sauver les apparences, quels hypocrites. On attend le moindre prétexte de « prise illégale d’intérêt » pour m’empêcher d’accéder aux grandes fonctions.

 

Une chaise ou un fauteuil qu’on traîne indélicatement sur le sol. Bruit de cuir froissé.

 

— Nous verrons si les commissaires européens sont sensibles à ses appels du pied…

— Dire qu’il nous aura fallu un clown au pouvoir pour comprendre comment moderniser tout ça.

— Ah ça ! Les choses vont se moderniser, une fois que les Agences de Conformité des Algorithmes auront étendu leurs prérogatives. Il fallait créer un organisme polyvalent dès le départ au lieu de ces demi-mesures… Il y a cinq ans j’aurais eu plus de marge de manœuvre qu’aujourd’hui !

— Heureusement pour toi j’ai une proposition qui va te faire oublier tout ça.

— Je ne sais pas si je dois me réjouir ou prévenir mes avocats quand tu m’annonces ce genre de choses.

 

Rires de connivence dans le bureau.

Derrière le dispositif d’écoute à distance, une grimace se dessine. Krill sent que l’occasion d’obtenir les informations nautiques est sur le point de lui échapper à nouveau.

 

— Mathieu, on se connaît depuis longtemps, tu sais que j’ai à cœur de te faire profiter des meilleures options.

— Je ne serai pas là autrement.

— J’ai une très bonne source, je ne t’en dis pas plus parce que je ne veux pas prendre trop de risques tu comprends, mais tu dois me croire, c’est de première main. L’opportunité est magnifique.

— Fabrice, tu as toute mon attention.

— Tu sais, bien sûr, que les implants neuraux dont tout le monde parle, ceux qui s’hybrident une fois plantés grâce à la biotech indienne, pourraient être produits chez nous à des fins expérimentales ?

— Oui j’ai entendu parler d’un contrat avec la défense en effet.

— L’armée, c’est le moyen le plus simple de prendre de l’avance sans être redevable vis-à-vis de l’opinion public…

 

Sur le toit du bâtiment qui fait face aux deux protagonistes, Krill grogne d’abord de déception. On s’éloigne complètement du yacht.

Il ne lui faut pas longtemps pour se laisser happer dans cette nouvelle discussion :

 

— Tu as aussi entendu les polémiques sur cette tech, les levées de bouclier qu’elle provoque, mais tout ça laisse-moi te dire que dans deux ou trois ans on n’en parlera plus, comme pour les Intelligences artificielles. Ce qui est important c’est que la technologie existe, et elle arrive.

— Avec Séverine on a aussi nos réticences là-dessus…

— C’est normal, tu es quelqu’un qui a des convictions, et c’est très bien d’en avoir, mais ne te laisse pas détourner de la vision stratégique, écoute l’offre et tu vas voir, une option comme celle-là, dans une vie, ça ne se refuse pas ! Le contrat défense, c’est un pied dans la porte. Et c’est le moment d’entrer.

 

OK, ça prend une tournure intéressante… Tant pis pour le yacht.

 

— Jusqu’à preuve du contraire, la seule start-up digne d’intérêt dans le domaine chez nous, c’est Néoral non ? Mais d’après ce que je sais, elle rame dur malgré les injections de capital.

— La situation n’est pas reluisante c’est vrai, même avec les investisseurs corporate derrière. Mais ma source bien renseignée m’apporte une perspective plus intéressante à moyen terme.

 

Krill est redevenu très attentif, concentré pour tenter de saisir toutes les implications derrière le jargon technique. Sur ce coup-là, Disciple ne semble plus être le mieux informé, mais il doit lui rester des cartes dans la manche. Connaissant les personnages, l’enjeu va probablement devenir une histoire de gros sous très rapidement.

 

— Arrête avec les effets d’annonce Fabrice… Dans quel partenaire de Neoral vas-tu m’annoncer qu’il faut prendre un intérêt pour profiter de ton opportunité ?

— C’est la beauté de la chose : je ne te propose pas d’investir dans un à-côté. Pour alimenter la future production, quel que soit le fabricant de ces nouveaux implants révolutionnaires, il faut une filière stable dans l’extraction de terres rares et dans le traitement d’un élément en particulier, le niobium. Au niveau Européen, à cause des sanctions, il n’y a qu’un seul exploitant capable de déployer un écosystème complet autour du niobium. Une SA polonaise, Arok, tombée en désuétude faute de commandes. Tu peux commencer à prendre des parts, sa valorisation est à moins de 5 euros actuellement.

Pas de manifestations d’enthousiasme. Difficile d’interpréter le silence depuis l’autre bord aveugle, mais Mathieu Fourier ne met pas longtemps à reprendre la parole :

— Arok… Oui, tu te doutes que le nom ne m’est pas étranger. Comme je te connais je n’imagine pas un instant que tu vas te retenir de me proposer une stratégie en or pour faire levier ?

— Non seulement j’ai une très bonne option de compte sur marge, mais en plus de ça j’organise un dîner avec l’un des actionnaires majoritaire de la société Arok. Le bougre n’est au courant de rien, il veut se débarrasser de 30 % des actions, Over The Counter. Je lui ai dit qu’il y aurait des repreneurs potentiels à ma table. 30 %, tu imagines ? Tu es libre en début de semaine prochaine, avant cette foutue tempête de sable ?

 

Quelle bande de charognards.

Krill ne peut s’empêcher de penser que si Disciple est un point d’entrée convoité, son gestionnaire de patrimoine a lui aussi l’air d’être un joli sac d’embrouilles. Le premier a beau être incontournable par son rôle dans plusieurs dossiers confiés par le gouvernement à son cabinet de conseil, Fabrice mériterait bien une surveillance pour lui tout seul, si les effectifs de volontaires le permettaient.

 

Les détails de l’affaire et du dîner sont vite expédiés dans la suite de la conversation. Après quoi Fabrice profite d’une digression pour lancer un nouveau sujet :

— Tu sais que j’ai du nouveau pour la sécurité privée dont on avait parlé ?

Un tintement qui doit être celui de verres sur une table. Disciple semble soudain redevenir très sérieux :

— J’espérais que tu m’en parles.

— Je crois que j’ai trouvé un gars. Il est passé par la légion et m’a été recommandé par des contacts dans la maison.

 

Des contacts dans la maison. En d’autres termes, des flics. Faute d’avoir obtenu le nom du navire qu’il attendait, Krill garde un sentiment de légère frustration, mais cette dernière information inattendue lui fait l’effet d’une petite fièvre. Iel vérifie par une pression dans le menu de son appareil que l’enregistrement continue de tourner, et que la batterie pourra tenir une heure de plus.

 

— … Peut-être pas très prudent d’en parler ici.

Disciple marmonne quelque chose d’incompréhensible, à quoi l’autre pourvoyeur d’embrouilles répond :

— Je te donne sa carte. Tu diras que tu l’appelles de ma part, je l’ai déjà briefé.

— S’il peut faire le job je te revaudrai ça.

— Prend des précautions surtout, ne parle pas trop au téléphone, il te proposera un rendez-vous directement, je pense vraiment qu’il a du potentiel.

 

Étrange comme disciple a pris un ton affecté tout à coup sur ce sujet. Sa préoccupation semblait inhabituelle, surtout après une occasion de se remplir les poches. Elle ne ressemble pas exactement à cette inquiétude qui monte chez les riches et les gouvernants, à cause de l’ambiance générale de plus en plus hostile. La façon dont ils parlaient de « sécurité privée », c’est autre chose. Quelque chose d’important pour lui se cache derrière cette recherche, c’est évident, mais le terme peut couvrir des activités allant de la protection rapprochée à l’espionnage, en passant par des tentatives d’intimidation ou d’extorsion. Et si Disciple est actuellement emmêlé dans une histoire qui dépasse les petits scandales familiaux et les délits d’initié·es, habituels dans cet entre-soi, il faut que l’autre auxi qui va le traiter, et à qui les synthèses d’écoutes sont destinées, sache bien de quoi il retourne. Faute de quoi on risquerait de tomber dans un filet inextricable.

 

Après cinq minutes de digressions sur la limite de vitesse en Slovénie et le scandale d’un château de la Loire squatté, l’entrevue se termine sans nouvelles révélations.

Quelques instants d’un silence métallique ponctué de clacs et de grincements. Disciple quitte ensuite les lieux. Moins d’une demi-heure plus tard, c’est Fabrice lui-même qui quitte son bureau pour aller déjeuner.

 

Sous la tente en forme de brique, Krill s’est rabattu avec le boîtier laser à trépied. L’occasion se présentera peut-être de redéployer le dispositif, si le gestionnaire revient dans sa tanière. Il n’y a pas que le groupe qui s’intéresse aux connexions de Disciple. Continuer à écouter son courtier sur d’autres sujets pourrait se révéler utile pour renseigner les bases de données de contre-surveillance, celles qui renseignent les habitudes, les propriétés, et les arbres de relations des possédants : Refund101, Billionwatch, et autres instances du même type. Krill sait par expérience que dans les boucles à anonymat nodal où s’échangent toutes sortes d’informations leakées, les contributions sur des nouvelles personnalités sont toujours accueillies avec beaucoup d’enthousiasme.

De toute façon il va bien falloir s’occuper, avant de pouvoir redescendre du toit Krill doit attendre la nuit. Trop risqué tant que le soleil est levé. Une longue sieste, un peu de lecture, de nouvelles écoutes aléatoires, beaucoup de barres nutritives. Les prochaines heures seront longues. Dans l’immédiat il faut déjà retourner au bord du parapet, là où la radio fonctionne correctement, pour signaler aux deux autres posté⋅es en bas que tout se passe comme prévu.

 

 

 

 

 

 

 

***

 

 

12 h 08

Après la sortie d’échangeur routier, le paysage a changé. Plus resserré, plus sale, davantage de monde sur la route à cause des horaires prévisibles.

Sur le segment final du voyage, Sabine ne pourra plus éviter les grandes zones urbaines, même en glissant aux périphéries. Bientôt elle sera débarrassée des billets de banque, mais avant ça, les risques de barrages et de contrôles augmentent dangereusement là où elle se dirige. Les champs de blé ont disparu pour de bon. Les routes cabossées vont bientôt dérouler des avenues. La circulation plus dense, les silhouettes errantes, la décoration des rues publicitaires sont des indications qu’il faut se préparer, à ne plus ressentir. Mais Sabine aura besoin de tous les signaux.

Des terre-pleins béton fissurés, des arches en acier. Panneaux de destinations blancs, turquoises. Meubles abandonnés entre des ponts et des rambardes, quelques tentes habitées, chariots de supermarché. Entre les obstacles elle se répète inconsciemment de ne pas rouvrir un gouffre dans son esprit. Toujours la crampe à l’estomac. Romain ne répondra plus. Comme si on arrachait un morceau d’entrailles, celui qu’elle croyait avoir elle-même retranché.

Une autre crainte, hors de son champ de vision direct. Derrière il y a cette voiture, marque française, couleur gris passe-partout.

Un moment qu’elle suit dans la file. Sabine ne sait pas exactement depuis combien de temps, mais elle trouve suspect qu’après avoir déjà bifurqué plusieurs fois, la trois portes grise suive toujours à bonne distance.

Elle regarde le cadran circulaire semi-holographique derrière le volant. Encore Cinq minutes, avant de commencer à s’inquiéter vraiment. Surtout ne pas perdre de vue le vrai danger qui se trouve vers l’avant. Check-points policiers avec chiens renifleurs de billets.

Temporiser. Peser le pour et le contre.

Leur mode de surveillance préféré serait probablement l’utilisation d’objets électroniques miniatures, ou le survol continu à bonne hauteur par un drone de territoire. Une ombre claire et stable qui vous trace de loin, sur trajectoire rectiligne avec une caméra ultra-haute définition… Une ombre comme celle que Sabine aperçoit en balayant le ciel du regard.

Tâche stationnaire au-dessus de la longue ligne droite du trafic routier.

Sabine se raidit.

Elle sent le froid électrique derrière la mâchoire, un flux de panique prêt à se déverser le long de la moelle épinière. Toute sa mémoire se cristallise instantanément sur les gestes et décisions en cas d’urgence… Le masque en latex à dénicher d’une main pendant que l’autre maintient le volant… À quel moment décider d’abandonner la voiture pour finir sa fuite à pied ? Elle se voit, dans une fulgurance, la main crispée sur une arme, cachée dans une entrée d’immeuble. Sabine n’emporte jamais d’arme avec elle.

La voiture grise suit toujours. Un nouveau rond-point en vue devant. La température corporelle en train d’augmenter, Sabine commence à avoir trop chaud dans ses vêtements.

 

Penser avec les yeux, pas avec le ventre.

Transporter plus de trois mille euros en espèces est considéré comme un délit. Dix mille en billets verts et oranges, sans pouvoir justifier de leur provenance, intéresseront n’importe quel⋅le parquetier⋅e en manque de statistiques. Même si on ne découvrait pas les fausses coupures, la conséquence immédiate c’est le fichage ADN, perquisition au domicile, ses affaires fouillées ou confisquées, ses contacts personnels recensés, un contrôle judiciaire imposé, bi-hebdomadaire ou quotidien.

Sabine tente de raisonner un peu plus loin.

Si on l’a prise en filature c’est pour remonter vers les autres membres, ou vers les autres caches. Le risque n’est peut-être pas immédiat pour elle. Mais il engage sa responsabilité de ne pas devenir le maillon qui vérole toute l’organisation. Ignorer des signaux comme ceux qu’elle a sous les yeux en ce moment-même, c’est prendre le risque de compromettre dix années de préparation clandestine.

Elle lève le regard en s’approchant du volant. Le drone s’est éloigné mais il est toujours visible au loin dans le ciel. Nouvelle décharge derrière les molaires. Ce serait la deuxième fausse alerte de la journée ? Combien de fois peut-elle traverser ce genre de hasards sans subir la violence réelle… ? On ne peut pas toujours gagner contre les probabilités.

Encore possible de faire demi-tour. Mais revenir en arrière ce serait aussi montrer qu’elle soupçonne quelque chose. Est-ce que la cache d’argent liquide est grillée ? Ce serait là qu’elle a été prise en filature ?

O.G. dirait : À force de choisir on finit par se tromper. Sans laisser deviner s’il plaisante ou s’il est réellement superstitieux. Sauf que choisir c’est tout ce qui reste à Sabine pour reprendre le contrôle, déjà noyée sous un flot d’hormones ACTH. Si elle ne choisissait plus, ne décidait plus, elle est à peu près sûre qu’elle finirait par se réveiller un jour dans une camisole chimique fabriquée sur mesure par son propre cerveau. Et même les assertions de la mauvaise psy se réaliseraient.

Impossible d’attendre plus longtemps. Elle replace correctement le tissu sur son nez, s’engage dans le giratoire qui arrive, sans accélérer, mais ne sort pas en face et opère un tour complet, pour revenir en arrière.

Toujours gagner du temps.

En sens inverse elle croise la voiture suspecte, un chauffeur seul au volant qui ne tourne pas la tête vers elle. Sabine attend qu’il s’engage à son tour dans le rond-point qu’elle vient de contourner.

Plus d’une tonne de métal et d’électronique, 230 chevaux. Avoir autant de puissance individuelle et ne pas l’utiliser radicalement… ?

Dès que la voiture grise disparaît du rétroviseur central, Sabine appuie lourdement sur l’accélérateur. La deux voies est large, le compteur affiche 100 à l’heure, elle met le clignotant pour doubler la première voiture qui lui bloque le passage. Pas de contrôle radar en vue, mais elle n’accélère pas davantage. Croisement avec une rue perpendiculaire à une centaine de mètres sur la droite. La nuque tendue, mâchoire électrique, un goût de métal sous la langue. Elle vérifie du regard pour être sûre que personne n’arrive sur sa droite au carrefour, s’écarte au milieu de la route pour préparer sa courbe sans perdre de vitesse, et braque le volant dans le virage, en freinant juste assez pour ressentir le poids du véhicule basculer vers l’avant. Elle lâche alors le frein, comme sur circuit avec instructeur. Appuie à fond sur l’accélérateur et contrebraque immédiatement, très sec. La voiture décroche de l’arrière, une bouffée de sueur, survirage brutal qui la déporte en arc de cercle pour s’enfuir à droite. Si l’autre véhicule n’a pas raté la première occasion de faire demi-tour, Sabine a pris une bonne avance en cassant brutalement la trajectoire.

Encore deux cents mètres avalés, une intersection à gauche cette fois, elle ralentit, négocie un autre virage en mordant le goudron, les pneus ne hurlent pas, elle double un nouvel obstacle et tourne à droite à la première occasion. Dernier embranchement pour compliquer l’itinéraire.

Sans effort, sans carte, Sabine a déterminé sa localisation approximative. Dans les rétroviseurs le véhicule gris n’est pas réapparu. Quelques secondes pour faire un choix sur les possibilités dans cette zone inconnue. Elle aperçoit deux cabines de poids lourds stationnés quelques dizaines de mètres plus loin sur le bas-côté, et décide subitement de freiner lorsqu’elle arrive au niveau des camions.

Toujours personne dans le rétro. Sabine espère avoir gagné de l’avance même sur un drone. Marche arrière pour se placer parfaitement entre les deux transporteurs, elle coupe le contact, mets le frein à main, et jette un œil : la cabine du poid lourd à l’arrière est fermée par un rideau. Sabine appuie sur le contrôle caché en dessous du volant, pour changer la couleur de carrosserie, qui devient noire en même temps que les plaques d’immatriculation coulissent. Elle attrape l’anse du sac contenant une enceinte pleine d’argent, enjambe le bloc boîte de vitesse pour passer sur le siège passagère, hésite une seconde à ouvrir le compartiment qui cache le masque en latex, puis abandonne l’idée, obsédée par les plaques minéralogiques à vérifier en sortant. Entrouvrant la portière, elle écoute quelques secondes tout ce qui vient de l’extérieur. Le bourdonnement des hélices est ce qu’elle redoute le plus. Une voiture orange passe sur la route, Sabine se fige. Pas le modèle qui la suivait. Elle jette le chapeau au-dessus du bonnet qu’elle porte déjà, lunettes de soleil et foulard en place, sac sur l’épaule, écarte la portière, passe la tête pour regarder dans le ciel. Aucune tâche flottante.

Elle a jeté un œil en vitesse aux plaques de la voiture et s’éloigne d’un pas rapide, direction ce hangar lavande.

Une petite allée le long de bâtiments silencieux, murs lourds sans fenêtres. Elle part au fond de l’accès qui débouche sur un renfoncement, où un conteneur rouillé bloque le chemin qui continue derrière. Entre le conteneur et le mur qui longe ce chemin il y a un espace suffisant pour qu’elle puisse s’y glisser. Sabine se faufile en tenant le pan de son manteau et se place derrière la paroi en acier, d’où elle observera la carrosserie de son véhicule abandonné.

 

Une seule chose à faire. Attendre. Pas tout à fait seule, la crampe lui serre le plexus. Une souffrance familière. On finit par s’habituer à cette sensation. Elle revient vous visiter quand le silence du quotidien a nettoyé les petites plaies. Celles qui font diversion.

Le choix de partir seule ce matin alors que la plupart des missions se font à deux ou à trois était peut-être une erreur. Pour des raisons de géographie et de nombre de participant⋅es, le protocole permet que les relais entre les villes soient effectués en solitaire. Comme dans les chaînes de contre-surveillance, qui existaient avant le groupe. Mais Sabine aurait dû trouver quelqu’un pour l’accompagner, utiliser un prétexte. Elle assume peut-être une trop grande responsabilité, même en prenant des risques habituels. Dans le groupe, seul O.G. échappe aux tâches. À cause de son âge, pas parce qu’il est l’instigateur de toute cette logistique.

 

Une flaque miroite en fausse profondeur par terre. Arc-en-ciel miniature dépourvu de fréquences bleues. Son regard s’est détaché du capot noir. Dans le F2 en rez-de-chaussée d’une ville moyenne de l’Auxerrois, Sabine reviendra à ses mélanges de couleurs. Devant la porte-fenêtre à vantail pvc blanc, entre les parpaings enduits, la grande glycine à fleurs pâles sur le mur séparateur au fond de la cour, le chat tigré aubergine des voisines. Le cerveau conserve cette routine inoffensive dans une zone mise de côté, vie ennuyeuse, sans grands dangers, où tout est répétitif, gestes calés sur les habitudes de plusieurs années à regarder les mêmes meubles et les mêmes cumulo-nimbus.

Tout peut se renverser lorsque le contexte change. C’est à ce potentiel-là qu’elle veut croire.

Dans un petit passage, au-dessus d’un sillon dans le cerveau, le long de l’hippocampe.

Un cylindre de substance nerveuse plicaturée, formé de petites dents et prolongé par la bandelette de Giacomini. Des cellules gliales, GM-27, aux propriétés extraordinaires. Corrélées à un autre système neural, situé au-dessus de l’estomac. On avait longtemps sous-estimé les neurones vagaux, relégués au rang d’organes vulgaires, improductifs. L’évolution y a laissé une trace de son immense pouvoir créatif.

Sabine sait très bien que les autres membres actifs du groupe préféreraient se concentrer sur quelque chose de plus tangible. Aux mystères du système vagal, on préfère l’union des forces avec des combattantes dispersées. Les guérillères sont un appui indispensable pour le passage à l’acte. Un prototype de pulseur d’ondes lentes, dont l’utilisation reste complexe et expérimentale, ne garantie lui aucun résultat une fois sorti de son environnement contrôlé. Les combattantes dispersées sont nombreuses et connaissent les meilleures stratégies de terrain pour prendre des bâtiments, même sans l’élan d’une foule. L’attaque neurale est une voie complètement différente par nature. Complémentaire, si elle se révèle probante. En attendant que l’armada indispensable recommence enfin à envoyer des annonces radio sur sa situation, personne ne bloque les préparatifs concernant l’hypothèse neurale, faute de mieux. Le terme devenu presque liturgique a toujours fait partie du programme, d’aussi loin qu’on s’en souvienne. Une légende urbaine. Mais les nouveaux et nouvelles n’abordent jamais frontalement la question. On sait que « l’attaque neurale » est mentionnée dans les compte-rendus encryptés, mais personne ne serait vraiment capable d’évaluer les chances de réussite. D’établir un plan de route précis. Pas même Sabine. Et personne, à part O.G., ne soupçonne qu’elle porte plus de ce poids que les autres.

 

La flaque d’huile ne miroite plus. Le jour se voile.

Une nouvelle fois Sabine reconstitue l’image de cette allée de graviers tellement importante pour la suite. Celle de son point d’entrée à elle. Grande demeure aux vitres hautes, sur une île entre deux bras du fleuve. Un lieu réel où se projeter mentalement, qui n’a rien d’un refuge de paix. Il est tout le contraire. Mais elle ne peut pas s’empêcher de convoquer le souvenir, créé de toute pièce grâce aux photos, pour y trouver un abri. Lorsque le programme révolutionnaire aura enfin été déclenché, l’ancienne maison nobiliaire au milieu d’un parc deviendra symbole de la propriété socialisée, des richesses redistribuées. Retournée dans le domaine public. Lieu d’assemblées communales ou de cantines populaires, bibliothèque, salles d’activités, de fêtes. Tout ce que le capitalisme a éradiqué, pour le remplacer par l’égoisme et la marchandisation, aura une place, une chance. Voilà ce que Sabine contemple en esprit dans ces murs sans réalité immédiate.

Lorsqu’elle se voit marchant vers la bâtisse qui la préoccupe depuis plusieurs mois, alors que le danger physique l’immobilise derrière un conteneur, Sabine ne se voit plus allant vers une menace. Elle se voit entrer dans une époque libératoire. Société sans classes, où la solidarité collective peut à nouveau se révéler. Et la famille humaine devenir une réalité.

 

Un bruit de moteur la ramène sur le ciment.

La projection mentale ne suffit pas à calmer toutes les craintes. Combien de temps reste-t-il ? Combien de temps, avant qu’une force paramilitaire ou une agence de renseignement n’utilise un procédé complexe d’amplification neurale ? Les expériences in situ ont peut-être déjà lieu, sur des leaders d’opinion, des opposant·es politiques ou des prisonnier⋅es, sans qu’on en voie les conséquences. Provoquer à distance l’hypostasie chez un sujet, avec l’aide d’un isospectromodulateur, une armée ou un labo financé par des milliardaires l’a peut-être déjà accompli sur le terrain, sans qu’on le sache.

Pour ça qu’il faut agir vite, avant de perdre l’effet de surprise, l’avantage révolutionnaire. Sabine pourrait se réconforter en pensant qu’une partie de l’effort vers cet objectif a déjà été réalisé par le groupe : un isospectromodulateur n’est rien sans conditionnement chimique, et le stock de gaz peptide nécessaire, prélevé sur un arrivage par cargo, attend dans une cache en bonne quantité. Mais l’incertitude domine. Le prochain rassemblement du groupe pour prendre une décision sur le sujet n’est que dans deux semaines. Dans deux semaines la question sera enfin posée : Faut-il acheter le matériel nécessaire, le « pulseur », à un trafiquant international ? Méprisable trafiquant d’armes et d’art pillé, qui propose l’occasion rare de sortir la machine convoitée d’un laboratoire de recherche…

Encore quatorze jours, à espérer que le consensus ne volera pas en éclats, que la transaction qui permettra de matérialiser les espoirs de Sabine sera finalement débloquée par la multisignature du groupe.

Quatorze jours c’est court dans une vie.

Qu’est-ce qui lui restera si le groupe rejette cette décision ?

Dans le pays, l’engagement populaire avec les Services Publics d’Entraide pourrait n’être que temporaire. Tous ces gens qui sortent de l’isolement pour apporter de l’aide à des structures non-marchandes, pour améliorer leur vie quotidienne de façon collective. On n’avait pas vu ça depuis des décennies. Crèches, enseignement scolaire, centres de soin, navettes de transport, cantines et aide alimentaire. Rejoindre les nombreux noyaux d’initiatives fédérées, qui grossissent un peu partout, n’a jamais été aussi simple. Mais les lignes de fractures ne disparaissent pas du jour au lendemain. Il reste un bloc de la population qui ne laissera pas grandir la collectivisation outre-mesure. Il reste le racisme des moins jeunes et des fachos. Ça ne serait pas la première fois que le mouvement général retomberait. Ça ne serait pas la première fois, cette colère impuissante de voir s’écrouler une construction sur laquelle trop d’espoirs étaient placés.

 

Une heure s’écoule. Deux fois la seule porte disposée en issue de secours à quelques mètres d’elle s’est ouverte, quelqu’un en dépassait pour vapoter brièvement. Sabine silencieuse, assise contre l’acier décati.

Sur la route et dans le ciel, rien n’a prouvé qu’elle avait été suivie. L’angoisse, froidement maîtrisée, s’est estompée. Les veines ne tapent plus sous la mâchoire. Mais le voile des échecs assombrit toujours les projections derrière la rétine. Peut-être à cause de ses liens de relations distantes, « évitantes » comme disait la mauvaise psy. Même cet effort que Sabine faisait pour écrire à Julia, derrière un numéro d’écrou. Toutes les perspectives s’assombrissent quand les couleurs deviennent tristes. Une bonne action pour dissiper un peu le privilège de fille de classe moyenne, même ce petit effort, elle n’a pas réussi à le maintenir. Malgré toutes les bonnes raisons qu’elle trouvait de faire parvenir à Julia des courriers, sous un faux nom. Une lettre venue de l’extérieur c’est presque aussi important que les parloirs, même si l’administration filtre tout.

Une défaite de plus, qu’elle n’arrive pas encore à s’avouer. Elle n’a pas encore renoncé définitivement à écrire à Julia. Pas formellement. L’angoisse de la débâcle. Même lumière confuse derrière les yeux, comme celle de l’autre situation, qui lui serre le ventre. Elle le réalise à l’instant. L’impuissance, malgré les années d’entraînement, malgré les outils à disposition. À quoi sert d’avoir un peu de pouvoir si on ne peut même pas s’en servir pour protéger les personnes qui nous sont chères ?

La famille du sang avait cessé d’être importante à ses yeux, jusqu’à ce qu’elle décide un jour d’y revenir. Un peu trop tard.

Romain, lui, avait cessé de chercher sa place dans la famille humaine, voila ce qui s’était passé. Il avait commencé par arrêter de se demander quelle pourrait être sa voie dans les études ou les associations, et derrière ce relâchement, derrière l’absence de réponses aux messages, aux appels, Sabine avait deviné qu’il était en train de renoncer à beaucoup plus.

Sentiment bien trop familier.

Ce qui fait mal sous les côtes, sous la paroi abdominale. Elle voit et ressent les premiers signes annonçant une longue route abîmée. La crampe ne se dissipera pas. Sabine ne peut s’empêcher de penser qu’elle aurait pu faire mieux, autrement. Plus tôt. Avant de voir son frère s’éloigner pour de bon.

 

Le ciel qui s’était couvert s’effiloche, sans laisser percer le soleil.

Le moment de faire à nouveau un choix est arrivé.

Il faut reprendre la route. Elle avait deux heures d’avance par précaution, mais l’autre auxi au bout du relais doit récupérer son lot à partir de 15 heures.

 

Sabine glisse les anses larges du sac autour de son cou, pour ne prendre aucun risque avec le magot. Elle se lève enfin, et sort de la cachette. Tout l’attirail en place pour cacher son visage : lunettes, tour de cou, chapeau. Pourquoi a-t-elle renoncé au dernier moment à prendre le masque ultra-réaliste en latex, quand elle est sortie de la voiture tout à l’heure ? La question s’impose dans son esprit alors qu’elle remonte le chemin vers la voiture prise entre deux camions.

Cliquetis des portières qu’elle ouvre à distance. Sabine approche pour s’engager entre le cul du poids lourd et le pare-choc de la berline, qu’elle va contourner, quand une silhouette se place juste en face d’elle au coin du camion.

Dans un réflexe Sabine lève immédiatement sa main en l’air devant l’homme, qui écarte les yeux, surpris, elle a reculé son buste comme pour esquiver un coup et s’écrie : « Carte bancaire ! » Par réflexe avec l’autre main, la droite, qu’elle allonge dans un mouvement d’épaule, elle vient toucher le front de l’homme, un geste rapide et léger, puis elle change immédiatement de tonalité pour asséner d’une voix basse, au débit rapide : « Vous vous laissez flotter maintenant, basculez dans un état de totale décontraction, sans aucune inquiétude… ». Le regard de l’homme se détache, pas encore sorti de l’état de surprise provoqué par ce cri qu’elle lui a lancé. Il a basculé.

L’induction fonctionne, même sans contact oculaire, sans retirer les lunettes de soleil. C’est un quarantenaire, en veste de sport et jean denim. À distance maintenant, sans pressions tactiles, Sabine le guide : « Tu te laisses aller profondément… à l’intérieur de toi… le corps reste droit, tu restes debout… et tu relâches toute la pression… » Elle souffle de façon sonore, grave, pour lui imprégner la sensation d’être emporté. Ça ne durera pas longtemps, les sujets ne font que ce qui prolonge leur volition. Il n’y a qu’une seule question à poser. Elle s’adresse à lui de la même voix basse et rassurante : « Tu vas utiliser ta bouche pour parler, tu laisses les mots revenir dans ta gorge, sur ta langue, tes lèvres bougent, tu trouves les mots pour répondre à ma question… Réponds à ma question : Quel est ton travail en ce moment ? »

Il articule doucement « Chauffeur… chauffeur poids lourd. »

Micro-mouvements de ses orbites à lui, paupières, sourcils. La bouche reste entrouverte. Autant de signes. C’est évident, l’homme n’a rien à voir avec la menace qu’elle a imaginée. Il faut le sortir de cet état rapidement. Elle attrape le chauffeur par l’épaule, quelques pas pour le placer à côté du camion, dos à elle sur le trottoir, puis elle le remonte progressivement : « Maintenant tu vas revenir de là où tu es descendu… doucement… en reprenant ta respiration, normalement… voila, tu peux remonter, vous pouvez remonter, vous allez revenir… Je vous ai parlé d’une carte bancaire mais ça n’a pas d’importance… Vous revenez à la surface, vers le haut… il n’y a pas de danger, vous êtes en sécurité, votre carte bancaire n’est pas perdue, vous allez bien, tout va bien, vous revenez à votre journée, à votre métier… » Et elle tape dans ses mains deux fois brusquement.

L’homme est encore un peu perdu, il regarde à ses pieds, fouille dans ses poches, Sabine continue à lui parler en ouvrant sa portière : « J’ai dû me tromper je suis désolée, j’avais cru voir quelque chose tomber par terre… ».

La voiture noire démarre, mais l’homme n’a pas le temps de la regarder s’éloigner sur la route.

 

 

Quarante minutes supplémentaires se sont perdues entre des rond-points et des échangeurs de voies rapides.

Le choc qu’elle vient de digérer a le mérite d’avoir détourné ses pensées des regrets. Étrangement, le ventre ne brûle plus. Sabine se rapproche du point de livraison. Les obstacles ont changé, l’enrobé est neuf, noir, avec des angles biseautés, icônes ludiques et lumineuses incrustées dans le sol, les parois brillantes et mates en alternance sont alliages de matériaux translucides, bois, métal, et d’éclairages encastrés. Des caméras à chaque angle. Toute la presqu’île économique est une frontière lisse et inévitable pour se rendre de l’autre côté, là où l’ancienne zone d’activité s’est résignée à laisser pousser la végétation dans les fissures, en amont des usines en ruines et des premières tours grises qui marquent une frontière.

Sabine n’ira pas jusqu’à cette limite. Dans la zone de béton craquelé, une série de hangars a été reconvertie en garde-meuble. Un terre-plein central sur la route, hérissé de rejets feuillus, puis un bras de bitume plus loin, sur la gauche. La voiture noire se gare sur une étendue de places libres. Pas de caméras braquées, pas de vis-à-vis. Pas d’allers et venues, la clientèle a déserté le coin depuis longtemps.

Elle devrait faire une pause rapide, juste cinq minutes. Le temps d’avaler quelque chose. Sabine mange peu au cours de la journée, mais ingérer quelque chose de solide lui ferait du bien. Elle garde toujours une petite boîte de maïs en conserve dans les voitures, à avaler en quelques coups de cuillère repliable.

Plus tard. Après s’être débarrassée de l’argent.

Sous le siège elle débloque un compartiment : à l’intérieur le masque latex ultra-réaliste de cinéma. Elle l’enfile après avoir retiré son cache-cou, tournée vers la vitre d’où personne ne peut la voir. Le masque, ouvert à l’arrière, s’accroche avec deux bandes velcro. Sabine tire sur les joues, sur le menton, la fausse peau du cou pour la faire rentrer sous le gilet.

Elle se regarde dans la petite glace, pas encore habituée à ce nouveau visage, impression d’être sortie de soi-même.

Lunettes de soleil, chapeau, sac sur l’épaule, le pas amoché, elle contourne plusieurs bâtiments en vieux bac acier et remonte le parking cloisonné par une grille. Un petit boîtier à boutons, elle tape le code. Après le portail, elle se voit dans le reflet des vitres, entièrement, pantalon en toile noire sur des baskets plates, un manteau large fermé sur le sac caché en dessous, le tout couronné d’un visage inconnu à chapeau. Elle franchit l’entrée du bâtiment, machines à café et bonbons, salle d’attente déprimante comme une cellule de garde à vue. Deux grandes portes battantes qu’elle pousse en restant sur ses gardes. Elle veut faire en sorte de ne croiser personne, à cause du déguisement suspect. Un bruit de transpalette coupe son élan. Les lumières froides ne renvoient que des couleurs lilas. Tout au bout du couloir, quelqu’un traverse avec un chargement de cartons.

Dans cette prison pour objets, les portes à cadenas en laiton sont filmées sans discontinuer. Sabine avance avec la démarche répétée pour tromper les algorithmes de reconnaissance, même si elle sait que dans ce modèle économique au rabais, les caméras ne servent probablement qu’à archiver des effractions.

Au milieu de l’allée silencieuse elle repère son numéro, utilise la clé en métal archaïque qui ouvre une serrure à goupilles de qualité aussi médiocre que le reste. Elle soulève le rideau à lamelles, passe en dessous, le referme aussitôt. Pas d’électricité à l’intérieur. Les parois en tôle brillantes envoient des reflets qu’elle essaie d’atténuer en déplaçant sa lampe par terre. Elle sort l’enceinte pleine de billets de son petit sac, la place au milieu de ce placard vide qui sert de point de livraison, et s’immobilise quelques secondes pour garder un souvenir exact de son accomplissement.

 

Quelqu’un trouvera le colis dans l’après-midi, comme prévu.

Sabine, elle, doit revenir à sa chambre d’hôtel parisienne. Deux nuits de plus, et elle repartira s’isoler, en comptant les jours avant la décision collective qui pourrait l’anéantir.

 
 
 
 
 
 
chapitre 4
 
 
 
 
 
 
 

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Magie française

Magie française

 

« Apprendre la magie en France est plus difficile qu’ailleurs » elle m’a dit, « parce que la matérialité de ton environnement reste enchevêtrée dans un ennui structurel très particulier. »

Elle me regardait droit dans les yeux, debout dans un recoin escarpé qui sentait la pisse séchée, entre le mur extérieur d’un hôtel et la palissade. Sur le moment j’avais trouvé ça étonnant qu’elle me regarde de façon aussi sincère, comme si on se connaissait vraiment. Ou alors c’était juste une technique de persuasion bien rodée.

« Tu dois faire un peu de sociologie sauvage si tu veux comprendre, progresser. La magie c’est politique. » Elle avait encore jeté un regard attentif vers le boulevard où passent les taxis, puis en revenant dans mes yeux elle avait ajouté : « D’ailleurs on ne dit plus magie, c’est fini, ça ne veut rien dire. On dit causalité. »

Murailles de baies vitrées. Le temps pleut sur nos vies candidates. À ce rendez-vous annoncé j’attendais toujours un basculement vers le mode entretien d’embauche.

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On ne s’est pas approché⋅es trop près de l’entrée Est, « Il faut rester discrète » elle m’a dit. Du côté opposé de l’avenue, derrière un abri polycarbonate, on pouvait observer le flux qui entre et qui sort de la grande gare. Bousculades, un souffle ininterrompu.

« On sent bien comme c’est chargé ici. Tout le monde peut sentir la confluence. »

Elle me parle en contemplant dans la distance cette caverne inondée par une foule en voyage, absorbée par la vision.

Ses yeux sont revenus sur moi : « Tu veux apprendre ? » J’ai dit oui. Elle m’a souhaité bon courage.

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Sous les colonnes à l’intérieur, la foule s’est tarie entre les horaires. Reflets vitrés des marchandises. Air chaud au visage senteur brioche. Je ne sais pas quoi chercher, ni où.

Un mec distribue de la pub.

À mon passage il souffle quelque chose, sans me regarder. Je ne comprends pas tout de suite, mon réflexe d’évitement a pris le dessus. Quelques mètres plus loin je ralentis le pas.


J’ai fait demi-tour.

J’arrive sur lui. Il s’est déjà calé dans ma trajectoire, j’attrape le fascicule à la volée.

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(Dans 36 heures je serai obligé d’y retourner, pour payer le loyer. J’y pense tout le temps. Comment contourner ça.)

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Abri de tram.

Je m’adosse derrière la vitre, j’ouvre la double page.


Une bouteille de parfum en deux dimensions sur le papier glacé, il faut décoller la languette pour sentir un échantillon. Je résiste.

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Des colonnes en béton soutiennent l’autoroute.

L’autoroute vibre au-dessus de moi comme une corde d’instrument. Je m’arrête nez en l’air au passage d’un camion qui vrombit.

Je n’ai pas jeté l’imprimé publicitaire. Les lettres floquées brillent sur le papier, je crois que je voulais garder une preuve, un souvenir brillant. Je cherche, j’échoue. On en revient toujours là. Comme si c’était ça le vrai nœud de force.

Quand je baisse les yeux, une voiture roule vers moi, lentement. Phares bleus. Police Nationale.


Après le contrôle, j’ai continué à marcher droit devant.

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Le flic qui a examiné le prospectus pour voir si c’était pas de la drogue, j’ai bien senti qu’il avait hésité à soulever la languette de l’échantillon de parfum.

L’échantillon est resté scellé, sinon je l’aurai jeté.

Il est à moi ce souvenir de premier effluve.

Premier de ma collection.


Néroli et accords ambrés.






Wilem Ortiz

Novembre 2022

Licence Libre : CC BY 4.0

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Lavomatic

Squeezie est mort.
Je vais passer le temps au lavomatic j’ai plus de data.
Les machines tournent mais je n’ai pas apporté mon linge. Je suis pas seul⋅e.
La vie sans toi ne sera plus jamais la même.
Quelqu’un crie « Ara ! », on s’enfuit tous⋅tes par la porte de service,
les flics tapent plus fort depuis que la rue a été abolie par l’assemblée.




 
 
 
 
 
 
 

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Chapitre 2

Ocre rouge

Hors d’Europe, loin des postes-frontière militarisés qui clôturent la démocratie. Elle marche sans lever les yeux.

Des sommets secs et pointus s’alignent sur l’horizon. Les couleurs chaudes d’en bas ne sont plus ici que grisaille ciselée sur un fond de ciel trop lumineux pour être bleu, mais à cette altitude il fait moins chaud sous le soleil.

Pour avancer dans les grands pierriers, larges flancs de montagne recouverts d’éboulis rocheux, il existe des chaussures d’alpinisme renforcées. Pourtour de caoutchouc épais qui entoure l’intercalaire au-dessus d’une grosse semelle à crampons, un pare-pierres protégeant la membrane des impacts tranchants lorsque le pied s’enfonce dans les pentes de débris.

Bleuet porte une paire d’Air Force One usées.

Combien de jours pour arriver de l’autre côté, dans la région limitrophe qui lui permettra de passer une ligne imaginaire séparant les deux pays ? Trois, si tout se passe bien. Peut-être le double en cas d’incident. Peut-être l’éternité si les baskets lâchent. Dans cette région du monde un enregistrement à la frontière d’en bas la placerait automatiquement sur la liste des amputé⋅es civiques au sein des pays riches. D’où le port de sneakers élimées pour faire de l’alpinisme. Si on lui avait donné le choix en partant elle aurait pris quelque chose de plus robuste, mais dans le stock charitable de l’ONG, il n’y avait rien de mieux.

Et les connards d’avant l’ONG ne lui avaient rien laissé aux pieds avant qu’elle en poignarde un pour s’enfuir.

 

Plusieurs heures qu’elle avance aussi horizontalement que possible sur une pente de pierres déchiquetées, en déclenchant régulièrement de petites avalanches involontaires. Elle suppose qu’en gardant ce rythme elle aura fait un bon quart du voyage d’ici demain soir, ce qui lui permet d’avoir au moins un repère au milieu de l’inconnu. Monter à cette hauteur depuis le pied de la montagne, 500 ou 600 mètres de dénivelé positif entre les branches à épines des genévriers, lui avait paru plus long et difficile que cette marche qui s’annonce monotone sur des kilomètres et des kilomètres. Moral encore solide. Le principal souci sera de faire durer les faibles provisions de nourriture et d’eau. Elle se rassure en pensant aux grosses rations de pâtes dont elle s’est gavé en prévision de son départ, des kilojoules de sucres lents qui pourraient faire la différence.

L’autre difficulté c’est le soleil. Le soleil qui décide de tout. Grâce à lui elle s’oriente grossièrement sans GPS ni boussole, mais elle doit se couvrir comme elle peut pour éviter une insolation par négligence, parce que le vent d’altitude qui refroidit vous fait oublier les rayons UV nocifs pendant une exposition prolongée. Le corps entier recouvert de tissu de fripe, cheveux noirs et visage enroulés, seuls ses doigts dépassent un peu des manches de gilet trop grand.

Si elle veut garder les jambes solides il faut aussi qu’elle aiguille les pensées vers des images qui ne tordent pas l’estomac. Elle se force à penser à autre chose, mais la petite blessure médicale qu’elle porte juste sous l’aisselle gauche gratte encore, lui rappelle d’où elle sort, fin de cicatrisation irritée par l’effort, la sudation, les frottements du textile.

La lumière trop forte baigne. Décolore les éléments. Rocailles devant elle, derrière, sur les côtés. Traits imparfaits des images et des sensations dans les bribes de souvenirs. Vanessa sous le soleil qui se lamentait d’avoir la peau rouge. La cour du collège. Le grand arbre au coin de l’annexe administrative où les copines se rassemblaient.

À Bron où elle a grandi, les filles de 8 ans qui jouaient aux cartes à collectionner dans la cour de récré ont pris des trajectoires différentes. Quand les gamines mettaient leurs bras nus côte-à-côte, Bleuet avait une gradation moyen-plus-foncé sur l’échelle qu’elles utilisaient pour comparer. Et Vanessa était capable de pleurnicher qu’elle aussi aimerait bien « avoir des origines ». Sous l’arbre repère du collège, des années plus tard, elles se retrouveraient pour parler soirées, alcools et défonce, vidéos de leurs délires en équipes, première fois avec un mec ou une meuf…

Quand on pratique une activité répétitive le cerveau se libère des fonctions motrices et fait son propre chemin de pensée. Les pierres à perte de vue et le bruit des frottements secs augmentent cet effet. Vanessa, aujourd’hui, elle fait quoi ? Est-ce qu’elle est devenue préparatrice de commandes ou employée de banque ? Avec un mec ou une copine qui la rejoint pour regarder une série le soir quand elle rentre, et un chien stérilisé qui laisse des poils sur le tapis du salon ? Les plus populaires dans la cour du Lycée, combien sont obligées d’être caissières pour survivre ? Et qu’est-ce qui est pire, livreuse, employée de bureau, ou mécanicienne salariée d’un garage qui ne paye pas les heures supplémentaires ? Dans les souvenirs qu’elle laisse défiler il y a un petit garage associatif aux murs colorés, en bas d’un immeuble. Des mecs sur trottoirs et parkings, qui font de la mécanique dans le décor. Quelques femmes aussi, beaucoup plus rares.

Le soleil continue de monter. Sous le voile léger dont elle a couvert sa tête, une chemise trop claire trouvée chez les humanitaires, elle sent déjà qu’il fera encore plus chaud tout à l’heure.

La démangeaison de sa cicatrice diminuait depuis une semaine. Sous la peau, Bleuet sent presque, sans la toucher, la petite forme soudée sur une de ses côtes. Elle sait que l’objet gros comme un ongle n’est pas simplement glissé sous les tissus de chair, ça se sent au toucher, c’est accroché au squelette. Elle ne sait pas exactement quelle est la nature de cette greffe, mais suppose qu’il y a un port physique de données quelque part sous l’entaille. Pendant l’anesthésie locale elle avait vu un long câble à tête brochée. Si l’objet sous la peau était autre chose qu’une puce de traçage, on ne lui aurait aucune avance pendant la fuite, et c’est trop petit pour être une bombe.

 

Arrête de penser à ça.

 

Karst concassé. Miettes gris cuivre à trois faces, recouvrent comme un océan de vagues figées.

Aucune autre stimulation ne perce ici.

Dans les plaines désertes en bas, le réseau passe plutôt bien, mais elle sait que les escarpements créent des zones blanches non négociables sur ces hauteurs. Les petits halos lumineux des images rassurantes ne parviennent pas jusqu’ici. Bleuet ne possède plus aucun appareil de toute façon. Tout ce qu’elle a tient dans deux poches de la veste.

Les pensées finissent toujours par se détacher de ce qu’elle voit ou entend, un petit effort pour les canaliser… Reprendre le fil qui commençait à se dérouler : des garages. La mécanique. Une voie qu’elle avait envisagée à la place de la chaudronnerie, juste après la Fac. Métiers encore considérés comme virils, qui l’avaient toujours fascinée, même si supporter les gars qui gueulent toute la journée dans l’atelier pour prouver qu’ils en ont de la virilité, ça devient très vite fatigant. Déjà petite elle admirait les femmes qui savaient réparer les voitures, on les voyait parfois opérer des manœuvres en dessous d’une calandre ou d’un châssis posé sur chandelles devant les bâtiments, rien pour les différencier fondamentalement, cheveux retenus en arrière, maquillées ou pas du tout, en pantalon à poches cargo, survet’ ou leggings sport.

Bleuet revient d’une région où c’est normal de voir des femmes outillées penchées sur des moteurs. Formez vingt femmes à la mécanique auto dans une seule ville et vous verrez avec le temps une transmission de cette compétence aux autres femmes de la région. En pratiquant les unes avec les autres, la barrière de l’initiation devient beaucoup moins difficile à franchir pour les nouvelles, et un effet boule de neige se produit en quelques années.

Un jour ou l’autre de toute façon on a besoin d’ouvrir le capot et de s’intéresser aux différentes parties d’un moteur. Surtout en zone de guerre. Mais difficile d’apprendre, de progresser, lorsqu’on n’a même pas le temps pour s’essayer, démonter, remonter, nettoyer, démonter encore…

Le capitalisme mange le temps. Et quand il le digère ensuite il ne reste que du charbon. Vivre sa vie à Lyon ou dans une autre ville d’Europe, où tout n’est qu’un divertissement, plutôt que là où les choses essentielles se passent, ça ne laissait que du charbon. Bleuet avait arrêté carrière et apprentissage dans les métiers de la chaudronnerie, à contre-cœur, pour ne pas devenir coupable de construire les mêmes structures qui brûlent le temps des vies. Être une bonne soudeuse TIG lui permet aujourd’hui d’équiper les véhicules d’armures, de faire tenir debout des baraquements ou des défenses dans les zones libérées, et elle en est fière. À l’intérieur de l’Europe elle était destinée à construire les cuves des industries de mort ou la ferronnerie des couloirs pénitentiaires.

Du charbon dans les rues, du charbon dans les cœurs. Voilà ce qui remplit les années reprises à l’espérance de vie dans les vieilles nations. On ne pense jamais au charbon sous les reflets colorés, toutes les choses qui deviendront déchets calcinés sont d’abord de jolis petits objets lumineux et sonores dans une première vie. Posés sur les étagères, dans les rayons, en vitrine, personne ne veut savoir qu’ils deviendront le charbon qui salit. Et que leur salissure encrasse à l’intérieur. Le charbon des cœurs est peut-être le plus salissant, quand les attentes quotidiennes et les joies possibles ne sont plus que de petites listes de courses à remplir pour espérer se trouver soi-même. Mais tout est tellement imbriqué dans le monde-machine que même faire une hiérarchie de la saleté est impossible.

Voilà pourquoi aller trouver la révolution là où elle se produit est vital, pour échapper aux distractions. Ce sont peut-être le sang et les larmes qui vous attendent au lieu du charbon, mais plus rien ne fait diversion quand les problèmes fondamentaux demandent une solution. Et les choses avancent, les grands principes sont mis en actes. Vous voulez l’écologie, vous voulez la fin des inégalités de genre ? Venez cultiver les parcelles encore infertiles qui devront nourrir les villages, et laissez le choix aux femmes de combattre dans leurs propres sections armées. C’est dans le fonctionnement quotidien qu’on éprouve la justesse des théories révolutionnaires. Il n’y a pas mille endroits où appliquer la justice sociale de façon aussi radicale. Bleuet en connaît un, où la terre est chaude, où les visages se tournent toujours vers vous avec joie même quand il n’y a plus de sourires.

Par la force des choses, elle ne saura pas cette année si Ergül finira sa maison en torchis toute seule et si Senay, très bonne mécanicienne choisie pour être la représentante temporaire de sa commune envoyée à l’assemblée de district, rapportera des nouvelles rassurantes sur l’avancée du confédéralisme, malgré les compromis qui laissent craindre des trahisons à venir.

Hors des territoires en lutte pour survivre contre les chars et les militaires qui avancent, tout le monde a l’air de faire exactement la même chose, dans un jeu pour privilégié⋅es.

Regarder en direction de ce gâchis est une perte de temps quand on veut changer les choses en profondeur. Regarder vers son pays d’origine est toujours douloureux : la dernière fois que Bleuet avait pris des nouvelles de la France raciste, une éternité dans cette timeline rugueuse, les cravates rejouaient de vieilles cartes, ça ne l’avait même plus choquée. Ségrégation opérationnelle à l’ancienne, des routes coupées par référendums locaux pour empêcher les sauvages d’envahir les villes, du matériel de guerre requalifié par les préfets pour pouvoir être utilisé contre les rassemblements dépassant la jauge citoyenne… Et ce n’étaient pas les maigres récits de centres commerciaux réquisitionnés par les mouvements ou les villes de campagne réoccupées en masse par des hippies anarchistes qui pourraient la réjouir. L’Europe restait un continent qui avait banalisé les camps de concentration où la faim et les maladies font le sale boulot pour éliminer les indésirables à peau foncée, et il suffisait d’appeler ça des centres de rétention pour que tout le monde détourne les yeux, la conscience préservée.

 

Encore une mini-avalanche pierreuse qu’il faut tenter de retenir. Elle s’arrête dans la pente et attend que le sol ne coule plus en dessous d’elle. Avec tout ce qui est descendu, la partie mouvante sur laquelle elle se repose s’est un peu affaissée, sa jambe enfoncée jusqu’à mi-hauteur sous le genou, mais elle sent que repartir ne sera pas dangereux. Il faut juste y aller doucement. Elle lève un pied, en faisant attention de garder son centre de gravité stable, puis le pose devant, transfère le poids lentement, ça tient. Elle amorce la coordination motrice des jambes, et revient progressivement à son rythme d’avancée normale, en surface des débris stabilisés.

Le cuir léger des sneakers a l’air de résister.

Elle regarde le moins possible à l’horizon. Concentrée sur une zone floue inatteignable, elle sait qu’elle serait vite découragée. Mieux vaut garder en tête l’objectif d’étape du lendemain soir qu’elle s’est fixé, même s’il est complètement arbitraire, plutôt que d’espérer voir diminuer une ligne qui n’a pas de fin. Le mieux serait d’avoir des petites escales à franchir une par une, mais tout ce qu’elle discerne dans le paysage c’est peut-être un plateau moins rocheux à côté du deuxième sommet le plus haut là-bas, dans l’ombre d’une autre pente lointaine. Et impossible de savoir si elle y arrivera demain ou après-demain, ou si l’itinéraire qu’elle prend dans cette direction sera dévié ou non par des obstacles naturels infranchissables, qui l’obligeraient à revoir ses estimations de distance.

Mieux vaut garder un cap et un rythme régulier, sans projections mentales, sans images de ce qui l’attend. Pas trop vite surtout pour ne pas s’épuiser inutilement. Trouver la cadence idéale pour son métabolisme, rythme cardiaque, quadriceps, genoux qui portent et plient sous son poids.

 

Pensées qui défilent comme une galerie de photos.

La possession du fusil d’assaut, normale et rassurante, toujours pendu en longue bandoulière sur l’épaule. Quand elle ne le porte plus elle se sent un peu vulnérable.

Le geste banal pour nettoyer l’âme du canon avec un écouvillon tordu qui passait de main en main. Celui plus rare pour démonter le chariot porte-culasse en ôtant la longue tige du ressort, et graisser les pièces, quand il restait du lubrifiant.

L’acier de la crosse évidée, brillant sous les égratignures, des marques laissées par d’autres avant elle. L’odeur du thé dans les fumerolles autour de la petite table à nappe cirée rouge et orange, sur la terre battue, avec les autres filles en treillis. Les pierres blanches et plates sur le chemin de la maison où elle dormait le plus souvent, une grande montagne en vue au loin. Grande montagne sans pointes, comme une muraille, qu’elle n’a jamais eu l’occasion de voir de près.

Quelques heures seulement sont passées, les premières, et ses chevilles commencent à brûler. Trouver les chaussures parfaitement à sa pointure était une chance, sans ça elle aurait déjà des plaies ouvertes par les frottements.

 

Quand elle essaie de se concentrer sur sa situation, de faire le point mentalement, les évènements récents ressurgissent. Reflux des visions, juste avant la fuite, qui entame son moral et sa vitesse de progression, décharge nerveuse, frissonnante, images éclairs d’un combat à mort au couteau, courtes crispations brutales à rechercher la sensation des chairs qui résistent pour les déchirer et voir leurs visages à eux se défaire… Les jambes qui tremblent quand elle avait arrêté de courir… L’envie de vomir qui était arrivée plus tard, parce qu’elle avait vu les yeux quand elle portait les coups, il ne faut pas regarder les yeux, c’est ça qui abîme… Chercher une autre image pour faire diversion. Des sommets en pics devant elle, c’est tout ce qu’elle voit. Une ligne d’horizon en dents de scie qui lui rappelle la crête d’un dragon. Alors elle se concentre sur les dragons, sur tout ce qui peut l’éloigner des images douloureuses… Est-ce que les Ptéranodons de la préhistoire pourraient avoir été les dragons des légendes parvenues jusqu’au moyen-âge ? Au collège elle aimait imaginer des dinosaures volants qui auraient survécu sur une île inconnue. Elle était souvent la seule à connaître la différence entre Ptérodactyle et Ptéranodon, sa fierté pendant des années. Un jour, sur une route vers le sud de la France, elle avait rigolé en traversant ce village appelé Mondragon, voyage en stop entre copines, le premier d’une longue série, le commencement d’une liberté rafistolée. Découvrir de nouveaux décors, les arbres plus secs et cornus, les collines comme des vagues en enfilade, les montagnes basses et cassées, rocheuse et verdies, des filets de rivières à côté de toutes les petites routes, et puis tout au bout des cours d’eau, la mer, frontière désertique aux reflets d’argent…

À Bron il n’y a que les murs, plantés sur trottoirs et parkings où les collines de Fourvière et de la Croix-Rousse disparaissent. L’ennui des façades qui éliminent l’horizon, qui éliminent même cette impression de vivre au pied d’une petite montagne que l’on a depuis les premiers arrondissements de la ville, là où sont concentrées les familles riches et les marchandises…

 

Les heures sont lourdes.

Chaleur coupante comme de petits silex.

Le monde est brûlé par un soleil blanc. Lumière incolore brûlante. Tout ce qui est en contact avec la peau gratte, coupe. L’eau précieuse qu’elle se réserve à petites doses fuit par toutes les épaisseurs du corps. Un oiseau aux ailes de grande envergure tourne lentement sur des colonnes d’air chaud, très haut, silencieux, mais elle ne le voit pas. Elle ne voit rien alentour parce qu’elle laisse son esprit divaguer pour que le temps disparaisse.

 

Faire du stop avec les copines pour partir n’importe où gratuitement avait été le premier vrai déclenchement de son pouvoir. Le premier moyen d’action qui la déplaçait hors du périmètre géographique et imaginaire dans lequel elle serait restée coincée, assignée à résidence et à découvert bancaire par l’ordre social presque immuable depuis les époques coloniales. La première année de Fac s’était révélée être une arnaque intellectuelle. Profs arrogant⋅es incapables de contextualiser, des cours qui consistaient à apprendre et réciter par cœur. Elle avait passé la deuxième année plus souvent en AG de grèves qu’en cours. Mais les militant⋅es qui monopolisent la parole avec leur vocabulaire et leurs traditions l’avaient vite ennuyée. Elle s’était quand même trouvée des amies, plus aventureuses qu’elle à l’époque, qui prenaient la route. Aller librement partout où elle en avait envie était devenu une solution qui répondait au besoin de s’affronter à des choses plus grandes. Elle savait qu’elle ne pourrait pas connaître l’étendue des choses à partir de sa position assignée. Les routes quadrillent le territoire, elles sont un premier réseau qui structure tout le reste. Et l’enfermement social est aussi un enfermement géographique. Si tu sors de ta zone tu ne découvres d’abord que les lignes qui conduisent au travail ou aux centres commerciaux. La circulation libre n’était pas seulement une affaire de déplacements élargis, c’était une question de pouvoir d’imaginer, de force libératoire. Ça ne pouvait fonctionner que si la liberté de rêver la destination était totale.

Le feu avait duré un temps, elle avait tenté l’Europe, enchaîné les kilomètres par centaines, vu des mers, des canaux, des tours en verre, des ornements de briques colorées autour de centaines de fenêtres alignées, des foules de manifestant⋅es, des éclats de vitres, des cabanes en tôles au bord des fleuves, des cabanes gigantesques suspendues dans les arbres.

Les amitiés n’avaient pas tenu aussi longtemps qu’elle l’espérait. Surtout les amitiés politiques. Elle avait continué à nourrir son analyse des strates de la domination grâce aux lectures et aux discussions, mais avait fini seule dans ses projets de voyage. L’auto-stop en solitaire était encore grisant au début, ensuite elle avait rencontré quelques connards qu’elle aurait préféré éviter, et s’était rendue à l’évidence : on n’échappe pas à la structure simplement en se déplaçant. La route aussi est patriarcale. Elle avait dû chercher d’autres façons de circuler librement. Toutes celles qui lui paraissaient réellement efficace, au moins à court terme, passaient par la fraude, mentir sur sa vie. Détourner l’attention, pour réassigner la propriété des richesses qu’on entrepose derrière des rideaux de fer ou dans des tableaux de données.

 

Au milieu du désert de pierres et du silence, la valeur, marchande ou de reconnaissance sociale, redevient une notion très relative.

Peut-être que c’est la vérité nue qui apparaît ici, puisqu’il n’y a rien : tout ce qui n’aide pas à survivre n’a aucune valeur… ? Peut-être est-ce aussi une illusion produite par l’urgence qui efface toute autre perspective. Devant ses yeux toutes les lignes rocheuses jaunes et grises convergent dans un ciel clair infini. Est-ce qu’on est vraiment plus proche d’une grande vérité dans le dénuement, comme elle l’a parfois entendu dire ? Une vérité originelle qui rassemblerait tout… Peut-être est-ce le même vent spirituel qui souffle à la surface des planètes rocheuses inconnues, là où règne la solitude première.

Ici les roches semblent déjà avoir été souillées par l’homme, puisque Bleuet ressent une crainte tout aussi tangible qui la poursuit encore.

 

La répétition des mouvements de la marche est devenue un endolorissement des membres et du cerveau. Bleuet n’arrive plus à se projeter dans ses pensées. La seule chose réelle maintenant c’est la distance, la séparation, et l’univers entier n’est plus qu’un désert d’éloignement. On ne peut pas contourner la plénitude de l’éloignement, qui se cache derrière tous les tranchants d’un tapis de silex sans fin, dans la poussière qui ternit ses chaussures de loisirs, derrière ce rocher coupé en deux, massif comme un géant couché. Dans les rayons du soleil éternel qui scintillent, dans l’aveuglement qu’il produit par intermittence, rapide et piquant, qui vient se jeter dans son œil par à-coup chaque seconde qui passe…

Le soleil ?

Non, il y a un truc qui fait clignoter la lumière du soleil. Quelque chose bouge, loin dans le désert.

Du mouvement.

Du changement.

Entre les galets, à ses pieds, un creusement apparaît. Usure qui trace l’esquisse d’un sentier discontinu, nouveau au milieu du vide. Bleuet n’avait besoin que d’un peu de nouveauté pour se remotiver. Elle se sent un peu plus solide maintenant, avance avec une nouvelle ferveur.

L’effet dure un moment.

Mais à mesure que ce mince réconfort s’efface sur un tout petit chemin interminable, les autres pensées affluent.

S’il y a un chemin c’est qu’il y a peut-être des humains, et s’il y a des humains il y a toujours un risque de tomber sur Eux, d’être dénoncée, ou à nouveau capturée, par d’autres. Elle voudrait se rassurer avec le souvenir de l’hospitalité immense que les gens vous témoignent au bled, se répéter avec optimisme que toutes les cultures paysannes reculées sont hospitalières par nature, que si elle tombe sur la population locale, authentique, elle sera bien accueillie. Mais elle ne sait pas, elle n’en sait rien, raisonner avec des généralités pareilles lui semble maintenant aussi délirant que de croire qu’une chèvre seule a tracé ce chemin… Peut-être un troupeau de chèvres ? S’il y a un troupeau il y a un élevage, des humains… Il faut arrêter de raisonner. Il n’y a rien d’autre à faire qu’avancer. Toujours au même rythme. Suivre un écartement de pierres juste assez large pour y poser un pied devant l’autre.

 

Au loin, le reflet clignotant diminue. Le soleil baisse. Il reste quelques heures de lumière, dès qu’un abri potentiel se dessinera, il faudra s’arrêter pour ne pas risquer de passer la nuit à découvert. En plus le vent se lève. Bleuet ne faisait plus attention au souffle irrégulier qui passait sur elle en la protégeant de la chaleur, mais la température générale baisse sous le soleil déclinant. Elle sait par expérience que le soir, la force de l’air augmente.

Moins d’une heure plus tard un géant apparaît au-dessus du chemin, dans un petit surplomb sur sa gauche. Bleuet sort du sentier pour monter vers ce rocher. Elle fait un tour complet du bloc qui doit mesurer un peu moins de trois mètres de long. Revenue à son point de départ en bas, elle continue à tourner autour du roc pour réfléchir. Certaines déambulations de ce genre procurent des bénédictions paraît-il. Elle ce qu’elle veut c’est juste une place à dormir, pas une meilleure chance de réincarnation. La face arrière du rocher, en haut de la pente, lui a paru spontanément accueillante. En dégageant le sol elle pourrait se faire un plan, dans la poussière moins blessante que les cailloux.

Il faut encore prévoir l’orientation du soleil le matin, et réfléchir : être réveillée sous la lumière directe du soleil, qui la réchauffera vite après le froid glacial du petit matin, ou rester dans l’ombre réparatrice après avoir subi le feu des rayons toute la journée ? D’après la trajectoire solaire, la place qu’elle se réserve déjà mentalement derrière le rocher est orientée Nord-Est. Ensoleillée le matin. De toute façon elle ne veut pas passer la nuit du côté du chemin, où on pourrait la voir.

 

Quand elle s’est dégagé un trou avec les mains en évacuant la poussière de rocaille, le soleil bas arrive déjà à la limite des crêtes. Plus vite qu’elle ne l’imaginait, tout est transformé par la lumière changeante.

Dans la plus grande poche de sa veste, le blister intact de la couverture de survie.

Elle glisse sa main, en sort le paquet. Or et argent. Elle reste à genoux, déchire la protection plastifiée.

Ce qui était entier est déchiré.

Elle fait glisser le papier isotherme par l’entaille dans le plastique.

Ce qui était plein est vide.

 

Allongée le ventre froid, roulée dans une feuille dorée d’où dépassent ses pieds, elle contemple l’embrasement qui met un terme à cette journée de marche douloureuse. Ses muscles desséchés par les mouvements sans fin.

Autour d’elle, Bleuet voit les véritables couleurs.

Le rougeoiement et les mauves du ciel dans cette partie du monde abandonnée sont un spectacle merveilleux. Une chance unique, simple, oubliée. C’est aussi la fin de tout ce qui existe, à mesure que les couleurs chaudes déclinent, écrasées par la froideur de l’obscurité qui avale tous les souvenirs et les solides minerais. La nuit ronge l’espace autour d’elle. Pas une nuit de pleine lune ou de demi-lune qui révèle les ombres et vous laisse entrevoir le monde pâle. C’est une lune noire. Cette nuit noire qui ôte la vue.

Quand la dernière chaleur est tombée derrière les pics, que l’environnement bascule dans le bleu obscur qui devient progressivement gris sombre, puis dans l’ombre complète, il n’y a pas de sentiment plus froid que cette solitude au milieu du vide immense.

Plus aucun visage distant sur des petites vitres familières, pour se rassurer. Aucun nom intime pour éclairer la nuit.

Abandonnée. Son pouvoir, réduit à quoi… ? Une fièvre dans l’estomac, volonté ou orgueil qui l’envoie se perdre comme les touristes inconscientes sur des pitons mortels. Cette obstination qui a forgé sa volonté paraît dérisoire dans la nuit d’abandon. Tout lui paraît tellement dérisoire sous un ciel immense, écrasant, surtout en comparaison de ce qu’elle était, de ce qu’elle avait commencé, contre l’avis des autres mais avec toute sa force vitale. Force à laquelle l’opposition du groupe donnait enfin une mesure tangible.

Pendant quelques semaines, avant le conflit interne, elle avait goûté le plein accomplissement de sa colère légitime. Quelques semaines qui avaient tout changé, la sortant de cette tension insupportable qui vous ronge entre deux perspectives, la résignation du quotidien, cet abandon pragmatique devant l’évidence qu’il ne se passera plus rien à force d’attendre, et l’espoir, qui vire à la superstition : ça doit arriver, le changement, la révolte et la convergence, la fin des injustices, ça finira forcément par se produire. Celles qui attendent trop deviennent grandes dépressives, abruties par les discours ou manipulables. Jamais Bleuet ne redeviendrait un pion dans la stratégie de qui que ce soit. Elle avait réfléchi ses manœuvres, s’était équipée en conséquence, et avait pris ses distances de la façon la plus radicale, pour le bien de tout le monde.

Elle peut se souvenir parfaitement de la moquette pourpre qu’elle scrutait dans l’attente, en dessous d’un étage entier réservé dans l’hôtel, sécurité et gardes du corps devant les ascenseurs et paliers d’escalier. Les va-et-vient dans l’emploi du temps chronométré à la minute par le responsable du protocole, qu’elle avait examiné pendant des jours, et les petites failles de la protection officielle quand on arrive à impressionner la femme d’un ambassadeur ou d’un invité de prestige qui vous ouvre les portes d’un cocktail en tenue stricte.

Jouer l’ange des ténèbres dans les hôtels de luxe, à l’affût des très hauts responsables, des vrais responsables, têtes des conseils d’administration et des cabinets gouvernementaux. Qui méritent infiniment le jugement. Bleuet anonyme, sans attaches, avec facilités de caisse et faux papiers. Il n’y avait pas de plus grande occasion d’éprouver sa détermination, la sincérité de ses choix révolutionnaires, avec toutes leurs conséquences.

À cette lumière-là même ses semblables, celles et ceux qu’elle avait considéré⋅es comme ses semblables, apparaissaient détaché⋅es du but, superficiel⋅les, hypocrites, enseignant l’action décisive sans être capable d’accomplir pleinement l’œuvre, appelant implicitement la violence et la guerre sans en accepter toutes les implications et conséquences. L’objectif affiché par le groupe de faire table rase était redevenu une conséquence entière quand Bleuet avait accepté cette leçon simple de l’Histoire, accepté que le basculement pour sortir de l’injustice et de l’asservissement n’est pas qu’une question d’éducation populaire ou de travail de concurrence pour aboutir à une masse critique, mais quelquefois aussi une mission de mort, libératoire. Les plus grandes libérations ont toutes leurs missions de mort que l’Histoire et nos récits ont justifié. Mais on lui avait toujours objecté, et elle-même l’avait cru longtemps, que couper une tête n’en empêcherait pas une autre de repousser, et que même en décidant qu’il pouvait être juste dans un cas extrême d’assassiner pour une cause révolutionnaire, le meurtre ne serait jamais accepté comme moyen d’action légitime par le reste de la population.

Pendant son apprentissage avec le groupe en Europe, premières filatures, missions de reconnaissance et écoutes, puis les tentatives d’infiltration réelles qui avaient suivi, elle s’était approchée de grandes intrigues de successions et de guerres de conseils d’administration. Et elle avait vite compris que même quand des têtes repoussent, plus le tyran qui doit chuter a une main-mise étendue sur son empire, plus l’incertitude et les rivalités que sa disparition entraîne risquent de faire vaciller une firme, un consortium, voire un État.

 

En France quatre ou cinq milliardaires tiennent tout.

La presse, la télé, les networks d’influence sociale, les Agences de Conformité des Algorithmes, les infrastructures de livraison, les transports, les universités, même des hôpitaux et tout ce que les fonds de pensions n’avaient pas déjà dévoré.

Ils financent les initiatives et les personnalités politiques qui les arrangent, dépensent des fortunes pour annuler les autres, font censurer les informations qui desservent leurs affaires, leur réputation, et maintiennent sous surveillance, pour les intimider ou les punir, les contestataires trop visibles.

 

À côté du nom de l’un de ces milliardaires inaccessibles, intouchables, elle avait réussi à mettre des coordonnées, tracé un repère sur le calque d’une carte avec l’inscription “domicile printemps et automne”, ajouté les photos d’un grand portail ouvrant plusieurs dizaines d’hectares.

En l’espace de trois années l’avis de Bleuet sur la question était devenu définitif.

C’était une mission de mort qui l’attendait.

 

Cette nuit, seule au milieu des roches explosées par des millions d’années de mouvements impitoyables de la croûte terrestre, Bleuet sait qu’elle passera vraiment à l’acte. Pas à cause de l’entraînement au fusil dans le désert, ou du fait d’avoir manipulé la mitrailleuse et le lance-roquette. Au tir elle n’était pas meilleure qu’une autre, et son arme à feu ne lui a vraiment servi qu’une fois sur un terrain d’affrontement, cachée derrière la meurtrière d’un immeuble en ruine d’où l’ennemi à visage humain n’était jamais en vue.

L’acte d’assassiner froidement celui qui se tient devant soi, de ses propres mains, elle sait seulement qu’elle en est capable parce qu’elle vient de le faire deux fois à la suite la semaine dernière. Elle saura recommencer. Il suffit de ne pas regarder leurs yeux.

 

Sur le sol dur et coupant qui l’empêche de se détendre, elle se sent plus détachée des autres humain⋅es qu’elle ne l’a jamais été.

Depuis qu’elle avait formé son projet, elle avait eu l’occasion de se sentir vraiment seule. On le devient toujours en préparant des actes irrémédiables. Mais se coucher là où personne ne viendrait vous chercher, où vous n’existez pour personne, à des jours de marche d’une présence humaine, même la geôle ne lui avait pas glacé les os et le cœur comme ça.

Il n’y a que le sommeil pour soulager cette angoisse de n’avoir plus rien au milieu de l’immensité.

S’immerger vite et sans résister, pour avoir une chance de ne pas être atteinte trop profondément par le froid qui peut vous abîmer l’état d’esprit pour longtemps.

Quand elle ferme les yeux pour s’abstraire, des flashs en stries blanches descendent derrière ses paupières, entre l’œil et la peau, à chaque mouvement des globes. Coupures nerveuses qui brûlent un peu et disparaissent. Et à chaque effort pour les tenir closes ces paupières, qui sont tout ce qu’elle a pour se protéger, derrière ces rideaux, des tas de galets et de formes à pointes se découpent en surimpressions électriques. Elle fronce encore les sourcils et serre les paupières plus fort, pour estomper les illusions de blessures. Au bout d’un moment, accoutumance ou fatigue, elle oublie les points blancs.

 

Dans une autre sorte d’inflammation qui la traverse comme une pointe, elle revoit des visages qu’elle ne voudrait pas invoquer ici. Enveloppés dans un sentiment glacé qui perce le ventre.

Brahim, O.G., Sabine. Visages et silhouettes apparaissent en souvenirs à la fois flou et précis, comme une émotion réveillée à travers un corps liquide épais. Ce soir même les liens amers pourraient remplir le vide flottant autour d’elle dans la nuit. La nature des sentiments n’a plus d’importance, amitié, haine. Il faut s’accrocher à quelque chose de sensible pour parvenir à se laisser aller dans le sommeil, sans quoi d’autres ténèbres rempliront l’esprit évidé par le froid. Peu importe que la confiance et l’affection qu’elle avait données aient été jetées par terre avec la cause. Seule la flamme d’un souvenir vibrant compte ici. Tout ce qui survivra dans le froid, c’est l’intensité rubescente de souvenirs que même la guerre au tir de missiles anti-chars n’est pas parvenue à effacer.

 

Plusieurs fois cette nuit-là Bleuet a connu la douleur de se réveiller perdue, glacée, doigts de pieds et oreilles pétrifiées, ne sachant pas si elle réussirait à se rendormir pour disparaître à nouveau.

 

 

***

 

Au petit matin, la lumière rejaillit depuis l’arrière du décor. Après le moment le plus froid qui précède le jour, la chaleur du soleil avance, lentement, en réchauffant l’atmosphère. Elle ne dépassera pas au-dessus des cimes avant une heure ou deux. C’est la période où s’endormir devient facile, parce que toute la fatigue accumulée de s’être mal reposée pendant la nuit rend le sommeil très lourd. Mais c’est aussi le moment de se remettre à marcher pour ne pas perdre de temps.

Elle ne peut pas encore.

 

Le soleil dépasse à peine entre les sommets. Elle redécouvre cette morsure. Ouvre les yeux.

Hier soir elle s’imaginait parfaitement mourir ici, toute seule.

Ce matin la lumière mordante ne lui inspire qu’une chose, avec encore plus de rage : revenir en Europe pour reprendre ce qu’elle n’a pas terminé.

Récupérer ses fonds de secours dans les wallets dispersés, cachés, puis négocier du matériel là où elle devrait encore pouvoir réussir à le faire. Remettre sur pied une chaîne d’intermédiaires, pour la protéger dans son action solitaire. Le plus difficile et le plus important sera de trouver le ou la première de ces intermédiaires, premier maillon, qui lui permettra de rester anonyme en négociant auprès de fournisseur⋅es et de protagonistes toujours plus ou moins sous surveillance.

Quelqu’un qui ne la connaît pas et en qui elle pourra quand même avoir confiance, deux conditions opposées l’une à l’autre.

Le cerveau qui se réveille ne lui permet pas de penser à autre chose.

Il faut une personne fiable, qui fasse correctement le travail quand on lui remet des demandes précises et des sommes d’argent, et qui sache rester discrète. Ça demandera un peu de patience à Bleuet pour ne pas se faire avoir par les mythomanes habituel·les. Mais elle sait qu’elle y arrivera. Elle ne va penser qu’à ça, ne faire que ça, chercher la bonne première personne qui inaugurera tout son futur réseau.

Elle remettra sur pied une cellule active et pourra enfin choisir ses propres objectifs.

Trouver un⋅e interprète locale, dans une zone frontalière où certains trafics sont bien établis, un⋅e interprète pour touristes, tout ce qu’il y a de plus banal. Qui acceptera d’être payé⋅e en espèces ou en monnaies décentralisées, pour un arrangement sans déclarations ses revenus. Cette première condition remplie, arpenter un périmètre de choix avec l’interprète. Après le temps du tourisme, si l’interprète n’a pas déçu et n’est pas opposé⋅e aux activités en zones grises, Bleuet l’enverra pour trouver un⋅e garde du corps. Puis un⋅e messager⋅e. C’est de cette manière précise que la chaîne se mettra en place. Un groupe de quatre personnes pour commencer, chacune son rôle. Bleuet commencera ensuite les acquisitions plus délicates pour son nouveau projet, faux papiers, transferts et retraits de sommes pour alimenter wallets de manœuvre et coffre de secours, matériel électronique de surveillance, armes de défense. Elle fera ce qu’elle avait appris à faire en France.

 

Le soleil monte vite. Se remettre à avancer. Elle froisse la couverture métallique et s’assure de ne rien laisser sur place. Boit une grande gorgée d’eau. Les deux bouteilles en plastique et les morceaux de pain dans les grosses poches de sa veste sont tout ce qu’elle possède. Ça, et un coffre bien caché là-bas en Europe.

Elle se lève avec un mouvement brusque, décidé. La cicatrice sans fils se réveille sous les frottements, Bleuet soulève les vêtements pour regarder la nervure rougeâtre. Pas de pus, bon signe. Elle tâte l’objet sous la peau. Toujours solidement fixé sur l’os. Avant de s’élancer, elle décide de s’étirer quelques secondes. Une attention dérisoire, mais ce matin elle a repris goût aux choses bien faîtes. Elle défait les lacets de ses chaussures pour mieux les resserrer. Les arêtes coupantes de la montagne ont laissé des griffures sur tout le cuir, mais les épaisses semelles encollées semble supporter le choc.

Descendue sur le chemin, la marche s’enclenche pour de longues heures.

D’abord elle n’avait pas pensé à chercher son repère, mal réveillée, les idées immédiates pas vraiment en place, avançant comme une machine qui ne sait rien faire d’autre. En levant la tête, le signal clignotant s’impose à nouveau. Un effet rassurant. Au moins si les choses ne changent pas beaucoup, elles ne se dégradent pas non plus.

Toute la matinée elle aligne les kilomètres dans la même monotonie de rythme et de paysage que la veille. Les larmes de karst frisent l’enveloppe des chaussures. Le vent s’agite par cycles irréguliers.

 

Puis le terrain subit une évolution minuscule. Presque rien dans cette immensité, le faux plat est devenu une vraie pente. Loin devant elle, même la zone d’où provient le clignotement n’est plus la même image immuable. Bleuet ne saurait pas dire exactement ce qui diffère par rapport à la veille, ça doit être le signe qu’elle n’en est plus très loin.

 

La pente augmente et devient plus pénible à gravir, surtout avec la fatigue qu’elle a accumulée dans les jambes et qui ne s’est pas complètement évacuée pendant la nuit. Elle concentre et étale son effort, respire profondément, essaie de ne penser à rien, ou de penser à autre chose. Elle fait ça assez longtemps pour prendre conscience qu’elle se parle à elle-même, à voix basse, en se recommandant de penser à autre chose.

Soudain elle lève les yeux : le signal a disparu. Elle ne s’en était pas rendu compte la tête pleine d’auto-suggestions.

Elle cherche un raisonnement, son angle de vision s’est probablement décalé un peu à cause de la pente récente, mais le fait d’imaginer qu’elle a peut-être raté cet objectif, ou qu’il aurait disparu pour de bon, l’attriste déjà. C’était tout ce qu’elle avait ici. Elle se ressaisit et remet ses forces dans la progression, décidée à arriver en haut du sentier au lieu de se laisser aller au pessimisme, dangereux pour elle.

 

Il lui faut encore quinze ou vingt minutes de détermination à se hisser sur de petites saillies anguleuses, entre des pierres d’éboulements aussi grosses qu’elle. Un dernier surplomb de rocher à face plane, et elle débouche enfin sur le pic.

L’air frais et le soleil lui fouettent le visage. Devant elle se dévoile un panorama complet du pays désolé, en contrebas, plateau troué de dépressions et de plissements calcaires. Et partout autour d’elle, sur cette hauteur, des débris métalliques de toutes les tailles qui font partie des restes d’un avion ou d’une fusée.

À la vue de ces décombres, Bleuet se sent brutalement découragée.

Vidée par des émotions contradictoires, affamée par les efforts, elle cesse de lutter et s’effondre. Impossible à cet instant précis de savoir quelle devrait être la prochaine étape de sa motivation.

Difficile d’imaginer ce qui est invisible, de chercher à quoi s’accrocher dorénavant. Elle a beau regarder devant elle, sur les reliefs qu’on pourrait recenser et nommer sans peine depuis cette position en altitude, elle ne voit pas encore de changement, pas de séparation, aucune ligne au-delà, à laquelle croire.

Toutes ces souffrances pour un tracé imaginaire entre deux pays.

À quelques mètres devant elle, au bord du précipice, un débris plus gros que les autres. Une plaque mobile est suspendue au reste d’un mécanisme lâche. La surface en métal brossé pivote à cause du vent qui l'empêche de rester immobile, mais elle revient toujours obstinément à sa position morte. Et le soleil se déverse du matin au soir pour la faire étinceler.

Objet: A la maison ou ils aiment et attendent!

Cordialement, je veux demander

Puis-je vous demander comment se passe votre soiree?

Dans votre pays, le temps est-il plus frais maintenant?

La journee passera, bien que super-excellente, et amusante. Je souhaite bonne chance et positif pour demarrer!

J attendrai votre reponse le plus tot possible, bien que je ne puisse pas etre en ligne tous les jours. Cordialement, Aleksandra!

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> Si tu lis ce message c’est que tu es en vie.

> J’ai pris la décision de rétablir ton ancien protocole de secours. Tu auras accès à un backup de ta clé.

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> +34 972 523 158

> Le même message ici une fois par semaine tant que je peux maintenir.

>

> Quelqu’un qui ne t’en veut pas.

 
 
 
 
 
 
chapitre 3