# N’emportez jamais de téléphone, lunettes mixtes, assistant IA ou autres appareils connectés pendant les opérations (s’applique aux montres, GPS et lecteurs audio-vidéo). Seules les radios portatives sont autorisées, sous conditions.
# Ne soyez jamais vu⋅es en présence d’autres auxis sans masques et panoplies. À cause de l’omniprésence de la vidéosurveillance, regroupez-vous uniquement dans des cas exceptionnels et justifiés, avec les plus strictes précautions. Dans les villes où cela est possible, utilisez les sas pour casser vos itinéraires.
# Ne gardez pas sur vous de notes, de documents, ou de cartes comprenant les informations relatives à vos opérations. Les annotations doivent toujours être invisibilisées et non explicites (traits, points ou chiffres de vos tables.)
# Apprenez par cœur votre table de références, qui révèle les adresses et contacts remplacés par des chiffres (voir point précédent.) Vous cacherez soigneusement ces tables à l’extérieur de votre logement.
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Une minuscule devanture se démarque des autres, dans la rue de Jemmapes. La façade entièrement peinte en jaune vif pour être facilement reconnue. Dans une petite ville de moins de 20 000 habitant⋅es, la Maison de Santé Autogérée est une porte qu’on pousse par nécessité ou par conviction : à l’intérieur, aide-soignant⋅es et médecins membres des Services Publics d’Entraide travaillent à égalité de salaire, avec le soutien de bénévoles qui se relaient aux tâches logistiques.
— Non, écoutez n’insistez pas, je n’ai aucun commentaire à faire !
La secrétaire maintient le téléphone avec l’épaule, ses deux mains occupées à trier des boîtes de médicaments dans un panier.
— Non, c’est vous qui faîtes un lien entre notre fédération et cet accident tragique, mais ici on est une clinique publique autogérée, pas un service de presse… Et vous ne trouverez personne qui acceptera de se faire porte-parole des Services Publics d’Entraide, surtout pour une demande aussi déplacée… Oui c’est ça, je n’ai vraiment rien d’autre à ajouter, et de toute façon j’ai des appels en attente sur la ligne…
Des chaises sont alignées contre un mur repeint. Un vieil homme et une jeune femme attendent en silence, sous les blocs d’éclairage néon d’un faux plafond cendré. Quelques plantes vertes, des fascicules de prévention santé, des affiches titrées aux noms de virus, quelques livres et revues sur des étagères, machine à café sur une commode. En face des chaises, de l’autre côté de la pièce, une table comme celles dont se débarrassent parfois les administrations supporte un écran et quelques organiseurs garnis de papiers. Une clochette retentit, et Kate debout derrière ce bureau, le combiné du téléphone toujours coincé à l’oreille, se tourne vers la porte qui s’ouvre. Deux jeunes garçons passent leur tête en hésitant à aller plus loin :
« Frérot je sais pas où on est…
— Regarde vite fait, et on s’en va. »
La discussion téléphonique bascule par une pression sur le clavier :
— Bonjour, Maison de Santé Autogérée… oui, alors en ce qui concerne les rendez-vous avec des médecins généralistes, il n’y a plus de créneaux ouverts pour les nouveaux patients, mais on organise une journée de consultations sans rendez-vous deux fois par mois. Il y en a une la semaine prochaine, lundi… Non je suis désolée on ne peut plus donner de rendez-vous pour l’instant, mais si vous pouvez venir lundi… oui je comprends, c’est compliqué… vous seriez disponible lundi à un moment de la journée ? »
Kate regarde en direction de l’entrée. La porte reste entrouverte, les deux garçons toujours dans le passage. Elle couvre le combiné d’une main pour s’adresser à eux :
— Vous cherchez quelque chose ?
« Non c’est bon madame, on s’en va. »
Le plus jeune des deux avance de quelques pas, son appareil à la main, alors spontanément Kate digresse : « Qu’est-ce que vous faîtes, vous filmez là ? », s’excuse dans le combiné « Non excusez-moi monsieur, c’est pas à vous que je parle » et reprend : « Vous ne pouvez pas filmer à l’intérieur, on reçoit du public ici ! »
L’autre, qui bloque la porte avec son pied, ne se tient pas complètement droit dans l’entrebâillement, qu’il maintient d’un geste maladroit. Il lance au premier : « Tu vois la map clignoter ou pas ? »
— Non je sais pas, y’a rien du tout… »
Au téléphone : « Oui c’est ça venez lundi, essayez d’être là tôt parce qu’il y aura sans doute du monde… OK, bon courage monsieur, au revoir. »
Elle raccroche et se lance. Cette fois, Kate contourne son comptoir et vient se placer à côté du jeune gars qui semble scanner toute la pièce. Les bras tendus, elle l’entoure à distance en avançant vers lui, pour montrer le mouvement vers la sortie :
— Maintenant je vous demande de partir si vous ne rangez pas vos téléphones !
Elle tient sa position fermement. L’injonction a fonctionné. Les deux curieux font demi-tour pour ne pas avoir à affronter la dame fâchée. Lorsque Kate repasse derrière le bureau, proche de se rasseoir, la porte d’entrée s’entrouvre à nouveau en faisant tinter la clochette suspendue.
Un visage connu. La jeune femme qui entre tient un carton sous un bras, Kate l’interpelle immédiatement :
— C’est toi qui prends l’accueil après moi ?
— Ah non, moi j’apporte la collecte du secteur nord.
— … Qui va prendre mon poste alors ? Il n’y a pas de nom dans le planning, je commence un peu à m’inquiéter là.
Son colis déposé, elle se penche vers un tas de cartons vides « … d’ailleurs je ne reste pas » et se redirige vers la sortie une fois les mains pleines. Quand elle s’approche pour attraper la poignée, la porte s’ouvre dans un tintement et vient cogner son empilement de boîtes vides tenu à bout de bras. Une jeune femme, de l’autre côté, s’exclame « Woh ! … esscuse ». Elle laisse à la première le temps de reculer, met un pied à l’intérieur en réagissant à mi-voix au dispositif sonore, « Tintobranlerie, excuserie… », et se reprend :
— … Ça va ? Désolée, on voit pas s’il y a du monde derrière.
— Non non, c’est moi, il me faudrait un troisième bras.
Cette fois, l’inconnue ne tient ni appareil électronique, ni colis. Blouson trop large, piercing médusa à la lèvre supérieure, elle fait un pas de côté pour laisser passer celle qui doit sortir, en arborant un grand sourire avant de se planter devant l’accueil pour lancer un Bonjour jovial, chantant. La bénévole préoccupée en face, rencontre le regard de cette jeune femme noire en salopette et revient vite à ses obligations :
— Bonjour, vous venez pour un rendez-vous ?
— Non, je viens voir Cynthia pour des résultats.
— Elle devrait sortir d’ici pas longtemps, mais on a commencé avec un peu de retard ce matin. On est en décalé sur les horaires.
Kate poursuit sur un ton presque récité mais toujours accueillant :
— … En attendant vous pouvez vous faire un thé ou un café, juste derrière vous, c’est gratuit. Il y a aussi un coin lecture avec une bibliothèque, pour patienter.
Son allocution à peine terminée, la clochette de l’entrée vient encore une fois casser le rythme des discussions. Un jeune homme aux cheveux très courts, col relevé sur le nez, plusieurs boucles d’oreille d’un côté, pantalon et veste comme on en voit dans les catalogues de sport de montagne, qui s’écrie sur le pas de la porte :
« Euh, vous avez vu la télé devant ? »
L’inquiétude soudaine laisse entendre une voix presque gutturale en réponse :
— Non, tu plaisantes ?
— Il y a une équipe qui arrivait juste au moment où j’allais ouvrir la porte. Moi je viens faire l’accueil, je comptais pas devenir porte-parole du mouvement.
— Ah, c’est donc toi qui me remplaces !
Kate, visiblement soulagée, pivote en face de la salopette qui ne montre aucun signe d’impatience :
— Oui, donc Cynthia ne devrait pas tarder à sortir, ça fait un peu plus d’une heure qu’elle est en consultation… En attendant, sentez-vous à l’aise, je vous laisse patienter.
Alix opine du nez de façon ostentatoire, un sourire sincère toujours en place. Elle n’a aucune envie de boisson chaude mais sait apprécier un accueil chaleureux à sa juste valeur. Assez rare pour être noté dans un guide à l’usage des villageois⋅es égaré⋅es. On oublie vite à quelle point la vie dans les zones urbaines est usante. Complètement tiltée. Bien sûr on lui répondrait que Fromieux n’est pas la ville, une petite bourgade comme celle-là ne se compare en rien aux vrais centres urbains. Mais quand on a quitté les hameaux sans trottoirs et les cabanes de copaines dans les prés, le moindre alignement de parcelles goudronnées devient un symptôme d’urbanisme.
Les chaises dépareillées sont alignées contre le mur. Alix s’y assied à côté d’une femme bercée par ses écouteurs et maquillée avec fantaisie.
Le jeune randonneur lui, s’affaire maintenant dans un coin de la salle, devant la carte marquée par de petits cercles accompagnés de notes autocollantes. À ses pieds, toutes sortes de boîtes sont empilées contre le mur.
— Je trie mon carton de médocs avant de prendre ta place, si ça te va ? Comme ça on gagne du temps sur le rangement.
— Je termine aussi et dans un quart d’heure je te laisse la place.
Un moment de calme étrange succède à la frénésie des derniers va-et-vient. Tout le monde semble se replier sur ses petites affaires, Alix la première. Elle a eu le temps de se réadapter, suite à son emménagement en solitaire, mais le décalage est un peu difficile de retour en ville quand on ne connaît même pas le nom des dernières applis indispensables à la vie sociale. Ce matin dans la rue, on lui a demandé si elle scorait sur « Rept ». Aucune idée de ce qu’il fallait comprendre. Le geste et l’attente du mec ressemblait à la clope qu’on vous taxe en passant, ou à de la drague désespérée.
La minute de répit ne dure pas à l’intérieur de la petite clinique populaire. Cette clochette anachronique qui résonne à nouveau. Une jeune tête se penche à l’intérieur, hésitante, équipée de lunettes mixtes. La réaction un peu désabusée dans sa direction « Oui, bonjour ? » la fait tout de suite changer d’avis, « Non j’ai dû me tromper… ».
Kate souffle un bon coup en s’exclamant « Je sais pas qui a eu l’idée de poser ce grelot ! » et croise le regard complice d’Alix en face, qui tire une grimace pour mimer la crise de nerfs. Kate la relance par gentillesse :
— Vous n’hésitez pas à vous faire un café ou un thé, il y a des infusions de plantes dans les sachets.
Sur l’autre siège, la femme aux écouteurs qu’on aurait crue isolée dans une bulle imperturbable, soupire d’un air blasé :
« C’est à cause des Mauvais Gendres encore, ça… »
Kate s’est lancé dans le tri des médicaments autant par nécessité que pour calmer ses nerfs. Lorsque la petite capsule de métal tintant accrochée au-dessus de la porte se fait à nouveau entendre, ses traits rosissent un peu, mais c’est une silhouette rassurante, ronde et pas très haute, qui franchit l’entrée.
— Ah bonjour Denis ! Alors est-ce qu’on a un peu d’insuline aujourd’hui ?
Un soixantenaire enjoué. Toujours ravi de rendre service, malgré les années à s’user sur des contrats de manutention avec seulement des problèmes articulaires comme récompense :
— J’en ai vu quelques boites… j’avais fait attention de bien dire à tout le monde qu’on en cherchait !
Il pose sur le bureau de l’accueil son chargement et se met à fouiller dans le carton, en lançant comme on commente la météo :
— Vous avez vu que la télé est là dehors ?
Alix a détaché son attention du bureau. Elle n’a pas vu grand monde ces derniers jours et ne veut pas se priver de lancer une conversation avec sa voisine au maquillage coloré :
— Ils font quoi les Mauvais Gendres ?
— C’est des petits fachos qui répandent des rumeurs contre les gens de gauche et les orgas…
La femme aux paupières zébrées tend à Alix un paquet de biscuits, petit geste amical qu’on pratique même entre inconnu⋅es par ici. « Tu en veux ? »
Alix regarde l’emballage. Ce logo elle le connaît bien. Pas besoin de réfléchir pour prendre sa décision. Elle ne voudrait pas être obligée d’opposer un refus, risquer de paraître hautaine, donneuse de leçon. Mais ce petit renoncement-là, elle y tient. S’y accroche. La rancœur bloque presque l’action des glandes salivaires.
— Merci, mais… ça me ferait mal, je boycotte cette marque depuis un an et demi.
L’autre n’a pas du tout l’air vexé.
— C’est vrai qu’il y a de quoi, je devrais peut-être faire pareil…
— On les déteste pour de bonnes raisons.
Alix est d’un tempérament enthousiaste. Son sourire revient vite compenser les contrariétés passagères, mais savoir répandre la joie comme cadeau est aussi un apprentissage. Il faut parfois s’accrocher à des évidences :
— J’adore ton make-up !
— Merci ! J’essaie de « trouver ma faune », je suis à fond dans les motifs zèbres en ce moment…
L’impression de convergence est plus forte dans un lieu pas très large. Comme si plusieurs calques se superposaient au-dessus d’un périmètre exigu. Les besoins vitaux, les mouvements de luttes sociales, même la contre-surveillance et son lot de faits-divers. Alix bascule en arrière sur la chaise, le regard porté vers le plafond :
— J’ai un peu du mal à suivre en ce moment avec tout ce qui se passe. Les fachos, ils en veulent aux services à cause de l’accident chez le Ministre ?
— J’ai parlé sans savoir, mais ça ne serait pas étonnant… Au fait, rien à voir, ta petite routine quand tu es entrée, c’était pas une langue étrangère… ?
Chaque nouvelle rencontre est l’occasion d’oublier qu’il faut éviter de se faire remarquer.
— Ah, ça, non c’est sorti tout seul, un réflexe. Je fais des exercices d’impro, tu sais… on invente des mots pour exprimer une réaction.
— Tu fais du théâtre ?
— Comme ça, comme ça. En dilettante.
En face d’elles, la représentation se poursuit. Alix s’est murée dans un silence soudain, mais elle ne parvient pas totalement à se détourner des vieilles habitudes. Sa voisine est en train de sélectionner une playliste, alors pour s’occuper, elle commence à attribuer mentalement une fiche personnage à chaque individu dans la pièce. Comme s’il s’agissait d’un casting. Elle leur imagine d’autres rôles. Denis jouerait un détective peu bavard mais perspicace. Kate une cheffe de syndicat ouvrier ou de la pègre locale. Il y aurait aussi beaucoup de seconds rôles à pourvoir, des résistant⋅es, et des lâches.
Une voix légère résonne au milieu de cette agitation :
— On va manquer de Lévothyrox. Bici, tu en as eu toi du Lévothyrox ?
Le jeune gars conclut sa collecte en inscrivant au feutre la date de son passage sur la carte. Il répond sans enthousiasme :
— Non, par contre y’avait du Zomig un peu.
Denis complète fièrement : « Ah oui, le Zomig c’est pour les migraines », et se fait interrompre par la cloche miniature qui se remet à sonner. Un trentenaire dans un joli gilet de costume est entré en coup de vent, il lance à voix haute : « Comment ça va les anarcho-complotistes ? »
Spontanément, Denis arbore un grand sourire complice, mais c’est Kate qui répond la première :
— Et vous-mêmes camarade Abdelkrim ?
L’arrivant lui fait alors signe de se taire, narquois :
— Hé, doucement avec les infos personnelles…
Au premier rang des chaises spectatrices, toute cette agitation théâtrale transporte Alix. C’est plus fort qu’elle. La ville est insupportable, mais la ville est bouillonnante. Cette énergie, cette urgence, multitude de situations, de bribes de dialogues qui démarrent comme des estocades et restent en suspens… Elle ne peut pas s’en empêcher, sa fibre du spectacle reprend le dessus comme à la belle époque. Dans ce décor social et politique, pourquoi n’y aurait-il pas une intervention prévue pour elle dans le scénario ? Un signal et Alix se lèverait pour entonner une dissertation en musique, un commentaire, chanté en se dressant sur sa chaise, un bras tendu en demi-arc élégant pour se donner de la prestance… Elle a même déjà en tête un couplet de son invention pour le rôle : « Mon entrée dans ce mon-on-deu, Où les dangers abon-on-deu… »
La comédie musicale imaginaire est interrompue encore une fois par une autre mise en scène. Un homme en pleine discussion avec son écran s’étonne, alors qu’il passe la porte d’entrée d’un pas décidé : « Les ami·es je crois que… oui c’est bien ce qu’il me semblait, je ne vois pas de coffres ni de drops à priori. » Il se tourne instinctivement vers le comptoir de l’accueil, croise un regard qui le fusille, s’excuse de devoir s’acharner « Je fais juste un tour ! », et reprend à l’attention de sa communauté : « Non, non, je ne vois rien ici, ça doit être le map stressing qui déconne, je suis en mode jungle… »
Il a un mouvement de recul, semble faire demi-tour, Kate l’interpelle quand même : « Monsieur, monsieur ? », le monsieur la regarde pour lui souhaiter une bonne journée en tirant la porte avec sa main libre, avant de ressortir.
Alors Kate se penche vers Abdel, qui garde son petit air moqueur habituel mais n’a pas l’air surpris par la scène à laquelle il vient d’assister.
— C’est comme ça depuis tout à l’heure… Tu venais pour un rendez-vous ?
— Non la santé ça va. Je passe juste prendre un café au chaud, et cette fois j’approvisionne, regarde, voila deux paquets pour vous.
— Ça c’est gentil, je vais les ranger tout de suite…
Après avoir déposé l’offrande sur la table, il traverse la pièce pour aller se tenir devant le meuble à cafetière placé entre une étagère pleine de livres et un coin de mur. Denis, devenu totalement muet, s’appuie pour feuilleter quelques pages d’un magazine. Kate finit de séparer les médicaments par dates de péremption, avec des intercalaires annotés, sur une table en retrait.
L’emballement intérieur d’Alix ne s’est pas calmé. À deux doigts de sortir un crayon pour écrire des notes de mise en scène, même sous l’éclairage néon affligeant de cette construction modulaire. Au moins le divertissement intérieur l’aide à faire passer une envie de clope qui titille, surtout dans les moments creux. Heureusement que dans cette attente, les apparitions continuent à s’enchaîner, elle n’aura pas l’occasion de craquer sur la cigarette de secours. Pendant que son café réchauffe doucement, Abdelkrim qui a sondé rapidement la salle du regard revient vers le bureau et s’accoude pour s’adresser à Kate, d’une voix moins sonore :
— Les caméras, dehors, c’est à cause de la fille qui s’est fait buter ?
Elle s’arrête de trier.
— Je pense que les médias ne se priveront pas de faire le lien entre sa famille et les Services.
C’est à ce moment que la porte d’une salle de soin s’ouvre, pour approfondir le plan de scène. Lumière vert pâle, odeur d’huiles essentielles distillées. Une dame âgée en sort, passe devant le comptoir et s’arrête. Après un court silence, elle déclare : « On nous dit pas tout sur la station lunaire vous savez… »
Cette intervention a un effet d’arrêt inattendu sur la discussion qui se tenait à voix basse. Alix, attentive sur sa chaise, se délecte. Mais la vieille dame ne se soucie pas du poids de sa déclaration. Elle dépose un papier devant elle, en s’adressant à Kate :
— C’est bon, je ne vous dois rien ?
— C’est tout bon madame Parronat, passez une bonne journée.
Elle reprend sa feuille et se tourne pour partir, en ajoutant :
— Le permasol là, c’est eux qui l’ont fait fondre depuis en haut.
À ces mots, Denis se réveille. Peu versé dans les théories obscures, mais ayant la conversation phatique aisée :
— Ah c’est sûr qu’on est dans le pétrin avec cette histoire de permagilisol…
Il épelle avec soin, « per-ma-gi-li-sol ». Les autres n’osent rien dire.
La vieille dame poursuit son mouvement et se dirige vers la sortie en souhaitant une bonne fin de journée. Tout le monde rend la politesse en chœur. Seul le jeune homme toujours occupé devant la carte sur le mur n’ouvre pas la bouche. Mais il saisit l’occasion pour aller jauger la situation à l’extérieur. Avant que la vieille dame n’ait refermé la porte, il s’est placé derrière un rideau pour observer la présence des médias sur le trottoir d’en face, et commente : « J’ai l’impression qu’il y en a de plus en plus là. » Kate délaisse alors son bureau pour tenter elle aussi de mieux apprécier la situation, en se postant derrière le rideau avec le guetteur.
Le cabinet d’où sortait la vieille dame était resté mystérieusement silencieux. Une femme en blouse en jaillit soudain, et s’avance au milieu de la salle :
— Eh ben c’est calme aujourd’hui !
« Parle pour toi » lui rétorque Kate depuis l’autre côté de la pièce.
La praticienne s’adresse alors aux occupant⋅es de la rangée de chaises :
— Est-ce qu’il y a une Éliane… ?
Alix se reconnaît. Elle sort d’une rêverie où jaillissaient des danseuses et des partitions, et se lève pour avancer sous un nom d’emprunt. La question qui lui est adressée ensuite lui parvient très distinctement :
— C’était juste pour l’enveloppe de résultats, c’est ça ?
Depuis hier, elle s’est appliquée à bien mémoriser la réponse à donner pour être reconnue :
— Oui, mais je n’ai pas besoin d’interprétation.
Une enveloppe tendue en face d’elle, elle la fait glisser dans son sac, échange des politesses, se retourne vers la fille joliment maquillée pour lui adresser un geste de la main. Puis la médecin se détourne vers d’autres préoccupations :
— Au fait on le reçoit quand ce fauteuil dentaire ? Je connais un dentiste qui voudrait peut-être nous rejoindre.
— Je ne sais pas, j’arrive pas à savoir quel service de livraison s’en charge.
— Un gros machin comme ça, il va falloir être plusieurs pour le réceptionner… Allez je continue mes rendez-vous, on n’est pas en avance… Gérard ?
Un vieil homme se lève. Denis lui aussi est sur le point de tourner les talons. Alix n’a pas encore quitté le plateau, elle confie à Kate : « Dîtes, ça m’embêterait de passer à la télé, mon employeur ne sait pas que je suis là, je lui ai dit que j’étais trop malade pour sortir du lit… Il n’y aurait pas une autre sortie derrière que je pourrais utiliser pour repartir ? »
La bénévole confirme :
— On a une entrée des artistes… C’est la sortie de secours, tout au fond du couloir.
Sur chaque cabinet, une jolie calligraphie faîte à la main précise la discipline pratiquée derrière la porte. Alix s’éloigne sur une ligne de moquette bleue. Voilà sa scène de sortie. À ce moment précis elle aimerait écrire un final en beauté, avec une chorégraphie, sur la course interminable qui mène à cette porte du fond. Les comédies musicales, il faut qu’il y ait de la danse pour que ça entre officiellement dans la catégorie.
Alors avant d’arriver au bout du tapis, même si la vie n’est pas encore un numéro en musique, même si l’isolement dans un appartement trop petit a remplacé la fièvre de vivre en collectif et de jouer sur les scènes de village, Alix esquisse quand même une sorte de rapide pas de shuffle, talon-pointe, juste pour la forme, juste pour elle. Elle plie un coude et lance un bras. « Mon entrée dans ce mon-on-deu… » La moquette accroche sous les crampons des chaussures de marche « … Je la fais en dansant ! » Aucun panache, mais elle l’a fait. Acté son désir. Les actes imprimés dans le réel s’écrivent même dans les tout petits souvenirs, de ceux qu’Alix conservera toujours avec elle.
Dans l’immédiat il y a d’autres obligations qui l’empêchent de divaguer. Il faut rester concentrée, faire les choses dans le bon ordre. De toute façon, sans Pamela Robuste, son acolyte irremplaçable dotée du pouvoir scénographique de l’hyperboul, qui pourrait l’aider à surenchérir avec un talent d’improvisation à la hauteur ?
Lorsque qu’elle pousse la barre de la sortie de secours, la lumière jaillit sur la moquette et les murs composites. En face d’elle une silhouette immobile qui attendait dehors lève les yeux de son téléphone, et déclare avec surprise « J’allais appeler à l’instant pour qu’on vienne m’ouvrir ! »
Alix a fait un pas de recul, instinctivement, mais elle esquisse un sourire et passe la première pendant qu’en face il s’écarte et commente :
« … les caméras devant, c’est pas le meilleur accueil par les temps qui courent. »
Elle se retourne et lance « Idem… bonne journée. »
Dans l’enveloppe qu’elle a récupérée, Alix sait déjà qu’il n’y a pas de résultats médicaux.
Avant de l’ouvrir, elle doit se créer un sas.
Dans cette ville qu’elle ne connaît pas assez bien, il faut sans cesse se référer à une cartographie pour trouver où se protéger des drones, des caméras. L’arrière-cour ouvre sur une petite rue adjacente. Alix marche moins d’une minute pour s’éloigner du périmètre immédiat du centre de santé. Elle aperçoit une benne haute mal rangée contre un mur, dans une cour voisine, et va se placer derrière, accroupie, pour se cacher et sortir la carte. Sur le stylo décroché d’une toute petite poche intérieure, l’autre, pas celle de la cigarette unique, une pression allume la LED ultra-violet. Elle s’en sert pour éclairer le papier. Un petit trait invisible devient luminescent sous le faisceau, pour rappeler l’emplacement précis qu’elle avait essayé de mémoriser sans y parvenir parfaitement. Trop d’informations à retenir. Elle s’applique sur les numéros vitaux, les adresses essentielles qu’il ne faut pas conserver sur soi. Pour le reste elle fait au mieux, avec des petites notes déguisées, et elle respecte scrupuleusement la première règle qui interdit les appareils connectés, boîtiers IA, téléphones, écrans, oreillettes ou GPS, pendant les déplacements.
Elle garde le plan en main mais range le stylo lumineux. Trois blocs voisins à traverser. Dans l’arrière-cour elle ne distingue pas de caméras ou de boîtiers suspects, mais impossible d’être certaine. Aucune forme flottante ou bourdonnement au-dessus d’elle non plus. Sous le blouson large elle porte un sac à dos pas très épais à une seule bretelle, en diagonale. Elle détache la bretelle pour fouiller dans le sac et trouve un petit rond de chapeau en feutre renforcé, souvenir de République Tchèque. Elle fait pivoter les bords circulaires imbriqués, les développe au maximum et obtient un grand Fedora. Alix accroche son masque médical derrière les oreilles pour se couvrir le visage, enfile des lunettes à verres teintés, enfonce le chapeau sur sa tête et raccroche le sac à dos sous le blouson, positionné sur le ventre. Les accessoires seuls ne déjouent pas les algorithmes de reconnaissance de démarche et d’apparence, mais elle peut se contenter de cette tenue pour l’instant.
Alternance de façade à moulures sales et de barres de béton percées. Les villes moyennes françaises ne sont pas les dévidoirs marchands flambants neufs promis depuis la transition écologique ratée et l’arnaque des quartiers mixtes intelligents. Les empiècements de plâtre-béton et de nouveaux matériaux soi-disant durables s’étalent toujours de façon triste autour d’une cathédrale ou de quelques rues commerçantes, et les résidences ne poussent plus comme avant. Celle qui intéresse Alix s’appelle “Le Bonaparte”, ça elle ne risquait pas de l’oublier. Le badge spécial devrait ouvrir l’entrée commune pour les habitant⋅es, ainsi qu’un local dans lequel elle pourra se cacher quelques minutes.
Elle a remonté à pied les ruelles, un boulevard, et s’est orientée sur un axe qui concentre les résidences décolorées aux noms douteux. Bientôt, dans son champ de vision, le bâtiment est immanquable, lettres capitales métalliques sur un large fronton. Elle sort le badge, l’applique sur la petite dalle et franchit une rangée de boîtes aux lettres imitation bois d’acajou.
Un ascenseur, une porte “ESCALIERS“ qu’elle ouvre pour vérifier. Elle pourrait bien s’y cacher aussi mais elle cherche surtout un local fermé pour laisser le matériel au retour. Dans le hall, le sol brillant grince sous ses chaussures quand elle se déplace à pas rapides, ça l’agace, elle lâche un « Pu-tré-faction ! », essaie de trouver la meilleure façon de poser ses pieds pour éviter les frictions bruyantes. Heureusement il n’y a personne. Derrière les plantes en plastique, une porte. Verrouillée. Alix essaie le badge, l’aimant claque doucement en se désactivant, elle regarde à l’intérieur : lumière automatique, un chariot d’entretien, des étagères, des caisses en plastique, cartons encore scellés, produits détergents, une paire de gant en latex rose, petit lavabo sans glace.
Elle referme vite ce local avant de rencontrer quelqu’un, puis retraverse le hall qui couine pour aller s’engouffrer dans l’escalier à côté de l’ascenseur. À l’arrêt devant les marches qui montent à l’étage : pas un bruit. Alix jette des regards attentifs pour vérifier l’absence de caméras sur le béton nu de la cage circulaire. Que du béton, partout, le sol ne grince plus. La lumière est trop blanche, trop dure. Toujours aucun bruit, elle est seule dans cet abri temporaire. Elle peut sortir l’enveloppe.
À l’intérieur elle trouve une carte magnétique et un papier sur lequel deux nombres sont inscrits. 2 et 110.
Alix espère avoir bien appris les correspondances de la petite liste indispensable qui contient ses adresses utiles, celles qui ne doivent surtout pas être révélées. Il n’y a que six adresses à mémoriser, mais c’est la partie la moins agréable de l’engagement pour elle. À l’école publique elle détestait déjà apprendre les tables de multiplications et les dates historiques. Chaque fois qu’elle doit réciter les adresses réelles qui correspondent à des nombres, elle fait un effort intérieur en se disant que dans un monde asservi, tout ne peut pas toujours être agréable. Apprendre quelques lignes par cœur, une petite contribution simple et dérisoire en comparaison de toutes les aliénations et les souffrances. Simple comme de boycotter une société transnationale qui éventre les nappes phréatiques.
Numéro 2 : sur sa table de références ce chiffre veut dire que le lieu convenu est un hôtel automatisé bon marché. Dans la Zone d’Activité au nord. Pour s’y rendre elle va devoir aller chercher le vélo. Il n’est pas du tout situé du bon côté de la ville par rapport à sa nouvelle destination, ce qui donne à réfléchir pour améliorer le dispositif. Avec un deuxième vélo attaché dans un quartier situé à l’est, à l’opposé, elle ne serait pas obligée de faire des allers-retours dans des directions contraires à chaque fois. Pouvoir choisir un vélo différent en fonction de sa direction serait tellement plus pratique. Il faut qu’elle arrange ça, qu’elle trouve un deuxième cycle d’occasion et un endroit sûr pour l’attacher.
Dans ce bourg où elle vient d’arriver, Alix est seule. C’est sa zone maintenant. Elle prend possession de quelques points stratégiques qui ont été mis en place avant elle, mais toute l’organisation des allers-retours entre son coffre dans les bois, les points relais en ville et les contacts ponctuels ne demande qu’à être améliorée.
Et si elle veut que ça s’améliore, c’est à elle de le faire.
***
Le ciel est clair et les collines aux formes douces se détachent en vagues rondelettes. Sous les madriers de la charpente ancienne, cette mer à perte de vue apparaît encore plus apaisante. Elle est assise au soleil dans la brèche d’un mur en pierre blanche, et répète son geste, lancer après lancer. Envoyer le nœud de la corde d’escalade dans le vide, contre un énorme volet battant en bois. Chaque lancer se solde par le même résultat.
Au lieu de retenter sa chance, après un dernier jeté infructueux, Pamela tend la corde au garçon de treize ans qui lui tient compagnie :
— Bon, tu veux essayer ?
— D’accord.
L’ancien grenier est haut de deux étages. Pamela se place dans l’embrasure, pour servir de garde-fou devant le garçon.
— T’avance pas trop au bord… Appuie-toi sur le mur, voila.
Le premier lancer de l’ado accroche une partie de la pièce de métal tordue qui ne tient plus que par un clou, sur le volet du mur planté à 90 degrés, trois mètres plus loin.
— Du premier coup ! Maintenant on va voir si t’as plus de chance que moi.
Il ricane. Mais la ferraille sur le volet est devenue instable, elle pivote autour d’un unique clou d’attache lorsqu’une force veut la ramener en arrière, et la corde finit par glisser une fois de plus.
— Mais le clou… il tourne !
Loin d’être découragé, Élio se passionne comme dans un jeu de foire, retente sa chance, trois fois, cinq fois. Une vingtaine de tentatives plus tard c’est l’abattement qui a remplacé son enthousiasme. Pamela elle, abdique.
— Il faudra revenir avec la grande échelle.
Le garçon s’enthousiasme à nouveau :
— On va prendre l’âne ?
— Elle est trop grande l’échelle, pour l’âne.
Avant la tempête approchante qui charrie le sable du désert, il fallait obstruer tout ce qui peut l’être sur les hautes remises. Pamela répète un autre geste. En bonne technicienne de plateau, l’adulte prend toujours le temps de ranger son matériel avec méthode. Entre le coude et le poignet, enrouler la corde autour de l’avant-bras de façon régulière, pour éviter les nœuds.
— On va finir de fermer les volets de la petite grange en bas, et puis on rentre pour préparer les lasagnes.
Un écho métallique rebondit sur la face ouest de la grange. Deux tintements qui sonnent la demi-heure au clocher du village, portés par le vent. Le hameau n’est pas tout près, ici le signal lointain est comme un rappel de la liberté qui flotte sur ce territoire. Un des signes qui témoignent d’une force collective. Sur la vieille église reprise à l’évêché, si le déclenchement automatisé des cloches n’a pas été totalement désactivé c’est parce qu’il peut être très utile de connaître l’heure à distance, lorsqu’on ne porte ni montre ni objet électronique. Dans les champs, les serres, et les chantiers de menuiserie, entendre les coups de 16 h ou 17 h est un repère apprécié. Seule la fonction nocturne de la cloche a été supprimée, un soulagement pour les voisin⋅es. L’ancienne paroisse, transformée, est devenue une salle de cantine et d’assemblées populaires.
Au pied de la deuxième grange, la petite, une porte en bois est badigeonnée de couleurs. Élio a fait le tour et revient satisfait.
— J’ai fermé un volet.
— Tu l’as bien accroché ?
— Oui cheffe.
Pamela regarde l’insolent sans relever la provocation, son visage blanc impassible, entraînée par des années de pratique à la scène.
— De mon côté c’est verrouillé aussi, on va juste inspecter depuis l’intérieur, voir si on n’a pas raté une ouverture.
— D’accord cheffe.
Quand Élio est parti dans son délire, elle sait que ça peut durer longtemps. Le faire changer de sujet peut devenir une épreuve, faute de distractions plus intéressantes. Pamela prend le parti de réorienter la conversation tout de suite.
— Comment ça s’est passé votre fête l’autre jour ?
— Y passaient que de l’hyperpop.
— C’est ringard l’hyperpop ?
— Bah oui, on n’est plus dans les années 20.
Le grand panneau d’entrée branlant tourne sur ses gonds, et l’intérieur de la grange striée de rayons lumineux s’ouvre aux regards. Une caravane partiellement désossée gît à côté d’une botte de paille et d’une estrade en palettes. Le garçon curieux s’approche immédiatement pour plonger sa tête dans la roulotte sans porte ni vitres. À la place de la grande fenêtre, un rideau coulissant a été fixé sur la tôle d’aluminium. Les palettes à côté des essieux sans pneus sont recouvertes de moquette.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ben ça c’était notre scène, quand on montait un spectacle avec les copaines.
Le garçon fouille dans une malle pleine de vêtements, sur l’espace moquette, et en sort un chapeau.
— Mais vous l’utilisez plus ?
— Notre troupe a splité, comme on dit dans le métier…
— Pourquoi ?
— En fait on a eu quelques problèmes juridiques, des clauses obscures dans des contrats, tout ça. Le show-business c’est que des histoires juridiques au final tu sais…
— Tu racontes encore n’importe quoi.
— Je t’assure Élio, tu pourras te renseigner, les agents c’est des escrocs, et nous les pauvres artistes sans défense, ben on est condamnées à…
— Arrête de mentir.
Pamela entre dans la petite caravane. On ne l’entend plus pendant quelques secondes. Elle tire soudain le rideau qui la laisse apparaître en buste, et s’exclame :
« Connaissez-vous gentils, gentilles, la complainte du vagabond mélophile ? »
Élio la regarde se donner en spectacle plus par dépit que par réel intérêt.
« … par les coteaux, il sillonne… Mais quel est son nom ? Élio, se prénomme ! »
Elle ressort aussitôt du théâtre de marionnette, son effet ayant un impact très limité sur le préado. Sans un commentaire le garçon s’est mis à plier des vêtements sur le bord de la malle. Il trouve une chemise à froufrou qu’il brandit en demandant :
— Je peux l’emprunter ?
Pamela s’est éloignée, à la recherche de traces laissées par des loirs dans les interstices du bâti.
— Prends-le, de toute façon on s’en sert plus.
— Pourquoi vous faites pas de spectacles ?
Pamela ne répond rien d’abord. Mais les souvenirs sont plus vivaces qu’elle ne voudrait l’avouer.
— Je t’ai dit, on a splitté. Ça veut dire qu’on s’est séparé⋅es. Une personne indispensable pour les spectacles nous a quitté, on arrive plus à trouver l’enthousiasme sans elle.
— Quelqu’un qui est mort ?
— Mais non. Qui est partie, ailleurs.
Il fait « Ah. ». Sa curiosité s’arrête là. Pamela n’a pas vraiment envie d’en parler plus en détails de toute façon. Personne n’est morte dans cette histoire, mais perdre une amitié comme celle-là, qui s’éteint sans prévenir, c’est presque aussi douloureux.
Après quelques essayages de chemisiers et de robes, l’indifférent perspicace revient quand même à la charge :
— Mais si vous n’utilisez pas cet espace, il faut que ça serve à d’autres ! C’est la propriété d’usage !
— Merci du conseil, Jean-Brochure.
— On pourrait organiser une fête ici alors ?
— Avec ta bande de voyous des collines ?
Le petit fronce les sourcils. Elle fait semblant de chercher des fuites de couverture sous le toit maintenant, en levant la tête. Puis finit par acquiescer.
— OK, mais vous mettez pas le feu en fumant des sticks.
***
Alix a pédalé moins d’une dizaine de minutes entre des façades à moulures 1930, des dalles préfabriquées, et d’autres erreurs architecturales. Les distances ne sont pas si grandes dans ce trou urbain. On croise quand même trop de véhicules siglés, police municipale et gendarmerie, qui roulent au ralenti en jetant des regards sévères à tout ce qui dépasse.
Sur le chemin, elle avait repéré un coin pour se changer, dans une ruelle étroite comme un boyau médiéval. Son chapeau dépliable remisé dans le sac, une cape enfilée par-dessus toutes les autres couches, elle remonte la capuche pour terminer le camouflage au-dessus d’un masque anti-pollution à petites valves.
En arrivant dans ce bourg elle ne pensait pas subir autant l’influence de la grande ville voisine, capitale d’une zone d’attractivité qui contamine tout alentour, avec ses avantages et ses inconvénients. Brahim les appelle des Satrapies, ces grandes zones urbaines françaises. Il a trop le nez plongé dans les lectures antiques. Les satrapies Sumériennes étaient de grandes provinces unifiées, ou quelque chose comme ça. À Fromieux, ville périphérique de moins de vingt mille habitant⋅es, Alix sait qu’elle est presque au bout du monde connu. La capitale de région qui attire tout à elle comme un aimant, à trente kilomètres de là, et dont elle n’a jamais vraiment apprécié le charme bourgeois aux larges rives fluviales, elle ne l’aurait pas appelé “Satrapie 03”, mais quelque chose de plus ridicule et réaliste, Rattusville par exemple. Là où les gens côtoient les rats et se comportent comme tels. Rattusville aurait sa place dans une comédie musicale d’ailleurs, décor d’un tableau sur les vanités humaines et les intrigues de bourgeois⋅es à bottines. Dessiné sur les immeubles Rhodaniens aux façades orgueilleuses, elle peut très bien imaginer le visuel titre d’une grande scène chorégraphiée : « Rififi dans l’Afterlife », sombre histoire de chantage aux neuro-inflexeurs, entre restaurants gastro, clubs d’after pour cadres supérieurs et meta-vernissages hypés.
Alix regarde sa montre. Dans deux minutes il est 15 h pile. Elle se range sur le trottoir, et sort d’une poche de son sac la petite radio qui capte les stations FM. Enfonce dans une oreille l’écouteur au bout d’un câble, tourne la molette pour faire défiler les chiffres de fréquence. 88,3. Plage non attribuée, comme la plupart sur cette bande analogique obsolète. Bruit blanc. Encore une ou deux minutes pour être sûre. Elle remonte sur le vélo en gardant un long fil pendu à l’oreille, la radio dans sa poche.
Immeubles séparés en lots, de part et d’autre de la route. Murs plats, avenir plat. Elle regarde l’heure : 15 h 03. Toujours aucun signal sur la FM. Ni sonnerie d’alerte, ni chanson personnelle pour avertir d’un message à aller consulter sur le Disnet. Elle ôte l’écouteur pour le fourrer avec la radio, dont elle trouve le bouton d’alimentation en palpant, sans arrêter de pédaler.
La longue route droite qu’elle descend à présent est décorée des premiers bardages en tôles. Un panneau apparaît bientôt, à moitié arraché, “Zone d…”. Un scooter de livraison à guidon chromé la frôle en doublant, écureuil rieur sur le logotype qui s’injecte dans les rétines. Un écureuil c’est presque un rat… un rapport avec rattusville ? Alix fait un effort de concentration. Pas le temps de divaguer, les enseignes allumées 24/7 apparaissent dans son champ de vision. Celle qu’Alix recherche devrait briller dans une voie secondaire, derrière les rentes foncières qui obstruent le premier plan.
Le vélo bifurque sur la contre-allée et s’engouffre dans la rue attenante. La façade d’hôtel est une des premières visibles, à quelques dizaines de mètres, grand logo vert. Alix ne se rapproche pas plus, accroche sa roue à un poteau, à distance, et s’élance à grands pas. Toujours recouverte d’une cape et capuche, masque anti-pollution, lunettes noires. Un couple sort du petit immeuble. Alix ralentit pour ne pas les croiser.
Des cannelures végétales creusées dans le béton pour conjurer la tristesse. Elle se souvient comme c’est triste une chambre d’hôtel. Une froideur qui vous déteint dessus, dans le mobilier bon marché, le vide humain, le décor misérable pour maximiser les profits. La déco est toujours horrible. Brahim dit que c’est mieux à l’étranger, que les Français·es n’ont pas de goût, que c’est flagrant dans la décoration des chambres d’hôtels. Alix n’est jamais allée à l’hôtel à l’étranger. Mais elle est sûre que la tristesse est plus ou moins la même partout. Peut-être que dans les chambres d’hôtel plus luxueuses on ne ressent pas exactement cette impression-là, si la chambre est moins étroite, moins salement décorée, mais elle ne pourrait pas répondre à cette question de façon catégorique, elle n’a rien connu au-dessus des deux étoiles.
Les portes de la voiture claquent, le couple disparaît. L’immeuble creux comme un jeu d’assemblage est posé là, sur la limite stricte du cadastre. Alix sort de derrière une haie épineuse et s’avance jusqu’à l’accès vitré, qu’elle franchit avec le badge client trouvé dans l’enveloppe. Tout est d’un vert horrible.
À l’accueil, aucune présence humaine pour porter un jugement sur l’honnêteté de ses intentions, derrière les lunettes et le masque, rien que des bornes de commande. Les murs sont verts, les portes sont vertes, les plaques d’informations sont argentées. Il y a aussi un problème en France avec les variantes de vert. Vert Anis, vert pistache, vert compteur électrique. Et maintenant ce vert-jaune pastel, censé imiter quoi, le charme de la prairie ?
Pour la suite, elle doit se fier au deuxième nombre mémorisé avant de se débarrasser du papier. « 110 ». Cette partie-là est toute simple, il s’agit du numéro de la chambre. Au premier étage, d’après la carte d’orientation brillante accrochée à côté de l’ascenseur. Alix emprunte l’escalier. Encore une cage de béton sans aucun revêtement ni effort de peinture. Elle en ressort dans un couloir linoléum moche pas très large, et se met à avancer en examinant les chiffres sur les petites plaques à droite et à gauche.
Quand la porte de la chambre claque derrière elle, Alix procède à un rituel obligatoire qu’on lui enseigne depuis les premières simulations : sortir le détecteur de signaux électromagnétiques. Dans sa cape longue, sous la capuche qu’elle ne retire pas, avec le masque toujours en place, elle se sent comme une astronaute ou une démineuse. À mieux y réfléchir, le geste se rapprocherait plutôt d’une purification symbolique, sans la sauge incandescente.
Elle manipule son détecteur autour du lit. Il faudrait inspecter entièrement les parois de la chambre pour être tranquille. Elle se baisse et regarde en dessous du lit, enfile une paire de gants fins en latex, et découvre la petite sacoche glissée dans l’espace pas très haut entre le sol et le coffre du sommier. La clé qu’elle possède, accrochée à son trousseau, débloque un petit cadenas témoin.
Alix entrouvre son colis avant de pester à mi-voix « Borderie ! ». Un peu trop de précipitation. On l’a pourtant reprise encore et encore dans cet exercice : toujours vérifier au détecteur avant d’ouvrir, pour déjouer un dispositif placé à l’intérieur. Une caméra tête d’épingle aurait pu la prendre en photo à l’ouverture, et envoyer le cliché automatiquement. Heureusement, elle porte toujours son masque. Et ni ses yeux ni le combiné ne signalent quoi que ce soit de suspect.
À l’intérieur de la sacoche, elle voit trois paquets de la taille d’un livre, emballés dans du papier bulle. Ils devraient contenir des détecteurs ou des brouilleurs. Il y a aussi une note sur une feuille : « Manque deux ORFA. Va les chercher à l’appart. La transaction pour payer est sur la carte attachée à ce papier. »
Premier imprévu.
Au dos du message il y a une image imprimée, un chalet sur une pente de montagne. Ça ne l’aidera pas à trouver sa prochaine étape. L’appart’ est un de ces points relais qu’elle a dû mémoriser dans sa zone. Un lieu tenu par des femmes, avec qui le groupe est allié d’une manière ambiguë, à la fois marchande et politique.
Avant de s’y rendre, il faut déplacer les paquets. Elle fourre la sacoche trop grande dans le petit sac à dos, ça dépasse, enfile le sac à dos sous sa cape, derrière les épaules. Un tour sur elle-même pour s’assurer qu’elle n’oublie rien, avant de quitter définitivement la chambre, redescendre par l’escalier, et déposer en bas dans une fente de retour la clé magnétique manipulée uniquement avec des gants.
C’est maintenant que le Bonaparte va se trouver utile. Elle ne veut pas se balader avec du matériel de pointe coûteux et suspect tout le reste de la journée. Un regard de travers sur la route et la journée peut basculer. Elle connaît la psychologie des flics.
Alix pédale vite mais prudemment, pour revenir à la résidence au sol grinçant.
De retour dans le hall, elle ne croise personne, Alix court se cacher dans le local d’entretien qu’ouvre la clé dupliquée. Trois cartons empilés dans un coin cachent la trappe de colonne sèche, qu’elle dévisse pour y dissimuler la sacoche. Le ménage a été fait hier, à en croire le planning signé derrière la porte, et l’autre intermédiaire doit passer après 18h pour récupérer les nouveaux appareils qu’Alix vient de déposer. Elle ne sait pas qui viendra, elle devait juste déplacer ces objets, qui seront ensuite distribués avec d’autres outils de base dans les nouvelles “mallettes citoyennes”.
Après le Bonaparte, elle retrouve son vélo.
Pas besoin de regarder la carte pour s’orienter vers la partie de la ville qui l’intéresse maintenant. Toutes les routes blêmes mènent au ghetto. La plus grande et plus proche trace une saignée directe vers l’est, impossible à manquer.
—
Un digicode hors service, porte d’immeuble bloquée entr’ouverte. Alix monte un étage par les escaliers, l’ascenseur ne fonctionne pas non plus.
« Tout au fond du couloir à droite », elle se souvient très bien de la description, sans y être jamais allée. Un long couloir intérieur entre logements en copropriété. Des cris d’enfants et des éclats de voix télévisés tous les trois mètres, la lumière basse. Ce n’est plus à une cosmonaute ésotérique qu’elle a l’impression de ressembler, avec sa démarche alourdie par les couches de vêtements flottants qu’elle ne veut pas quitter, c’est à un fantôme, ou à une exterminatrice. Elle s’en souviendra pour un spectacle musical.
Alix s’immobilise devant l’œilleton de la toute dernière porte, à droite, en tendant l’oreille. Un léger fond musical ronronne. Il y a une sonnette. Elle tire la manche de sa chemise pour ne pas laisser de traces de doigt en appuyant sur le bouton, parce qu’elle a déjà jeté les gants. Prendre plus de gants la prochaine fois.
Comme on le lui a appris, elle a déplié la photo de chalet trouvée dans la valise, et la tend en face de l’œil de bœuf. Après quelques secondes la luminosité qui apparaît dans le petit orifice trahit une présence. Le bruit métallique d’une barre qu’on déplace sur le sol. La porte s’entrouvre. Visage peint de figures géométriques autour du nez, une voix à l’accent espagnol : « tou est seule ? »
Alix hoche la tête en oubliant de sourire, on lui dit de rentrer.
Un tout petit couloir pas éclairé. La musique vient d’une pièce à droite, claquement syncopé d’un typebeat lent et aérien, sur lequel roule des grognements, une voix qui chantonne, une autre qui discute, plus abîmée. Lumière tranchante qui s’allume brusquement dans le couloir. La fille à l’accent espagnol a déjà dégainé un boîtier, elle est en train de l’agiter autour de la visiteuse. Elle a la peau claire sous le maquillage en couleur. Alix n’avait jamais vu un autre modèle de détecteur que celui fournit par le groupe. L’objet est fait d’un bloc artisanal, plus massif. « C’est bon, souis-moi. » Alix suit, en passant sous la bâche retenue d’une main, côté opposé à celui d’où provient la musique. Immédiatement sur sa gauche, une autre ouverture sans porte :
— Ici c’est le salon d’attente. Tou veu boire un truc ? Tou te sers…
L’hôte disparaît à nouveau dans le sas. Alix déboutonne enfin sa cape et retire la coque qui lui écrase le nez. Elle ne touche à rien, par précaution. Elle ne veut ni laisser de traces ni risquer une intoxication. La pièce est petite. Les volets de la seule fenêtre sont fermés, mais de tout petits interstices laissent passer des filets de jour. Des fauteuils dépareillés. Elle a vu les bouteilles et les petits paquets de bonbons sur le côté. Toutes les marques qu’elle boycotte.
L’intermédiaire revient et s’assoit dans un Voltaire usé, devant la table basse en verre. Elle y dépose une petite machine plate à clavier.
— Alors, je t’écoute ?
— C’est Sam qui m’envoie. J’ai besoin de deux brouilleurs ORFA… que vous avez pour nous ?
— Oui, on a. Tou a le paiement ?
Le ton sec employé, sans émotions, témoigne d’une méfiance dont Alix ne sait pas si elle est provoquée par un manque d’expérience trop évident, ou par le fait que personne ne la connaît. Elle sort la petite carte jointe dans la valise à l’hôtel :
— C’est sur la carte normalement.
L’autre saisit la carte et l’insère dans le petit ordinateur qu’elle vient d’apporter. Elle jette un œil au fichier qu’elle y trouve, et commente à voix haute :
— C’est oune transaction sour oune blockchain. Je peux pas vérifier avant de broadcaster. En plous il va falloir attendre les confirmations.
Alix est un peu surprise :
— Ah… mais je croyais qu’on utilisait les DBC à la place des blockchains ?
Une petite lueur jaillit dans les yeux de son interlocutrice :
— Si j’avais fait moi j’aurais choisi DBC non ? Les blockchains c’est mé-di-éval.
Alix se contente de hocher la tête. Elle répète ce qu’on lui a appris, la supériorité des transactions distribuée de type Digital Bearer Certificate, l’impact énergétique quasi nul, en plus de l’anonymat du réseau Disnet, par rapport aux blockchains surconsommatrices, peu anonymes, et de mauvaise réputation. Encore un domaine qu’elle aurait évité de toucher si le groupe n’exigeait pas un haut niveau de clandestinité.
La vendeuse garde un ton monotone un peu blasé. Mais son empressement à répondre donnait les premiers signes de la confiance qui pourrait s’établir. Pendant qu’elle s’occupe de diffuser la transaction sur le réseau, la musique parvient un peu plus fort depuis l’autre pièce.
Sans lever les yeux de la machine, elle rassure : « Le montant est bien. On attend maintenant. » Elle fait encore quelques manipulations, puis elle tend la carte pour la rendre à son acheteuse et lâche soudain, en la regardant dans les yeux : « Votre vieux, il est pas encore mort ? »
Alix a besoin de quelques secondes pour dépasser sa surprise et décider quoi répondre. L’autre ne lui en laisse pas le temps :
— Je plaisante… Tou a peur de la mort ?
Elle pose la question comme on dirait « Tu as peur d’un papillon ? »
Alix répond en se défendant. « Non pas du tout. » En face la vendeuse garde le silence, fait encore quelques vérifications. Alix ne veut pas se laisser démonter, alors elle continue la conversation :
— Vous vous connaissez ?
Encore occupée sur un deuxième écran, une petite tablette, la vendeuse laisse un petit malaise s’installer. Alix se demande si l’effet est volontaire, comme dans une mise en scène un peu clichée, ou si le manque d’empathie manifeste est une sorte de test. Peut-être aussi qu’elle est la seule à ressentir cette gêne quand personne ne parle. Mais la vendeuse n’a pas définitivement clos le sujet :
— C’est loui qui nous a rencontrées au débout. Il voulait qu’on rende des services, pour la bonne cause.
— Contre de l’argent.
— Voilà, tou a tout compris. Je vais chercher le matos.
Elle s’est levée presque d’un bond pour sortir de la pièce.
Alix essaie de ne pas trop écouter ses émotions immédiates. Plus on craint les flics et les traîtres, moins l’accueil est chaleureux dans les collectifs clandés, ça elle le savait déjà. Est-ce qu’elle se comporte comme il faut avec ces hackeuses qui la fascinent et qui l’intimident en même temps ? Que devrait-elle penser de l’ambiguïté de ce négoce, et qu’est-ce que l’autre pense d’elle en ce moment ?… Mieux vaut ne pas savoir à combien se monte la transaction qu’elle est en train de réaliser, mais avec la pénurie de composants électroniques et le prix du savoir-faire interdit, elle se doute que la somme doit être élevée. Tout ce qui a trait au business la dégoûte un peu, même marchander aux puces, ou compter les recettes et dépenses dans les fêtes militantes. Alors quand les urgences politiques se heurtent aux montants fixés par de soi-disant allié⋅es, tout devient plus flou, les moyens, les priorités, l’engagement. Et Alix déteste ça. Elle préférerait ne pas y penser du tout, rassembler ses esprits en s’organisant mentalement pour le retour. Passer au local Bonaparte pour déposer le reste de la livraison. Rien de compliqué. Elle a fait le plus difficile. Reste à ne pas se faire arrêter sur la route avec le matériel.
En face d’elle, sur un poster, une chanteuse française la fixe d’un air moqueur. Juste en dessous, au pied du mur, une caisse pleine de câbles de chargeurs et de socles à induction qui débordent devant le tapis jaune à moumoute.
L’affiche est là par pure ironie. Une artiste mainstream d’avant la république côte de maille. Cette ironie, Alix la connaît bien. Combien de fois elle a jeté en insultes des noms de célébrités. À une époque, elle avait rêvé sans arrière-pensée d’avoir une carrière dans la chanson. Un souvenir qui reste un peu contradictoire pour elle. Peut-être comme le fait de trouver ici les pires marques de sodas, ou celui de continuer à fumer, même après des mois à se dire que c’était une habitude dégueulasse. Sur l’affiche, on pourrait transformer l’ironie facile en célébration. Il suffirait de remplacer le visage. De reprendre le rôle. Alix ne connaît qu’une personne vraiment taillée pour ce genre de partition. Il n’y a qu’une seule Pamela Robuste. Au monde.
Repenser à elle, c’est comme un réflexe dont il faut se défaire. Et dans une attente inconfortable on a plus de mal à se débarrasser des vieilles habitudes. Depuis ce matin, l’envie d’allumer une clope ne s’était pas manifestée, mais ça recommence à titiller. L’ambiance n’aide pas trop, même si Alix sait bien que l’attitude de sa vendeuse n’est peut-être qu’un rôle. Pour les affaires. Le geste surtout lui manque, ce moment suspendu à l’écart, plus que l’ingestion de nicotine. Elle avait très sérieusement réduit les quantités, ne fume plus qu’un tout petit peu de tabac coupé avec des plantes séchées, faute d’approvisionnement. Bien sûr on peut toujours trouver d’autres rituels à reproduire pour remplacer le geste, mais ses nouvelles manies ne sont jamais aussi satisfaisantes que l’allumage d’une tige artisanale préparée avec soin. Le geste donnait même un sens poétique à des matériaux insignifiants. Alors Alix se console en pensant qu’au milieu de cet appartement sans chaleur, la cigarette de secours attend patiemment dans un étui cousu à l’intérieur de la chemise.
Un bruit dans le couloir. Elle tourne les yeux, une silhouette passe et disparaît. Alix l’a reconnu immédiatement, c’est le jeune mec croisé au Centre de Santé Communal plus tôt dans la journée. Elle essaie de faire un lien logique. On lui avait dit que l’appart’ était une sorte de refuge sans mecs.
La vendeuse revient déjà, deux appareils dans les mains. Elle se rassoit et commente :
— Ça c’est l’ORFA qu’on fabrique.
Elle tend à Alix l’un des deux blocs plastique noir épais plantés de boutons rudimentaires.
— Tou peux l’utiliser en mode directionnel ou mode omni, là, c’est ce bouton… Quand tou es omni la distance est moins haute mais tou balayes large, c’est quand tou ne vois rien. Sinon quand tou vois un drone tou te mets en directionnel et tou pointes comme ça…
Elle lui montre le sommet de l’objet à diriger vers une cible. « Là ça va plous loin, mais il faut être dans la ligne dou drone. Bon c’est large, mais il faut viser oun peu.
— Large comment ?
— Quarante et cinq dégrés, tou vois ? C’est pas tout droit devant, c’est oun petit peu ouvert comme ça » elle fait un V avec ses deux mains jointes.
— Oui je vois, d’accord. Et la portée ? Combien de mètres d’efficacité ?
— Écoute on fait le signal qu’il outilise la puissance maximale de Do Watts. Comme ça dans le ciel tou peux aller très haut, couatre kilomètres, facile. Mais avec les obstacles c’est différent.
— Un peu comme le wifi ?
— Non c’est pas la même fréquence, c’est plouss comme le téléphone, le signal traverse mieux les mours. Tou l’a déjà outilisé non ?
— Oui je sais m’en servir, on s’entraîne.
— Alors c’est bien. Il faut faire attention avec le mode omni, ça peut faire des problèmes à d’autres appareils qui outilisent le GPS.
Elle pose tout sur la table, et la conversation se termine aussi sèchement. La négociante sort un paquet de feuilles à rouler de ses poches, et comme elle ne semble plus avoir de commentaires à ajouter, Alix, qui évite de regarder le tabac, ouvre le sac à dos posé à ses pieds pour y insérer un des appareils qu’elle vient d’acquérir. Elle s’empare ensuite du deuxième, et finit par demander :
— Ici c’est un lieu non-mixte ?
La réponse lui paraît presque douce :
— On est transféministes, c’est la mixité choisie, il y a des transgenres, pas des mecs cis. Il y a beaucoup de meufs.
Alix hoche la tête.
Dans son mouvement de départ, la négociante a ensuite prononcé cette phrase, dans un français ambiguë :
— Tou sais qué dans LE groupe, il y a les gens qui quittent rapidement.
Alix s’était levée pour montrer qu’elle n’avait pas l’intention de traîner. La phrase s’est accrochée quelque part, pendant le mouvement. Elle n’a pas fonctionné, n’a pas ouvert droit à une réponse, un dialogue. C’était une prolongation de ce mouvement de départ, implicite, et le sens s’est perdu derrière l’odeur d’une clope allumée dans un couloir d’appartement.
De quel groupe est-ce qu’elle parlait exactement ? Le sien ou le mien ?
La musique suinte d’une porte fermée, la salle interdite de l’autre côté de l’entrée. Bruits d’objets, d’outils, qui laissent deviner une activité manuelle, et sur des claquements rythmés, une voix déformée. Mi-humaine mi-feulement. Pas une voix enregistrée. Ça résonne au travers d’un corps.
La meuf à l’accent se tient contre le mur pour accompagner sa cliente du regard. Alix voit le gros étai déplacé sur le sol, qui sert à blinder la fermeture. Elle pose sa main sur la poignée pour ouvrir la porte d’entrée, oublie de se protéger avec sa manche pour ne pas laisser d’empreintes, et le regrette tout de suite. Elle dit « bonne continuation alors… » en s’arrêtant une seconde pour frotter les traces de doigts sur le métal avec un bout de son vêtement. L’autre, qui ne semble absolument pas étonnée du geste, lui répond « bon courage à toi ». Alix claque la porte doucement en sortant.
***
Même avec les portes et vitres closes pour se protéger des indiscrétions, le rire a filtré à l’extérieur de la fourgonnette stationnée dans le hangar. Percutant comme un compresseur.
Elle vient de se taper une crise qui lui serre les abdos, encore secouée de tremblements, et en redemande :
— T’imites cher bien ! Ça me fume…
Brahim est assis au volant, il affiche un large sourire lui aussi, satisfait de sa parodie qu’il réitère pour appuyer le trait avec une grimace :
— « Urge et Panurge ! »
Elle s’essuie une larme avant qu’il ne poursuive le récit :
— Donc on s’est vite sauvés, mais tu comprends bien qu’on pouvait pas aller plus vite, il fallait que je continue de le pousser dans le fauteuil plein de matos, pour pas révéler la supercherie… On est sortis, on a pris un chemin au hasard, imagine-toi la scène : un chemin en terre et cailloux qui partait on ne sait où dans la forêt ou dans un champs de maïs, et le vieux qui refusait de se lever pour marcher. Heureusement, à la sortie du village on a vu un cimetière, on s’est mis à l’abri derrière le mur, côté champ pour pas être vus, et on a attendu comme des voleurs de poules. Une demi-heure, une heure… À un moment, on voit deux gamines dans le champ en face de nous. En uniforme, à trois cents mètres, et elles se rapprochent ! Elles viennent dans notre direction, lentement. T’as deviné ? c’était des scouts…
— Waï…
— Bref, elles finissent par arriver jusqu’à nous, mais vraiment juste devant nous… Elles s’arrêtent à un mètre de nous, et là elles nous fixent sans rien dire.
Casque d’Or se remet à pouffer, dans le siège passagère, visage contre la vitre rectangulaire que la lumière des néons au plafond découpe… Sa canette de boisson énergisante serrée entre les genoux, elle attend, sans aucune appréhension, que l’ouvrier revienne faire tourner cette imprimante géante au milieu de l’atelier en désordre.
— … Là y’a une des deux gamines qui finit quand même par demander, sans aucun stress : « Vous aussi vous venez pour le pèlerinage ? » Et ce fou, à côté de moi, il lui répond sans réfléchir : « Mon enfant, il n’y a pas de cœurs plus fervents que les nôtres. »
Brahim étire les traits de son visage en prenant cette attitude caractéristique de l’octogénaire que tous les deux connaissent bien, il rejoue immédiatement la réplique pour appuyer l’effet :
« Il n’y a pas de cœurs plus fervents que les nôtres… Mon enfant… »
Nouvelle explosion de rire tapageur du côté passagère. La voix rauque quand elle tombe dans les graves, généreuse dans son amplitude.
— C’était une autre époque, ma parole…
Les sourcils du narrateur retombent sur son visage à peau mate :
— Lui bien sûr, il s’est tourné vers moi tu vois, après avoir sorti sa tirade, tout content, et il me regardait fixement en croyant que j’allais continuer sur sa lancée…
Cas’ se redresse dans le siège, boit une rasade de poison sans alcool, tournée vers la salle. Les sens déjà affûtés naturellement, elle a perçu un mouvement derrière les rayonnages métalliques :
— Laurent est revenu.
— Comment t’arrives à boire ce truc ?
Casque d’or ne relève même pas son commentaire moralisateur. Devant d’autres témoins elle aurait su cacher un symbole de la grande consommation et d’une trahison plus que politique, d’une absence de considération pour les boycotts et les luttes, mais avec Brahim elle sait que les commentaires sont un jeu à double ou à triple tiroir. Lui ce qu’il aime, c’est se mettre dans la posture, édicter ses avis péremptoires et jouer avec la réception qui leur est faîte. Et elle, cette forme de désinvolture rigide, ça la détend.
— Je veux connaître la fin de l’opé suicide après !
Avant de sortir du petit véhicule utilitaire, Cas’ se tourne encore vers Brahim :
— Un jour il faudra quand même que tu me racontes les bails plus anciens.
Comme il a cessé de sourire et garde maintenant un visage impassible, elle complète sa demande :
— Au moins au sujet de L’Oncle Z… Brahim ça fait cinq ans qu’on se connaît, je mérite un peu plus de confiance que ça, tu crois pas ?
Il ouvre sa portière sans répondre. Cinq ans plus tôt, Casque d’Or était la plus jeune recrue du groupe. Aujourd’hui, à 27 ans, elle est aussi expérimentée que lui.
— Et toi, tu vas me raconter ce que tu faisais à Paname l’autre jour ?
De l’autre côté de la pièce encombrée d’étagères, l’ouvrier en combinaison de travail qui vient de réapparaître a lancé les préparatifs sans attendre. Sur le banc de coupe il déplie déjà un rouleau pelliculé. En voyant les deux s’approcher, il lance :
— On est en rupture sur le polymère à cause des pénuries, j’ai trouvé que du monomère. Ça sera moins résistant à terme.
L’homme, dans la confidence, adresse un regard complice au duo : une blonde à parka accompagnée d’un prototype d’étudiant en col de chemise.
— … C’est pas pour du long terme de toute façon ?
Cas’ renvoie un sourire de compagnonne à l’ouvrier :
— On ne va pas être sur du long terme, non.
Il a des gestes fluides et précis, autour du plan de travail. Longue règle en acier dans une main, scalpel dans l’autre, le crayon bois sur l’oreille.
— Alors on a dit : cent soixante par cent… en laissant un peu de marge pour le fond perdu…
Pragmatique, fonctionnel. Dans cette atmosphère de camaraderie, même les choses banales peuvent devenir sujets de discussion politiques. Brahim embraye la discussion autant par considération pour celui qui se prête à la cause que par réel intérêt :
— Qu’est-ce qui est le plus critique pour vous dans l’approvisionnement, ces temps-ci ?
L’autre a délaissé le monomère pour aller consulter un petit écran de calibrage, à l’arrière de l’imprimante qui lui arrive au bas des côtes.
— Ça peut être n’importe quoi, les fournitures ça prévient pas et on a du mal à faire beaucoup de stocks… Mais c’est sûr que la plus brutale des difficultés c’est toujours les coupures d’énergies. Même avec le générateur de secours, on ne peut pas tenir bien longtemps en production.
Brahim abonde.
— Les infrastructures sont dans un état catastrophique, pénurie ou pas. Ça devrait être un chantier prioritaire.
L’homme, qui est revenu à la table, fait signe pour qu’on l’aide. Avec Cas’ qui s’est précipitée, il déplace le canevas vinyle sur la plateforme arrière de la machine, et continue à deviser sans détourner son attention de la tâche en cours.
— La première grande épreuve d’un mouvement général, ça va être la répartition des ressources sur des territoires disparates. C’est à ça qu’on reconnaîtra qu’une révolution est sur la bonne voie.
Casque d’Or elle, n’est jamais timide dans les discussions politiques. Surtout quand il s’agit d’exprimer des doutes. Elle ne prend pas de pincettes dans le débat qui s’ouvre :
— Pour ça il faudra déjà se mettre d’accord sur les expropriations.
Son binôme de mission croise les bras depuis le début des échanges, faute d’avoir trouvé une occasion de se rendre utile : « Personne n’a dit que ça allait être simple. »
Elle renchérit :
— Un peu de propagande par l’exemple ça ne fera pas de mal aux bureaucrates d’extrême gauche.
Laurent, qui s’apprête à lancer l’impression, réagit d’un ton un peu détaché :
— Ça ne sera pas une mince affaire non plus de se débarrasser des strates inutiles dans les corps administratifs, tout en réussissant à sauver certains savoirs-faire techniques et logistiques indispensables.
Cas’ revient à la charge :
— L’équilibre, c’est les comités de travailleureuses et les coopératives de métiers qui devront le donner. Ces corps-là devraient être au même niveau de décision que n’importe quelle autre entité administrative ou politique.
Il acquiesce devant l’évidence. Et Cas’ en rajoute une couche :
— Et si le but est d’abolir les classes, il ne faudra pas renoncer non plus devant l’occasion d’abolir la classe politique. Je ne suis pas totalement convaincue que le mot d’ordre soit clair pour les Concrétistes. Y’a un peu trop d’ambitions personnelles chez ces gens-là.
Brahim la reprend en répétant ses derniers mots : « ces gens-là », sur un ton assez méprisant pour lui faire comprendre qu’elle va un peu loin dans sa suspicion. C’est Laurent qui joue les diplomates :
— On peut au moins leur faire confiance sur leur engagement premier, et croire que les Concrétistes sauront vraiment être un outil de démocratie directe, même à grande échelle. Ça reste leur raison d’être, et un savoir-faire qu’on ne peut pas leur enlever.
Le bourdonnement du rotor vient de se déclencher et la discussion s’atténue, à cause de l’attention demandée par la procédure. Le résultat concret glisse progressivement sur le tapis de sortie, Brahim se penche pour lire à l’envers. Le marquage orné d’un logo vert et bleu annonce : « CBL – Études de programmation et diagnostic bâtiment. »
Laurent est déjà en train de positionner le deuxième canevas dans la machine, quand un bruit métallique éclate dans l’entrée, du côté officiel de l’établissement.
— Ah ça doit être mon apprenti, mais je l’attendais pas si tôt.
Brahim sort un masque sanitaire de sa poche, l’enfile sur le visage, et se tourne vers Cas’ pour l’inciter à faire la même chose.
Avant que l’élève n’arrive dans l’arrière-salle, la première feuille de vinyle imprimée est soustraite aux regards. Cas’ a anticipé le mouvement de son partenaire de mission en allant ouvrir la porte de l’utilitaire garé à quelques mètres, pendant que Brahim y transporte dans un geste aérien la grande feuille déjà marquée. Laurent, sur la machine, a suspendu son action. L’impression de la deuxième surface vinyle reste en attente.
Entre les étagères à rayonnages du fond de la boutique, c’est une vision éblouissante qui s’avance. Silhouette haute, combinaison à sangles dans un gilet fluo orange, le tout dominé par ce visage beaucoup trop scintillant pour être réel.
— Marcus, enlève ta vitre tu fais peur aux clients.
La main nue au bout des manches strapées arrache une visière électronique purement décorative, qui découvre un visage fait de chair. Devant les clients, il incline la tête par saccades en répétant « Bonjour bonjour ».
En voyant le bijou de technologie, Casque d’Or s’écrie « CA-LI-MUCHO ! », puis ajoute : « C’est une visière comme ça qu’il me faut ! »
L’urgence de la logistique reprend vite le dessus :
— Tu es venu pour libérer le pont ?
— Je voudrais partir pas trop tard demain, alors je suis venu avancer un peu.
Pour éviter d’avoir à faire les présentations, Laurent annonce d’emblée qu’il reste du café et des viennoiseries au bureau. Un aiguillage subliminal qui fonctionne à merveille, l’apprenti disparaît aussitôt.
Après les essais pour vérifier si le vinyle amovible tient bien en place sur la carrosserie, des deux côtés de l’utilitaire blanc, Brahim s’excuse en regardant l’heure : « Bon Laurent, nous il va falloir qu’on trace. On a de la route à faire. »
Cas’ remercie chaleureusement, avec sa voix qui racle quand elle s’attarde sur les sentiments. Brahim assure, par des mots simples, que leur gratitude est sincère, profonde. « On est là si besoin. » L’homme a un demi-sourire, il a l’air en paix, comme si contribuer quelques heures à une cause dangereuse mais un peu lointaine était un exercice dont on ressortait grandi intérieurement. « Pour les plaques vous avez tout ce qu’il faut ? »
Alix est au volant quand la voiture s’éloigne dans une fin d’après-midi humide. Brahim se contente de regarder passer les noms des petites villes sur les panneaux routiers, à défaut d’avoir le GPS dans la voiture. À l’arrière, dans le volume vide sans portes latérales, les imprimés vinyles restent soigneusement empilés dans un carton, avec les fausses plaques d’immatriculation toujours emballées.
Au bout d’un quart d’heure, c’est lui qui rompt le silence :
— Tu sais que je ne peux pas te dévoiler les détails.
Cas’ ne réagit pas. Elle aurait fini par laisser tomber s’il ne revenait pas au sujet.
— L’Oncle Z c’était pas une histoire de harcèlement ou de sexisme, si ça peut dissiper tes doutes.
Elle met un peu de temps à répondre. « Je sais. »
— Je peux te raconter une anecdote par contre.
Comme l’octogénaire du groupe, Brahim lui aussi aime bien faire ses petites mises en scène. Des fois Cas’ se demande s’il ne fait pas exprès de garder ses infos pour mieux en distiller les miettes, dans une tension savamment exacerbée. Elle aussi elle sait faire. Alors pour ne pas lui donner trop de satisfaction, elle garde le silence.
— J’avais participé à une opération avec lui, un an avant qu’il parte.
L’autoroute est indiquée bientôt, mais c’est sur la départementale qu’il faut suivre l’itinéraire, plus long, moins scruté par les centres de surveillance.
— Je prends là ?
— Oui à droite.
Cas’ suit la direction en vert, un axe émaillé de Z.A. et de tilleuls au bout duquel la voiture dormira dans une cache, plusieurs jours d’affilés. Quelques gouttes de pluie rayent les vitres. Des arbres solides se penchent entre la route et les champs.
— C’est vrai que c’était une autre époque. On était moins nombreux⋅es, on tentait des choses, en prenant plus de risques avec des gens qu’on ne connaissait pas encore très bien… Les protocoles étaient moins stricts. Et on avait pas encore d’accès au Système d’Immatriculation des Véhicules, alors les filatures n’avançaient pas.
Il se tourne vers la conductrice, plus pour aérer le récit que pour la voir acquiescer.
— Donc un jour on s’est décidé⋅es et on a mis au point une opération pour remédier à ça. On a fait la liste de toutes les officines habilitées à l’accès au SIV, les petits assureurs, les concessionnaires, les gardes-champêtres, même les polices municipales, et on a choisi parmi les moins risquées, dans des départements très ruraux. Après de longs repérages on retient plusieurs adresses de locaux municipaux de gardes-champêtres, dans des coins isolés, et on prépare notre opé. Le but c’était de véroler les ordinateurs de bureau pour pouvoir y accéder à distance et faire nos propres demandes au SIV depuis ces ordis intermédiaires.
Les essuie-glaces balaient en rythme maintenant.
Elle répond enfin. « Ça a toujours été galère alors cet accès ? »
— Ouais c’est instable au possible. Heureusement qu’on s’en est ménagé plusieurs en prévisions, sinon on perdrait encore du temps à tout refaire à chaque fois.
Brahim continue :
— Donc un soir, on a fait tous nos repérages, on s’est entrainé⋅es, on a répété le déroulé plusieurs fois, et on a notre trojan maison sur une fausse clé USB, mais on n’est que trois pour le faire, parce que la logistique c’était encore compliqué à cette époque. Y’a moi plus la personne qui gère l’informatique, et L’Oncle Z. Moi et l’autre, qu’on va appeler D., on devait entrer dans le bureau à 3 h 30 du matin, après avoir coupé l’électricité pour désactiver l’alarme. L’élec, c’était L’Oncle Z qui gérait. Dans le village où on se trouvait il y avait moyen de faire ça sans priver tout un quartier de courant. On était vraiment dans une zone rurale isolée, donc c’était faisable. Et on comptait sur L’Oncle pour ça, il nous avait déjà prouvé ses compétences. Tout allait bien. Le seul point noir au tableau c’était que lui s’occupait à la fois de l’armoire électrique dans la rue et de faire le guet, tandis que moi je surveillais la rue depuis l’intérieur.
Cas’ ne résiste pas au besoin de commenter une évidence :
— Alors qu’aujourd’hui on ne ferait jamais ça à moins de cinq, pour pouvoir surveiller tous les accès…
— D’ailleurs ce jour-là c’était une des dernières fois qu’on se permettait de prendre autant de risques. Mais cette fois le plan s’est bien déroulé. On est entré⋅es par la porte de derrière, une serrure à goupilles qui s’ouvrait en moins de dix secondes. Une batterie pour allumer l’ordi, qui n’avait pas de mot de passe, la backdoor a été posée dès la première tentative, juste le temps de faire une vérification et en moins de dix minutes on était prêts à repartir. Donc moi j’étais à la fenêtre, avec ma radio, et je demande à L’Oncle où ça en est dehors, est-ce que c’est dégagé derrière… et j’ai pas de réponse. J’insiste, et je finis par entendre sa voix, mais il parle bizarrement, comme si c’était pas à moi qu’il s’adressait. Au début j’ai cru qu’il était pas seul, qu’il avait croisé des gens, donc je garde le silence et on se tient sur nos gardes en attendant que ça passe. Cinq minutes passent, sans nouvelles de lui, là je finis par me dire c’est bon, il a l’oreillette quand même, alors je redemande une nouvelle fois : « Est-ce que c’est dégagé pour toi, est-ce qu’on peut sortir maintenant ? » Cette fois-là il me répond, mais il me dit non, attends. Donc moi je me dis ok, il faut vraiment qu’on attende. Avec D. on reste bien caché⋅es, et on commence à stresser un peu. Mais au bout de quelques minutes, à la radio, il me dit « Brahim, Brahim, tu es là ? » très calmement, « Brahim compte avec moi jusqu’à dix s’il te plaît. »
Nouvel effet de mise en scène, ou nécessité du climat, le récit reste suspendu pendant que Brahim ouvre sa veste pour ziper ce cardigan informe qu’il porte en dessous. Quand il est à nouveau complètement emmitouflé, il rallonge encore l’attente en se mettant à tousser, main devant la bouche, son regard perdu derrière la vitre. Finalement il reprend :
— J’avais pas compris tout de suite, parce que c’était trop décalé comme demande, dans la situation, mais il a répété « Compte avec moi jusqu’à dix s’il te plaît, on compte à voix haute tous les deux. » Et il a rajouté : « J’ai besoin de vérifier si on est dans la même réalité en ce moment, tous les deux. »
Casque d’Or ne s’étonne presque pas.
— OK. Il était défoncé ?
Brahim conclut d’un ton apaisé par l’œuvre des années :
— Non, il n’était pas défoncé. Quand on est sorti et qu’on l’a retrouvé, il n’y avait personne d’autre, on a récupéré le véhicule et tout s’est bien terminé. Il m’a paru en pleine possession de ses moyens. Je l’ai bien observé juste après, aucun signe d’effets psychoactifs sur lui, nervosité, pupilles ou troubles de l’attention. Il n’était pas speed, ni euphorique, ni léthargique. Quand je lui ai demandé ce qui s’était passé il m’a bien assuré qu’il n’avait rien pris et qu’il avait juste voulu, comme il disait dans la radio, « vérifier la réalité ».
La pluie a cessé. Les bords de route sont devenus une succession de pavillons et de petits centres-ville verdâtres. Casque d’Or ne voit qu’une seule conclusion :
— Ce jour-là vous avez découvert que L’Oncle Z avait une neuroatypie, c’est ça l’histoire ?
Brahim inspire profondément, signe qu’il va changer de sujet.
— C’est un peu plus compliqué que ça.
Un nouveau rond-point à multiples sorties accapare toute l’attention de la conductrice en parka. Après le virage, elle résume :
— Moi ce que je retiens surtout, c’est que les opé à trois c’est possible en fait.
***
Fromieux, 15 126 habitant·es
L’espace réduit du petit studio loué à un faux nom est aménagé sommairement, des tasseaux vissés, des planches de palettes, et des blocs de mobilier en carton assemblé.
Des plans de cadastre habillent le mur le plus large de la pièce, purement décoratifs, tout comme le papier-cadeau qu’elle a punaisé en larges bandes de tapisserie DIY. Partout autour, bouquets d’affiches et de photos, accrochés aux murs et aux coins des assemblages en bois. Ça ne fait pas longtemps qu’elle a emménagé, mais dès son arrivée Alix a cherché à conjurer la tristesse de sa nouvelle solitude, en couvrant celle des murs vides et des angles cubes. Elle ne possède pas grand-chose, alors le premier jour elle a rempli l’espace de souvenirs et de pensées qui comptent pour elles. Des systèmes de ficelles avec des clous, des petits moulinets roulants et des poulies de bureau qui retiennent les mobiles de livrets animaliers, de cartes postales sans inscriptions ou de petits tableaux effaçables, suspendus près du plafond lorsqu’on ne s’en sert pas, comme dans un théâtre miniature. Sur les photos, des paysages, des cabanes, des décors recadrés qu’elle connaît, ou qu’elle a visité. Seuls manquent les visages des ami⋅es. Effacé⋅es par le protocole strict.
Dans la cuisine, quelques objets indispensables : une tasse en grès avec compartiment infuseur et couvercle, un bol en céramique émail veiné de rose qu’une connaissance a cuit dans son propre four, un panier cuit-vapeur en bambou pour que les légumes ne perdent pas leur goût, gourde en aluminium pour ne pas boire dans du plastique, un filtreur d’eau dont elle renouvelle elle-même le mélange de charbon, sable, et gravier, une caisse de tri des pelures, une autre pour les liquides, un séchoir à fruits et légumes.
Sur une étagère murale faite de deux lattes de bois appliquées au mur avec des équerres, une petite machine écran-clavier est restée allumée pendant son absence.
À peine rentrée, Alix vient vérifier que son téléphone civil interagit toujours avec le logiciel fantôme. Elle parcourt l’historique affiché dans le terminal noir de l’ordi. Un message texte apparaît. Elle contrôle sur le téléphone : le message fictif a bien été envoyé à des contacts du groupe “ami⋅es ville”. Message anodin généré avec des modèles de conversations banales, légèrement personnalisées. Quand elle s’absente sans emporter le téléphone, qui peut la localiser en tous points de la carte géographique et sociale, elle le connecte à cet ordinateur suspendu sur l’étagère, qu’elle démarre à l’aide d’un système d’exploitation “invité”, installé sur une carte mémoire amovible. Pendant son absence, le logiciel confectionné par Descloux et Strater s’occupe d’interagir avec le téléphone, de temps en temps, pour créer l’illusion d’une activité humaine.
Le plus difficile dans ce stratagème était de trouver des contacts avec qui interagir sans réellement communiquer. Sa mère, à l’autre bout du pays, qui répond toujours deux heures trop tard, ou une connaissance qu’elle a croisée à la librairie autogérée et à qui elle demande des suggestions de desserts végans. Le logiciel sait même répondre avec des émojis à la signification assez vagues, face à certaines questions.
En cas d’enquête, les conversations fictives sont une protection plus crédible que le téléphone éteint. Corollaire de la première des quatre règles strictes : pas d’objets connectés ou GPS pendant les opérations.
Alix lâche le téléphone et s’affale dans un fauteuil à accoudoirs qu’elle a trouvé en bas de chez elle. Même si l’appartement est minuscule et que sa vie d’avant lui manque, elle ressent de la satisfaction après les efforts de la journée. Soulagée, et satisfaite d’elle-même. Ses émotions, comme son rythme cardiaque, ont pas mal oscillé entre les épreuves et les rencontres, jusqu’à cet apaisement final d’avoir réussi à tout accomplir dans les temps. Un résultat qui, même s’il est modeste, la rapproche un peu plus des grandes aspirations, du changement qu’on voudrait voir de son vivant. Le fonctionnement logistique qu’Alix contribue à maintenir, moins d’un an après la première simulation, commence à devenir cohérent. Elle commence à s’habituer aux bonnes pratiques et aux règles.
La routine logistique, déplacer des paquets, des messages, aller remplir ou vider des coffres, ce n’était pas exactement ça qu’elle était venue chercher. Pas de ça dont elle voudrait remplir sa tête et ses journées. Heureusement les satisfactions commencent à se multiplier derrière les obligations et les interdits. Et puis ces interdits, elle les comprend parfaitement. C’est sa survie et celle des compagnon⋅nes qui est en jeu. Elle sait très bien que les flics et les tribunaux aiment faire des exemples.
La cuisine est minuscule ici. Au-dessus de la poêle coincée sur un feu étroit, elle fait tomber un pavé aux céréales. Quelques légumes crus qu’elle épluche, et de l’eau à bouillir pour son thermos d’infusion de mélisse.
Les relais à vélo, dans une petite ville ennuyeuse, ce n’est pas véritablement passionnant. Pas tout à fait ce qu’Alix aimerait faire du reste de sa vie, assignée là sans réels centre d’intérêts à développer, faute de rencontres et de lieux de socialisation. Mais l’engagement c’est aussi être prête à se rendre utile même si ça n’est pas immédiatement stimulant. Ça elle le savait. Cette situation ne durera pas éternellement. Elle sait que le danger deviendra bien assez réel, lorsque le déclenchement aura lieu. Encore une douzaine de jours à attendre avant la grande assemblée secrète, pour pouvoir en parler justement. Rien que d’y penser, un courant électrique court sur ses épaules. Les perspectives devraient y être clarifiées au consensus. De ce qu’elle comprend, il y en a qui commencent à s’impatienter. Des membres auraient même parlé d’attaquer des objectifs moins ambitieux, en mode semi-ouvert, pour créer un emballement favorable, le temps d’être totalement prêt⋅es. Pourtant les conditions ne sont pas encore réunies pour prendre le risque de sortir de l’ombre. Pour Alix, le contrat explicite a toujours reposé sur cette double attente : un rassemblement avec l’autre groupe, les guérillères. Et un avantage offensif, l’ « hypothèse neurale » ou autre chose.
Un fumet roussi se répand dans la pièce. En deux enjambées elle passe dans la cuisine et vide la poêle. La composition de son plateau repas se termine dans une cassolette aluminium de camping qu’elle referme avec son couvercle emboîtable, et qu’elle glisse dans un petit sac en tissu au héron bleu délavé. Elle prend les jumelles haute performance pendues au mur, protégées dans une pochette de cuir tannée.
À l’extérieur de l’appartement, dans les couloirs, quelques échos lointains de télévisions et de voix résonnent. Elle n’appuie pas sur l’interrupteur et monte doucement l’escalier commun de l’immeuble, dans la demi-obscurité du début de soirée. Vieilles marches en pierre biseautées par les existences, balustrade bois verni à barreaux de fer fins, vieux vert. Les peintures blanches des murs ont dû être refaites récemment mais les frottements de sommiers et d’étagères continuent de laisser des marques aux saisons des déménagements. Alix habite ici depuis quelques mois, et chaque étage, chaque palier, est un monde dont elle connaît peu de choses. Bien sûr il y a les consignes de discrétion qu’elle applique à cause des risques d’enquêtes de voisinage par les flics, mais cet isolement les un·es à côté des autres c’est encore autre chose. Une plante dans un pot placé par un voisin, une photo dans un cadre, pour décorer les habitudes entre vies cloisonnées. De la musique parfois, qui s’échappe d’un appartement et pourrait traduire un état d’esprit, une passion, une éducation, mais la communauté n’existe pas au-delà de ces signes de présences lointaines, ou des rares bonjours en se croisant par hasard.
Au dernier étage Alix avait vite remarqué qu’il y a un seul appartement au lieu de trois. Elle monte là-haut plusieurs fois par semaine, mais n’y a jamais entendu aucun bruit.
Un court moment immobile et silencieuse, en haut des marches, pour s’assurer qu’elle est bien seule, elle va se cacher dans le recoin verdâtre craquelé, puis saute sur place pour attraper le mécanisme à poignée d’un vasistas avec échelle dépliante. Elle se hisse à la force des bras, pose un pied sur le premier barreau et monte un échelon.
Il y a un cadenas sur l’ouverture du vasistas. Le pistolet de serrurière qu’elle gardait dans la poche de sa veste de nuit, un des merveilleux outils offerts en cadeau de bienvenue, le décroche en quelques secousses.
À l’extrémité du toit-terrasse où personne ne monte jamais, surplombant le quartier du haut des six étages, elle s’est assise en tailleur pour avaler la portion végétarienne. L’air est encore doux et ne souffle pas en brise. Contre les parpaings enduits au goudron, seul le haut de sa tête dépasse, coiffé d’un bonnet, un cache cou léger sur le bas du visage pour en laisser voir le moins possible. Elle ne sort pas encore les jumelles électroniques de l’étui. Rien n’attire sa curiosité pour l’instant aux fenêtres des immeubles récents qui dépassent entre les vieilles constructions. Quand les lampes d’intérieur s’allumeront dans le soir qui approche, à ce moment-là elle choisira l’appartement à visionner comme une carte postale.
En attendant elle sort un petit poste radio FM, vieux modèle, souvenir antique fonctionnant sur piles. Un câble branché sur la petite prise de sortie audio transmet le son dans l’écouteur qu’elle place au creux de son oreille. Bruit blanc. Il n’est pas encore l’heure.
Sur ce boîtier à antenne, pas de micro espion, pas de caméra indiscrète, de géolocalisation, routage IP, pas de connexions à des serveurs proxy, de portes dérobées potentielles à différents niveaux d’abstraction des processeurs et circuits intégrés. Un appareil strictement passif, pour être contactée en ville sans risques, sur les fréquences de broadcast dépréciées à cause de la radio numérique. Un biper revisité, version pirate.
Grâce à ce dispositif radio réservé aux urgences et aux annonces de messages en attente, on contourne la surveillance personnelle généralisée sur les objets électroniques du quotidien. Le risque est du côté des émetteurs, placés sur des points hauts de l’agglomération, et qui rayonnent depuis une position fixe, localisable. Mais un émetteur pirate autonome installé sur un toit, avec son panneau solaire et ses batteries à très longue durée de vie, n’est plus jamais visité une fois installé. Matériel assez solide pour durer plus de dix ans, et toute la configuration se fait à distance. Grâce à eux Alix peut laisser son téléphone chez elle. Elle sait que les annonces lui parviendront sur la FM.
Et ça a son petit charme : à chaque changement d’heure sur l’horloge, lorsqu’elle n’est pas à la maison, Alix allume la radio sur une fréquence inutilisée, convenue à l’avance. Si on diffuse sa chanson, c’est qu’on a besoin d’elle. Elle se débrouille alors pour retrouver un accès au Disnet sur ses propres machines de confiance, où elle pourra consulter en sécurité sa boîte de messagerie chiffrée anonyme, et prendre connaissance de ce qu’on lui demande.
Sa chanson signal, c’est « Si maman si » de France Gall. Datée mais touchante à chaque écoute. Elle ne l’a encore jamais entendu sur les ondes.
La chanson de Brahim c’était quoi déjà ? Un truc de Sisters of Mercy, encore plus daté.
L’autre type de signal possible sur la FM, personne ne l’a jamais entendu. Quelques bips à intervalles réguliers, pour indiquer un cas de force majeure, ou un danger vital pour le groupe. Fuir ou se cacher.
Dans le creux de son oreille, un souffle constant crépite toujours, quelques minutes après vingt heures. Elle éteint la petite radio.
Le carnet. Elle veut gratter quelques phrases qui lui restent dans la tête, tant que la lumière du jour le permet encore. Pour son amie Marion, prénommée Pamela à la scène. Des répliques, des idées de jeu qu’elle garde à l’esprit depuis plusieurs jours et qu’elle voudrait insérer dans sa comédie musicale complètement désordonnée. Elle mise beaucoup sur l’effet absurde, elle est sûre que ça lui plaira à Pamela. Un jour. Quand le document conducteur sera mieux rempli, Alix scellera une enveloppe signée de son pseudonyme d’artiste : Cloé Serviette. Marion/Pamela, étonnée, ouvrira le pli pour découvrir le titre des nouvelles aventures de son accolyte : « Cloé Serviette et les secrets de l’After-life ». « Un banger du music-hall ! » « Incrédible ! » « Glutamatesque ! ». Décors, idées de mise en scène détaillées avec des croquis, extraits de tirades bien choisies en lettrages semi-énormes découpés dans les magazines. Sous les textes, des silhouettes de personnages, découpées ou crayonnées, et même, sur un petit rouleau à déplier, un extrait de partition pour la mélodie du thème principal qu’Alix s’est cassé la tête à transcrire, avec ses restes de solfège du violoncelle.
Elle prépare le courrier depuis des semaines. Très vite quand elle était arrivée ici, dans le petit studio triste et froid loué à un faux nom pour elle, loin des gens qu’elle aime, loin de sa meilleure amie à qui elle ne peut rien raconter de ce qui se passe réellement, elle s’était accrochée à ce projet dérisoire. Pour maintenir un semblant de lien, même si les choses ne sont plus vraiment comme avant, même si elle n’appelle plus tout son crew pour donner des nouvelles, Erwan, Chris, Pamela et les autres.
Petit bout par petit bout, idées et inspirations absurdes les unes après les autres, elle consigne tout ce qui lui vient à l’esprit quand elle se replonge dans les anciens délires dansants et chantants. Elle fait ça spontanément pendant les périodes creuses, ça aide à compenser les absences, les renoncements volontaires. Le reste de sa vie est maintenant plongé dans une autre recherche qui pourrait aussi avoir l’air d’un délire absurde suivant d’où on la regarde. L’obsession du secret, et le sens du devoir surtout, qu’elle n’aurait jamais cru endosser aussi sérieusement. Mais une personne humaine, avec son esprit complexe et ses multiples expériences accumulées, ne développe pas qu’une seule personnalité, Alix en est convaincue. Un esprit a plusieurs facettes, et elles sont parfois très éloignées les unes des autres. On peut être ou désirer des choses contradictoires en apparence, dans une même existence.
La nouvelle vie de Cloé Serviette, c’est la solitude.
Même si elle essaie de se convaincre qu’elle se fera des ami⋅es, le décalage est brutal avec son ancien environnement, pas très loin d’être carrément déprimant. Fini pour elle de répéter comme une bénédiction « vive le collectif ! », à qui veut l’entendre. Finie la liberté des prés à perte de vue. Enfermée entre les murs d’un studio minuscule, Alix regrette la vie au grand air. Le village lui manque plus que d’habitude ce soir. Sa fenêtre aux larges appuis en pierre, ses ami⋅es de cœur, les draps bleus pendus au plafond en vélums dans la chambre qu’elle a laissée à quelqu’un d’autre en partant, et qu’elle espère ne jamais avoir besoin de réclamer. Le monde devrait tellement changer que de vraies communes libres existeront sur tous les territoires. Là-bas, où elle menait une vie qu’elle qualifie elle-même de frugale, heureuse, profitable pour les autres et pour soi. Là-bas où le sentiment ambivalent de vivre dans une collectivité préservée, et par certains aspects privilégiée, l’empêchait de prendre une véritable distance avec le monde machine, si proche avec ses mines à ciel ouvert.
Loin des hameaux de collines, elle ne se réadapte pourtant pas si mal. Les seize premières années de sa jeunesse urbaine n’y sont pas pour rien. En ville aujourd’hui, ce sont les plaisirs simples, organiques, qui lui manquent. Des plaisirs évidents mais inaccessibles dans les zones goudronnées. Se réveiller au milieu des prés, dans une cabane ou une tente, à l’abri des arbres feuillus qui se courbent doucement, tôt le matin avec les premiers oiseaux qui piaillent, l’astre de chaleur qui invoque les premières couleurs. Somnoler dans l’attente des premiers sons d’une activité humaine bienveillante autour de soi. Des voix qui rassurent. L’eau froide éclaboussée sur son visage, en plein air. Boire au minuscule filet d’une source claire. Avaler la chair d’un fruit âpre et sucré, ramassé en marchant sur les chemins.
Elle a renoncé temporairement à ce bonheur et fait le choix de revenir au cœur de tensions sans fin, au milieu de la guerre qui éclate aléatoirement dans des salles d’attente et des rues marchandes. Elle l’a fait pour contribuer à un projet plus urgent que son propre bien-être.
À Fromieux, dans le studio clandestin, ce qui manque par-dessus tout à Alix c’est le maillage humain, l’implication collective de tout le monde dans les tâches et les efforts de la vie quotidienne. Quand les activités cessent d’être pénibles et se transforment en joies, en plaisir de construire ensemble. Les gens cultivent, récoltent, transforment, conservent. Il y a des petits groupes de voisin⋅es, des grands groupes. On fait fonctionner des générateurs avec les ressources qu’on a sous la main, des panneaux solaires, des éoliennes de toutes sortes, pour alimenter les lieux publics. Il y a des tours de participation volontaire à la maintenance des réseaux d’énergie et de communication bricolés par les bonnes volontés, on collecte en camionnette ou en charrette de quoi alimenter les poêles et la biomasse. Les surplus de nourriture sont redistribués par les mêmes voies de transport qui passent de lieu en lieu, de placette en placette…
Habiter dans la “ceinture d’Astres”, le plus grand regroupement de communes autogérées, c’était réapprendre l’intérêt général. Devenir une partie active d’un ensemble, ensemble peu homogène, pas toujours assez rapide pour prendre les décisions, mais un ensemble qui fonctionne sans l’obsession du profit, sans motivation spéculative, pécuniaire : construire utile et beau, sans nuire, habiter un monde en cours de réinvention.
Le dernier exemple de cette motivation collective avait été la création d’une nouvelle caserne de Pompier·es, impossible à financer par de l’argent public et donc obligatoirement indépendante des institutions. Située dans son village, au carrefour de plusieurs routes, Alix s’y était investie sans hésiter. L’objectif principal était de maintenir en état un camion équipé d’une grande échelle et d’un jet d’eau, qui devait servir en cas d’incendies quand les autoformations et le matériel de base ne suffisaient pas à maîtriser les flammes.
Le camion avait été acheté collectivement, une bonne occasion à saisir, on avait fait des stocks de carburant, et la formation au métier du feu avait été assurée par une association de pompier·es du Portugal, accueilli⋅es sur place pendant quelques semaines.
Pamela avait suivi la formation de loin. Un soir, par provocation, elle avait lâché à Alix : « l’autogestion on ne sait pas faire, nous, en France. »
Un petit accrochage avait suivi. Plus sur la forme que sur le fond. Alix reconnaissait qu’il y avait du retard à rattraper, c’étaient d’ailleurs souvent des groupes venus de l’étranger qui donnaient des formations pour démarrer les nouveaux projets ambitieux, mais elle n’était pas d’accord avec la conclusion défaitiste de sa copine qui avait de plus en plus tendance à voir le mauvais côté des choses. Ok les réunions élargies étaient foireuses ces derniers temps, et on voyait bien les limites de l’organisation spontanée entre groupes de maisons qui n’avaient pas l’habitude de fonctionner ensemble, bloqués par l’absence d’une vraie culture de la répartition des tâches, avec des rôles intermédiaires et une transmission en cascade par la pédagogie active, etc. Mais il y avait des progrès depuis 10 ans, ça c’était indéniable, il suffisait d’en parler avec les moins jeunes, qui avaient connu des situations bien plus chaotiques.
Alix avait donc contredit son amie : « En France on a les Services Publics d’Entraide quand même, c’est pas rien. » Pamela avait aussitôt objecté que l’autogestion, ça n’est pas que la répartition des tâches, c’est aussi la transmission de savoirs vivants et de sensibilités. Et elle en concluait que si une révolte générale faisait tomber les institutions, on serait dans la merde, parce que dans ce pays, franchement, on ne sait pas s’organiser à plus grande échelle sans s’épuiser. Que les Services Publics d’Entraide ne pourraient jamais complètement remplacer les hôpitaux, les infrastructures, et que le mouvement regroupait de toute façon des personnes bien normées et bien blanches, issues de milieux bien diplômés, une gauche ennuyeuse peuplée par les classes moyennes supérieures et bourgeoises.
Malgré toutes leurs expériences communes et leurs souvenirs indélébiles, elles ne se comprenaient plus. Un magma de sentiments avait craquelé la surface pendant cette dispute, éloignant subitement cette impression de cohérence qu’on garde dans les amitiés trop proches, fusionnelles. Alix ne digérait toujours pas cet éloignement, des mois plus tard. Une fracture, au moment où elle-même s’était justement mise à croire qu’il était temps de basculer dans une nouvelle époque de sa vie. Un tournant résolument révolutionnaire. Définitif, forcément violent, même si le projet n’était pas de distribuer des kalachnikovs. Un moment historique se préparait, elle voulait en faire partie d’une façon active. Alors oui, il allait falloir mieux s’organiser, mais il n’y aurait bientôt plus d’excuse pour ne pas le faire.
Le clignotement irrégulier d’un lampadaire, dans le soir qui tombe, la rappelle loin des hameaux. Crépitement de l’ampoule qui évoque un autre signal intermittent, une autre crainte, latente. Elles n’ont pas émis depuis longtemps. Et les autres commencent aussi à s’inquiéter, Alix l’a découvert récemment. Par-dessus la ville, à la hauteur des montagnes lointaines, elle aimerait pouvoir appeler, invoquer ou prier, si seulement cette méthode était plus efficace que le mode de transmission radio longue distance que les combattantes invisibles privilégient depuis des années.
On ne pourra pas se passer d’elles. Sans leur apport en participantes, tout le projet ne sera peut-être qu’une explosion vite éteinte comme il y en a eu par le passé. Il faudra des forces pour prendre les bâtiments officiels, tenir un siège, désorganiser le pouvoir et déborder les patrouilles mobiles de flics qui communiquent à distance, d’un emplacement à l’autre de la ville. La force du nombre, pour garder des passerelles, des ponts et des tours, résister aux temps violents où la raison d’État se transforme en permis de massacrer dans la rue. Pour avoir une chance de créer cet effet d’entraînement populaire à partir duquel le temps lui-même pourrait être repris.
Aucune nouvelle information n’arrive dans les rayonnements sous l’ionosphère, par lesquels on devrait apprendre l’état de leurs forces, ou le moment précis d’une rencontre pour s’unir. Alix se sent inutile face à cette incertitude. Il n’y a rien qu’elle puisse faire, rien en son pouvoir. Un sentiment extrêmement désagréable qu’elle laisse se déverser sans le retenir. Ne pas refouler.
Il y a un autre doute plus profond qui existe tout au fond, et qu’elle ne veut pas enterrer sous des croyances, des fausses promesses. Mais ce tout petit doute, elle ne voudrait pas le laisser croître.
Tout petit risque. Si les guerillères n’existaient plus.
Et le risque infiniment plus petit qu’elles n’aient même jamais existé.
Alix fait l’effort de respirer avec amplitude, de penser aux bonnes choses de la journée. Il y a davantage de raisons de se réjouir que d’avoir peur. Elle mâche la dernière bouchée du pâté de protéines végétales un peu trop sec à son goût, avec le reste froid des haricots et pommes de terre. Sensation d’avoir rempli raisonnablement son ventre. Petit à petit le désir revient d’agiter son corps, même sous une réalité affligeante.
Dans deux semaines, la grande réunion compliquée doit se tenir. Elle rassemblera les autres auxis, peut-être qu’on y annoncera une avancée, de nouvelles informations importantes. Les équipements de radio longue portée, l’unique moyen de communication utilisé par les guérillères, auront peut-être capté des signes d’activité dont elle n’est pas encore informée. Alix devrait bientôt croiser Brahim. Lui il est sur tous les coups en ce moment. Soit il s’impatiente aussi à cause du silence, soit il est vraiment excité par la tournure que prennent les choses, et des nouveautés dont elle n’est pas encore au courant.
La nuit tombe, les appartements au fond du plateau d’échec urbain révèlent leurs décorations dans les ténèbres, ombres humaines entourées d’objets lumineux palpitants avant de tirer les rideaux. Quelques ombres ne prennent pas de précautions pour se cacher, par oubli ou par arrogance. C’est sur l’un de ces logements, son préféré, qu’elle braque les jumelles puissantes fournies dans la mallette citoyenne avec d’autres outils. Une toile abstraite au mur, une cymaise supportant un coffret en verre éclairé de l’intérieur, un écran incurvé gigantesque sur le plan le plus enfoncé de ce grand volume clair traversé parfois par une silhouette préoccupée.
Il y a tellement d’autres vues domestiques à portée. Et les structures imbriquées sont si nombreuses. Production et distribution d’énergies, réseaux d’usines et acheminement de marchandises, fret routier, fluvial, ferroviaire, quartiers d’affaire, avocats internationaux, banques publiques, banques privées, sociétés d’investissements, places de bourse, comités de direction, de pilotage, grands opérateurs de télécommunication, agrochimie, pharmaceutique, propriété intellectuelle, brevets, registres du commerce international… Est-ce qu’un maillon important d’une de ces hiérarchies habiterait vraiment dans un trou moyen d’à peine 15 000 habitant⋅es, dans un appartement ? Certains gros salaires font bien plus d’une heure de route après le travail pour fuir la grande Satrapie et retrouver le confort isolé de leur maison de campagne. Pourquoi pas un vaste appartement au dernier étage ?
Coïncidence d’un alignement de fenêtres, de quelques signes prometteurs, d’intuitions sur lesquelles elle aimerait s’appuyer, Alix veut croire qu’elle trouverait son point d’entrée à elle, juste à portée de binocles, par le plus grand des hasards. Elle localiserait d’abord par déduction visuelle, sur une carte, le quartier où se trouve l’immeuble en question. Puis elle irait faire des tours en vélo là-bas, masquée. Elle repérerait l’entrée, observerait le type de population qui circule, entre et sort des immeubles cossus. Elle en déduirait les bons horaires, reviendrait pour faire une planque dans la rue ou même pour oser franchir l’entrée, en rusant, monter dans les étages, chercher un nom sur une porte d’appartement. Elle, Cloé Serviette, enquêteuse indépendante mezzo soprano sur la piste des répercussions sociales insoupçonnées de l’Afterlife, cette réalité augmentée pour privilégié⋅es. Ou quelque chose du genre.
Pamela apprécierait énormément. Tout ce qui se rapporte à des intrigues sociologiques en chansons la rend complètement hystérique, dans le meilleur sens du terme, avec des pas de danse totalement inédits et une répartie en or, des répliques inoubliables : « Je vais te biscuiter ! », « Oh mes accus sont chargés ! »…
Qu’est-ce qu’elle lui manque.
L’enquête de terrain dans les quartiers huppés, Alix s’y est entraîné à de rares occasions, et jamais en chanson. Pas d’occasions réelles de passer à l’acte, au-delà des filatures pendant les simulations. Une chance se présente de mettre en pratique les exercices, et elle aimerait trouver quelque chose, n’importe quoi de surprenant, à propos de cet appartement de standing juste là, au bout de ses jumelles. Elle se ferait une joie de transmettre sa découverte, pour que d’autres membres bien plus compétent⋅es puissent effectuer une recherche poussée, mettre à jour des ramifications dans les sphères de pouvoir que le groupe veut cibler. Découvrir que Monsieur est un proche de tel ou tel Ministre, ou le fils d’un industriel important. Le hasard a souvent étonné Alix par le passé.
Maintenant il fait trop sombre dehors. Elle ne peut plus écrire, mais elle ne veut pas allumer de lumière, pour éviter de se faire voir depuis sa cachette d’observation nocturne. Elle attendra d’être dans le salon, sous l’abat-jour. Le bleu au-dessus du monde tourne sombre. Elle jette encore un œil furtivement dans les jumelles, mais les volets mécaniques se sont fermés là-bas. Elle se résigne, change de position, s’allonge un moment, tournée vers les étoiles qui ne brillent jamais assez fort ici, à l’exception du point blanc qui lui rappelle tous les ciels du monde qu’elle a contemplé. Sirius, ou peut-être Vénus, impossible pour elle à cette heure de faire la différence. Ce qui est drôle si on y réfléchit bien, parce que depuis Sirius ou Vénus, la Terre n’est probablement qu’un point noir dans l’obscurité.
Dans l’excavation qui lui sert de logement, quelques étages plus bas, elle allume deux lampes d’ambiance qui réchauffent mieux qu’une ampoule solitaire au milieu du plafond. Elle regarde l’heure. Coïncidence, dans deux minutes la grande aiguille passe à nouveau devant le douze. Alix allume la radio.
Au-dessus de l’évier installé par défaut, elle fait couler un peu d’eau pour rincer les plats. Les quelques morceaux de carrelage blanc tristes posés sur le mur, pour valider l’usage d’une arrivée d’eau dans la pièce qui est aussi une chambre à coucher, lui rappelle qu’elle a besoin de s’équiper. Des crochets muraux pour libérer la place qu’elle n’a pas, faute de meubles. En face de son nez un morceau de joint silicone s’est désagrégé entre les carreaux. Ça fait des jours qu’elle le voit. Elle pose son doigt sur le carré d’email. Ça bouge quand elle appuie.
La radio crachote.
Les premières notes de piano.
Les yeux d’Alix s’ouvrent grand.
Elle se retourne, les arpèges de la courte intro laissent place à une voix, naïve, triste…
SA chanson. Dans la radio.
Le temps s’étire d’une manière étrange, à mesure qu’elle entend les paroles chantées par une voix familière, irréelle, et qu’elle reconnaît les premières images dessinées par ces mêmes rimes des années plus tôt : ami⋅es qui s’éloignent, le cœur en déménagement…
Alix est remplie d’un bouillonnement.
C’est un message, pour elle. Quelqu’un essaie de rentrer en contact avec elle.
Elle se jette vers la petite table basse qui sert à tout, même de bureau, ouvre le capot d’un ordinateur portable, clique sur l’icône réseau pour relancer la connexion chiffrée au Disnet. Tapote du doigt avec impatience sur la table, ça prend toujours quelques secondes pour s’activer.
Elle ouvre enfin la page de sa messagerie sécurisée, tape login et mot de passe.
En gras. Une notif. Un nouveau message.
——
Casque d’OR a écrit:
Hey salut la nouvelle ! Tu dois te faire chier dans ton studio non ? Je dis ça, moi aussi je suis passé par là, enfin pas dans ton appart’… bref.
Il faudrait qu’on se voit, j’ai des trucs à te raconter.
Si tu peux me retrouver demain au lieu n°4 dans ta zone, réponds-moi vite en me disant quelle heure t’arrange dans l’après-midi.
À bientôt.
Cas’
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