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Géraldine préside 1.7

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+7

« Il faut absolument que je te raconte la dernière du manager ! »
Fatiah s’assoit sur une chaise de la cuisine en laissant tomber son manteau et son sac. Avant que sa partenaire de textos ne lâche les derniers détails qui donneront des munitions pour tirer sur le monde du travail pendant un petit moment, Géraldine est vite retournée à sa casserole d’estofado au Tempeh. Elle laisse son invitée trouver le chemin pendant qu’elle vérifie le mijoté.
Cette fois la table est parfaitement dégagée dans la cuisine. Ça fait un moment que les piles de magazines ont disparu, mais pour l’occasion Géraldine a fait un grand ménage. Les tutos d’art du rangement ne sont pas si loin de la vérité. Le vide n’est pas uniquement absence, c’est aussi une place libre, dixit la psy.
À peine arrivée sur ce nouveau plan de travail, Fatiah ne peut pas se retenir bien longtemps :
— Tu te rappelles quand on disait qu’il ne touchait pas au stock, sinon on l’aurait vu ? Eh ben les choses ont un peu évolué. Noël, il ne magouille pas vraiment le stock existant, par contre il a privatisé un coin de la réserve.
Géraldine, debout à côté du feu, surveille les crachotements sous le couvercle qui pourraient compromettre son plan gastronomique. La promesse de nouvelles dingueries pro menacent d’accaparer définitivement son attention.
— Comment ça privatisé ?
— Un jour il a demandé à Bastien de dégager un espace libre en déplaçant une palette. Le lendemain y’avait une autre palette totalement emballée à la place. Et comme il ne nous a pas engueulées, et que personne ne sait qui a placé ça là, exactement dans le coin qui était libre, on en a déduit que c’était lui le responsable.
— Ah ouais, ça commence à sentir la noisette.
Fatiah a sorti son téléphone par réflexe.
— Bienvenue dans la nonosphere.
Une main sur la cuillère en bois pour vérifier que ça n’attache pas au fond. Brusque plongée dans des pensées qui chamboulent. Les petites bêtises qu’on peut faire nous, c’est rien…
Fatiah n’est pas peu fier de son anecdote. En évoquant ces nouvelles manigances elle s’est électrisée. Pour ne pas rester assise, elle décide de ramasser ses affaires et d’aller les poser sur le canapé.
— À sa décharge, le mec subit quand même le malheur d’avoir un prénom de grand-parent.
— Noël, sa vie, sa lutte contre un prénom dépassé… Tu sais ce qu’on fait le lundi maintenant ? On joue à Gobe-tout.
Les bouillonnements indiquent que l’eau vient à manquer. La cuisson touche à sa fin.
— C’est quoi ça ?
— C’est notre nouveau jeu de la semaine. C’est moi qui l’ai inventé : tous les lundis matin en arrivant on met un petit papier dans un chapeau, et on en tire un au hasard. Dessus y’a un mensonge qu’on a inventé pendant le week-end. Le but, pendant toute la semaine, c’est d’arriver à faire en sorte que Noël gobe ton bobard. Et si possible de lui faire raconter devant les autres, là c’est combo.
— T’as un esprit encore plus tordu que moi en fait.
— Tu peux parler, c’est toi qui m’as inspirée.

On doit entendre leur explosion de rires depuis la rue. Peut-être jusqu’à l’autre bout de la ville.
— Je te jure, ça met du piment dans la journée. L’ambiance a totalement changé grâce à ça. Avant avec Jeanne, quand on se faisait chier, on avait décidé de le surveiller. Mais il ne se passait rien.
— Elle est toujours là Tiph’ ?
— Non, elle a fini son CDD.

CDD. CDI. Stage d’immersion professionnelle. Formation continue. Reconversion.
Le monde de l’entreprise est une suite de mésaventures contractuelles qui ne se retournent jamais en votre faveur. Fatiah s’est rassise. Elle est penchée sur son verre de jus de fruit frais, encore secouée d’un petit rire nerveux. Heureusement qu’elle est venue répandre sa lumière. Ce matin en se levant, Géraldine n’était plus aussi sereine que les jours précédents. Elle a beau avoir de l’avance sur son compte bancaire, elle tiendra deux ans sur cette réserve. Il va bien falloir se remettre à chercher quelque chose. Un domaine d’activité qui ne lui fera pas revivre les mêmes situations sans issue. Quand le seul métier que tu connais a failli te perdre, et que tu sais pertinemment que l’état actuel des entreprises est à peu près le même dans tous les secteurs, la faute aux doctrines managériales passées de foireuses à totalement nocives en une décennie, aucune perspective n’ensoleille plus ton avenir.

Son verre est vide maintenant. Fatiah a déjà une bonne descente de breuvages, alors avec les soft… En silence, elle s’est levée et se poste devant le frigo. Le frigo, lui, n’a pas été débarrassé des signes de batailles en cours. Elle lit à voix haute :
— Incré-men-talité.
Géraldine tourne le robinet de gaz pour couper le feu.
— … Ça a un rapport avec tes fourberies ?
— Exactement.
Une grande assiette plate, avec un petit set en osier, pour faire comme au resto. Fatiah ne se détourne pas encore du sujet.
— C’est comme ça que tu planifies tes coups ? Vivencia, c’est… ?
— Ça devait être les prochains.
Fatiah reprend place à table. De là où elle est assise la liste reste bien en vue. C’est Géraldine qui tourne le dos à cette esquisse d’organigramme.
— Pourquoi « ça devait », tu arrêtes ?
Géraldine sert une assiette généreuse. Faire à manger pour une invitée est tellement satisfaisant. Savoir qu’on passe une heure ou deux à travailler pour offrir quelque chose d’agréable au palais et au ventre. Un moment qu’on partage, qui réchauffe, construit de bons souvenirs. Un moment pour lequel le temps passé seule à travailler prendra tout son sens juste devant vos yeux. Résultat dont la valeur est bien au-dessus de toutes les tâches mesquines reflétées par une fiche de paie.
— Je sais pas. Je suis en plein doute ces jours-ci.
Plus que des incertitudes. Le paquet est resté dans l’armoire. Géraldine n’a même pas sorti la robe d’avocate de l'emballage pour l’essayer. Sur le chemin du retour, après la boutique, elle avait pourtant imaginé une scène folle. Entrer dans la salle d’une agence de travail avec sa nouvelle tenue, en plein milieu d’une séance de formation CV ou d’un job-dating.
— Mon cerveau sait que je vais devoir me remettre à chercher du taf en fait. Je crois que j’ai réussi à me cacher cette réalité-là, en faisant diversion, mais certains jours comme aujourd’hui, ça fonctionne moins bien.
La récompense d’une cuisinière réside dans la joie des convives. Fatiah pose la fourchette et se cale en arrière.
— Meuf, c’est super bon.
Elle sait savourer l’instant, elle.
— Mon conseil, je suis pas psy mais j’ai des bons conseils tu le sais : profite du temps libre pour faire ce que tu as vraiment envie de faire en ce moment. Pour ne pas regretter plus tard.
Si seulement c’était aussi simple. Tout ce que Géraldine désire, tout ce dont elle est capable d’avoir envie désormais, c’est d’une vengeance ostentatoire, et drôle. Elle ne souhaite qu’une chose, rire à gorge déployée en face de tous les emmerdeur⋅euses en poste. Pour leur faire comprendre qu’elle aussi a le pouvoir de les faire chier.
— Tu n’as pas encore récupéré ton téléphone au fait ?
— Non.
— Comment tu veux que je t’envoie des infos délicates ? Ça va me démanger…
— J’ai trouvé un site de chat crypté, je vais te noter sur un papier l’adresse du salon que j’ai créé.

La pile de vaisselle remplit l’évier. Fatiah s’est proposée pour la faire avant de partir, mais Géraldine a courageusement bataillé pour refuser. Maintenant que la présence réconfortante de son amie s’est évanouie, que la lumière plongeante des appliques crée une ambiance d’ombres reposantes, Géraldine sent qu’elle va réussir à dormir plus profondément cette nuit.
Elle termine d’essuyer la dernière assiette, quand le carillon du téléphone annonce un SMS.
Le temps de se sécher les mains, elle agrippe paresseusement la brique et ouvre le message de Fatiah. « Tournesol ». C’est le code pour regarder le chat encrypté. Déjà ?
Une palpitation saisit Géraldine. Son goût pour les intrigues est toujours là, pas totalement enfoui sous les préoccupations. Pendant qu’elle ramène son ordi sur la table, elle se reprend à apprécier cette petite impatience, celle des stratagèmes bien planifiés.

Dans le chat privé, Fatiah aussi a l’air prise d’excitation :
« Il faut absolument que tu lises ça ! »
Lien vers un article de presse.
Géraldine clique, un gros titre apparaît au-dessus d’un portrait photo. Elle doit lire deux fois pour être sûre de bien comprendre si elle est en train de se faire troller ou pas.
 » Face à la recrudescence d’incivilités, les recruteurs montent au créneau.  »

Une députée cheffe d’entreprise qui s’en prend aux « terroristes du labeur », dans sa diatribe contre les chômeurs plombant volontairement le marché du travail. Présentée par une bio risible qui la dépeint en mécène aimant Shakespeare et les tragédies Grecques, la patronne confirme dès les premiers paragraphes une rumeur selon laquelle des activistes se rendraient aux entretiens d’embauche dans le seul but de les saboter. Et comble de l’affront, ces individus qui comptent même des femmes dans leurs rangs, n’hésiteraient pas à se déguiser pour mieux ridiculiser les employeur⋅es.
À cette lecture, les mots tragédies et Shakespeare réveillent un effet plus fulgurant que le guarana.

Géraldine ouvre la page Wikipédia de l’auteure et lance une recherche sur le premier gros mot qu’elle trouve accolé au titre « directrice ». Députée et patronne dans le privé, on a le sens du partage.
Hélios solutions.
Le site officiel s’ouvre. Beaucoup d’idées et d’images se bousculent déjà dans la tête de Géraldine. Peut-être que l’étape suivante est celle du contrat de travail après tout. Peut-être qu’un nouvel uniforme lui irait bien. La psy a parlé du masque social qui peut nous faire souffrir, elle ne dit pas qu’on pourrait en retirer des joies gratuites. Avec un peu de ruse, l’étage des cadres n’est peut-être pas hors d’atteinte.
Une section annonce « Nous recrutons » dans la page.

Ah elle aime le théâtre celle-là.

 

FIN de la première partie

 

 

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Géraldine préside 1.6

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+6

Faire enrager les petits recruteurs ne pouvait pas être une fin en soi.
Géraldine le savait pertinemment. Incrémentalité rimait aussi avec ascension de la hiérarchie. Dans cette thérapie défoulatoire, troller des cadres beaucoup mieux placé⋅es dans la pyramide aurait un effet encore plus bénéfique sur son moral, c’était certain. Mais pour réaliser cet exploit et appliquer le conseil « déroulez votre propre récit », en dépassant les petits bureaux des salles de recrutement pour atteindre les niveaux suivants, il fallait commencer par mieux s’organiser. Est-ce que Géraldine le voulait vraiment ?

Récupérer son téléphone serait un bon début. Quand l’appareil était devenu hors de contrôle, il y a dix jours, Géraldine avait été obligée de changer de numéro. Quelqu’un semblait avoir envoyé une série d’attaques sur sa ligne. Depuis, le téléphone était en dépôt chez un réparateur pas pressé de finir le travail, et Géraldine se baladait avec un vieux téléphone « brique » à grosses touches, sans internet. Personne ne pouvait lui garantir que ça la protégerait vraiment la prochaine fois, mais être coupée des applis et du bluetooth ça rassure un peu. Maintenant qu’elle avait commencé à se faire des ennemi⋅es, Géraldine comprenait mieux certaines paranos numériques.
Avec Fatiah, elles en étaient revenues aux simples messages SMS. Ça avait son charme. Mais la confidentialité des applis sécurisées faisait cruellement défaut pour s’envoyer des infos sensibles. Géraldine n’avait pas envie de devenir le prochain fait-divers dans la rubrique patronale du coin, punie pour l’exemple. L’incident du piratage de son téléphone, fruit du hasard ou pas, lui avait servi de leçon.
Et puis moins d’applis, c’est bon pour le cerveau. Ça fait travailler la mémoire.
D’ailleurs, aujourd’hui, Géraldine se souvient très bien qu’il faut aller chercher cette robe d’avocate.

En poussant la porte vitrée rue de l’escarpe, elle se fait cette réflexion pertinente : trouver quelqu’un qui mérite. Qui mérite d’être en haut de ma liste. Encore un des bienfaits de la vie sans notifications.
Dans la boutique, toujours cette même ambiance hors du temps. Pas d’autres client⋅es. Pour un peu on se croirait dans un de ces restaurants fantômes tenus par la mafia, où l’on n’est pas vraiment censée manger. La porte du fond est fermée aujourd’hui. Est-ce que Géraldine va enfin découvrir les vrais gérant⋅es du lieu ? L’ado ne peut pas passer toutes ses journées ici… il est trop jeune pour avoir déjà arrêté l’école.
Alors qu’elle traverse une rangée de portants couverte de tenues encore sous emballage, une mélodie stridente perce le silence étouffé. Pourquoi est-ce que les gens s’obstinent à vouloir l’appeler à chaque fois qu’elle vient ici ? Un coup d’œil sur l’écran monochrome vert pomme lui rappelle qu’à l’autre bout de la ville, Fatiah elle aussi vit des tribulations en rapport avec le monde de l’entreprise. Cette fois, Géraldine ne décroche pas, ça fait partie de la thérapie. On n’a pas inventé les boîtes vocales pour rien. Elle n’a pas encore rangé l’appareil à grosses touches quand une voix derrière elle lance un « bonjour » éraillé.
Géraldine se retourne, devant le jeune garçon à lunettes elle lâche « salut », se reprend, marmonne « bonjour » à la place, et l’autre commente nonchalamment : « Cool le téléphone. »
— Les sonneries sont horribles…
Elle fait glisser son sac à dos pour y ranger la brique sonore. Pour toute réponse, le vendeur se murmure à lui-même « Rétro », avant de se diriger vers une armoire métallique en affirmant « On a bien reçu votre commande. »
Géraldine l’accompagne. Il ouvre un tiroir, le referme, en ouvre un deuxième, y trouve un paquet.
— Vous êtes comédienne en fait ?
Géraldine se retient de lui faire remarquer qu’il a bien pris la confiance. Comédienne ? L’idée n’est pas si éloignée de la réalité.
— Si on veut oui.
Il lui tend une enveloppe translucide. À l’intérieur on devine les plis satinés du tissu noir. Géraldine ne l’ouvre pas. Elle demande :
— Je peux te poser une question ? Tu ne vas pas à l’école ?
Géraldine aussi prend ses aises. Il ne semble presque pas gêné par sa question.
— Euh, je fais mon stage là.
Géraldine reste plantée sans réagir, en le regardant fixement dans les yeux. Pas convaincue. Lui non plus visiblement. Mais il revient une question en arrière.
— Vous n’êtes pas avocate… ?
Géraldine relâche ses traits en laissant poindre un léger sourire. Il est marrant celui-là quand même, avec son assurance précoce ponctuée de maladresses.
— Eh non, je ne suis pas avocate.
L’ado accueille la nouvelle sans surprise, avec nonchalance. Géraldine n’a pas le temps de chercher à comprendre quelle est la nature réelle de cette curiosité qu’il s’est déjà retourné et demande, en partant vers le fond du magasin : « Vous voulez un sac ? »
Elle attend un peu. Se décide à aller quand même dans son sens. La vie est devenue une plateforme de jeux d’aventure récemment, il y a peut-être quelque chose à découvrir autour d’un personnage placé sur sa route par l’algorithme du destin. En tout cas ici, dans cette boutique, la narration accroche un peu, que l’incident soit intentionnel ou non. Un sentiment encore insaisissable, peut-être une pure coïncidence. Est-ce qu’il s’agit d’un hasard, ou d’un indice ? Géraldine rejoint le vendeur trop jeune, accepte le sac, et risque :
— Si je t’explique pour les tenues, tu me racontes ce que tu fais ici ?

Deux minutes plus tard, elle est train de regarder l’écran démesuré sur lequel un graphique relie des cercles entre eux. L’ado a carrément pris « ce que tu fais » au sens propre. Dans la petite salle du fond, inaccessible aux regards extérieurs en temps normal, il prend un soin méticuleux à expliquer comment ses journées sont occupées faute de client⋅es dans la boutique :

— …Y’a beaucoup de métadonnées accessibles grâce aux API, mais ça c’est juste pour vérifier mes amorces.

Géraldine fait le tri entre ce qu’elle devrait pouvoir comprendre et ce qu’elle va choisir de ne pas retenir.
— En langage plus simple… tu vérifies quoi ?
Il se retourne sur son fauteuil de gamer pivotant, et lève les yeux au ciel en se lançant dans une nouvelle tentative d’explication :
— En fait, je forge des scripts sociaux à l’aide de prompts, puis je les poste, et ensuite j’analyse les retours et l’engagement des gens sur mes publications, pour essayer de trouver des patterns.
Géraldine a de l’imagination, mais le jargon freine son enthousiasme. Comme il voit que ses commentaires ne mènent pas beaucoup plus loin, il tente un raccourci :
— C’est comme une expérience sociale, avec des petites annonces en ligne…
— Tu postes de fausses annonces ? Quoi, sur des sites de vente, ou… des réseaux sociaux ?
— Partout où c’est pertinent.
Ok le petit a du caractère. Expérience sociale, ça lui parle à Géraldine, même si le reste est aussi abstrait qu’un cours de géométrie euclidienne sans visuels. Dans un coin de fenêtre elle a quand même le temps d’apercevoir un profil ouvert, avant qu’il ne la ferme, mais elle sent que le moment est venu de mettre un frein à la curiosité. Dans cet échange de bons procédés un peu bancal, elle n’a pas envie de se sentir obligée de revenir plus en détails sur son activité du moment à elle. Un acquiescement neutre s’échappe d’entre ses lèvres, pour clore cette interaction.
Au lieu de tourner les talons poliment, Géraldine ne peut pas s’empêcher de poser quand même une dernière question.
— Et l’adjacence, tu sais ce que c’est ?
Il la regarde sans conviction cette fois :
— Euh, non.

L’autre rendez-vous que Géraldine n’a pas pu oublier malgré l’absence d’agenda, c’est son entretien avec la psy. À 15 heures, Géraldine doit décider si elle lui avoue tout de sa nouvelle carrière.

— Je ne sais pas si c’est le fait d’avoir du temps libre, mais je rêve de plus en plus la nuit.
— Vous vous souvenez de vos rêves ?
— Le mois dernier j’ai rêvé plusieurs fois de suite d’un chat qui venait me rendre visite.
La psy a un mouvement de recul dans le dossier de sa chaise de bureau. Comme si elle se préparait à quelque chose. Géraldine ne peut s'empêcher d’interpréter ce geste anodin, insignifiant, mais légèrement trop théatral tout à coup. Ça va, c’est juste un chat.
— Vous n’avez pas d’animal domestique ?
— Non. À cause des rêves j’en ai eu envie à un moment. Plus pour le côté affectueux, pour avoir une présence à la maison… Mais je n’ai pas craqué.
Elle ne répond rien derrière le bureau. Géraldine devrait lui avouer qu’elle mène une double vie, qu’elle suit les conseils reçus ici-même, appliqués de façon très… personnelle.
— Là les rêves ont un peu changé de registre.
— C’est à dire ?
Géraldine hésite un instant. C’est étonnant comme la valeur d’une petite révélation peut facilement devenir un substitut pour une autre. Elle s’apprête à confier un nouveau rêve, plus pesant, plus sombre. Une monnaie d’échange pour garder son secret :
— Depuis deux ou trois jours je vis des émotions beaucoup moins sympa la nuit. Pourtant tout allait beaucoup mieux dans ma vie.
— Ce n’est pas anormal d’avoir des réminiscences quand on a vécu une souffrance profonde, même dans des périodes où on pense que tout est derrière soi. De quoi avez-vous rêvé récemment ?
C’est Géraldine qui s’affaisse dans sa chaise maintenant :
— J’entraîne des gens avec moi. Mais ça finit très mal…
Fais un effort. Ça fait partie du contrat.
Géraldine reprend :
— Le premier rêve se passait dans une école. Au début je marche dans les couloirs déserts, et puis en explorant je monte aux étages, et je finis par entrer dans une salle au hasard. J’ai un petit échange avec le prof et les élèves à l’intérieur, et je m’approche d’une fenêtre. Je l’ouvre, je regarde derrière moi, et là je saute pour m’envoler. Les autres derrière font la même chose pour m’imiter. Mais tout le monde s’écrase par terre. J’étais la seule à pouvoir voler.
La psy griffonne quelque chose dans son carnet. À ce moment-là, pour Géraldine, c’est presque une trahison.
Au lieu de persévérer, en détaillant les variations des autres rêves, Géraldine retrouve un goût amer dont elle n’aime pas se souvenir. Retour du doute, des précautions, après la confiance trop facilement offerte. La psy ne lui laisse pas le temps d’y réfléchir :
— Si vous avez le sommeil troublé, vous savez que vous avez des moyens de vous apaiser avant de dormir, c’est important.
— Oui oui.
Trop tard. Un petit incident s’est produit. Petite rupture. Géraldine se conforte dans un sentiment qu’elle ne voudrait pas cultiver. Mais la vérité est crue. Incontournable. Si elle avait osé révéler à la psy qu’elle se délecte des moqueries, qu’elle bafoue le sacro-saint dogme du Travail, que la semaine dernière encore, elle s’est défoulée dans le bureau d’une responsable RH imbuvable que tout le monde déteste probablement sans pouvoir lui dire en face, si elle avouait qu’elle choisit ses victimes en fonction du niveau de foutage de gueule des offres d’emploi de l’entreprise, et qu’elle tire à bout portant maintenant, à coups de « c’est moi qui perds mon temps », en tenue de carnaval en plus, qu’est-ce que l’autre écrirait en secret dans son carnet ? Un carnet qui rappelle étrangement toutes ces autres évaluations, des mauvais résultats à effacer sur le lieu de travail…
Une seule pensée furtive suffit à assombrir la suite de l’entretien. Elle l’a peut-être senti derrière son bureau.
— Vous reprenez rendez-vous dans un mois ?

L’air est chaud et humide dehors. Le ciel chargé, mouvant, se perce d’heureux rayons qui redonnent le sourire aux passant⋅es. Géraldine se sent imperméable à leur effet. Une mauvaise humeur bien familière pourrait trop facilement revenir lui coller à la peau. L’après-midi est déjà terni pour elle. Géraldine enrage surtout d’être encore à la merci de signes aussi ridicules. Oui, la psy note des trucs parfois dans le carnet. Et tu ne lui as jamais demandé ce qu’il contenait.

Heureusement, sur le chemin pour rentrer, d’autres rayons trouent l’atmosphère maussade. Un SMS de Fatiah : « On prend un verre ce soir ? »
Géraldine s’arrête, s’assoit sur un banc et respire un grand coup.
Un seul pouce est presque de trop sur les petites touches en relief :
« Flemme des bars, tu passes chez moi ? »

 

chapitre 7 (final)

 

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Géraldine préside 1.5

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+5

« Mais ça veut dire quoi adjacence ? »
Son verre à la main, Fatiah fixe Géraldine d’un œil taquin.
— Je sais toujours pas.
« Fais attention quand même, à pas te griller ou te faire emmerder. On vit dans une petite ville, le monde est tout petit. »
Dans le bar quelques tables se vident. La guirlande d’ampoules s’est mise à clignoter sporadiquement sur le mur à côté d’elles, loin du comptoir.
— T’inquiète je fais juste ça pour me détendre, de temps en temps.
« C’est ce qu’on dit… »
Géraldine en est à son deuxième verre. Elle sent bien que Fatiah n’a pas vraiment tort, mais tout ce qu’elle trouve pour tenir tête à son amie de galères salariales c’est « On a tous le droit ». Et pour bien faire passer le message, Géraldine élève la voix en continuant de chanter les paroles de leur hymne. Fatiah se force à annoner les dernières phrases en choeur.

Après ce test de loyauté, Géraldine s’enquiert : « Au magasin c’est comment ? » Elle ouvre des yeux attentifs, larges, sincères.
« Manager de 25 ans, on sait jamais quand il vient – en Tesla s’il te plaît, mais quand il arrive il fait le tour des employé·es pour se plaindre que les plannings l'empêchent de dormir la nuit.
— Le pauvre…
— Non mais lui il pensait vivre sa meilleure vie dès qu’il donnerait des ordres.
— Combien sur l’échelle Connard ?
— J’arrive pas encore à savoir. Parfois on dirait qu’il nous prend vraiment pour ses potes, c’est presque touchant, mais j’attends toujours LE moment qui va révéler un sociopathe. Et je t’ai pas raconté le plus bizarre…
Géraldine se penche sur la table en fronçant un petit peu les sourcils.
« … l’autre jour ma collègue Jeanne elle me dit « ça fait deux fois que je le vois arriver par la porte de service, derrière, avec des grands sacs. »
— Des grands sacs ? Quel genre de sacs ?
Au même moment une vibration discrète attire l’attention de Fatiah, qui déverrouille d’un doigt son téléphone posé sur le dessous de verre.
« Ah bah tiens c’est lui. Il envoie le planning pour la semaine prochaine. »
— Le vendredi soir ?
— Cherche pas à comprendre.
Elle éteint l’écran et le range soigneusement sur la chaise à côté, avant de reprendre :
— Hier j’ai vu un de ces sacs dans son coffre de voiture.
— Il fait du sport ?
— C’est pas des sacs de sport. On dirait plutôt des sacs à gravats sur les chantiers, mais fermés proprement.
La guirlande qui crépite dans son champ de vision énerve Géraldine, qui doit se retourner pour triturer le câble. Pendant qu’elle tente de rétablir la lumière, tordue sur sa chaise, elle réfléchit à haute voix : « Hmm OK. Il a une auto-entreprise de vente au détail à côté ? »
La guirlande s’est définitivement éteinte malgré ses efforts. Géraldine rappuie ses coudes devant elle sur la table.
Fatiah la contredit mollement ;
— S’il touchait au stock on s’en serait rendu compte, doué comme il est.
— Il a peut-être une activité de loisirs décoratifs qu’il ramène dans son bureau… à ses heures perdues. Ok c’est ton patron mais c’est aussi avant tout un être humain, avec une personnalité riche et complexe… apparemment.
En face elle finit son verre en une gorgée.
— Tu veux que je te mette en contact avec lui ?

Jeudi 12, au matin.
Des pantoufles confort s’approchent mollement d’un frigo recouvert de notes. La tête un peu de travers au sommet d’une robe de chambre empruntée dans un hôtel, les yeux gonflés, Géraldine ouvre la porte battante d’un geste machinal. Attrape une bouteille de jus de fruit.
Sur la table, au-dessus du tas de magazines qui grossit de jour en jour, elle dégage un espace relativement stable pour poser sa tasse. La journée commence, un peu tard, et celle-ci ne sera pas totalement dépourvue de sens, puisqu’il semble bien à Géraldine qu’elle comporte un objectif. Il faut juste se souvenir lequel exactement. La première gorgée de pamplemousse est un rappel au monde des cinq sens.
Après quelques bouchées de céréales au chocolat, elle parvient à se concentrer. Saisit une feuille griffonnée à côté de la petite assiette, relit le brouillon. Puis elle se redresse sur la chaise, repose la tasse sur la table en baillant, et fait enfin résonner la sentence, d’une voix éraillée : « Allez, aujourd’hui on va incrémenter ces entreprises. »

Dans la rue de l’escarpe une heure et demie plus tard, Géraldine pousse la porte de la boutique de vêtements professionnels avec la même fascination que la première fois. Le décor de drapés et d’appliques n’a pas changé. Même l’ado de l’autre jour est toujours là, occupé à trier des vestes sur un portant au fond du magasin.
Posté devant les toques de cuisine qui la font rêver, Géraldine ne tarde pas à entendre le « J’arrive » au timbre chevrotant. Quand le garçon s’approche, Géraldine lui annonce dans un élan :
— Je vais prendre cette belle faluche, là !
Son enthousiasme doit être contagieux parce que le jeune gars lui répond sans retenue : « Et une faluche ! Je vous la tranche ? »
Géraldine joue le jeu, « Ça ne sera pas la peine non », ce qui provoque un gloussement chez l’adolescent. L’article emballé dans une main, il ose encore « Et avec ça qu’est-ce que je vous sers ? ».
Mais l’effet est retombé. Géraldine est revenue à ses calculs. L’ado le sent et perd un peu de sa contenance, sa voix s’éteint presque quand il confirme « oui c’est taille unique. »
Comme Géraldine réclame en plus un tablier de poissonnière en caoutchouc et une robe d’avocate, il disparaît ensuite pour aller chercher des références.

À son retour il présente un magnifique polyuréthane bleu charrette à sangle dorsale et annonce « On l’a plus en blanc ». Géraldine est enchantée.
L’ado ajoute :  « Pour la robe d’avocate ça sera sur commande, si vous pouvez repasser je l’aurai dans 3 jours.  »

L’après-midi à 14h, elle hésite d’abord en descendant du bus. Quand la psy parlait « d’affrontement positif », est-ce qu’elles pensaient à la même chose ?
Géraldine se voit dans le reflet d’une vitre d’immeuble, en marche vers le clash, découplée des jours ordinaires. Est-ce qu’elle a bien raison de chercher la merde comme ça ? Quand elle pense au monde du travail elle se revoit enfermée aux toilettes pour pleurer pendant les pauses.
La guerre, c’est eux qui la font. Les prud’hommes n’avait pas qualifié son ancien employeur de persécuteur pour rien. Un jugement parmi des milliers d’autres.
Géraldine déballe alors son accessoire, d’un geste nonchalant, et se met à faire les essayages en pleine rue. Faluche tombante sur le côté, gonflée en hauteur, ou plaquée vers l’arrière. L’objet est imposant, produit un bel effet, très visible. Géraldine inspire un bon coup et se remet en marche sans ôter le couvre-chef.
Quelques dizaines de mètres plus loin elle a repéré l’enseigne de la boîte : Garance immobilier. Elle est parfaitement à l’heure.
Une secrétaire très gentille l’accueille mais lui avoue sans hésitation « par contre ça va pas le faire la toque là… » À quoi Géraldine répond sans méchanceté « C’est pas une toque, c’est une faluche ». L’autre lève les yeux mais n’insiste pas.

L’attente est longue sur la chaise résille.
Géraldine s'emmerde déjà au bout de trois minutes, alors elle se force à respirer profondément, pour apaiser, et commence à inspecter toute la boutique d’un regard circulaire. Où sont les petites récompenses visuelles, affiches internes, touches déco personnelles ? L’agencement intérieur tient plus du salon de coiffure minimaliste.
Au bout de dix minutes elle sort le téléphone pour lancer une partie. Quand ça ne l’amuse plus, elle va dans l’application de prise de notes, tape « Apporter de la lecture ». Puis elle essaie de retrouver sa longue liste de recommandations enfouie quelque part. Pendant qu’elle scrolle la cinquième page de recherche d’ebooks gratuits, quelqu’un sort enfin d’un bureau.
Quand Géraldine relève les yeux, une femme en chemisier et pantalon cigarette la dévisage. Face à la dégaine de la candidate, la recruteuse ne peut pas se retenir de commenter : « C’est une blague ? ».

Alors comme Géraldine a déjà beaucoup patienté, et qu’elle sent que le ton risque de très vite monter, elle coupe court immédiatement :
« OK vous avez 20 minutes de retard, donc pour moi ce sera un NON. Next. »
Et elle se lève en mettant ses écouteurs dans les oreilles pour sortir.
Juste le temps d’entendre « Elle se croit où elle ? ».
Géraldine envoie tout de suite la musique pour ne pas se laisser atteindre, c’est sa nouvelle procédure. Playliste énergisante élaborée pendant qu’elle réfléchissait à des scénarios revanchards contre la hiérarchie. Sur le trottoir elle marche vite pour s’éloigner des nuisances.
L’échange était expéditif cette fois, mais le flottement se produit encore. Ses jambes la porte bien, mais Géraldine ne sait pas où elle va. Les teintes sont plus vives, plus lumineuses. Les gens qu’elle croise dans la rue sont des êtres de lumière, même les vieilles façades déprimantes ont droit à un vernis adrénaline/endorphine qui donne envie de dire bonjour aux boîtes aux lettres et aux arbres.

En reconnaissant au loin le numéro du bus qu’elle avait pris à l’aller elle se met à courir, portée par le succès.

Appartement sol carrelé. Cuisine trop petite.
Retour à une vie presque normale. En caleçon de mec et chaussettes à kiwis. Les émotions ça vide, Géraldine a l’impression de revenir de la piscine. Et elle veut profiter pleinement de cet état. Il y a un autre entretien d'embauche prévu demain, mais elle n’ira pas. Une nouvelle règle s’écrit toute seule dans son carnet de notes mental : Espacer les rendez-vous. Ne pas trop en faire à la suite.
Les pieds dans la douceur du pilou, elle ressent aussi une sorte de frustration, latente, paradoxale. À la fois soulagée mais suspendue dans une sorte d’attente. Comme s’il fallait absolument trouver le moyen d’exploiter cette énergie bouillonnante pendant qu’elle est là. Dans l’immédiat, pour rétablir l’équilibre, c’est un peu d’exercice tranquille qu’il lui faudrait, sur le tapis de yoga dans le salon. Ça l’aidera à changer d’état d’esprit.

Pendant qu’elle déroule la carpette matelassée, son téléphone dans la cuisine se met à vibrer. Une fois. Elle n’y prête pas attention et commence à s’échauffer les bras en grands cercles. Le téléphone tinte à nouveau. Puis une troisième fois, et une quatrième. Géraldine travaille sa discipline personnelle, se promettant de ne pas céder immédiatement à toutes les sollicitations. Quand elle s’allonge pour une série de crunchs, c’est la sonnerie de notification qui se fait entendre. Elle croyait pourtant l’avoir désactivée. Et la minute d’après ça recommence à vibrer. Géraldine arrête les relevés de buste et n’a pas longtemps à attendre avant une nouvelle alerte sonore. Elle se lève pour aller vérifier ce qui est en train d’arriver : le temps de saisir son téléphone et de débloquer l’étrange fenêtre de notification sans texte qui est apparue, plusieurs nouveaux messages vides s’accumulent dans la barre d’état.

Géraldine panique un peu. Elle éteint le téléphone par réflexe.
Soit l’appareil déconne, soit quelqu’un de malveillant est en train d’attaquer son numéro.
Tout allait pourtant tellement bien depuis quelques jours. Et maintenant on voudrait lui gâcher sa thérapie incrémentale à peine démarrée ?

 

chapitre 6

 

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Géraldine préside 1.4

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+4

8 h ce matin, le téléphone s’était mis à sonner deux fois de suite. Appel inconnu. Sûrement l’isolation à 1 euro ou l’arnaque au compte personnel de formation. Au lieu de se replonger dans les oreillers, Géraldine avait sauté du lit en chantant. Si elle l’avait vue, Fatiah aurait lancé une de ses formules : « explosion de fourberie. »
C’est cette énergie que Géraldine veut garder pour aller à l’entretien d’embauche aujourd’hui.

Après son petit déjeuner Géraldine a quand même fait l’effort de lire la description du poste qu’on lui propose. Le rendez-vous est à 15h. Rien que pour ce temps de préparation matinale il faudrait payer les gens. Les patron⋅nes qui ne viennent même plus au bureau on les récompense bien.
Elle finit de lire le pavé indigeste en ramassant les vêtements qui traînent par terre. Des intentions pires que ses horoscopes, « Nous sommes impatients de faire connaissance et de construire ensemble un chemin partagé ». Pour un contrat d’employée à tout faire.

Un des trucs qu’elle déteste le plus dans ces entretiens, à côté de l’hypocrisie contractuelle, c’est d’être obligée de se conformer à une image idéale pour avoir toutes ses chances. Surtout ne pas décevoir, être enthousiaste, mais ne pas donner l’impression d’avoir trop de caractère. Ça commence en général avec l’apparence. Des remarques sur une couleur de cheveux, un trait de maquillage ou la longueur d’une jupe elle en a eu.

Depuis hier soir elle écume les pages d’un site de vêtements professionnels. Il y a cet ensemble blouse et tablier : blanc à rayures bleues. On dit « rayures Vichy ».
Dès qu’elle a vu la photo Géraldine a pouffé de rire toute seule dans la cuisine de son petit appartement.
Si elle doit revenir dans cet état d’esprit du passé, pure perte de temps depuis qu’elle a gagné un petit magot aux prud’hommes, il faut que la mise en scène soit à la hauteur. Un entretien d'embauche c’est une mise en scène. Comme les autres cérémonies. Anniversaires, mariages, enterrements.

Elle veut cette tenue de femme de chambre, elle n’arrête pas d’y penser depuis hier. Sobre mais parfaitement identifiable. Sous la blouse elle mettra un pantalon. Surtout, le poste proposé à l’entretien n’a rien à voir avec l’hôtellerie : première technique de déstabilisation.

Rendez-vous dans quelques heures, elle n’aura pas le temps de recevoir une commande. Mais le site de vêtements pro a une boutique de vente au détail en ville. La blouse-tablier est annoncée en stock.
Géraldine quitte son pyjama pour s’habiller en vitesse.

*

Il fait gris. Un petit vent désagréable promène des feuilles mortes et des tickets de jeu déjà grattés. À l’angle de la rue des commerces un type fait la manche assis par terre dans le froid. De loin Géraldine entend un vieux monsieur qui s’arrête pour lui faire la morale « Et le travail alors ? Parce qu’ils cherchent, y trouvent pas ! »
Instinctivement elle aimerait aller l’engueuler à voix haute devant tout le monde, mais le vieux est déjà parti quand elle arrive.
Partout on répète que la main-d’œuvre manque dans le pays, que les gens « n’ont plus d’ambition ». Y’en a qui croient encore que se faire exploiter c’est une ambition.

Dans une vitrine, deux mannequins d’habillage devant un rideau rouge, l’un en cuisinier à toque, l’autre en combinaison de chantier. C’est bien là.
Elle pousse la porte. Tout au fond de la salle encombrée de portants sur plusieurs niveaux, des drapés pendent du plafond. Des appliques douchent les vestes, pantalons, et couvre-chefs. Ici le concept de mise en scène prend tout son sens. On se croirait dans les coulisses d’un théâtre. Une porte au fond est entrouverte, baignée de lueur d’écran.

Géraldine s’arrête fascinée devant une étagère pleine de chapeaux de cuisinier⋅es. Des toques, des faluches, calots, coiffes bérets. Vestes blanches croisées, à col officier, chasubles, tabliers. La faluche en particulier, plissée, tombante, produit un bel effet.

Un ado de 15 ou 16 ans apparaît derrière elle : « Je peux vous renseigner ? »
Elle lui montre la photo de la blouse qu’elle veut. Le garçon aux cheveux très courts et lunettes carrées lui répond « ça c’est un vieux modèle, on en a des plus stylés si vous voulez ». Mais Géraldine a déjà regardé les nouvelles collections sur le site web. « Non non c’est celle-là que je veux. »

À midi un mélange d’excitation et de stress lui ôte l’envie de cuisiner. Elle réchauffe un plat préparé en stock pour les mauvais jours. Barquette de lasagnes végé qu’elle entame, mais ne se ressert pas.

12h30. Elle essaie la blouse dans le salon.
Rigole en chômeuse devant le miroir.
Un vrai uniforme professionnel. Le tablier à bavette qui s’ajoute par-dessus aide à bien faire passer le message.

13h00. Temps de faire une petite sieste.
Juste en se réveillant elle se rappellera avoir rêvé qu’un chat orphelin sonnait à la porte pour venir faire le ménage. Elle va vraiment finir par prendre un animal domestique.

À 14h30 elle part de chez elle. Avec le bon état d’esprit, qu’elle se répète à voix haute pour ne pas dévier : C’est l’entreprise qui a besoin de moi. Pas l’inverse.

À l’accueil de la boîte située dans une zone d’activité sans couleurs, on lui dit d’attendre sur un fauteuil moche.
Quand le recruteur sort du bureau pour venir chercher Géraldine, la surprise est à peine perceptible dans son expression. Il se maîtrise d’abord en voyant la tenue inadaptée à ce moment d’échange professionnel. Le responsable RH se retient visiblement d’afficher sa surprise, mais l’inspiration profonde qu’il vient de prendre, le bras tendu pour indiquer d’entrer, en dit long. Il y a peut-être quand même quelque chose à en tirer. Géraldine serait vraiment déçue d’être venue déguisée pour rien.

Juste avant de s’asseoir à son bureau il est quand même obligé de demander : « Vous êtes déjà sous contrat de travail avec un autre employeur ? »
« Non pas du tout ».
Les évolutions de la mode laissent le bénéfice du doute. Après les robes chemises, peut-être que les uniformes à tablier viennent d’entrer dans les codes du prêt-à-porter.
Suivent quelques banalités pour présenter l’entreprise, que Géraldine entend d’une oreille distraite parce qu’elle balaie la pièce du regard, curieuse, à la recherche des moindres petites récompenses : une photo de groupe, une affiche corporate, un diplôme au mur, trophée sportif, photos de famille ou dessins d’enfants avec des cœurs et des dauphins.
Le responsable du recrutement passe très vite à l’offensive en lançant l’interrogatoire : « Vous avez de l’expérience en travail d’équipe ? Nous ce qu’on recherche c’est des gens qui sont capables de s’adapter dans une équipe. »
Géraldine, pas très convaincue, peut-être encore trop sensible aux effets d’intimidation, se contente de répondre « oui oui ».
En face il fronce un peu les sourcils et reprend : « Je n’ai pas été impressionné par votre CV… Qu’est-ce que vous pouvez me donner pour essayer de me convaincre ? »

Qu’est-ce que je peux te donner ?

Mais mon pauvre, c’est toi qui cherche désespérément de la main d’œuvre.
Géraldine se remet dans la vibration, celle qui la portait encore lorsqu’elle enfilait sa tenue de domestique sur le parking en rigolant intérieurement. Incrémentale. Pleine de fourberie.
Elle se redresse un peu sur la chaise, lève la tête et assène à son tour :
« Et vous pratiquez l’adjacence dans votre entreprise ? Non parce que moi je ne bosse que dans des boîtes en adjacence. »

Une courte pause chez l’adversaire. Courte mais assez claire pour comprendre qu’il est un tout petit peu perplexe. Ce qui ne l'empêche pas de contre-attaquer :
« En ce moment il faut que vous compreniez bien la situation qu’on traverse. Si on veut que les choses avancent il faut que tout le monde y mette du sien… »

C’est là que Géraldine perd patience. Elle était juste venue pour s’amuser, pas pour écouter des leçons de morale.
Elle se lève soudain, et lance : « Bon moi je dois y aller, j’ai d’autres offres qui m’attendent. »
En passant son sac à l’épaule, Géraldine lui lance encore dans les yeux « Très belle journée à vous ! » avant de sortir du bureau.
Un grand sourire sur le visage.
Elle flotte dans le couloir.
Voit défiler les plantes, la machine à café, les sièges. Le visage hébété du RH bien imprimé en mémoire. Elle dit bon courage ou quelque chose du genre quand elle repasse devant l’accueil, et sur le parking elle finit par exploser de rire. Impossible de se retenir.
Elle ne s’est jamais sentie aussi détendue, aussi victorieuse.

Quelques notes de musique résonnent. Elle les reconnaît avec un peu de latence, étouffées au fond du sac. Le téléphone qui sonne. Numéro inconnu. Géraldine hésite deux secondes mais décroche dans un élan.
« Allo madame, bonjour, Aurélie Joubert du bureau du CPF, je vous appelle pour vous aider à choisir les formations auxquelles vous avez droit dans le cadre du compte personnel formation … »
Une derrière petite secousse de rire. Géraldine répond gentiment : « Nan, j’ai pas le temps là… allez je raccroche hein… »

Ce qu’il lui faut maintenant c’est une bonne bière IPA en repensant à la tête qu’il faisait quand elle a dit « adjacence » et « très belle journée ».

Pour la suite elle se voit déjà avec une faluche de cuisinière pendant les prochains entretiens.

 

chapitre 5

 

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Géraldine préside 1.3

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+3

Le chômage a vraiment du bon.
En traînant au lit ce matin avec des tranches de pain recouvertes de pâte à tartiner, Géraldine se demandait si les Ressources Humaines ouvraient les CV pour faire une sélection sans vraiment lire les lettres de motivation. Si c’était le cas il y avait une petite faille dans sa stratégie. Ça lui avait presque gâché ses tartines. Arrière-goût de frustration un peu trop familier.
Sur sa liste de choses à faire avant de mourir elle hésite donc encore à cocher la première case.

Elle vérifie le dossier spam dans le petit écran, clique dessus plusieurs fois. Trop décevant de ne voir apparaître aucun signe dans sa boîte de réception. Aucune conséquence, même pas un accusé de lecture.
Tout ce qu’elle voudrait maintenant c’est vérifier son pouvoir de perturbation. Géraldine ne sera probablement pas satisfaite par l’expérience tant qu’elle n’obtiendra pas au moins une réponse exaspérée de la part d’une grande entreprise.

Dans une conversation à côté elle texte « Oui je suis obsessionnelle ».
En retour elle reçoit un emoji castor à grandes dents.

Elle se concentre un instant. Il n’est pas question de se décourager aussi facilement. Elle va reprendre son historique sur la plateforme pour candidater, mais cette fois elle trompera les destinataires en mettant sa lettre de motivation personnalisée à la place du CV. Histoire d’être sûre que si la LM est secondaire le piège fonctionne quand même.

C’est sur la table à manger dégagée que les opérations se poursuivent. Il est déjà 10 heures, après les manœuvres elle se mettra à découper des légumes. Dans le courrier d’intentions elle ne change rien au couplet astral pour cœur de lionne, « effets de Saturne et Vénus » qui « appellent une réaction ».
Quelques envois rapides à ses premières cibles, entre deux gorgées de verveine tiède avec trop de miel.

L’ambiance dans l’appartement est moins lumineuse que les jours précédents. Dans sa tête aussi. Il n’y a plus cette tristesse des contraintes horaires, mais une forme d’absence plane sur le temps qui passe. Quel est le sens d’une journée finalement, avec ou sans travail ? Peut-être que c’est tout le concept du calendrier qui est foireux, incrémental par nature. Depuis qu’elle se lève pour inventer son propre emploi du temps, Géraldine trouve bien de quoi s’occuper : elle peut faire tout ce qui était impossible en rentrant crevée le soir, cinéma, inscription à la médiathèque, à la piscine. Marché du jeudi matin. Elle teste même tous les jours une nouvelle routine d’exercices sportifs de moins de 20 minutes.

Pourtant après quelques semaines bien méritées à glander, remplir son temps libre n’apporte pas non plus une réponse évidente à la recherche de sens que le travail vous enlève. Reprendre le contrôle de ses journées et de ses choix était la base nécessaire pour chercher du sens, mais comme elle est en train de s’en rendre compte aussi pendant les séances, une fois l’obstacle dépassé il y a parfois cette angoisse de l’absence, parce qu’il n’y a plus rien sur quoi se concentrer.

En pantoufles pilou, assise devant l’ordinateur portable, elle regrette presque sans l’avoir connu la présence affectueuse d’un chat.

Le téléphone tressaille. Fatiah l’invite à boire un verre ce soir.
Au lieu de répondre, Géraldine lance des vidéos de Pilates, se demande si c’est vraiment pour elle, commence une liste de séries à télécharger, feuillette les magazines posés en désordre sur une chaise.

Au bout de trois quarts d’heure, nouvelle inspiration littéraire.
La suite d’une discussion fictive, comme si Géraldine écrivait un dialogue. À la fin de la lettre de motivation toujours ouverte sur l’ordi elle rajoute cette phrase improvisée :
« Il m’est difficile dans l’attente d’une réponse de prêter attention à mes proches qui pourtant en auraient besoin. »
Un peu de pathos pour provoquer une réaction de la part des départements du personnel, voila peut-être ce qui manquait. Elle ne sait pas d’où ça lui vient, son côté créatif a l’air d’apprécier l’absence de chefaillon colérique.

Doigts habiles sur les formulaires, elle refait une tournée d’envoi, toujours aux mêmes destinataires. Société de recrutement, hypermarché, startup dans l’alimentaire, usine de prototypes de trucs…
Quand tout est parti, qu’il n’y a plus de bouton d’envoi sur lequel se défouler, elle se demande soudainement quel est le but d’encombrer la boîte mail de quelqu’un qui n’aura peut-être pas plus mérité qu’elle d’être essorée par les rouages du bureau. Un⋅e stagiaire, un⋅e réceptionniste, tout en bas de la hiérarchie, qui ramasse à la place des autres. Le monde du travail est bien foutu pour séparer les gens des vraies conséquences qui devraient leur être attachées.
C’est peut-être ça l’adjacence d’ailleurs ? Personne n’avait compris où le dernier coach voulait en venir dans sa prédication pour collaborateurs, entre l’atelier coloriage et taï chi.

Ses courriers ne lui paraissent plus si amusants tout d’un coup. Géraldine se lève pour aller réfléchir devant la liste sur le frigo, son centre stratégique.
Il manque quelque chose d’évident.
Ça saute aux yeux quand elle regarde l’aimant en forme de fruit, qui lui rappelle un jeu vidéo. Dans ses essais, comme dans les jeux, il faudrait pouvoir mesurer une progression. Elle avait commencé à énumérer les moyens, sur le papier accroché en face d’elle, mais il lui faut également une échelle des cibles, un organigramme. Pour donner corps à une revanche incrémentielle il fallait viser un peu plus haut.

Nouvelle petite inquiétude qui pointe. Qu’est-ce qu’elle va dire à la psy à propos de tout ça? « Je tente une carrière d’amuseuse » ? Pour que l’autre lui réponde: « Ça ne fait rire que vous. » ?
Géraldine sait que la psy ne se permettrait pas de se moquer ouvertement. Qu’elle laissera toujours la parole s’exprimer librement, sans jugement. Et puis d’ailleurs c’est elle qui répète « Vous présidez à votre propre existence. »
Trop tard pour regretter de toute façon. Tous les messages sont partis depuis un quart d’heure.

Pendant qu’elle ramasse la vaisselle du petit-déjeuner, une notification résonne. Nouveau mail.
Géraldine ouvre l’appli.

Wah.
Quelqu’un est vraiment en galère de personnel. Malgré toutes les conneries qu’elle envoie pour se détendre, on lui propose direct un entretien d'embauche, demain à 15h.

Qu’est-ce qu’elle a de prévu demain ? Rien de particulier.
Elle confirme le rendez-vous.

Il est peut-être temps d’entrer dans le vif du sujet au lieu de jouer nonchalamment en pantoufles.
Une publicité ciblée dans le coin de l’écran demande « Êtes-vous prêt pour passer à la prochaine étape de votre carrière ? »

Géraldine est prête.
Il ne lui reste qu’à trouver une garde-robe vraiment adjacente.

 

chapitre 4

 

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Géraldine préside 1.2

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+2

Une feuille A4 accrochée au frigo sous un magnet kiwi. Géraldine contemple les deux mots qu’elle vient d’y inscrire au feutre : « arrêt maladie ».
Elle se tient debout dans la cuisine, concentrée, équipée. En passant faire les courses plus tôt dans la journée elle avait succombé au charme d’une magnifique paire de pantoufles en pilou. Étonnement c’est le premier vrai achat qui lui donne l’impression de flamber avec les dizaines de milliers d’euros arrivés sur son compte. Et désormais elle met un point d’honneur à toujours préparer sa revanche les pieds dans ses nouvelles charentaises préférées. Des chaussettes confort et un gilet en molleton corail complètent la tenue de conspiratrice.

Procéder dans l’ordre. Un motif. Des moyens. Des cibles. Avec la liste à peine amorcée sur le frigo, il s’agit de recenser tout ce qui va l’aider à piquer là où ça fait le plus mal. « CE QUI LES ÉNERVE ».
Sans se presser. Pour l’instant le plaisir réside dans la préparation, dans le fait de savourer ce luxe d’avoir les moyens.

Une nouvelle idée lui vient, à ajouter sur le papier : « Abandon de poste ». L’odeur légèrement âcre du feutre sature ses souvenirs d’humiliations sur des lieux de travail. Mais rien ne sert de remuer la boue maintenant, la liste se remplira d’elle-même, petit à petit. Pour la psychothérapie il y a un espace et un temps dédié.

Après la phase de réflexion, la phase de création. Atelier d’écriture.
Elle lance l’écoute d’un morceau d’Amnesia Scanner sur l’enceinte.
La première chose qu’elle avait toujours rêvé de faire pour ridiculiser les demandes à la con des patron⋅nes, c’était de se lâcher dans les lettres de motivation. Sérieux, ça existe encore ça, les lettres de motivation ?
Faut croire que oui à en juger les offres d'emploi ouvertes sur son ordi.

Géraldine se rassoit au bureau de commandement. Une infusion coup de fouet mélisse sauge et sariette dans la tasse encore chaude, le café c’est fini depuis quelque temps. On vit plus détendue quand le réveil ne sonne pas à 6h30.
Devant elle sur la table à manger, des magazines récupérés dans la cabine à livres du quartier. Géraldine a toujours eu l’esprit un peu créatif, même si elle évitait de le montrer dans les ateliers de team building malaisants. Tous les magazines sont ouverts à la page horoscope.
L’Horoscope c’est génial, une mine d’idées à la con du même tenant que celles qu’on entend en entreprise. En combinant quelques phrases prédictives on peut obtenir exactement le genre de perles de sagesse proférées par des managers.

Le curseur clignote sur la page prête à être rédigée.
Géraldine fait son choix parmi l’offre astrale :
« Ce n’est pas de votre fait, mais les effets de Saturne et Vénus appellent une réaction. » Plus loin sous le signe Taureau : « Vous secouez les carcans, vous écoutez vos envies profondes. »
C’est bien, mais elle est obligée d’ajouter une touche plus personnelle. Quand elle est sur un problème, Géraldine s’y attaque méthodiquement. À coups de mâchoires s’il le faut.
Un cœur de lionne sous un pelage de castor. C’est ce que sa collègue Fatiah disait d’elle pour plaisanter. La lettre de motivation ne peut pas commencer autrement.

« Cœur de lionne sous un pelage de castor, je secoue les carcans et j’écoute mes envies profondes.
Ce n’est pas de votre fait, mais les effets de Saturne et Vénus appellent une réaction. Contactez-moi. »

Géraldine est assez fière du résultat.
Dans un premier temps le but est de rigoler en réalisant son délire. La pensée de faire perdre du temps aux RH dans leur sainte journée de productivité sera le premier de ses petits plaisirs. Si elle pouvait carrément leur faire perdre leurs nerfs ce serait encore plus drôle. Sur les annonces vraiment dérangeantes elle compte s’acharner un peu, renvoyer plusieurs fois le même CV, accompagné d’une lettre qui évolue. Une discussion dans le vide, en mode foutage de gueule – mais avec une certaine subtilité ? À voir plus tard, selon l’inspiration du moment.
Géraldine a bien conscience que le côté rigolo des courriers ne durera pas éternellement.
Quand tout le fun des mailings aura été épuisé, il faudra penser à changer de distraction.

En scrollant, un résumé de poste à pourvoir attire son regard :
« Vous voulez intégrer une entreprise qui place l’humain et l’épanouissement de chacun au centre de sa stratégie ? »
Elle choisit « postuler », sans réfléchir, sans prendre la peine de vérifier si son expérience est adaptée au poste. Elle attache les deux pièces jointes requises. CV et recommandations de Saturne.

Le bouton Envoyer brille comme un sort.
Un petit instant pour savourer ce nouveau pouvoir.
Elle clique.

Grâce à Géraldine, chez Groupe Evelis, quelqu’un va passer une journée encore plus belle.

 

chapitre 3

 

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Géraldine préside 1.1

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+1

Quand Géraldine reçut le virement bancaire des dommages et intérêts gagnés après deux ans de procédure Prud’homale contre son ancien employeur, elle se mit à rêver à ce qu’elle allait faire du temps libre dont elle disposait à présent.

Sur l’écran trop lumineux, la somme éblouissante contenait tellement de chiffres autour d’un point et d’une virgule qu’il lui avait fallu quelques secondes pour bien réaliser. Une somme aussi inhabituelle dans ses relevés il fallait faire un effort pour l’assimiler, laisser le temps au cortex de bien comprendre qu’elle était du domaine du possible. Sur la ligne de son solde créditeur le point séparateur des milliers ne simplifiait pas la lecture immédiate.

51.126,35
Soit : cinquante et un mille cent vingt-six euros et trente-cinq centimes.

À sa place, avec une telle somme, beaucoup n’auraient pas résisté longtemps à la tentation de s’offrir quelques cadeaux onéreux pour se consoler, après ces années de bataille éprouvantes.
Géraldine elle, ce qu’elle rêvait de s’offrir, à part payer le mois de loyer en retard et remplir le frigo, c’était une vengeance délectable sur les N+, les petit⋅es et grand⋅es managers, et les équipes RH insensibles.

Comment s’y prendre pour assouvir sa vengeance ?… allait-elle utiliser la violence, les menaces, les représailles physiques ?
Non. Maintenant qu’elle avait des journées entières à occuper comme elle le désirait, officiellement en recherche active d’un emploi mais officieusement pas du tout prête à signer un contrat de travail de sitôt, cette réponse se trouvait dans les propres mots de son ancien manager.

« Incrémentalité ».
Utilisé à tort et à travers, le concept était devenu un prétexte à toutes les exigences, toutes les entorses au code du travail. Personnel incrémental, objectifs, plannings à incrémenter.

Cette notion mathématique, passée dans le domaine du marketing, puis de l’entreprise en général, était maintenant synonyme d’heures supplémentaires non payées, de remplacement au pied levé, de doublement de la charge de travail pour boucler un dossier ou remplir une commande.
Pour ses supérieur⋅es hiérarchiques qui ne juraient plus que par l’incrémentalité, les souffrances humaines avaient disparu du champ des émotions tangibles. Dans leur vision incrémentale des choses, le stress n’était que le propre de l’employé⋅e incapable, l’inquiétude celui d’une absence de motivation. Incrémenter, c’était optimiser, c’était shifter, ajouter, additionner. Une addition est toujours une action positive. Et être positif c’est répondre oui à tout.

Sur la table à manger baignée d’un rayon de soleil passager, de très bonne humeur en pyjama et pantoufles, absolument positive pour une fois, Géraldine avait l’intention de donner un tout nouveau sens au terme indélicat.
Grâce à la compensation qu’elle venait de recevoir, une sécurité financière inespérée dont elle allait pouvoir profiter pendant quelques mois, voire quelques années, si elle n’était pas trop dépensière, l’équilibre venait de s’inverser. Elle sentait que la roue allait tourner un peu plus dans son sens.
D’ailleurs elle avait crû comprendre qu’aujourd’hui certaines entreprises avaient beaucoup de mal à recruter. Elle comptait bien en tirer parti de la façon la plus inventive, et suivre les conseils de sa psy, qui disait qu’il faut « aller vers ce qui vous fait du bien, ce qui vous donne de la satisfaction. »
Après des années de sacrifice Géraldine comptait d’abord se divertir un peu.

Devant elle dans la fenêtre de recherche, plusieurs offres d'emploi se bousculaient déjà pour devenir les prochaines cibles de son attention.
L’incrémentalité allait changer de camp.

 

chapitre 2