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Chapitre 6

Silicate

Dans les bouteilles qui gonflent ses poches de veste, Bleuet ne transporte plus qu’un peu de ce vent qui brûle les plaines rocheuses. Pas une seule goutte d’eau. Il faut continuer à avancer. Suivre la route étroite, un fil entre les miettes de pierre.

Le chemin est tracé nettement à présent. Tassé dans la poussière. D’un côté comme de l’autre, le minerai gris s’est rassemblé en un peuple silencieux. Ses formes tranchantes ressemblent à des sépultures, la regardant passer, Bleuet condamnée à ne pas s’éloigner du chemin au risque de se perdre dans un décor sans destination. Ce sentier étroit… il faudra bien qu’il arrive quelque part, au royaume des vivants.

 

Le vent du nord ne souffle plus.

Cent mètres devant, le tracé disparaît. Un effet du dénivelé qui annonce une pente, ou un précipice.

Bleuet ne sait plus penser aux obstacles, les prévoir, les imaginer. Elle s’est transmuée en moteur à os et tendons, le cerveau réduit à une lente combustion. Les quadriceps sont les muscles de la marche. Les yeux sont les muscles du temps qui passe. Mais les images ne s’impriment plus qu’à intervalles très irréguliers. Elles pénètrent bien par ces orifices, les visions du paysage qui l’entoure, mais personne n’a lancé l’enregistrement. Un tapis émietté défile sans être capturé. Et soudain, Bleuet s’immobilise. Devant sa pente. Celle qu’elle va devoir affronter. Le soleil sur son nez, le vent contre sa gorge. Freiner dans les descentes est une effroyable perte d’énergie. Le dénivelé toujours un adversaire. Bleuet relève les yeux, et de nouvelles images aveuglantes parviennent au nerf optique. Elles doivent trouver un chemin ces visions. S’accrocher à d’autres signes enfouis. Le mot qui lui vient à l’esprit en premier est « mer ». Sur la mer aussi les reflets brûlants crépitent. Devant elle, en contrebas, ce n’est pas la mer. Microseconde après microseconde, il n’y a pas encore de vocables disponibles pour décrire ce qui se dévoile. Les éclats qui miroitent ne parviennent pas immédiatement à trouver la route de ses pensées, le cerveau, fondu, resté collé aux tissus de ses muscles endoloris.

Un… lac.

Petit lac, qui abîme les rétines lorsqu’on essaie de l’observer directement, sous un nouveau vent turbulent.

 

Elle s’est lancée en avant. Les yeux grand ouverts mais la cassette en pause, quelques vagues perdues à jamais avant de revenir au cours du temps. Agenouillée, sur la rive. Toucher le miracle, l’eau précieuse comme la vie. Prise d’un besoin de plonger bras et tête, dans ce liquide. Elle doit se débarrasser de la veste avant de sentir ce froid sur sa peau. Un cri la transperce lorsqu’elle s’approche de l’eau. Venu de loin. Bleuet se fige.

Une voix d’enfant. Cri à nouveau, qui se cogne contre les reliefs, et s’éloigne en écho. Bleuet regarde autour d’elle, paralysée.

Elle ne voit rien. Mais le cerveau s’est remis en branle. On lui parle, jappe dans sa direction. Le seul mot qu’elle peine à discerner, ressemble à celui qui décrit le mouvement des vagues. La phrase est une alerte lancée dans la distance, elle se répète. Les vagues ? Il n’y a pas de vraies vagues sur cette petite étendue d’eau frottée par le vent. Seulement des rayons de soleil brûlants.

 

Une petite silhouette apparaît sur la crête. Puis une deuxième. Bleuet comprend. L’enfant guide la chèvre. Qui des deux lui adresse la parole ? L’enfant. Son bras se dresse de façon menaçante, et répète l’avertissement. La chèvre aussi voudrait lui faire comprendre. Les vagues ! Les vagues ! La lumière du soleil est une vague elle-même, que comprendre ? Bleuet a mal dans les yeux, le crâne. La tête qui tourne. Le ventre creuse. Impossible de les garder ouverts.

 

 

La petite chèvre se tient debout sur une pile de parpaings posés au milieu de l’abri.

Voir des blocs de ciment creux entreposés au milieu d’une abondance de roche brute est presque plus surprenant que le regard attentif de la biquette, perchée juste en face d’elle. Bleuet résiste au besoin de se frotter les yeux, ses mains dans la poussière. Elle cligne aussi fort qu’elle peut, en se redressant d’abord dans une position assise intermédiaire. L’animal réagit à son mouvement, piétine avec ses petits sabots. Autour, des murs en pierre sèche. Terre battue. En inclinant la tête, Bleuet observe l’enfant. Elle est assise un peu plus loin, occupée à une tâche qui doit avoir une grande importance. Des filaments amassés en boule, qu’il faut délier et trier par longueur. Bleuet la regarde faire un moment, sans un mot. L’étrangeté de ces deux présences est rassurante même dans le silence, après des jours de solitude. C’est l’enfant qui lui adresse la parole en premier. En arabe du nord. Les dialectes sont tous un peu différents, mais Bleuet comprend les situations élémentaires. « Tu bois ». Une bouteille contre le mur. Bleuet tend la main, renifle le contenu après avoir dévissé le bouchon, pour ne pas avaler de détergent ou d’urine. La première gorgée lui fait mal, le gosier trop desséché. Quand elle a bu la moitié du contenant, elle reste assise les jambes étendues sur la terre grise, fatiguée, soulagée.

 

 

L’enfant arrive au bout de son ouvrage. Elle termine de rassembler ses fils en une grosse poignée, qu’elle attache ensuite en fagot. Puis elle se lève et s’approche de la rescapée. Des grands yeux ronds sous un front sale. Elle sourit devant la grande qui s’est endormie. « Se réveiller, se réveiller. »

Bleuet tombe dans ce grand sourire en ouvrant les paupières. L’enfant accroupie lui fait signe de se remettre debout. Dans le jour d’une ouverture sans porte de la toute petite grange, une chèvre bêle avec insistance. Pour leur faire plaisir, Bleuet gonfle ses poumons en essayant de se redresser, mais une petite brûlure casse son mouvement. Au-dessus des côtes, à gauche. Elle avait réussi à oublier la plaque qu’on lui a soudé à l’os, et la cicatrice. Toutes sortes de vents froids veulent se déchaîner à l’intérieur, Bleuet reste figée. L’enfant lui prend le bras. La chèvre continue à bêler, en pointant ses toutes petites cornes vers la sortie dans un mouvement circulaire.

L’animal qui veut montrer le chemin. Ça fait sourire Bleuet, pour la première fois depuis longtemps, et les souvenirs froids s’évanouissent. En voyant l’expression du visage transformé, l’enfant s’exclame : « Je suis Zaïnab ».

Bleuet, debout, lui répond avec le prénom qu’elle s’est inventé. « Imen. »

 

Se faire guider par une gamine et un animal est un progrès. Mais Bleuet n’oublie pas que la méfiance reste obligatoire au-delà de leur petite caravane à huit pattes. Les adultes poseront d’autres problèmes. Pour l’instant, le chemin est toujours désert au milieu du karst, mais quelque part derrière les reliefs coupants, il doit y avoir une habitation. Peut-être un village. Avec un peu de chance, un repas lui permettra de repartir après s’être repérée sur une carte. Beaucoup de chance, et elle trouvera les conditions idéales pour passer son appel. Un seul numéro qui lui permettra de récupérer la seed, tronquée en plusieurs SMS. Des fonds de secours. On n’en est pas encore là. Ne pas se faire kidnapper à nouveau serait un bon début, avant de se lancer dans des transactions.

Pourvu que personne n’ait vidé sa seed.

 

La cabane de bergère laissée derrière elles, il n’y a pas d’autres indices de présence humaine sur la piste qui se déroule à nouveau devant un décor de montagnes lointaines. Si Zaïnab n’était pas là, guidant la marche à quelques pas de distance, le désert aurait la même couleur éteinte que les jours précédents. Tout change lorsqu’on n’est plus seule. La gamine porte son fagot de câble sur l’épaule comme si elle avait fait ça toute sa vie… d’où viennent ces déchets ? La chèvre trotte juste derrière. Elle a un nom d’ailleurs ?

Les ânes qui portaient le matériel, pour pallier le manque de pickups blindés, ne portaient pas tous un nom.

Au bout de dix minutes, quand la fillette ralentit avant de se retourner pour savoir si tout le monde suit, Bleuet en profite et lui désigne l’animal : « Ma ismuhu ? »

Sa réponse : « Pas de nom, pas de nom. »

Les ânes les plus affectueux, on redoutait de s’y attacher. Quand les balles perdues sifflent par surprise, ceux-là ne savent pas qu’il faut s’abriter derrière les ruines.

 

La première baraque apparaît après dix minutes à suivre en file muette. Un muret de pierre sèche, devant une façade blanche enduite. En la voyant, un voile tombe sur ses jours. Bleuet avait oublié la peur. Un déclic hormonal serre le front et crispe les abdos, vous rend alerte mais insensible aux émotions, plus forte pour encaisser les chocs. Abrutissement qui redevient vite un obstacle lorsqu’il faut se mettre à faire des hypothèses. L’enfant ne s’arrête pas devant la baraque. Aucun signe de vie à l’intérieur. En la dépassant on découvre une petite avancée construite en parpaings de différentes formes. Le chemin s’élargit plus loin, à quelques dizaines de mètres, où deux autres maisons se font face.

Une femme en chemise, les cheveux libres, sort de l’une d’elle et se tient immobile. Elle scrute le maigre convoi. Bleuet hésite à parler la première. Dangereux de parler la première. Il ne faudrait pas donner les informations qui vous maudissent, provenance, région ou pays d’origine. Se faire passer pour une autre évite de retourner en captivité.

La femme s’adresse d’abord à l’enfant, qui lui répond par une évidence. L’adulte adopte alors un phrasé différent, pose la question sérieuse, en anglais, à l’étrangère : « Did you drink the water ? »

Bleuet hésite. De quelles eaux parle-t-elle ? Elle a bu dans la bouteille de l’enfant.

« The lake, did you drink the water ? »

« No. »

« Touch it, did you touch it ? »

À peine le temps de répondre, la femme est retournée dans la maison. Zaïnab étale son trésor de fils électriques sur le ciment, au pied du mur. La femme en chemise revient, un boîtier dans une main, combiné à câble torsadé dans l’autre. Elle se plante devant Bleuet et commence à la scanner sans prévenir, sans demander. Une tonalité qui grésille faiblement dans le boîtier. La femme insiste autour des mains. Bleuet se laisse faire. Dans le dos, puis elle revient en face, l’air soulagé, expire, « Ok. » Son compteur Geiger ne date pas d’hier. Maintenant qu’elle a compris la nature de la menace, Bleuet espère que ce matériel est encore fiable, malgré son ancienneté. La radioactivité présente un danger plus grand encore que ce qu’elle avait imaginé jusque-là. Avec son anglais qui laisse à désirer, moins que son kurde et surtout que l’arabe rudimentaire pas très utile pour évoquer des sujets scientifiques, elle voudrait essayer d’obtenir toutes les informations disponibles. Les mots se préparent, elle doute sur une traduction approximative du terme « irradié », et entame à voix haute : « Radioactivity around here ? », mais une autre voix d’enfant renvoie la discussion à l’arrière-plan, quand le visage déformé d’un adulte franchit le seuil de la maison en chantant, attiré par le bruit au-dehors.

 

La réponse à sa question, Bleuet l’obtient sans nuances. Un seul œil préservé à côté de l’autre enfoui sous des replis de chair. Le visage en diagonal de l’adulte à la voix d’enfant, qui ne s’arrête pas de chantonner, immobile à côté de la mère, donne une mesure du danger.

Zaïnab lui prend la main en l’accueillant, entonne ce qui doit être un nom : « Palir, Palir ». Une scène d’une douceur irréelle, plus difficile encore à interpréter lorsque les hormones vous carapacent. Maintenant la femme qui tenait le compteur Geiger se désintéresse de l’étrangère. Sans dire un mot, elle prend son fils par l’épaule pour le ramener à l’intérieur. Bleuet en profite pour observer autour d’elle, par instinct de survie. Un mur en ruine au fond de la cour. Une vieille jeep garée à côté.

 

Zaïnab s’est remise à trier des câbles par terre. Alors Bleuet, dans l’attente, s’assoit à côté d’elle. Son air de jouer à la dînette avec le cuivre et l’acier atténue la précocité de ce petit être sans âge. Elle est presque redevenue une enfant insouciante. Un nuage solitaire traverse le ciel, poussé par les hauts vents. Bleuet contemple les crêtes sèches qui cisèlent toujours l’horizon à perte de vue, et qu’il faudra réussir à franchir. L’innocence retrouvée, à côté, lui fait oublier un instant qu’elle garde un poids dans son cœur, et que cette force grave lui permet d’avancer sur deux pattes fatiguées. En réponse à la paix qui s’est installée provisoirement sur le parvis de la bâtisse, la petite Zaïnab égrène quelques mots, une comptine ou un air entendu à la radio. Puis elle se retourne, vers l’étrangère, la fixe, et demande : « Faransi ? »

Le ciel se déchire une seconde fois.

Bleuet piquée par un frisson, sueur glaçante : Comment ? Comment a-t-elle pu deviner ? Personne ne doit savoir, il ne faut pas que ça se sache… Non, non, pas française, Kurde… Mais Kurde, c’est peut-être pire… comment savoir, quelles sont les passifs et les préjugés ici… ? Non, pas française, ça ferait d’elle une cible trop évidente…

Une voix protectrice s’élève alors à l’intérieur de la maison. La petite Zaïnab se lève et file avant que Bleuet n’ait formulé une réponse. Pendant quelques minutes, silencieusement, l’Europe s’est rapprochée. Avec un goût d’amertume. Et maintenant, tout ce qu’il lui reste à accomplir redevient parfaitement clair. Manger, le plus possible, remplir d’eau ses bouteilles, et se faire conduire dans le prochain village le plus proche. Au plus tôt elle mettra la main sur un téléphone et un ordinateur décents, le plus vite elle pourra monnayer son indépendance. L’objectif est de l’autre côté, dans un pays voisin où la situation devrait s’arranger drastiquement pour Bleuet. Inutile de se réfugier dans le calme trompeur. Elle laissait dans l’ombre la vengeance révolutionnaire, avait même oublié le nom d’un milliardaire dangereux. La colère galvanise. On marche plus longtemps portée par elle, avec le souvenir précis d’un dossier rempli d’indiscrétions.

Elle se le réserve depuis qu’elle a découvert une de ses adresses personnelles. Stéphane Verville. Ultra-riche français assez excentrique pour se tailler une réputation mondiale, tout en restant très discret. On raconte toutes sortes de choses à son sujet. Des rumeurs impossibles à vérifier : clonage thérapeutique, projets scientifiques secrets pour prolonger la vie. Il aurait même changé de corps, en faisant greffer sa tête sur un nouveau tronc humain, dans cet objectif. On dit aussi qu’il collectionne des robots dont il a fait une garde privée. Des allégations qui reposent probablement sur une grande part de fantasme, le plus important étant surtout que l’homme possède la moitié de la France et fera tout pour bloquer les avancées de l’autogestion. Mais un jour prochain, Bleuet va lui rendre visite, pour réduire radicalement ses rêves de vie prolongée.

Maintenant il faut prendre des décisions avec ce qui l’entoure. Ce vieux véhicule américain, est-il en état de marche ? Bleuet s’est levée dans un effort dérisoire pour reprendre le contrôle de la situation. En inspectant l’état des pneus, des sièges, elle essaie de deviner les probabilités. Elle a vu d’autres antiquités de la même époque dépasser l’âge limite grâce à l’ingéniosité des garagistes. Si seulement quelqu’un pouvait la conduire quelques kilomètres plus bas. L’essence ici est rare, le diesel encore plus, il faudra bientôt commencer à négocier. Bleuet scrute le chemin qui s’éloigne de la maison. Quelqu’un part ou revient forcément ici pour approvisionner, d’une façon ou d’une autre. Faire des statistiques sur des présupposés, c’est tout ce qui lui reste pour maîtriser le temps. Il faut bien ravitailler la maison. Quelle est leur activité dans un coin aussi isolé ? Je n’ai pas vu de troupeaux, pas d’abreuvoirs ni de clôtures. Cette femme ne peut pas vivre sans lien avec un village voisin, il n’y a rien autour de son habitation. Peut-être que la mère exerce un métier d’artisanat. Dans ce cas, on doit forcément venir la trouver sur place, si elle ne se déplace pas elle-même pour vendre ce qu’elle confectionne…

La femme revient dans la cour justement, un grand verre à la main. Son visage s’est ouvert à présent. Elle fixe Bleuet de ses yeux noir profond, presque un sourire sur ce visage qui a connu la pluie et l’orage : « Tu dois boire ! Demain quelqu’un viendra pour toi en voiture. »

 

*

 

La petite Zaïnab s’est précipitée pour sortir le jeu de Tawla à l’instant même où Bleuet clignait des yeux en signe de réponse.

Une ampoule nue brille au plafond grâce à la petite éolienne qui tourne sur le toit en pente. Quelques plats garnis de galettes fines et de légumes fermentés sont déjà disposés sur le tapis central. Il y a une photo d’homme au mur, dans un cadre doré dont les grosses moulures doivent rappeler à quel point on l’aime, et une petite perruche qui se tient silencieusement dans sa cage, au coin de la pièce. Les filles qui lui ont appris à jouer étaient fortes, mais Bleuet ne peut rien contre le savoir-faire de la gamine. Dans le coffret en bois vernis, celle-ci enchaîne plusieurs doubles six avec autant de chance que de stratégie pour venir frapper les pions adverses isolés. Comment lui faire comprendre qu’elle aurait intérêt à laisser l’autre gagner un peu, pour maintenir l’envie de jouer d’une débutante ? Bleuet n’a pas le vocabulaire en arabe pour traduire cette subtilité, et la petite n’utilise pas encore l’anglais. C’est sa mère, entrant avec deux plats dans les bras, qui doit lui faire comprendre de ne pas être trop impitoyable, par politesse. Le fils arrive à la suite, marmonnant sa petite chanson incompréhensible. Il regarde avec envie les bols de nourriture, mais ne s’arrêtent pas de chantonner, en s’asseyant sur un coussin.

Bleuet n’a pas mangé depuis des jours. Elle aussi se retient de se jeter sur les plats. Des aubergines marinées avec des pommes de terre, du chou fermenté. Pas de viande. La casserole posée en dernier dévoile une quantité de riz qui produit l’effet d’un trésor. L’eau à la bouche, elle en profite pour demander d’où viennent les légumes. « De la ville où tu iras demain. »

Un programme est déjà établi pour elle, en temps normal Bleuet trouverait ça inquiétant. Qu’on se préoccupe autant de sa personne pourrait être le signe qu’elle va être livrée ou échangée. Un repas doux et chaud comme diversion, avant une trahison silencieuse. Mais ce soir la chaleur rare d’un foyer vaut bien quelques heures d’insouciance, le ventre plein, avant une sentence imaginaire. À cause de l’insistance de son hôte, Bleuet doit même se resservir plusieurs fois du riz et du chou.

L’explosion de saveurs fait remonter les belles choses.

Les foulards qui tournoient, la danse en rang. Les sourires par-dessus les fusils, parce qu’il y a des missions qu’on ne choisit pas, ce sont elles qui vous tombent dessus. Ce que Bleuet avait découvert en passant dans un pays où tout est différent, c’est que les traditions ne sont pas qu’une prison. Elles peuvent vous donner un sens de ce qui est oublié, ce qui est à recréer, effacé parce qu’on n’y porte plus attention. Des joies simples comme une chanson pour célébrer. Des gestes précis transmis de famille en famille, de village en village. Ça l’avait toujours surprise, parmi les filles en uniformes. Savoir danser était un impératif aussi grand que de savoir porter les armes. Il fallait qu’il y ait une guerre pour qu’elle découvre cette joie-là, se balancer de droite à gauche avec dix combattantes, ensemble, les mains dans les mains.

Lorsqu’il n’y a plus de galettes pour finir le petit bol plein de jus aux épices, Bleuet s’écarte enfin de son assiette en céramique. Les autres ont mangé dans de la vaisselle en plastique. On lui a fait cet honneur.

 

Pendant le repas, la petite n’avait pas cessé de parler du Tawla en jetant des regards pressants aux adultes. Dans la pièce il n’y a pas de télé, chose très rare dans les habitations. Pour faire cesser les supplications, une fois le thé servi, la mère se met en face de Zaïnab au plateau de jeu. Sa maîtrise des positionnements est encore plus avancée que celle de l’enfant, et à voir comment elle s’arrête patiemment pour faire réfléchir l’autre aux mouvements à effectuer, on comprend tout de suite de qui tient la petite.

Les regarder jouer est plus divertissant qu’un programme audiovisuel, Zaïnab a une drôle de façon d’enrager en lançant des prières lorsqu’elle perd l’avantage, et depuis l’autre côté de la salle, la perruche lui répond en entonnant avec elle de petits gloussements. Même le fils s’arrête de chanter pour rire aux réactions de surprise ou de déceptions de sa sœur.

Les heures passent à la vitesse des souvenirs en train d’être sculptés, dans les maisons des autres, où le temps n’existe plus.

Dans chaque intérieur accueillant, entourée de visages rieurs, Bleuet avait imaginé qu’un nouveau commencement était possible. À Naples, À Ankara, ou à Sulaymaniyah. Avec la douceur des petits piments au ventre, elle s’est étendue sur une couche où même l’agitation de l’enfant ne l’avait plus réveillée.

Cette nuit-là, Bleuet dormait trop profondément pour rêver des anciennes douleurs.

 

 

*

 

Un coup de klaxon.

Ouvrir les yeux la nuque raide, mouvement de panique pour jeter la couverture, il faut savoir, décider, s’enfuir ? …

La peluche à jupon, sur l’oreiller du petit matelas posé par terre, de l’autre côté de la chambre : tout se remet en place. Bleuet laisse sa peur s’échapper dans un soupir, mais ne perd pas de temps. Elle se débarrasse du pyjama prêté pour la nuit en enfilant son pantalon laissé en boule à côté d’elle. Le drap qui voile l'embrasure sans porte s’écarte, Alaouia la prévient : « Vite, il faut se dépêcher avant qu’il parte. »

 

Devant la maison, le pick-up attend. Un homme moustachu fait du tri dans les caisses chargées de légumes, debout sur la plateforme arrière. Nonchalamment, il déplace ses denrées d’un bac à un autre, sans s’intéresser à l’étrangère. Pour Bleuet la solitude des falaises s’est éloignée presque trop brutalement. Elle se tourne vers Alaouia : « Thank you so much ! » Alaouia prononce une bénédiction, en arabe, suivie d’une accolade, le geste d’une mère. Bleuet s’inquiète alors, « Où est Zaïnab ? », mais la petite accourt au même moment, suivie par la chèvre aussi grande qu’elle. Leur embrassade est moins spontanée : la petite fille ne sait pas quoi répondre à la grande accroupie devant elle, et toutes les deux hésitent un instant avant de se séparer. Dans un dernier geste d’hospitalité, la mère les sépare en offrant une brassée de petites carottes et de galettes pliées pour celle qui doit partir.

L’homme s’écrie dans un dialecte. On comprend qu’il est temps de partir même sans traduction. Bleuet secoue par précaution ses deux bouteilles en plastique remplies d’eau, dans les poches de la veste longue qu’elle fourre de victuailles. Un linge recouvre ses cheveux pour passer inaperçue. L’homme lui ouvre la porte en faisant signe de monter, puis tout s’éloigne lentement dans sa mémoire.

Quand elle regarde dans le rétroviseur, par la fenêtre ouverte, une colonne de poussière s’élève sur la route, derrière. Le jeu de Tawla et les rires, derrière, les petits bols en plastique jaune, et le lac danger. Derrière.

 

Une demi-heure plus tard, sur la piste cabossée qui secoue les suspensions raides du véhicule, un nouveau signe d’activité humaine surgit derrière la roche. Les premières lignes noires des câbles électriques suspendus, courant de poteau en poteau.

Bleuet retrouve sa détermination de sentinelle. Que va-t-elle faire ensuite ? Trouver une carte pour compter le nombre de kilomètres qu’il reste à parcourir. Trouver du réseau, un téléphone, un ordinateur… Le vieux conducteur n’a pas dit un mot depuis le départ. Où est-ce qu’il va la déposer ? Les premières façades se rapprochent, briques rouges et parpaings gris. Immeubles d’un seul étage au-dessus des rideaux de fer relevés, des chaises en plastique blanc groupées tous les dix mètres autour des commerces.

Le conducteur a gardé le silence jusqu’ici, mais il se met à s’exprimer en arrivant sur l’avenue poussiéreuse. « Toi, anglais, tu m’aides, tu m’aides… »

Bleuet redoutait ce moment.

La nuit qui lui tombe dessus, pour la troisième fois depuis hier. Que va-t-il exiger à partir de maintenant ?

Il répète, « tu m’aides, tu m’aides » mais ça n’est pas une question. Bleuet n’ouvre pas la bouche, répondre ne sert à rien. Il va l'emmener directement dans une situation non négociée, sans lui laisser le choix, la mettre devant le fait accompli. Toujours comme ça que ça se passe. Le pick-up s’engage dans une rue blonde, large, où les étals ont disparu, remplacés par de petites maisons abîmées. Des impacts de balles, des éclats dans les murs.

Il se gare devant un portail à la peinture verte écaillée, descend du véhicule en laissant tourner le moteur. Bleuet hésite à sauter et courir. Elle fixe le bout de la rue, où des câbles noirs forment un nœud devant le ciel. Le portail hurle, claque métal contre métal. Bleuet a déjà la main sur la poignée, elle voit l’homme faire le tour de la camionnette tranquillement, rouvrir la portière coté conducteur : il dépose une mallette couleur kaki sur le siège. Trifouille la serrure à code, râle, recommence, la valise s’entrouvre. La tournant vers Bleuet, il reste silencieux. Il attendait d’elle une réaction. Comme elle est silencieuse aussi, il monte pour se remettre au volant, en poussant l’objet encombrant de côté, puis mal assis il se courbe pour faire comprendre avec une gestuelle qu’elle doit prendre la valise. Coque rugueuse beige clair. Bleuet garde ses mains sur le siège, par précaution, et par déni. C’est l’homme qui finit par l’ouvrir en grand pour elle.

À l’intérieur, un écran épais de la taille d’une tablette, garni de plusieurs boutons poussoirs. Les touches, qui ressemblent à des interrupteurs, sont robustes, de tailles et de couleurs différentes. Un petit joystick en haut à droite. Bleuet sait qu’il ne s’agit pas de matériel civil.

 

L’homme enclenche le gros interrupteur sur la tranche. L’écran s’allume. Marque allemande, un logo suivi d’une image, photo d’un engin dont les lignes animées s’étirent progressivement sur le fond d’écran. Un menu qui s’affiche. L’homme répète « arabe, arabe, pas anglais » mais bleuet ne l’entend pas tout de suite. Quand ses mots lui parviennent, elle pense à deux choses. Ce n’est pas de l’anglais, mais de l’allemand. Elle ne comprend pas l’allemand. Et il n’y a aucun doute possible : la mallette de contrôle est celle d’un drone bombardier, les mêmes que ceux utilisés contre les forces de la révolution kurde.

Bleuet est d’abord incapable de stratégie, de poser ses mains sur l’écran, pour explorer les chances de récupérer un avantage. Souvenirs de deuil et d’une impuissance beaucoup plus grande que face à des tireurs embusqués. Mais le vieux lui montre comment faire défiler les onglets de l’interface. Il ne comprend rien aux différentes rubriques, il a besoin d’elle. Bleuet n’a jamais eu la moindre leçon d’allemand. Elle veut même douter, par mauvaise foi, que des traductions arabes existent dans le menu.

L’homme ne se servira pas du drone lui-même. Seule la valeur de revente doit l’intéresser. Une somme qui le mettrait à l’abri pour longtemps, bien négociée. Pour ça il était prêt à révéler son secret, à prendre le risque de demander de l’aide à une étrangère. Admettons qu’il ne se fasse par dérober son trésor, une fois la rumeur échappée. Ensuite, qui possédera cette arme de lâche ? Sur qui s’abattront ses bombes guidées, crachées à distance… ?

Elle effleure la surface d’un doigt méfiant. Une carte géographique donne accès à des menus GPS. Tellement de pouvoir au bout de l’index. Bleuet s’imagine un instant ramener l’engin en France. Entrer les coordonnées de la résidence, quand Verville s’y trouvera. Sillage descendant des fusées, une bulle de flammes dans le domicile, épaisse fumée noire. Appuyer sur un bouton rouge, est-ce que cette décision ferait d’elle aussi une lâche ?

Une photo agitée devant son nez lui rappelle que sa rêverie est de l’ordre de l’impossible. L’homme tient absolument à lui montrer sa femme et ses enfants, assises en ligne dans un canapé trois places. Deux magnifiques petits sourires aux yeux pétillants. Derrière elles, un tableau accroché à l’arrière-plan, avec un beau cheval et un petit nuage étrange. C’est ce nuage solitaire qui s’incruste dans la rétine, pas les sourires. Bleuet saisit à deux mains la tablette. Explorer ces menus, il faut basculer vers l’anglais pour reprendre la main. Trois drapeaux dans une fenêtre déroulante. Ce n’est pas un drone de guerre qu’il lui faut pour rentrer en France. Elle frôle le carré aux bandes diagonales blanches et rouges sur fond bleu. Targeting System, Weapon System. Payload. Pas de précipitation. Maintenant c’est à elle de négocier.

 

Il lui faut un téléphone d’abord.

 

Elle se retourne pour que l’homme écoute à son tour, et elle appuie ses mots par un geste universel, le pouce et l’auriculaire écartés à côté du visage :

« Hatif, telephone… Ah-taaj hatif ! »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

***

 

Bleuet n’a pas treize ans, et ne s’appelle pas encore Bleuet.

La rue des joyaux est le point de convergence. Parce qu’il n’y a plus de machine à laver. Elle descend le linge dans une bassine, fait des allers-retours et tasse les draps pour économiser des charges 8 kg. Les cris de sa tante alarment tout le quartier, mais elle continue à tasser le linge pour ne pas remettre de pièces.

Bleuet aura treize ans le mois prochain.

Elle dira qu’elle veut devenir avocate pour défendre les pauvres, qu’elle n’a que 15 de moyenne en français parce qu’on lui met des bâtons dans les roues. Ses notes augmenteraient si elle pouvait réviser dans une chambre à elle, dans le calme. Mais c’est la rue qui décide. C’est la rue qui conditionne les allers-retours entre des portes verrouillées, dans des intérieurs trop étroits pour vivre à plusieurs, la rue qui apporte les mauvaises nouvelles et les huissiers accompagnés des flics qui forcent le domicile au pied de biche, comme une boîte en carton. La rue qui décharge dans votre intérieur des convois d’ambulances pour ôter la liberté quand les cris deviennent insupportables, que les voisins n’en peuvent plus, s’inquiètent et préviennent la police qui fait venir les brancardiers. Et tout retourne à la rue, les paniers de linge, les noms de famille à effacer sur les boîtes aux lettres.

Bleuet a treize ans.

Treize ans lorsqu’elle découvre dans un livre, sur l’étagère du grand salon accueillant, la légende d’une ville où la rue n’existe pas, pas plus que la propriété privée et les logements étroits mis en location par des rentiers.

 

À quoi sert la rue ?

À faire jonction entre toutes les parcelles privatrices posées les unes à côté des autres, séparées uniquement par les lignes de voirie publique où circulent les péonnes et les flics.

À quoi sert la rue ?

Et qu’est-ce qu’un nom, dans un registre d’état civil ou sur une boîte aux lettres… ?

À quoi sert… la rue…

La rue.

 

Un clic subtil résonne une première fois, doucement, puis se répète à deux reprises, le temps qu’il ouvre les yeux. Quelque chose a déclenché une sortie de sommeil, un indice biologique interprété par les capteurs.

C’est la troisième fois cette semaine qu’il se réveille ainsi, dans une boucle mnémonique. Le caisson met fin au cycle de sommeil en cours et le vieux tente de se redresser comme un Nosferatu, avant de s’appuyer sur la barre latérale de soutien, incapable de bondir. Puis il sort enfin du sarcophage, parce que le cerveau refusera de le laisser se réfugier dans un âge révolu. Même en vidant le pilulier, les souvenirs tiraillent tard la nuit, teintés de demi-regrets et d’angoisses.

 

O.G. se laisse glisser du plateau assez bas pour ne pas risquer la chute, et fait quelques pas sur le tapis épais, avec ses chaussettes en lin qu’il ne quitte pas la nuit. Il allume une petite lampe en passant à côté d’un bureau, avant de s’assoir dans le fauteuil crapaud moelleux, une bulle de lumière. Son emplacement préféré lorsque tout le monde dort, en face d’une des grandes fenêtres verticales de cette ancienne salle industrielle. Dehors, la nuit ponctuée de halos n’est pas aussi dense que l’espace infini de ses rêves amplifiés. Au milieu du vide sidéral, tenter de voir plus loin dans la nuit éternelle c’est se perdre dans de vastes nuages gazeux, au milieux desquels flotte une question intime. Pas une simple question… un sentiment, vibrant, qui s’imprime dans le ventre. Évidemment, lui, vieillard caché derrière les initiales d’un autre pseudonyme, Osmane Gharbi, il n’est jamais allé là-haut. Tout ce qu’il connaît du cosmos il l’a vu sous microélectrodes. Mais la question nous traverse même ici-bas. Elle est presque transcendante dans le néant, et pourrait le devenir sur terre. Une question, difficile à exprimer avec des mots lorsque le sommeil s’est complètement dissipé, mais qui se ressent si parfaitement lorsque l’organisme flotte entre silence et colère, dans le monde éveillé. Cette nuit, 4 h 12, moins d’une semaine avant de nouvelles décisions collectives sans retour, ne devrait-il pas la laisser venir cette grande interrogation ? En finir une fois pour toutes, la laisser tout recouvrir, et s’immerger pour retrouver un meilleur sommeil.

Dans une vie qui se prolonge, les coïncidences non résolues sont une autre source d’insomnie. On en accumule des chapitres après 85 ans. Ce qui ronge ce ne sont pas les hasards incompréhensibles, ce sont leurs conséquences, enchevêtrées avec vos propres décisions. Comme cette jeune fille de treize ans pour laquelle il fallait assumer le rôle d’unique famille, sans filiation biologique, entre Paris et Lyon. O.G. n’avait jamais voulu d’enfants et n’avait que des partenaires masculins. Mais l’urgence décide. L’adolescente attendait dans la rue, en face du lavomatic. Cette enfant dont il avait fait malgré lui, au fil des années, une opératrice prête au passage à l’acte contre les institutions françaises.

S’est-elle trouvée elle-même, comme on découvre son reflet pour la première fois, sur ce chemin accidenté ? Ou n’est-elle qu’un souvenir décuplé par les cachets et les vagues électromagnétiques ? Sitôt envolée, sur sa propre route, Bleuet n’avait pas choisi de conserver le lien quasi paternel avec O.G. Elle l’avait rompu de la plus explicite des manières. Il sait bien pourquoi, même s’il ne le comprend pas, ne l’accepte pas totalement. Bien sûr, les engueulades et les ruptures sont le terreau de la politique radicale. Ça ne l’empêche pas d’avoir des regrets aussi lourds que le deuil. À chaque fois que ce chagrin refait surface, celui d’une protégée qui finira par le trahir en silence pour aller se sacrifier en martyr, O.G. ne peut s’empêcher de s’enfuir dans de plus grands doutes.

D’autres questions flottent tout autour, dans le cosmos.

Pourquoi des éléments infimes de l’univers préexistaient-ils avant toutes choses, dans l’infini, avant l’étincelle du départ ? Si le big bang fut le commencement, il ne peut y avoir un avant, plus rien n’aurait de sens… Et si la vie est absurde, pourquoi est-elle si ordonnée, l’univers régi par des lois mathématiques immuables ? Privé de sommeil, ces interrogations tenaillent davantage. Avec elles, le problème à résoudre n’est plus celui d’une absence, d’une trahison, ou de l’immense inconnu entre les galaxies, mais celui d’un grand basculement.

Vouloir faire basculer les autres, n’est-ce pas aussi une preuve d’orgueil, lorsque l’on est soi-même sujet à l’indécision ultime ? Comment reprocher aux autres de ne pas prendre parti, si proche soi-même de céder, en sentant arriver sa propre fin ? Les grands mystères de l’infini vous feraient oublier jusqu’à l’espoir de la communauté politique…

Pas encore.

Il y a quelque chose à finir ici.

 

La radio est la seule distraction qui l’aidera à se projeter ailleurs mentalement. O.G. possède sa propre installation, sur le toit. Une grande antenne dipôle pour les ondes HF, celles qui traversent de longues distances. Il revient au bureau, démarre le périphérique qui s’occupe de la démodulation numérique, puis allume l’ampli et tourne une grosse molette.

Elles n’ont plus communiqué par ce moyen depuis des mois. Plus d’un an peut-être, il ne veut pas se souvenir exactement. Lui aussi se pose des questions maintenant, comme les autres qui commencent à douter. « Ai-je rêvé tout cela ? »

Le casque sur ses oreilles, seul un crachin ininterrompu répond aux doutes. Un petit écran s’allume, il vérifie si des perturbations modifient le visuel de l’enregistrement automatique archivé au cours des derniers jours. Aussi froid que l’infini. Les guérillères resteront un rêve diffus cette nuit encore.

 

La pièce s’allonge derrière lui, sans espaces cloisonnés. Même dans la pénombre, l’angle du coin cuisine ressemble à un décor de tournage. Les pierres phosphorescentes luisent un peu plus loin, dans l’aquarium où O.G. s’obstine à cultiver des algues comestibles. Avec le long câble torsadé du casque toujours sur les oreilles, il se déplace en tournant dans la petite zone éclairée par la lumière jaune de la lampe de bureau. S’il sort de cette limite imaginaire, hors de la bulle de lumière, un autre dispositif l’attend, devant un fauteuil installé pour un usage de confessionnal. Là-bas, à quelques mètres, un carton plein de cassettes à bande magnétique, vierges. Un trépied en face de l’assise, planté d’une caméra ancienne, mini DV.

O.G. éteint l’ampli radio, retire le casque. Quitte à ne pas dormir, autant mettre les heures à profit. En se déplaçant il allume un éclairage LED doux, avant d’aller s’assoir en face de l’objectif. La petite télécommande est posée sur le carton, à portée de main.

Touche rouge : enregistrement.

La cassette qui tourne n’avait jamais servi.

O.G. reste un moment sans rien dire, les yeux sur les couleurs du plastique entre ses doigts. Il ne faut pas longtemps avant que la parole s’enclenche  :

 

— Quatre heures du matin, et les artifices du sommeil ne suffisent plus lorsque m’assaillent les contradictions.

Il marque une courte pause, inspire profondément, et reprend :

— Une personne que j’ai rencontrée récemment m’a dit ceci : « il est orgueilleux de penser qu’on peut changer le cours des choses. » Peut-être est-il encore plus orgueilleux d’imaginer que les conséquences de nos choix et de nos actions peuvent nous être épargnées. Et me voici, à un âge avancé, prêt à déchaîner des conséquences inédites, alors que je m’en irai probablement avant d’en avoir connu tous les fruits.

 

Autour de lui pas de bulle de lumière circulaire. Le panneau d’éclairage diffuse un nuage qui se disperse de l’îlot de cuisine jusqu’aux fenêtres longilignes.

 

— Peut-être est-ce là une tentative de ma part de me dédouaner. Un brin orgueilleuse, elle aussi. Vous qui visionnerez ce document, sachez que ceci est une de mes nombreuses tentatives d’archivage. Dans ma situation je n’ai aucun mal à reconnaître que la dernière heure se rapproche inéluctablement, les doses croissantes d’anticoagulants et de Pantoprazole que j’ingère quotidiennement en sont un indicateur. Malgré ce constat physiologique simple, j’aurai beaucoup de peine à employer la forme testamentaire. Mon besoin le plus pressant n’étant pas de répartir les biens dont je suis encore le bénéficiaire, vous devez savoir que j’ai collectivisé mes richesses. Non, rien ne justifierait que le témoignage que je compte livrer ici prenne la forme d’un droit de succession, plutôt que celui d’une contribution purement documentaire, informative. Mes intentions profondes, l’essence profonde qui guide chacun de mes actes, de mes choix, constitueront peut-être un jour prochain l’attrait principal de ce témoignage… Est-ce là aussi une marque d’orgueil, que de le croire digne d’intérêt, ce témoignage ? Surtout si la suite des évènements devait nous donner tort, à nous autres, conspirateurices. En cette heure avancée où le sommeil me fuit, j’ai la faiblesse de penser que l’Histoire, la grande Histoire, est à un point de bascule, et que mes choix, nos choix, ceux du groupe dont je ne suis plus qu’un membre sans privilèges et sans médailles aujourd’hui, croyez-le bien, aideront à dérailler le cours normal et absolument intolérable des choses. Il faut donc un peu d’orgueil pour aborder le sujet qui nous intéresse en devenir, à défaut d’être prophète.

» De surcroît… j’ai toujours cru que pour rester dans l’action juste, il était indispensable de savoir rendre des comptes. Hors à qui rendrai-je des comptes ? En cette nuit sans réconfort, je ne suis que l’ombre d’une ombre…

 

De petites étagères suspendues au-dessus du bureau retiennent momentanément ses pensées et ses mots. Les objets exposés là sont autant de reliques auxquelles s’attache un évènement, une cause. O.G. en a collectionné les souvenirs dès qu’il avait commencé à posséder assez d’argent pour faire des dons. Le premier de la rangée est un simple bloc de post-it miniatures, avec l’inscription « merci ! », gagné après la rencontre avec un collectif de soutien légal des quartiers populaires d’Ivry.

Sur la caméra en face de lui, le voyant lumineux reste allumé. L’enregistrement continue.

 

— Le chemin vers la libération est une croisée de paradoxes. Il y a des paradoxes qu’il faut savoir accepter, au lieu de chercher à les résoudre. Ne pas se noyer dans les illusions qu’ils peuvent produire… Ce que nous faisons, nous ne le faisons pas uniquement pour l’intérêt général, mais également pour répondre à une question : Y a-t-il quelque chose d’autre ? Le paradoxe est qu’en agissant, nous cherchons à construire notre propre essence. Bien sûr, l’urgence le dicte, l’action est nécessaire. Il n’est plus question de tolérer que les propriétaires rentiers et les capitalistes organisent le monde. Cette ère doit se terminer, c’est la seule façon d’avancer.

 

Les autres causes importantes sont sur l’étagère, derrière chaque bibelot. Familles de victimes de la police, collectifs féministes en Amérique du Sud, plusieurs camps de blocage sur des grands chantiers, un journal multimédia autogéré par des ados, un centre d’accueil pour jeunes LGBTQI+ chassé⋅es par leurs parents, plusieurs projets de logiciels libres et d’infrastructures de communication décentralisées…

Lorsqu’il est gagné par la mélancolie, O.G. se laisse croire qu’il aurait voulu choisir un de ces projets pour s’y dédier officiellement, humblement, par le travail militant. Vivre une vie sans orgueil et s’endormir chaque soir avec la satisfaction d’avoir fait de son mieux, pas seulement pour ses projets à soi, mais pour les autres, directement. Au lieu de cela il n’a pu s’empêcher de chercher à dépasser tout ce qui avait déjà été fait.

 

— En tant que sujet agissant, il faut aussi savoir reconnaître que le moment révolutionnaire cristallise les occasions de faire fausse route. Pour des révolutionnaires, l’obstination est la clé. C’est une qualité essentielle, mais aussi une des racines de l’autorité, que nous voulons absolument abattre.

» À cause de l’obstination, sur ce long chemin de dévouement, j’ai… j’ai aussi perdu quelques ami⋅es. Une en particulier, dans un combat invisible devenu un déchirement. L’une de mes proches, très proche… qui pensait que… nous devions décimer les représentants du pouvoir. De la façon la plus littérale. C’est sur cette voie, sa propre voie, qu’elle est partie chercher avec détermination l’accomplissement de sa propre essence. Et chaque jour depuis, nous attendons l’annonce officielle de son décès.

» Beaucoup de questions se posent encore à nous, et bien d’autres continueront à nous hanter. Mais pour moi, ce soir, l’une de ces interrogations s’écrit en lettres vaporeuses au fronton de ma volonté. Ces dix années de préparatifs, seront-elles effacées par les chemins individuels, condamnés à se séparer, encore et toujours ?

Silence.

La cassette tourne.

— Cela, nous le saurons bientôt. Mais les nuits sont longues dans cette attente. Au moment où j’enregistre ce témoignage, un peu plus d’une semaine seulement nous sépare de l’assemblée au cours de laquelle il faudra faire un choix pour attaquer enfin.

 

Une hésitation laisse en suspend la violence de ses derniers mots. Le discours s’arrête pour de bon. Son doigt le plus avisé appuie sur une touche qui met fin à l’enregistrement, le vieux se lève. Il ouvre le compartiment où se loge la mémoire à bobine, pour en sortir la cassette. Une main serrée sur l’objet, O.G. se met à tourner en rond autour du fauteuil, en s’adressant à lui-même :

« Nous allons laisser passer notre moment… On ne peut plus se permettre d’attendre… »

Le sujet de ses digressions glisse d’un doute à un autre maintenant : « Elle n’aura pas assez de poids pour les convaincre. »

Les craintes se mélangent inévitablement à 4 h 40, s’additionnent, et l’équation semble pointer un résultat perçant, dans une masse gluante de regrets.

« Cet isospectromodulateur, c’est un monde inconnu. Et Foriol ne la laissera pas convaincre. »

O.G. avait toujours été du côté de Sabine, même quand elle avait poussé les autres à engager des négociations avec un trafiquant d’équipement industriel. Une seule chose intéressait Sabine en faisant ce compromis-là. Ce n’était pas du matériel militaire. Elle avait fait ses recherches pendant des années, après avoir lu une interview d’ingénieur qui mentionnait l’existence de ce prototype en recherche neurale. L’isospectromodulateur – qu’on simplifie en parlant de « pulseur ». Grâce au péonnage anonyme et aux bases de données déjà piratées, Sabine avait identifié la clinique privée en Suède, puis convaincu le trafiquant de faire jouer ses intermédiaires pour sortir l’engin par des moyens détournés. O.G. avait même appuyé Sabine devant les autres pour le versement d’un acompte qu’exigeait le marchandeur. Ces images aussi se perdent dans l’enchaînement des séquences au fil des semaines. Deux ans ? il y a plus d’un an et demi…

Le temps s’étire chaque nuit un peu plus, et les jours emportent avec eux les vestiges de nos actions. La seule certitude, qui vous réveille comme un appel, c’est ce constat clair, évident, qu’il faut saisir comme une occasion. Le capitalisme français n’a jamais été aussi concentré entre les mains de quelques-uns. Et le pouvoir politique est de plus en plus morcelé, fragile, menace de se figer à la moindre grève. Sans compter les pannes d’infrastructures devenues habituelles.

Toutes les hypothèses ont été discutées, classées par nombres humains. Pour paralyser le secrétariat général du gouvernement, essentiel à son fonctionnement, moins de 15 personnes. Il suffirait de détruire un local technique abritant le circuit secondaire, et de saboter simultanément la distribution électrique principale.

Des scénarios de secours pour attaquer, il y en a eu plusieurs. Aucun n’est totalement satisfaisant. Si ni le rassemblement avec les guérillères ni l’hypothèse du pulseur ne devaient se concrétiser, il faudrait se résoudre à agir malgré tout. Assiéger des hypermarchés et des centres commerciaux dans les zones rurales proches de communes autogérées et des villages séparatistes, où les fachos ont perdu la main et la population est déjà partiellement acquise à un soulèvement. L’idée a longtemps été discutée. Il est possible de saturer les réseaux RRF sécurisés des flics en détruisant plusieurs antennes relais à la campagne, où le maillage est plus faible. Maintenant que les systèmes de communication de police et gendarmerie sont passés dans le privé, reposant sur les réseaux 4G et 5G d’opérateurs commerciaux vulnérables, cette condition impensable auparavant est devenue réaliste. Une fois lancée l’occupation d’un centre commercial, l’implantation locale devrait grossir spontanément, alimentée par une foule de manifestant⋅es. Il suffirait de se diriger ensuite sur une autre cible de même nature et de recommencer l’opération pour secouer le pays. Le groupe se détournerait des opérations prévues dans la capitale, et de la stratégie des points d’entrée, pour un temps. Mais l’inaction pourrait être encore plus dommageable. L’inaction prolongée serait une erreur. Il faut une étincelle, avant que les mouvements ne soient écrasés, ou pire, oubliés.

 

Dans son antre, abrité des regards, O.G. a construit ses propres traditions.

Les objets regroupés en aménagements sont là pour rappeler qu’il existe autre chose. Variations infimes qui font basculer l’esprit d’un mode à un autre. Ce luxe de pouvoir laisser traîner des outils rappelle que le quotidien n’est qu’une invention. Chez lui, chaque recoin découvre une activité déterminée par l’installation correspondante. Boîtiers électroniques éventrés, confection de masques à sequins, reliure de carnets faits main pour ses créations écrites… Les choses se regroupent par l’usage autour d’une table ou d’un tabouret, d’une cantine en métal, pour permettre d’y revenir comme dans un moment figé.

Le marteau n’a pas bougé, à côté d’un parpaing sur le béton sans tapis.

O.G. y vient à pas tranquilles.

 

Outil servant à frapper.

La tête en acier s’élève, la main droite. Une petite cassette déposée en offrande se déforme sous le premier coup, sans se disloquer. La bande noire surgit au deuxième impact, quand un débris se sépare du corps en polymer.

Le marteau revient toujours à sa place, contre la pierre grise agrégée.

 

Près de la fenêtre, O.G. déroule méthodiquement toute la bobine. Un bol en aluminium pour recevoir la cartouche éventrée.

Il enflamme l’allume-feu, au briquet.

Les premières lueurs domestiques commenceront à illuminer la nuit dans une demi-heure. Derrière le carreau, une flamme molle ronge le petit amas informe, sur le rebord de la fenêtre. Elle emporte avec elle les déceptions et les distances impossibles.

O.G. veut croire, à 4 h 57, que cet effacement artificiel lui permettra de dormir encore quelques heures.

 

 

 

 

— FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE —

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Chapitre 5

Jaune ciment

# N’emportez jamais de téléphone, lunettes mixtes, assistant IA ou autres appareils connectés pendant les opérations (s’applique aux montres, GPS et lecteurs audio-vidéo). Seules les radios portatives sont autorisées, sous conditions.

 

# Ne soyez jamais vu⋅es en présence d’autres auxis sans masques et panoplies. À cause de l’omniprésence de la vidéosurveillance, regroupez-vous uniquement dans des cas exceptionnels et justifiés, avec les plus strictes précautions. Dans les villes où cela est possible, utilisez les sas pour casser vos itinéraires.

 

# Ne gardez pas sur vous de notes, de documents, ou de cartes comprenant les informations relatives à vos opérations. Les annotations doivent toujours être invisibilisées et non explicites (traits, points ou chiffres de vos tables.)

 

# Apprenez par cœur votre table de références, qui révèle les adresses et contacts remplacés par des chiffres (voir point précédent.) Vous cacherez soigneusement ces tables à l’extérieur de votre logement.

 

/////

 

 

 

 

 

Une minuscule devanture se démarque des autres, dans la rue de Jemmapes. La façade entièrement peinte en jaune vif pour être facilement reconnue. Dans une petite ville de moins de 20 000 habitant⋅es, la Maison de Santé Autogérée est une porte qu’on pousse par nécessité ou par conviction : à l’intérieur, aide-soignant⋅es et médecins membres des Services Publics d’Entraide travaillent à égalité de salaire, avec le soutien de bénévoles qui se relaient aux tâches logistiques.

 

— Non, écoutez n’insistez pas, je n’ai aucun commentaire à faire !

La secrétaire maintient le téléphone avec l’épaule, ses deux mains occupées à trier des boîtes de médicaments dans un panier.

— Non, c’est vous qui faîtes un lien entre notre fédération et cet accident tragique, mais ici on est une clinique publique autogérée, pas un service de presse… Et vous ne trouverez personne qui acceptera de se faire porte-parole des Services Publics d’Entraide, surtout pour une demande aussi déplacée… Oui c’est ça, je n’ai vraiment rien d’autre à ajouter, et de toute façon j’ai des appels en attente sur la ligne…

Des chaises sont alignées contre un mur repeint. Un vieil homme et une jeune femme attendent en silence, sous les blocs d’éclairage néon d’un faux plafond cendré. Quelques plantes vertes, des fascicules de prévention santé, des affiches titrées aux noms de virus, quelques livres et revues sur des étagères, machine à café sur une commode. En face des chaises, de l’autre côté de la pièce, une table comme celles dont se débarrassent parfois les administrations supporte un écran et quelques organiseurs garnis de papiers. Une clochette retentit, et Kate debout derrière ce bureau, le combiné du téléphone toujours coincé à l’oreille, se tourne vers la porte qui s’ouvre. Deux jeunes garçons passent leur tête en hésitant à aller plus loin :

« Frérot je sais pas où on est…

— Regarde vite fait, et on s’en va. »

La discussion téléphonique bascule par une pression sur le clavier :

— Bonjour, Maison de Santé Autogérée… oui, alors en ce qui concerne les rendez-vous avec des médecins généralistes, il n’y a plus de créneaux ouverts pour les nouveaux patients, mais on organise une journée de consultations sans rendez-vous deux fois par mois. Il y en a une la semaine prochaine, lundi… Non je suis désolée on ne peut plus donner de rendez-vous pour l’instant, mais si vous pouvez venir lundi… oui je comprends, c’est compliqué… vous seriez disponible lundi à un moment de la journée ? »

Kate regarde en direction de l’entrée. La porte reste entrouverte, les deux garçons toujours dans le passage. Elle couvre le combiné d’une main pour s’adresser à eux :

— Vous cherchez quelque chose ? 

« Non c’est bon madame, on s’en va. »

Le plus jeune des deux avance de quelques pas, son appareil à la main, alors spontanément Kate digresse : « Qu’est-ce que vous faîtes, vous filmez là ? », s’excuse dans le combiné « Non excusez-moi monsieur, c’est pas à vous que je parle » et reprend : « Vous ne pouvez pas filmer à l’intérieur, on reçoit du public ici ! »

L’autre, qui bloque la porte avec son pied, ne se tient pas complètement droit dans l’entrebâillement, qu’il maintient d’un geste maladroit. Il lance au premier : « Tu vois la map clignoter ou pas ? »

— Non je sais pas, y’a rien du tout… »

Au téléphone : « Oui c’est ça venez lundi, essayez d’être là tôt parce qu’il y aura sans doute du monde… OK, bon courage monsieur, au revoir. »

Elle raccroche et se lance. Cette fois, Kate contourne son comptoir et vient se placer à côté du jeune gars qui semble scanner toute la pièce. Les bras tendus, elle l’entoure à distance en avançant vers lui, pour montrer le mouvement vers la sortie : 

— Maintenant je vous demande de partir si vous ne rangez pas vos téléphones !

Elle tient sa position fermement. L’injonction a fonctionné. Les deux curieux font demi-tour pour ne pas avoir à affronter la dame fâchée. Lorsque Kate repasse derrière le bureau, proche de se rasseoir, la porte d’entrée s’entrouvre à nouveau en faisant tinter la clochette suspendue.

Un visage connu. La jeune femme qui entre tient un carton sous un bras, Kate l’interpelle immédiatement :

— C’est toi qui prends l’accueil après moi ?

— Ah non, moi j’apporte la collecte du secteur nord.

— … Qui va prendre mon poste alors ? Il n’y a pas de nom dans le planning, je commence un peu à m’inquiéter là.

Son colis déposé, elle se penche vers un tas de cartons vides « … d’ailleurs je ne reste pas » et se redirige vers la sortie une fois les mains pleines. Quand elle s’approche pour attraper la poignée, la porte s’ouvre dans un tintement et vient cogner son empilement de boîtes vides tenu à bout de bras. Une jeune femme, de l’autre côté, s’exclame « Woh ! … esscuse ». Elle laisse à la première le temps de reculer, met un pied à l’intérieur en réagissant à mi-voix au dispositif sonore, « Tintobranlerie, excuserie… », et se reprend :

— … Ça va ? Désolée, on voit pas s’il y a du monde derrière.

— Non non, c’est moi, il me faudrait un troisième bras.

Cette fois, l’inconnue ne tient ni appareil électronique, ni colis. Blouson trop large, piercing médusa à la lèvre supérieure, elle fait un pas de côté pour laisser passer celle qui doit sortir, en arborant un grand sourire avant de se planter devant l’accueil pour lancer un Bonjour jovial, chantant. La bénévole préoccupée en face, rencontre le regard de cette jeune femme noire en salopette et revient vite à ses obligations :

— Bonjour, vous venez pour un rendez-vous ?

— Non, je viens voir Cynthia pour des résultats.

— Elle devrait sortir d’ici pas longtemps, mais on a commencé avec un peu de retard ce matin. On est en décalé sur les horaires.

Kate poursuit sur un ton presque récité mais toujours accueillant :

— … En attendant vous pouvez vous faire un thé ou un café, juste derrière vous, c’est gratuit. Il y a aussi un coin lecture avec une bibliothèque, pour patienter.

Son allocution à peine terminée, la clochette de l’entrée vient encore une fois casser le rythme des discussions. Un jeune homme aux cheveux très courts, col relevé sur le nez, plusieurs boucles d’oreille d’un côté, pantalon et veste comme on en voit dans les catalogues de sport de montagne, qui s’écrie sur le pas de la porte :

« Euh, vous avez vu la télé devant ? »

L’inquiétude soudaine laisse entendre une voix presque gutturale en réponse :

— Non, tu plaisantes ?

— Il y a une équipe qui arrivait juste au moment où j’allais ouvrir la porte. Moi je viens faire l’accueil, je comptais pas devenir porte-parole du mouvement.

— Ah, c’est donc toi qui me remplaces !

Kate, visiblement soulagée, pivote en face de la salopette qui ne montre aucun signe d’impatience :

— Oui, donc Cynthia ne devrait pas tarder à sortir, ça fait un peu plus d’une heure qu’elle est en consultation… En attendant, sentez-vous à l’aise, je vous laisse patienter.

Alix opine du nez de façon ostentatoire, un sourire sincère toujours en place. Elle n’a aucune envie de boisson chaude mais sait apprécier un accueil chaleureux à sa juste valeur. Assez rare pour être noté dans un guide à l’usage des villageois⋅es égaré⋅es. On oublie vite à quelle point la vie dans les zones urbaines est usante. Complètement tiltée. Bien sûr on lui répondrait que Fromieux n’est pas la ville, une petite bourgade comme celle-là ne se compare en rien aux vrais centres urbains. Mais quand on a quitté les hameaux sans trottoirs et les cabanes de copaines dans les prés, le moindre alignement de parcelles goudronnées devient un symptôme d’urbanisme.

Les chaises dépareillées sont alignées contre le mur. Alix s’y assied à côté d’une femme bercée par ses écouteurs et maquillée avec fantaisie.

 

Le jeune randonneur lui, s’affaire maintenant dans un coin de la salle, devant la carte marquée par de petits cercles accompagnés de notes autocollantes. À ses pieds, toutes sortes de boîtes sont empilées contre le mur.

— Je trie mon carton de médocs avant de prendre ta place, si ça te va ? Comme ça on gagne du temps sur le rangement.

— Je termine aussi et dans un quart d’heure je te laisse la place.

Un moment de calme étrange succède à la frénésie des derniers va-et-vient. Tout le monde semble se replier sur ses petites affaires, Alix la première. Elle a eu le temps de se réadapter, suite à son emménagement en solitaire, mais le décalage est un peu difficile de retour en ville quand on ne connaît même pas le nom des dernières applis indispensables à la vie sociale. Ce matin dans la rue, on lui a demandé si elle scorait sur « Rept ». Aucune idée de ce qu’il fallait comprendre. Le geste et l’attente du mec ressemblait à la clope qu’on vous taxe en passant, ou à de la drague désespérée.

La minute de répit ne dure pas à l’intérieur de la petite clinique populaire. Cette clochette anachronique qui résonne à nouveau. Une jeune tête se penche à l’intérieur, hésitante, équipée de lunettes mixtes. La réaction un peu désabusée dans sa direction « Oui, bonjour ? » la fait tout de suite changer d’avis, « Non j’ai dû me tromper… ».

Kate souffle un bon coup en s’exclamant « Je sais pas qui a eu l’idée de poser ce grelot ! » et croise le regard complice d’Alix en face, qui tire une grimace pour mimer la crise de nerfs. Kate la relance par gentillesse :

— Vous n’hésitez pas à vous faire un café ou un thé, il y a des infusions de plantes dans les sachets.

Sur l’autre siège, la femme aux écouteurs qu’on aurait crue isolée dans une bulle imperturbable, soupire d’un air blasé :

« C’est à cause des Mauvais Gendres encore, ça… »

Kate s’est lancé dans le tri des médicaments autant par nécessité que pour calmer ses nerfs. Lorsque la petite capsule de métal tintant accrochée au-dessus de la porte se fait à nouveau entendre, ses traits rosissent un peu, mais c’est une silhouette rassurante, ronde et pas très haute, qui franchit l’entrée.

— Ah bonjour Denis ! Alors est-ce qu’on a un peu d’insuline aujourd’hui ?

Un soixantenaire enjoué. Toujours ravi de rendre service, malgré les années à s’user sur des contrats de manutention avec seulement des problèmes articulaires comme récompense :

— J’en ai vu quelques boites… j’avais fait attention de bien dire à tout le monde qu’on en cherchait !

Il pose sur le bureau de l’accueil son chargement et se met à fouiller dans le carton, en lançant comme on commente la météo :

— Vous avez vu que la télé est là dehors ?

 

Alix a détaché son attention du bureau. Elle n’a pas vu grand monde ces derniers jours et ne veut pas se priver de lancer une conversation avec sa voisine au maquillage coloré :

— Ils font quoi les Mauvais Gendres ?

— C’est des petits fachos qui répandent des rumeurs contre les gens de gauche et les orgas…

La femme aux paupières zébrées tend à Alix un paquet de biscuits, petit geste amical qu’on pratique même entre inconnu⋅es par ici. « Tu en veux ? »

Alix regarde l’emballage. Ce logo elle le connaît bien. Pas besoin de réfléchir pour prendre sa décision. Elle ne voudrait pas être obligée d’opposer un refus, risquer de paraître hautaine, donneuse de leçon. Mais ce petit renoncement-là, elle y tient. S’y accroche. La rancœur bloque presque l’action des glandes salivaires.

— Merci, mais… ça me ferait mal, je boycotte cette marque depuis un an et demi.

L’autre n’a pas du tout l’air vexé.

— C’est vrai qu’il y a de quoi, je devrais peut-être faire pareil…

— On les déteste pour de bonnes raisons.

Alix est d’un tempérament enthousiaste. Son sourire revient vite compenser les contrariétés passagères, mais savoir répandre la joie comme cadeau est aussi un apprentissage. Il faut parfois s’accrocher à des évidences :

— J’adore ton make-up !

— Merci ! J’essaie de « trouver ma faune », je suis à fond dans les motifs zèbres en ce moment…

L’impression de convergence est plus forte dans un lieu pas très large. Comme si plusieurs calques se superposaient au-dessus d’un périmètre exigu. Les besoins vitaux, les mouvements de luttes sociales, même la contre-surveillance et son lot de faits-divers. Alix bascule en arrière sur la chaise, le regard porté vers le plafond :

— J’ai un peu du mal à suivre en ce moment avec tout ce qui se passe. Les fachos, ils en veulent aux services à cause de l’accident chez le Ministre ?

— J’ai parlé sans savoir, mais ça ne serait pas étonnant… Au fait, rien à voir, ta petite routine quand tu es entrée, c’était pas une langue étrangère… ?

Chaque nouvelle rencontre est l’occasion d’oublier qu’il faut éviter de se faire remarquer.

— Ah, ça, non c’est sorti tout seul, un réflexe. Je fais des exercices d’impro, tu sais… on invente des mots pour exprimer une réaction.

— Tu fais du théâtre ?

— Comme ça, comme ça. En dilettante.

En face d’elles, la représentation se poursuit. Alix s’est murée dans un silence soudain, mais elle ne parvient pas totalement à se détourner des vieilles habitudes. Sa voisine est en train de sélectionner une playliste, alors pour s’occuper, elle commence à attribuer mentalement une fiche personnage à chaque individu dans la pièce. Comme s’il s’agissait d’un casting. Elle leur imagine d’autres rôles. Denis jouerait un détective peu bavard mais perspicace. Kate une cheffe de syndicat ouvrier ou de la pègre locale. Il y aurait aussi beaucoup de seconds rôles à pourvoir, des résistant⋅es, et des lâches.

Une voix légère résonne au milieu de cette agitation :

— On va manquer de Lévothyrox. Bici, tu en as eu toi du Lévothyrox ?

Le jeune gars conclut sa collecte en inscrivant au feutre la date de son passage sur la carte. Il répond sans enthousiasme :

— Non, par contre y’avait du Zomig un peu.

Denis complète fièrement : « Ah oui, le Zomig c’est pour les migraines », et se fait interrompre par la cloche miniature qui se remet à sonner. Un trentenaire dans un joli gilet de costume est entré en coup de vent, il lance à voix haute : « Comment ça va les anarcho-complotistes ? »

Spontanément, Denis arbore un grand sourire complice, mais c’est Kate qui répond la première :

— Et vous-mêmes camarade Abdelkrim ?

L’arrivant lui fait alors signe de se taire, narquois :

— Hé, doucement avec les infos personnelles…

 

Au premier rang des chaises spectatrices, toute cette agitation théâtrale transporte Alix. C’est plus fort qu’elle. La ville est insupportable, mais la ville est bouillonnante. Cette énergie, cette urgence, multitude de situations, de bribes de dialogues qui démarrent comme des estocades et restent en suspens… Elle ne peut pas s’en empêcher, sa fibre du spectacle reprend le dessus comme à la belle époque. Dans ce décor social et politique, pourquoi n’y aurait-il pas une intervention prévue pour elle dans le scénario ? Un signal et Alix se lèverait pour entonner une dissertation en musique, un commentaire, chanté en se dressant sur sa chaise, un bras tendu en demi-arc élégant pour se donner de la prestance… Elle a même déjà en tête un couplet de son invention pour le rôle : « Mon entrée dans ce mon-on-deu, Où les dangers abon-on-deu… »

La comédie musicale imaginaire est interrompue encore une fois par une autre mise en scène. Un homme en pleine discussion avec son écran s’étonne, alors qu’il passe la porte d’entrée d’un pas décidé : « Les ami·es je crois que… oui c’est bien ce qu’il me semblait, je ne vois pas de coffres ni de drops à priori. » Il se tourne instinctivement vers le comptoir de l’accueil, croise un regard qui le fusille, s’excuse de devoir s’acharner « Je fais juste un tour ! », et reprend à l’attention de sa communauté : « Non, non, je ne vois rien ici, ça doit être le map stressing qui déconne, je suis en mode jungle… »

Il a un mouvement de recul, semble faire demi-tour, Kate l’interpelle quand même : « Monsieur, monsieur ? », le monsieur la regarde pour lui souhaiter une bonne journée en tirant la porte avec sa main libre, avant de ressortir.

Alors Kate se penche vers Abdel, qui garde son petit air moqueur habituel mais n’a pas l’air surpris par la scène à laquelle il vient d’assister.

— C’est comme ça depuis tout à l’heure… Tu venais pour un rendez-vous ?

— Non la santé ça va. Je passe juste prendre un café au chaud, et cette fois j’approvisionne, regarde, voila deux paquets pour vous.

— Ça c’est gentil, je vais les ranger tout de suite…

Après avoir déposé l’offrande sur la table, il traverse la pièce pour aller se tenir devant le meuble à cafetière placé entre une étagère pleine de livres et un coin de mur. Denis, devenu totalement muet, s’appuie pour feuilleter quelques pages d’un magazine. Kate finit de séparer les médicaments par dates de péremption, avec des intercalaires annotés, sur une table en retrait.

L’emballement intérieur d’Alix ne s’est pas calmé. À deux doigts de sortir un crayon pour écrire des notes de mise en scène, même sous l’éclairage néon affligeant de cette construction modulaire. Au moins le divertissement intérieur l’aide à faire passer une envie de clope qui titille, surtout dans les moments creux. Heureusement que dans cette attente, les apparitions continuent à s’enchaîner, elle n’aura pas l’occasion de craquer sur la cigarette de secours. Pendant que son café réchauffe doucement, Abdelkrim qui a sondé rapidement la salle du regard revient vers le bureau et s’accoude pour s’adresser à Kate, d’une voix moins sonore :

— Les caméras, dehors, c’est à cause de la fille qui s’est fait buter ?

Elle s’arrête de trier.

— Je pense que les médias ne se priveront pas de faire le lien entre sa famille et les Services.

 

C’est à ce moment que la porte d’une salle de soin s’ouvre, pour approfondir le plan de scène. Lumière vert pâle, odeur d’huiles essentielles distillées. Une dame âgée en sort, passe devant le comptoir et s’arrête. Après un court silence, elle déclare : « On nous dit pas tout sur la station lunaire vous savez… »

Cette intervention a un effet d’arrêt inattendu sur la discussion qui se tenait à voix basse. Alix, attentive sur sa chaise, se délecte. Mais la vieille dame ne se soucie pas du poids de sa déclaration. Elle dépose un papier devant elle, en s’adressant à Kate :

— C’est bon, je ne vous dois rien ?

— C’est tout bon madame Parronat, passez une bonne journée. 

Elle reprend sa feuille et se tourne pour partir, en ajoutant :

— Le permasol là, c’est eux qui l’ont fait fondre depuis en haut. 

À ces mots, Denis se réveille. Peu versé dans les théories obscures, mais ayant la conversation phatique aisée :

— Ah c’est sûr qu’on est dans le pétrin avec cette histoire de permagilisol…

Il épelle avec soin, « per-ma-gi-li-sol ». Les autres n’osent rien dire.

La vieille dame poursuit son mouvement et se dirige vers la sortie en souhaitant une bonne fin de journée. Tout le monde rend la politesse en chœur. Seul le jeune homme toujours occupé devant la carte sur le mur n’ouvre pas la bouche. Mais il saisit l’occasion pour aller jauger la situation à l’extérieur. Avant que la vieille dame n’ait refermé la porte, il s’est placé derrière un rideau pour observer la présence des médias sur le trottoir d’en face, et commente : « J’ai l’impression qu’il y en a de plus en plus là. » Kate délaisse alors son bureau pour tenter elle aussi de mieux apprécier la situation, en se postant derrière le rideau avec le guetteur.

 

Le cabinet d’où sortait la vieille dame était resté mystérieusement silencieux. Une femme en blouse en jaillit soudain, et s’avance au milieu de la salle :

— Eh ben c’est calme aujourd’hui !

« Parle pour toi » lui rétorque Kate depuis l’autre côté de la pièce.

La praticienne s’adresse alors aux occupant⋅es de la rangée de chaises :

— Est-ce qu’il y a une Éliane… ? 

 

Alix se reconnaît. Elle sort d’une rêverie où jaillissaient des danseuses et des partitions, et se lève pour avancer sous un nom d’emprunt. La question qui lui est adressée ensuite lui parvient très distinctement :

— C’était juste pour l’enveloppe de résultats, c’est ça ? 

Depuis hier, elle s’est appliquée à bien mémoriser la réponse à donner pour être reconnue :

— Oui, mais je n’ai pas besoin d’interprétation.

 

Une enveloppe tendue en face d’elle, elle la fait glisser dans son sac, échange des politesses, se retourne vers la fille joliment maquillée pour lui adresser un geste de la main. Puis la médecin se détourne vers d’autres préoccupations :

— Au fait on le reçoit quand ce fauteuil dentaire ? Je connais un dentiste qui voudrait peut-être nous rejoindre.

— Je ne sais pas, j’arrive pas à savoir quel service de livraison s’en charge.

— Un gros machin comme ça, il va falloir être plusieurs pour le réceptionner… Allez je continue mes rendez-vous, on n’est pas en avance… Gérard ?

Un vieil homme se lève. Denis lui aussi est sur le point de tourner les talons. Alix n’a pas encore quitté le plateau, elle confie à Kate : « Dîtes, ça m’embêterait de passer à la télé, mon employeur ne sait pas que je suis là, je lui ai dit que j’étais trop malade pour sortir du lit… Il n’y aurait pas une autre sortie derrière que je pourrais utiliser pour repartir ? »

La bénévole confirme :

— On a une entrée des artistes… C’est la sortie de secours, tout au fond du couloir.

 

Sur chaque cabinet, une jolie calligraphie faîte à la main précise la discipline pratiquée derrière la porte. Alix s’éloigne sur une ligne de moquette bleue. Voilà sa scène de sortie. À ce moment précis elle aimerait écrire un final en beauté, avec une chorégraphie, sur la course interminable qui mène à cette porte du fond. Les comédies musicales, il faut qu’il y ait de la danse pour que ça entre officiellement dans la catégorie.

Alors avant d’arriver au bout du tapis, même si la vie n’est pas encore un numéro en musique, même si l’isolement dans un appartement trop petit a remplacé la fièvre de vivre en collectif et de jouer sur les scènes de village, Alix esquisse quand même une sorte de rapide pas de shuffle, talon-pointe, juste pour la forme, juste pour elle. Elle plie un coude et lance un bras. « Mon entrée dans ce mon-on-deu… » La moquette accroche sous les crampons des chaussures de marche « … Je la fais en dansant ! » Aucun panache, mais elle l’a fait. Acté son désir. Les actes imprimés dans le réel s’écrivent même dans les tout petits souvenirs, de ceux qu’Alix conservera toujours avec elle.

Dans l’immédiat il y a d’autres obligations qui l’empêchent de divaguer. Il faut rester concentrée, faire les choses dans le bon ordre. De toute façon, sans Pamela Robuste, son acolyte irremplaçable dotée du pouvoir scénographique de l’hyperboul, qui pourrait l’aider à surenchérir avec un talent d’improvisation à la hauteur ?

Lorsque qu’elle pousse la barre de la sortie de secours, la lumière jaillit sur la moquette et les murs composites. En face d’elle une silhouette immobile qui attendait dehors lève les yeux de son téléphone, et déclare avec surprise « J’allais appeler à l’instant pour qu’on vienne m’ouvrir ! »

Alix a fait un pas de recul, instinctivement, mais elle esquisse un sourire et passe la première pendant qu’en face il s’écarte et commente :

« … les caméras devant, c’est pas le meilleur accueil par les temps qui courent. »

Elle se retourne et lance « Idem… bonne journée. »

 

Dans l’enveloppe qu’elle a récupérée, Alix sait déjà qu’il n’y a pas de résultats médicaux.

Avant de l’ouvrir, elle doit se créer un sas.

Dans cette ville qu’elle ne connaît pas assez bien, il faut sans cesse se référer à une cartographie pour trouver où se protéger des drones, des caméras. L’arrière-cour ouvre sur une petite rue adjacente. Alix marche moins d’une minute pour s’éloigner du périmètre immédiat du centre de santé. Elle aperçoit une benne haute mal rangée contre un mur, dans une cour voisine, et va se placer derrière, accroupie, pour se cacher et sortir la carte. Sur le stylo décroché d’une toute petite poche intérieure, l’autre, pas celle de la cigarette unique, une pression allume la LED ultra-violet. Elle s’en sert pour éclairer le papier. Un petit trait invisible devient luminescent sous le faisceau, pour rappeler l’emplacement précis qu’elle avait essayé de mémoriser sans y parvenir parfaitement. Trop d’informations à retenir. Elle s’applique sur les numéros vitaux, les adresses essentielles qu’il ne faut pas conserver sur soi. Pour le reste elle fait au mieux, avec des petites notes déguisées, et elle respecte scrupuleusement la première règle qui interdit les appareils connectés, boîtiers IA, téléphones, écrans, oreillettes ou GPS, pendant les déplacements.

Elle garde le plan en main mais range le stylo lumineux. Trois blocs voisins à traverser. Dans l’arrière-cour elle ne distingue pas de caméras ou de boîtiers suspects, mais impossible d’être certaine. Aucune forme flottante ou bourdonnement au-dessus d’elle non plus. Sous le blouson large elle porte un sac à dos pas très épais à une seule bretelle, en diagonale. Elle détache la bretelle pour fouiller dans le sac et trouve un petit rond de chapeau en feutre renforcé, souvenir de République Tchèque. Elle fait pivoter les bords circulaires imbriqués, les développe au maximum et obtient un grand Fedora. Alix accroche son masque médical derrière les oreilles pour se couvrir le visage, enfile des lunettes à verres teintés, enfonce le chapeau sur sa tête et raccroche le sac à dos sous le blouson, positionné sur le ventre. Les accessoires seuls ne déjouent pas les algorithmes de reconnaissance de démarche et d’apparence, mais elle peut se contenter de cette tenue pour l’instant.

 

Alternance de façade à moulures sales et de barres de béton percées. Les villes moyennes françaises ne sont pas les dévidoirs marchands flambants neufs promis depuis la transition écologique ratée et l’arnaque des quartiers mixtes intelligents. Les empiècements de plâtre-béton et de nouveaux matériaux soi-disant durables s’étalent toujours de façon triste autour d’une cathédrale ou de quelques rues commerçantes, et les résidences ne poussent plus comme avant. Celle qui intéresse Alix s’appelle “Le Bonaparte”, ça elle ne risquait pas de l’oublier. Le badge spécial devrait ouvrir l’entrée commune pour les habitant⋅es, ainsi qu’un local dans lequel elle pourra se cacher quelques minutes.

Elle a remonté à pied les ruelles, un boulevard, et s’est orientée sur un axe qui concentre les résidences décolorées aux noms douteux. Bientôt, dans son champ de vision, le bâtiment est immanquable, lettres capitales métalliques sur un large fronton. Elle sort le badge, l’applique sur la petite dalle et franchit une rangée de boîtes aux lettres imitation bois d’acajou.

Un ascenseur, une porte “ESCALIERS“ qu’elle ouvre pour vérifier. Elle pourrait bien s’y cacher aussi mais elle cherche surtout un local fermé pour laisser le matériel au retour. Dans le hall, le sol brillant grince sous ses chaussures quand elle se déplace à pas rapides, ça l’agace, elle lâche un « Pu-tré-faction ! », essaie de trouver la meilleure façon de poser ses pieds pour éviter les frictions bruyantes. Heureusement il n’y a personne. Derrière les plantes en plastique, une porte. Verrouillée. Alix essaie le badge, l’aimant claque doucement en se désactivant, elle regarde à l’intérieur : lumière automatique, un chariot d’entretien, des étagères, des caisses en plastique, cartons encore scellés, produits détergents, une paire de gant en latex rose, petit lavabo sans glace.

Elle referme vite ce local avant de rencontrer quelqu’un, puis retraverse le hall qui couine pour aller s’engouffrer dans l’escalier à côté de l’ascenseur. À l’arrêt devant les marches qui montent à l’étage : pas un bruit. Alix jette des regards attentifs pour vérifier l’absence de caméras sur le béton nu de la cage circulaire. Que du béton, partout, le sol ne grince plus. La lumière est trop blanche, trop dure. Toujours aucun bruit, elle est seule dans cet abri temporaire. Elle peut sortir l’enveloppe.

 

À l’intérieur elle trouve une carte magnétique et un papier sur lequel deux nombres sont inscrits. 2 et 110.

 

Alix espère avoir bien appris les correspondances de la petite liste indispensable qui contient ses adresses utiles, celles qui ne doivent surtout pas être révélées. Il n’y a que six adresses à mémoriser, mais c’est la partie la moins agréable de l’engagement pour elle. À l’école publique elle détestait déjà apprendre les tables de multiplications et les dates historiques. Chaque fois qu’elle doit réciter les adresses réelles qui correspondent à des nombres, elle fait un effort intérieur en se disant que dans un monde asservi, tout ne peut pas toujours être agréable. Apprendre quelques lignes par cœur, une petite contribution simple et dérisoire en comparaison de toutes les aliénations et les souffrances. Simple comme de boycotter une société transnationale qui éventre les nappes phréatiques.

Numéro 2 : sur sa table de références ce chiffre veut dire que le lieu convenu est un hôtel automatisé bon marché. Dans la Zone d’Activité au nord. Pour s’y rendre elle va devoir aller chercher le vélo. Il n’est pas du tout situé du bon côté de la ville par rapport à sa nouvelle destination, ce qui donne à réfléchir pour améliorer le dispositif. Avec un deuxième vélo attaché dans un quartier situé à l’est, à l’opposé, elle ne serait pas obligée de faire des allers-retours dans des directions contraires à chaque fois. Pouvoir choisir un vélo différent en fonction de sa direction serait tellement plus pratique. Il faut qu’elle arrange ça, qu’elle trouve un deuxième cycle d’occasion et un endroit sûr pour l’attacher.

Dans ce bourg où elle vient d’arriver, Alix est seule. C’est sa zone maintenant. Elle prend possession de quelques points stratégiques qui ont été mis en place avant elle, mais toute l’organisation des allers-retours entre son coffre dans les bois, les points relais en ville et les contacts ponctuels ne demande qu’à être améliorée.

Et si elle veut que ça s’améliore, c’est à elle de le faire.

 

 

 

 

 

***

 

Le ciel est clair et les collines aux formes douces se détachent en vagues rondelettes. Sous les madriers de la charpente ancienne, cette mer à perte de vue apparaît encore plus apaisante. Elle est assise au soleil dans la brèche d’un mur en pierre blanche, et répète son geste, lancer après lancer. Envoyer le nœud de la corde d’escalade dans le vide, contre un énorme volet battant en bois. Chaque lancer se solde par le même résultat.

Au lieu de retenter sa chance, après un dernier jeté infructueux, Pamela tend la corde au garçon de treize ans qui lui tient compagnie :

— Bon, tu veux essayer ?

— D’accord.

L’ancien grenier est haut de deux étages. Pamela se place dans l’embrasure, pour servir de garde-fou devant le garçon.

— T’avance pas trop au bord… Appuie-toi sur le mur, voila.

Le premier lancer de l’ado accroche une partie de la pièce de métal tordue qui ne tient plus que par un clou, sur le volet du mur planté à 90 degrés, trois mètres plus loin.

— Du premier coup ! Maintenant on va voir si t’as plus de chance que moi.

Il ricane. Mais la ferraille sur le volet est devenue instable, elle pivote autour d’un unique clou d’attache lorsqu’une force veut la ramener en arrière, et la corde finit par glisser une fois de plus.

— Mais le clou… il tourne !

Loin d’être découragé, Élio se passionne comme dans un jeu de foire, retente sa chance, trois fois, cinq fois. Une vingtaine de tentatives plus tard c’est l’abattement qui a remplacé son enthousiasme. Pamela elle, abdique.

— Il faudra revenir avec la grande échelle.

Le garçon s’enthousiasme à nouveau :

— On va prendre l’âne ?

— Elle est trop grande l’échelle, pour l’âne.

 

Avant la tempête approchante qui charrie le sable du désert, il fallait obstruer tout ce qui peut l’être sur les hautes remises. Pamela répète un autre geste. En bonne technicienne de plateau, l’adulte prend toujours le temps de ranger son matériel avec méthode. Entre le coude et le poignet, enrouler la corde autour de l’avant-bras de façon régulière, pour éviter les nœuds.

— On va finir de fermer les volets de la petite grange en bas, et puis on rentre pour préparer les lasagnes.

 

Un écho métallique rebondit sur la face ouest de la grange. Deux tintements qui sonnent la demi-heure au clocher du village, portés par le vent. Le hameau n’est pas tout près, ici le signal lointain est comme un rappel de la liberté qui flotte sur ce territoire. Un des signes qui témoignent d’une force collective. Sur la vieille église reprise à l’évêché, si le déclenchement automatisé des cloches n’a pas été totalement désactivé c’est parce qu’il peut être très utile de connaître l’heure à distance, lorsqu’on ne porte ni montre ni objet électronique. Dans les champs, les serres, et les chantiers de menuiserie, entendre les coups de 16 h ou 17 h est un repère apprécié. Seule la fonction nocturne de la cloche a été supprimée, un soulagement pour les voisin⋅es. L’ancienne paroisse, transformée, est devenue une salle de cantine et d’assemblées populaires.

 

Au pied de la deuxième grange, la petite, une porte en bois est badigeonnée de couleurs. Élio a fait le tour et revient satisfait.

— J’ai fermé un volet.

— Tu l’as bien accroché ?

— Oui cheffe.

Pamela regarde l’insolent sans relever la provocation, son visage blanc impassible, entraînée par des années de pratique à la scène.

— De mon côté c’est verrouillé aussi, on va juste inspecter depuis l’intérieur, voir si on n’a pas raté une ouverture.

— D’accord cheffe.

Quand Élio est parti dans son délire, elle sait que ça peut durer longtemps. Le faire changer de sujet peut devenir une épreuve, faute de distractions plus intéressantes. Pamela prend le parti de réorienter la conversation tout de suite.

— Comment ça s’est passé votre fête l’autre jour ?

— Y passaient que de l’hyperpop.

— C’est ringard l’hyperpop ?

— Bah oui, on n’est plus dans les années 20.

Le grand panneau d’entrée branlant tourne sur ses gonds, et l’intérieur de la grange striée de rayons lumineux s’ouvre aux regards. Une caravane partiellement désossée gît à côté d’une botte de paille et d’une estrade en palettes. Le garçon curieux s’approche immédiatement pour plonger sa tête dans la roulotte sans porte ni vitres. À la place de la grande fenêtre, un rideau coulissant a été fixé sur la tôle d’aluminium. Les palettes à côté des essieux sans pneus sont recouvertes de moquette.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Ben ça c’était notre scène, quand on montait un spectacle avec les copaines.

Le garçon fouille dans une malle pleine de vêtements, sur l’espace moquette, et en sort un chapeau.

— Mais vous l’utilisez plus ?

— Notre troupe a splité, comme on dit dans le métier…

— Pourquoi ?

— En fait on a eu quelques problèmes juridiques, des clauses obscures dans des contrats, tout ça. Le show-business c’est que des histoires juridiques au final tu sais…

— Tu racontes encore n’importe quoi.

— Je t’assure Élio, tu pourras te renseigner, les agents c’est des escrocs, et nous les pauvres artistes sans défense, ben on est condamnées à…

— Arrête de mentir.

Pamela entre dans la petite caravane. On ne l’entend plus pendant quelques secondes. Elle tire soudain le rideau qui la laisse apparaître en buste, et s’exclame :

« Connaissez-vous gentils, gentilles, la complainte du vagabond mélophile ? »

Élio la regarde se donner en spectacle plus par dépit que par réel intérêt.

« … par les coteaux, il sillonne… Mais quel est son nom ? Élio, se prénomme ! »

Elle ressort aussitôt du théâtre de marionnette, son effet ayant un impact très limité sur le préado. Sans un commentaire le garçon s’est mis à plier des vêtements sur le bord de la malle. Il trouve une chemise à froufrou qu’il brandit en demandant :

— Je peux l’emprunter ?

Pamela s’est éloignée, à la recherche de traces laissées par des loirs dans les interstices du bâti.

— Prends-le, de toute façon on s’en sert plus.

— Pourquoi vous faites pas de spectacles ?

Pamela ne répond rien d’abord. Mais les souvenirs sont plus vivaces qu’elle ne voudrait l’avouer.

— Je t’ai dit, on a splitté. Ça veut dire qu’on s’est séparé⋅es. Une personne indispensable pour les spectacles nous a quitté, on arrive plus à trouver l’enthousiasme sans elle.

— Quelqu’un qui est mort ?

— Mais non. Qui est partie, ailleurs.

Il fait « Ah. ». Sa curiosité s’arrête là. Pamela n’a pas vraiment envie d’en parler plus en détails de toute façon. Personne n’est morte dans cette histoire, mais perdre une amitié comme celle-là, qui s’éteint sans prévenir, c’est presque aussi douloureux.

Après quelques essayages de chemisiers et de robes, l’indifférent perspicace revient quand même à la charge :

— Mais si vous n’utilisez pas cet espace, il faut que ça serve à d’autres ! C’est la propriété d’usage !

— Merci du conseil, Jean-Brochure.

— On pourrait organiser une fête ici alors ?

— Avec ta bande de voyous des collines ?

Le petit fronce les sourcils. Elle fait semblant de chercher des fuites de couverture sous le toit maintenant, en levant la tête. Puis finit par acquiescer.

— OK, mais vous mettez pas le feu en fumant des sticks.

 

 

 

 

***

 

Alix a pédalé moins d’une dizaine de minutes entre des façades à moulures 1930, des dalles préfabriquées, et d’autres erreurs architecturales. Les distances ne sont pas si grandes dans ce trou urbain. On croise quand même trop de véhicules siglés, police municipale et gendarmerie, qui roulent au ralenti en jetant des regards sévères à tout ce qui dépasse.

Sur le chemin, elle avait repéré un coin pour se changer, dans une ruelle étroite comme un boyau médiéval. Son chapeau dépliable remisé dans le sac, une cape enfilée par-dessus toutes les autres couches, elle remonte la capuche pour terminer le camouflage au-dessus d’un masque anti-pollution à petites valves.

 

En arrivant dans ce bourg elle ne pensait pas subir autant l’influence de la grande ville voisine, capitale d’une zone d’attractivité qui contamine tout alentour, avec ses avantages et ses inconvénients. Brahim les appelle des Satrapies, ces grandes zones urbaines françaises. Il a trop le nez plongé dans les lectures antiques. Les satrapies Sumériennes étaient de grandes provinces unifiées, ou quelque chose comme ça. À Fromieux, ville périphérique de moins de vingt mille habitant⋅es, Alix sait qu’elle est presque au bout du monde connu. La capitale de région qui attire tout à elle comme un aimant, à trente kilomètres de là, et dont elle n’a jamais vraiment apprécié le charme bourgeois aux larges rives fluviales, elle ne l’aurait pas appelé “Satrapie 03”, mais quelque chose de plus ridicule et réaliste, Rattusville par exemple. Là où les gens côtoient les rats et se comportent comme tels. Rattusville aurait sa place dans une comédie musicale d’ailleurs, décor d’un tableau sur les vanités humaines et les intrigues de bourgeois⋅es à bottines. Dessiné sur les immeubles Rhodaniens aux façades orgueilleuses, elle peut très bien imaginer le visuel titre d’une grande scène chorégraphiée : « Rififi dans l’Afterlife », sombre histoire de chantage aux neuro-inflexeurs, entre restaurants gastro, clubs d’after pour cadres supérieurs et meta-vernissages hypés.

Alix regarde sa montre. Dans deux minutes il est 15 h pile. Elle se range sur le trottoir, et sort d’une poche de son sac la petite radio qui capte les stations FM. Enfonce dans une oreille l’écouteur au bout d’un câble, tourne la molette pour faire défiler les chiffres de fréquence. 88,3. Plage non attribuée, comme la plupart sur cette bande analogique obsolète. Bruit blanc. Encore une ou deux minutes pour être sûre. Elle remonte sur le vélo en gardant un long fil pendu à l’oreille, la radio dans sa poche.

Immeubles séparés en lots, de part et d’autre de la route. Murs plats, avenir plat. Elle regarde l’heure : 15 h 03. Toujours aucun signal sur la FM. Ni sonnerie d’alerte, ni chanson personnelle pour avertir d’un message à aller consulter sur le Disnet. Elle ôte l’écouteur pour le fourrer avec la radio, dont elle trouve le bouton d’alimentation en palpant, sans arrêter de pédaler.

La longue route droite qu’elle descend à présent est décorée des premiers bardages en tôles. Un panneau apparaît bientôt, à moitié arraché, “Zone d…”. Un scooter de livraison à guidon chromé la frôle en doublant, écureuil rieur sur le logotype qui s’injecte dans les rétines. Un écureuil c’est presque un rat… un rapport avec rattusville ? Alix fait un effort de concentration. Pas le temps de divaguer, les enseignes allumées 24/7 apparaissent dans son champ de vision. Celle qu’Alix recherche devrait briller dans une voie secondaire, derrière les rentes foncières qui obstruent le premier plan.

Le vélo bifurque sur la contre-allée et s’engouffre dans la rue attenante. La façade d’hôtel est une des premières visibles, à quelques dizaines de mètres, grand logo vert. Alix ne se rapproche pas plus, accroche sa roue à un poteau, à distance, et s’élance à grands pas. Toujours recouverte d’une cape et capuche, masque anti-pollution, lunettes noires. Un couple sort du petit immeuble. Alix ralentit pour ne pas les croiser.

Des cannelures végétales creusées dans le béton pour conjurer la tristesse. Elle se souvient comme c’est triste une chambre d’hôtel. Une froideur qui vous déteint dessus, dans le mobilier bon marché, le vide humain, le décor misérable pour maximiser les profits. La déco est toujours horrible. Brahim dit que c’est mieux à l’étranger, que les Français·es n’ont pas de goût, que c’est flagrant dans la décoration des chambres d’hôtels. Alix n’est jamais allée à l’hôtel à l’étranger. Mais elle est sûre que la tristesse est plus ou moins la même partout. Peut-être que dans les chambres d’hôtel plus luxueuses on ne ressent pas exactement cette impression-là, si la chambre est moins étroite, moins salement décorée, mais elle ne pourrait pas répondre à cette question de façon catégorique, elle n’a rien connu au-dessus des deux étoiles.

Les portes de la voiture claquent, le couple disparaît. L’immeuble creux comme un jeu d’assemblage est posé là, sur la limite stricte du cadastre. Alix sort de derrière une haie épineuse et s’avance jusqu’à l’accès vitré, qu’elle franchit avec le badge client trouvé dans l’enveloppe. Tout est d’un vert horrible.

À l’accueil, aucune présence humaine pour porter un jugement sur l’honnêteté de ses intentions, derrière les lunettes et le masque, rien que des bornes de commande. Les murs sont verts, les portes sont vertes, les plaques d’informations sont argentées. Il y a aussi un problème en France avec les variantes de vert. Vert Anis, vert pistache, vert compteur électrique. Et maintenant ce vert-jaune pastel, censé imiter quoi, le charme de la prairie ?

Pour la suite, elle doit se fier au deuxième nombre mémorisé avant de se débarrasser du papier. « 110 ». Cette partie-là est toute simple, il s’agit du numéro de la chambre. Au premier étage, d’après la carte d’orientation brillante accrochée à côté de l’ascenseur. Alix emprunte l’escalier. Encore une cage de béton sans aucun revêtement ni effort de peinture. Elle en ressort dans un couloir linoléum moche pas très large, et se met à avancer en examinant les chiffres sur les petites plaques à droite et à gauche.

 

Quand la porte de la chambre claque derrière elle, Alix procède à un rituel obligatoire qu’on lui enseigne depuis les premières simulations : sortir le détecteur de signaux électromagnétiques. Dans sa cape longue, sous la capuche qu’elle ne retire pas, avec le masque toujours en place, elle se sent comme une astronaute ou une démineuse. À mieux y réfléchir, le geste se rapprocherait plutôt d’une purification symbolique, sans la sauge incandescente.

Elle manipule son détecteur autour du lit. Il faudrait inspecter entièrement les parois de la chambre pour être tranquille. Elle se baisse et regarde en dessous du lit, enfile une paire de gants fins en latex, et découvre la petite sacoche glissée dans l’espace pas très haut entre le sol et le coffre du sommier. La clé qu’elle possède, accrochée à son trousseau, débloque un petit cadenas témoin.

Alix entrouvre son colis avant de pester à mi-voix « Borderie ! ». Un peu trop de précipitation. On l’a pourtant reprise encore et encore dans cet exercice : toujours vérifier au détecteur avant d’ouvrir, pour déjouer un dispositif placé à l’intérieur. Une caméra tête d’épingle aurait pu la prendre en photo à l’ouverture, et envoyer le cliché automatiquement. Heureusement, elle porte toujours son masque. Et ni ses yeux ni le combiné ne signalent quoi que ce soit de suspect.

À l’intérieur de la sacoche, elle voit trois paquets de la taille d’un livre, emballés dans du papier bulle. Ils devraient contenir des détecteurs ou des brouilleurs. Il y a aussi une note sur une feuille : « Manque deux ORFA. Va les chercher à l’appart. La transaction pour payer est sur la carte attachée à ce papier. »

Premier imprévu.

Au dos du message il y a une image imprimée, un chalet sur une pente de montagne. Ça ne l’aidera pas à trouver sa prochaine étape. L’appart’ est un de ces points relais qu’elle a dû mémoriser dans sa zone. Un lieu tenu par des femmes, avec qui le groupe est allié d’une manière ambiguë, à la fois marchande et politique.

Avant de s’y rendre, il faut déplacer les paquets. Elle fourre la sacoche trop grande dans le petit sac à dos, ça dépasse, enfile le sac à dos sous sa cape, derrière les épaules. Un tour sur elle-même pour s’assurer qu’elle n’oublie rien, avant de quitter définitivement la chambre, redescendre par l’escalier, et déposer en bas dans une fente de retour la clé magnétique manipulée uniquement avec des gants.

C’est maintenant que le Bonaparte va se trouver utile. Elle ne veut pas se balader avec du matériel de pointe coûteux et suspect tout le reste de la journée. Un regard de travers sur la route et la journée peut basculer. Elle connaît la psychologie des flics.

Alix pédale vite mais prudemment, pour revenir à la résidence au sol grinçant.

 

De retour dans le hall, elle ne croise personne, Alix court se cacher dans le local d’entretien qu’ouvre la clé dupliquée. Trois cartons empilés dans un coin cachent la trappe de colonne sèche, qu’elle dévisse pour y dissimuler la sacoche. Le ménage a été fait hier, à en croire le planning signé derrière la porte, et l’autre intermédiaire doit passer après 18h pour récupérer les nouveaux appareils qu’Alix vient de déposer. Elle ne sait pas qui viendra, elle devait juste déplacer ces objets, qui seront ensuite distribués avec d’autres outils de base dans les nouvelles “mallettes citoyennes”.

Après le Bonaparte, elle retrouve son vélo.

Pas besoin de regarder la carte pour s’orienter vers la partie de la ville qui l’intéresse maintenant. Toutes les routes blêmes mènent au ghetto. La plus grande et plus proche trace une saignée directe vers l’est, impossible à manquer.

 

— 

 

Un digicode hors service, porte d’immeuble bloquée entr’ouverte. Alix monte un étage par les escaliers, l’ascenseur ne fonctionne pas non plus.

« Tout au fond du couloir à droite », elle se souvient très bien de la description, sans y être jamais allée. Un long couloir intérieur entre logements en copropriété. Des cris d’enfants et des éclats de voix télévisés tous les trois mètres, la lumière basse. Ce n’est plus à une cosmonaute ésotérique qu’elle a l’impression de ressembler, avec sa démarche alourdie par les couches de vêtements flottants qu’elle ne veut pas quitter, c’est à un fantôme, ou à une exterminatrice. Elle s’en souviendra pour un spectacle musical.

Alix s’immobilise devant l’œilleton de la toute dernière porte, à droite, en tendant l’oreille. Un léger fond musical ronronne. Il y a une sonnette. Elle tire la manche de sa chemise pour ne pas laisser de traces de doigt en appuyant sur le bouton, parce qu’elle a déjà jeté les gants. Prendre plus de gants la prochaine fois.

Comme on le lui a appris, elle a déplié la photo de chalet trouvée dans la valise, et la tend en face de l’œil de bœuf. Après quelques secondes la luminosité qui apparaît dans le petit orifice trahit une présence. Le bruit métallique d’une barre qu’on déplace sur le sol. La porte s’entrouvre. Visage peint de figures géométriques autour du nez, une voix à l’accent espagnol : « tou est seule ? »

Alix hoche la tête en oubliant de sourire, on lui dit de rentrer.

Un tout petit couloir pas éclairé. La musique vient d’une pièce à droite, claquement syncopé d’un typebeat lent et aérien, sur lequel roule des grognements, une voix qui chantonne, une autre qui discute, plus abîmée. Lumière tranchante qui s’allume brusquement dans le couloir. La fille à l’accent espagnol a déjà dégainé un boîtier, elle est en train de l’agiter autour de la visiteuse. Elle a la peau claire sous le maquillage en couleur. Alix n’avait jamais vu un autre modèle de détecteur que celui fournit par le groupe. L’objet est fait d’un bloc artisanal, plus massif. « C’est bon, souis-moi. » Alix suit, en passant sous la bâche retenue d’une main, côté opposé à celui d’où provient la musique. Immédiatement sur sa gauche, une autre ouverture sans porte :

— Ici c’est le salon d’attente. Tou veu boire un truc ? Tou te sers…

L’hôte disparaît à nouveau dans le sas. Alix déboutonne enfin sa cape et retire la coque qui lui écrase le nez. Elle ne touche à rien, par précaution. Elle ne veut ni laisser de traces ni risquer une intoxication. La pièce est petite. Les volets de la seule fenêtre sont fermés, mais de tout petits interstices laissent passer des filets de jour. Des fauteuils dépareillés. Elle a vu les bouteilles et les petits paquets de bonbons sur le côté. Toutes les marques qu’elle boycotte.

L’intermédiaire revient et s’assoit dans un Voltaire usé, devant la table basse en verre. Elle y dépose une petite machine plate à clavier.

— Alors, je t’écoute ?

— C’est Sam qui m’envoie. J’ai besoin de deux brouilleurs ORFA… que vous avez pour nous ?

— Oui, on a. Tou a le paiement ?

Le ton sec employé, sans émotions, témoigne d’une méfiance dont Alix ne sait pas si elle est provoquée par un manque d’expérience trop évident, ou par le fait que personne ne la connaît. Elle sort la petite carte jointe dans la valise à l’hôtel :

— C’est sur la carte normalement.

L’autre saisit la carte et l’insère dans le petit ordinateur qu’elle vient d’apporter. Elle jette un œil au fichier qu’elle y trouve, et commente à voix haute :

— C’est oune transaction sour oune blockchain. Je peux pas vérifier avant de broadcaster. En plous il va falloir attendre les confirmations.

Alix est un peu surprise :

— Ah… mais je croyais qu’on utilisait les DBC à la place des blockchains ?

Une petite lueur jaillit dans les yeux de son interlocutrice :

— Si j’avais fait moi j’aurais choisi DBC non ? Les blockchains c’est mé-di-éval.

Alix se contente de hocher la tête. Elle répète ce qu’on lui a appris, la supériorité des transactions distribuée de type Digital Bearer Certificate, l’impact énergétique quasi nul, en plus de l’anonymat du réseau Disnet, par rapport aux blockchains surconsommatrices, peu anonymes, et de mauvaise réputation. Encore un domaine qu’elle aurait évité de toucher si le groupe n’exigeait pas un haut niveau de clandestinité.

La vendeuse garde un ton monotone un peu blasé. Mais son empressement à répondre donnait les premiers signes de la confiance qui pourrait s’établir. Pendant qu’elle s’occupe de diffuser la transaction sur le réseau, la musique parvient un peu plus fort depuis l’autre pièce.

Sans lever les yeux de la machine, elle rassure : « Le montant est bien. On attend maintenant. » Elle fait encore quelques manipulations, puis elle tend la carte pour la rendre à son acheteuse et lâche soudain, en la regardant dans les yeux : « Votre vieux, il est pas encore mort ? »

Alix a besoin de quelques secondes pour dépasser sa surprise et décider quoi répondre. L’autre ne lui en laisse pas le temps :

— Je plaisante… Tou a peur de la mort ?

Elle pose la question comme on dirait « Tu as peur d’un papillon ? »

Alix répond en se défendant. « Non pas du tout. » En face la vendeuse garde le silence, fait encore quelques vérifications. Alix ne veut pas se laisser démonter, alors elle continue la conversation :

— Vous vous connaissez ?

Encore occupée sur un deuxième écran, une petite tablette, la vendeuse laisse un petit malaise s’installer. Alix se demande si l’effet est volontaire, comme dans une mise en scène un peu clichée, ou si le manque d’empathie manifeste est une sorte de test. Peut-être aussi qu’elle est la seule à ressentir cette gêne quand personne ne parle. Mais la vendeuse n’a pas définitivement clos le sujet :

— C’est loui qui nous a rencontrées au débout. Il voulait qu’on rende des services, pour la bonne cause.

— Contre de l’argent.

— Voilà, tou a tout compris. Je vais chercher le matos.

Elle s’est levée presque d’un bond pour sortir de la pièce.

 

Alix essaie de ne pas trop écouter ses émotions immédiates. Plus on craint les flics et les traîtres, moins l’accueil est chaleureux dans les collectifs clandés, ça elle le savait déjà. Est-ce qu’elle se comporte comme il faut avec ces hackeuses qui la fascinent et qui l’intimident en même temps ? Que devrait-elle penser de l’ambiguïté de ce négoce, et qu’est-ce que l’autre pense d’elle en ce moment ?… Mieux vaut ne pas savoir à combien se monte la transaction qu’elle est en train de réaliser, mais avec la pénurie de composants électroniques et le prix du savoir-faire interdit, elle se doute que la somme doit être élevée. Tout ce qui a trait au business la dégoûte un peu, même marchander aux puces, ou compter les recettes et dépenses dans les fêtes militantes. Alors quand les urgences politiques se heurtent aux montants fixés par de soi-disant allié⋅es, tout devient plus flou, les moyens, les priorités, l’engagement. Et Alix déteste ça. Elle préférerait ne pas y penser du tout, rassembler ses esprits en s’organisant mentalement pour le retour. Passer au local Bonaparte pour déposer le reste de la livraison. Rien de compliqué. Elle a fait le plus difficile. Reste à ne pas se faire arrêter sur la route avec le matériel.

En face d’elle, sur un poster, une chanteuse française la fixe d’un air moqueur. Juste en dessous, au pied du mur, une caisse pleine de câbles de chargeurs et de socles à induction qui débordent devant le tapis jaune à moumoute.

L’affiche est là par pure ironie. Une artiste mainstream d’avant la république côte de maille. Cette ironie, Alix la connaît bien. Combien de fois elle a jeté en insultes des noms de célébrités. À une époque, elle avait rêvé sans arrière-pensée d’avoir une carrière dans la chanson. Un souvenir qui reste un peu contradictoire pour elle. Peut-être comme le fait de trouver ici les pires marques de sodas, ou celui de continuer à fumer, même après des mois à se dire que c’était une habitude dégueulasse. Sur l’affiche, on pourrait transformer l’ironie facile en célébration. Il suffirait de remplacer le visage. De reprendre le rôle. Alix ne connaît qu’une personne vraiment taillée pour ce genre de partition. Il n’y a qu’une seule Pamela Robuste. Au monde.

Repenser à elle, c’est comme un réflexe dont il faut se défaire. Et dans une attente inconfortable on a plus de mal à se débarrasser des vieilles habitudes. Depuis ce matin, l’envie d’allumer une clope ne s’était pas manifestée, mais ça recommence à titiller. L’ambiance n’aide pas trop, même si Alix sait bien que l’attitude de sa vendeuse n’est peut-être qu’un rôle. Pour les affaires. Le geste surtout lui manque, ce moment suspendu à l’écart, plus que l’ingestion de nicotine. Elle avait très sérieusement réduit les quantités, ne fume plus qu’un tout petit peu de tabac coupé avec des plantes séchées, faute d’approvisionnement. Bien sûr on peut toujours trouver d’autres rituels à reproduire pour remplacer le geste, mais ses nouvelles manies ne sont jamais aussi satisfaisantes que l’allumage d’une tige artisanale préparée avec soin. Le geste donnait même un sens poétique à des matériaux insignifiants. Alors Alix se console en pensant qu’au milieu de cet appartement sans chaleur, la cigarette de secours attend patiemment dans un étui cousu à l’intérieur de la chemise.

 

Un bruit dans le couloir. Elle tourne les yeux, une silhouette passe et disparaît. Alix l’a reconnu immédiatement, c’est le jeune mec croisé au Centre de Santé Communal plus tôt dans la journée. Elle essaie de faire un lien logique. On lui avait dit que l’appart’ était une sorte de refuge sans mecs.

La vendeuse revient déjà, deux appareils dans les mains. Elle se rassoit et commente :

— Ça c’est l’ORFA qu’on fabrique.

Elle tend à Alix l’un des deux blocs plastique noir épais plantés de boutons rudimentaires.

— Tou peux l’utiliser en mode directionnel ou mode omni, là, c’est ce bouton… Quand tou es omni la distance est moins haute mais tou balayes large, c’est quand tou ne vois rien. Sinon quand tou vois un drone tou te mets en directionnel et tou pointes comme ça… 

Elle lui montre le sommet de l’objet à diriger vers une cible. « Là ça va plous loin, mais il faut être dans la ligne dou drone. Bon c’est large, mais il faut viser oun peu. 

— Large comment ?

— Quarante et cinq dégrés, tou vois ? C’est pas tout droit devant, c’est oun petit peu ouvert comme ça » elle fait un V avec ses deux mains jointes.

— Oui je vois, d’accord. Et la portée ? Combien de mètres d’efficacité ?

— Écoute on fait le signal qu’il outilise la puissance maximale de Do Watts. Comme ça dans le ciel tou peux aller très haut, couatre kilomètres, facile. Mais avec les obstacles c’est différent.

— Un peu comme le wifi ?

— Non c’est pas la même fréquence, c’est plouss comme le téléphone, le signal traverse mieux les mours. Tou l’a déjà outilisé non ?

— Oui je sais m’en servir, on s’entraîne.

— Alors c’est bien. Il faut faire attention avec le mode omni, ça peut faire des problèmes à d’autres appareils qui outilisent le GPS.

Elle pose tout sur la table, et la conversation se termine aussi sèchement. La négociante sort un paquet de feuilles à rouler de ses poches, et comme elle ne semble plus avoir de commentaires à ajouter, Alix, qui évite de regarder le tabac, ouvre le sac à dos posé à ses pieds pour y insérer un des appareils qu’elle vient d’acquérir. Elle s’empare ensuite du deuxième, et finit par demander :

— Ici c’est un lieu non-mixte ?

La réponse lui paraît presque douce :

— On est transféministes, c’est la mixité choisie, il y a des transgenres, pas des mecs cis. Il y a beaucoup de meufs.

Alix hoche la tête.

Dans son mouvement de départ, la négociante a ensuite prononcé cette phrase, dans un français ambiguë :

— Tou sais qué dans LE groupe, il y a les gens qui quittent rapidement.

 

Alix s’était levée pour montrer qu’elle n’avait pas l’intention de traîner. La phrase s’est accrochée quelque part, pendant le mouvement. Elle n’a pas fonctionné, n’a pas ouvert droit à une réponse, un dialogue. C’était une prolongation de ce mouvement de départ, implicite, et le sens s’est perdu derrière l’odeur d’une clope allumée dans un couloir d’appartement.

De quel groupe est-ce qu’elle parlait exactement ? Le sien ou le mien ?

La musique suinte d’une porte fermée, la salle interdite de l’autre côté de l’entrée. Bruits d’objets, d’outils, qui laissent deviner une activité manuelle, et sur des claquements rythmés, une voix déformée. Mi-humaine mi-feulement. Pas une voix enregistrée. Ça résonne au travers d’un corps.

La meuf à l’accent se tient contre le mur pour accompagner sa cliente du regard. Alix voit le gros étai déplacé sur le sol, qui sert à blinder la fermeture. Elle pose sa main sur la poignée pour ouvrir la porte d’entrée, oublie de se protéger avec sa manche pour ne pas laisser d’empreintes, et le regrette tout de suite. Elle dit « bonne continuation alors… » en s’arrêtant une seconde pour frotter les traces de doigts sur le métal avec un bout de son vêtement. L’autre, qui ne semble absolument pas étonnée du geste, lui répond « bon courage à toi ». Alix claque la porte doucement en sortant.

 

 

 

***

 

Même avec les portes et vitres closes pour se protéger des indiscrétions, le rire a filtré à l’extérieur de la fourgonnette stationnée dans le hangar. Percutant comme un compresseur.

Elle vient de se taper une crise qui lui serre les abdos, encore secouée de tremblements, et en redemande :

— T’imites cher bien ! Ça me fume…

Brahim est assis au volant, il affiche un large sourire lui aussi, satisfait de sa parodie qu’il réitère pour appuyer le trait avec une grimace :

— « Urge et Panurge ! »

Elle s’essuie une larme avant qu’il ne poursuive le récit :

— Donc on s’est vite sauvés, mais tu comprends bien qu’on pouvait pas aller plus vite, il fallait que je continue de le pousser dans le fauteuil plein de matos, pour pas révéler la supercherie… On est sortis, on a pris un chemin au hasard, imagine-toi la scène : un chemin en terre et cailloux qui partait on ne sait où dans la forêt ou dans un champs de maïs, et le vieux qui refusait de se lever pour marcher. Heureusement, à la sortie du village on a vu un cimetière, on s’est mis à l’abri derrière le mur, côté champ pour pas être vus, et on a attendu comme des voleurs de poules. Une demi-heure, une heure… À un moment, on voit deux gamines dans le champ en face de nous. En uniforme, à trois cents mètres, et elles se rapprochent ! Elles viennent dans notre direction, lentement. T’as deviné ? c’était des scouts…

— Waï…

— Bref, elles finissent par arriver jusqu’à nous, mais vraiment juste devant nous… Elles s’arrêtent à un mètre de nous, et là elles nous fixent sans rien dire.

Casque d’Or se remet à pouffer, dans le siège passagère, visage contre la vitre rectangulaire que la lumière des néons au plafond découpe… Sa canette de boisson énergisante serrée entre les genoux, elle attend, sans aucune appréhension, que l’ouvrier revienne faire tourner cette imprimante géante au milieu de l’atelier en désordre.

— … Là y’a une des deux gamines qui finit quand même par demander, sans aucun stress : « Vous aussi vous venez pour le pèlerinage ? » Et ce fou, à côté de moi, il lui répond sans réfléchir : « Mon enfant, il n’y a pas de cœurs plus fervents que les nôtres. »

Brahim étire les traits de son visage en prenant cette attitude caractéristique de l’octogénaire que tous les deux connaissent bien, il rejoue immédiatement la réplique pour appuyer l’effet :

« Il n’y a pas de cœurs plus fervents que les nôtres… Mon enfant… »

Nouvelle explosion de rire tapageur du côté passagère. La voix rauque quand elle tombe dans les graves, généreuse dans son amplitude.

— C’était une autre époque, ma parole…

Les sourcils du narrateur retombent sur son visage à peau mate :

— Lui bien sûr, il s’est tourné vers moi tu vois, après avoir sorti sa tirade, tout content, et il me regardait fixement en croyant que j’allais continuer sur sa lancée…

Cas’ se redresse dans le siège, boit une rasade de poison sans alcool, tournée vers la salle. Les sens déjà affûtés naturellement, elle a perçu un mouvement derrière les rayonnages métalliques :

— Laurent est revenu. 

— Comment t’arrives à boire ce truc ?

Casque d’or ne relève même pas son commentaire moralisateur. Devant d’autres témoins elle aurait su cacher un symbole de la grande consommation et d’une trahison plus que politique, d’une absence de considération pour les boycotts et les luttes, mais avec Brahim elle sait que les commentaires sont un jeu à double ou à triple tiroir. Lui ce qu’il aime, c’est se mettre dans la posture, édicter ses avis péremptoires et jouer avec la réception qui leur est faîte. Et elle, cette forme de désinvolture rigide, ça la détend.

— Je veux connaître la fin de l’opé suicide après !

Avant de sortir du petit véhicule utilitaire, Cas’ se tourne encore vers Brahim :

— Un jour il faudra quand même que tu me racontes les bails plus anciens.

Comme il a cessé de sourire et garde maintenant un visage impassible, elle complète sa demande :

— Au moins au sujet de L’Oncle Z… Brahim ça fait cinq ans qu’on se connaît, je mérite un peu plus de confiance que ça, tu crois pas ?

Il ouvre sa portière sans répondre. Cinq ans plus tôt, Casque d’Or était la plus jeune recrue du groupe. Aujourd’hui, à 27 ans, elle est aussi expérimentée que lui.

— Et toi, tu vas me raconter ce que tu faisais à Paname l’autre jour ?

 

De l’autre côté de la pièce encombrée d’étagères, l’ouvrier en combinaison de travail qui vient de réapparaître a lancé les préparatifs sans attendre. Sur le banc de coupe il déplie déjà un rouleau pelliculé. En voyant les deux s’approcher, il lance :

— On est en rupture sur le polymère à cause des pénuries, j’ai trouvé que du monomère. Ça sera moins résistant à terme.

L’homme, dans la confidence, adresse un regard complice au duo : une blonde à parka accompagnée d’un prototype d’étudiant en col de chemise.

—  … C’est pas pour du long terme de toute façon ?

Cas’ renvoie un sourire de compagnonne à l’ouvrier :

— On ne va pas être sur du long terme, non.

 

Il a des gestes fluides et précis, autour du plan de travail. Longue règle en acier dans une main, scalpel dans l’autre, le crayon bois sur l’oreille.

— Alors on a dit : cent soixante par cent… en laissant un peu de marge pour le fond perdu…

Pragmatique, fonctionnel. Dans cette atmosphère de camaraderie, même les choses banales peuvent devenir sujets de discussion politiques. Brahim embraye la discussion autant par considération pour celui qui se prête à la cause que par réel intérêt :

— Qu’est-ce qui est le plus critique pour vous dans l’approvisionnement, ces temps-ci ?

L’autre a délaissé le monomère pour aller consulter un petit écran de calibrage, à l’arrière de l’imprimante qui lui arrive au bas des côtes.

— Ça peut être n’importe quoi, les fournitures ça prévient pas et on a du mal à faire beaucoup de stocks… Mais c’est sûr que la plus brutale des difficultés c’est toujours les coupures d’énergies. Même avec le générateur de secours, on ne peut pas tenir bien longtemps en production.

Brahim abonde.

— Les infrastructures sont dans un état catastrophique, pénurie ou pas. Ça devrait être un chantier prioritaire.

L’homme, qui est revenu à la table, fait signe pour qu’on l’aide. Avec Cas’ qui s’est précipitée, il déplace le canevas vinyle sur la plateforme arrière de la machine, et continue à deviser sans détourner son attention de la tâche en cours.

— La première grande épreuve d’un mouvement général, ça va être la répartition des ressources sur des territoires disparates. C’est à ça qu’on reconnaîtra qu’une révolution est sur la bonne voie.

Casque d’Or elle, n’est jamais timide dans les discussions politiques. Surtout quand il s’agit d’exprimer des doutes. Elle ne prend pas de pincettes dans le débat qui s’ouvre :

— Pour ça il faudra déjà se mettre d’accord sur les expropriations.

Son binôme de mission croise les bras depuis le début des échanges, faute d’avoir trouvé une occasion de se rendre utile : « Personne n’a dit que ça allait être simple. »

Elle renchérit : 

— Un peu de propagande par l’exemple ça ne fera pas de mal aux bureaucrates d’extrême gauche.

Laurent, qui s’apprête à lancer l’impression, réagit d’un ton un peu détaché :

— Ça ne sera pas une mince affaire non plus de se débarrasser des strates inutiles dans les corps administratifs, tout en réussissant à sauver certains savoirs-faire techniques et logistiques indispensables.

Cas’ revient à la charge : 

— L’équilibre, c’est les comités de travailleureuses et les coopératives de métiers qui devront le donner. Ces corps-là devraient être au même niveau de décision que n’importe quelle autre entité administrative ou politique.

Il acquiesce devant l’évidence. Et Cas’ en rajoute une couche :

— Et si le but est d’abolir les classes, il ne faudra pas renoncer non plus devant l’occasion d’abolir la classe politique. Je ne suis pas totalement convaincue que le mot d’ordre soit clair pour les Concrétistes. Y’a un peu trop d’ambitions personnelles chez ces gens-là.

Brahim la reprend en répétant ses derniers mots : « ces gens-là », sur un ton assez méprisant pour lui faire comprendre qu’elle va un peu loin dans sa suspicion. C’est Laurent qui joue les diplomates :

— On peut au moins leur faire confiance sur leur engagement premier, et croire que les Concrétistes sauront vraiment être un outil de démocratie directe, même à grande échelle. Ça reste leur raison d’être, et un savoir-faire qu’on ne peut pas leur enlever.

 

Le bourdonnement du rotor vient de se déclencher et la discussion s’atténue, à cause de l’attention demandée par la procédure. Le résultat concret glisse progressivement sur le tapis de sortie, Brahim se penche pour lire à l’envers. Le marquage orné d’un logo vert et bleu annonce : « CBL – Études de programmation et diagnostic bâtiment. »

Laurent est déjà en train de positionner le deuxième canevas dans la machine, quand un bruit métallique éclate dans l’entrée, du côté officiel de l’établissement.

— Ah ça doit être mon apprenti, mais je l’attendais pas si tôt.

Brahim sort un masque sanitaire de sa poche, l’enfile sur le visage, et se tourne vers Cas’ pour l’inciter à faire la même chose.

Avant que l’élève n’arrive dans l’arrière-salle, la première feuille de vinyle imprimée est soustraite aux regards. Cas’ a anticipé le mouvement de son partenaire de mission en allant ouvrir la porte de l’utilitaire garé à quelques mètres, pendant que Brahim y transporte dans un geste aérien la grande feuille déjà marquée. Laurent, sur la machine, a suspendu son action. L’impression de la deuxième surface vinyle reste en attente.

 

Entre les étagères à rayonnages du fond de la boutique, c’est une vision éblouissante qui s’avance. Silhouette haute, combinaison à sangles dans un gilet fluo orange, le tout dominé par ce visage beaucoup trop scintillant pour être réel.

— Marcus, enlève ta vitre tu fais peur aux clients.

La main nue au bout des manches strapées arrache une visière électronique purement décorative, qui découvre un visage fait de chair. Devant les clients, il incline la tête par saccades en répétant « Bonjour bonjour ».

En voyant le bijou de technologie, Casque d’Or s’écrie « CA-LI-MUCHO ! », puis ajoute : « C’est une visière comme ça qu’il me faut ! »

L’urgence de la logistique reprend vite le dessus :

— Tu es venu pour libérer le pont ?

— Je voudrais partir pas trop tard demain, alors je suis venu avancer un peu.

Pour éviter d’avoir à faire les présentations, Laurent annonce d’emblée qu’il reste du café et des viennoiseries au bureau. Un aiguillage subliminal qui fonctionne à merveille, l’apprenti disparaît aussitôt.

 

Après les essais pour vérifier si le vinyle amovible tient bien en place sur la carrosserie, des deux côtés de l’utilitaire blanc, Brahim s’excuse en regardant l’heure : « Bon Laurent, nous il va falloir qu’on trace. On a de la route à faire. »

Cas’ remercie chaleureusement, avec sa voix qui racle quand elle s’attarde sur les sentiments. Brahim assure, par des mots simples, que leur gratitude est sincère, profonde. « On est là si besoin. » L’homme a un demi-sourire, il a l’air en paix, comme si contribuer quelques heures à une cause dangereuse mais un peu lointaine était un exercice dont on ressortait grandi intérieurement. « Pour les plaques vous avez tout ce qu’il faut ? »

 

Alix est au volant quand la voiture s’éloigne dans une fin d’après-midi humide. Brahim se contente de regarder passer les noms des petites villes sur les panneaux routiers, à défaut d’avoir le GPS dans la voiture. À l’arrière, dans le volume vide sans portes latérales, les imprimés vinyles restent soigneusement empilés dans un carton, avec les fausses plaques d’immatriculation toujours emballées.

Au bout d’un quart d’heure, c’est lui qui rompt le silence :

— Tu sais que je ne peux pas te dévoiler les détails.

Cas’ ne réagit pas. Elle aurait fini par laisser tomber s’il ne revenait pas au sujet.

— L’Oncle Z c’était pas une histoire de harcèlement ou de sexisme, si ça peut dissiper tes doutes.

Elle met un peu de temps à répondre. « Je sais. »

— Je peux te raconter une anecdote par contre.

Comme l’octogénaire du groupe, Brahim lui aussi aime bien faire ses petites mises en scène. Des fois Cas’ se demande s’il ne fait pas exprès de garder ses infos pour mieux en distiller les miettes, dans une tension savamment exacerbée. Elle aussi elle sait faire. Alors pour ne pas lui donner trop de satisfaction, elle garde le silence.

— J’avais participé à une opération avec lui, un an avant qu’il parte.

L’autoroute est indiquée bientôt, mais c’est sur la départementale qu’il faut suivre l’itinéraire, plus long, moins scruté par les centres de surveillance.

— Je prends là ?

— Oui à droite.

Cas’ suit la direction en vert, un axe émaillé de Z.A. et de tilleuls au bout duquel la voiture dormira dans une cache, plusieurs jours d’affilés. Quelques gouttes de pluie rayent les vitres. Des arbres solides se penchent entre la route et les champs.

— C’est vrai que c’était une autre époque. On était moins nombreux⋅es, on tentait des choses, en prenant plus de risques avec des gens qu’on ne connaissait pas encore très bien… Les protocoles étaient moins stricts. Et on avait pas encore d’accès au Système d’Immatriculation des Véhicules, alors les filatures n’avançaient pas.

Il se tourne vers la conductrice, plus pour aérer le récit que pour la voir acquiescer.

— Donc un jour on s’est décidé⋅es et on a mis au point une opération pour remédier à ça. On a fait la liste de toutes les officines habilitées à l’accès au SIV, les petits assureurs, les concessionnaires, les gardes-champêtres, même les polices municipales, et on a choisi parmi les moins risquées, dans des départements très ruraux. Après de longs repérages on retient plusieurs adresses de locaux municipaux de gardes-champêtres, dans des coins isolés, et on prépare notre opé. Le but c’était de véroler les ordinateurs de bureau pour pouvoir y accéder à distance et faire nos propres demandes au SIV depuis ces ordis intermédiaires.

Les essuie-glaces balaient en rythme maintenant.

Elle répond enfin. « Ça a toujours été galère alors cet accès ? »

— Ouais c’est instable au possible. Heureusement qu’on s’en est ménagé plusieurs en prévisions, sinon on perdrait encore du temps à tout refaire à chaque fois.

Brahim continue :

— Donc un soir, on a fait tous nos repérages, on s’est entrainé⋅es, on a répété le déroulé plusieurs fois, et on a notre trojan maison sur une fausse clé USB, mais on n’est que trois pour le faire, parce que la logistique c’était encore compliqué à cette époque. Y’a moi plus la personne qui gère l’informatique, et L’Oncle Z. Moi et l’autre, qu’on va appeler D., on devait entrer dans le bureau à 3 h 30 du matin, après avoir coupé l’électricité pour désactiver l’alarme. L’élec, c’était L’Oncle Z qui gérait. Dans le village où on se trouvait il y avait moyen de faire ça sans priver tout un quartier de courant. On était vraiment dans une zone rurale isolée, donc c’était faisable. Et on comptait sur L’Oncle pour ça, il nous avait déjà prouvé ses compétences. Tout allait bien. Le seul point noir au tableau c’était que lui s’occupait à la fois de l’armoire électrique dans la rue et de faire le guet, tandis que moi je surveillais la rue depuis l’intérieur.

Cas’ ne résiste pas au besoin de commenter une évidence :

— Alors qu’aujourd’hui on ne ferait jamais ça à moins de cinq, pour pouvoir surveiller tous les accès…

— D’ailleurs ce jour-là c’était une des dernières fois qu’on se permettait de prendre autant de risques. Mais cette fois le plan s’est bien déroulé. On est entré⋅es par la porte de derrière, une serrure à goupilles qui s’ouvrait en moins de dix secondes. Une batterie pour allumer l’ordi, qui n’avait pas de mot de passe, la backdoor a été posée dès la première tentative, juste le temps de faire une vérification et en moins de dix minutes on était prêts à repartir. Donc moi j’étais à la fenêtre, avec ma radio, et je demande à L’Oncle où ça en est dehors, est-ce que c’est dégagé derrière… et j’ai pas de réponse. J’insiste, et je finis par entendre sa voix, mais il parle bizarrement, comme si c’était pas à moi qu’il s’adressait. Au début j’ai cru qu’il était pas seul, qu’il avait croisé des gens, donc je garde le silence et on se tient sur nos gardes en attendant que ça passe. Cinq minutes passent, sans nouvelles de lui, là je finis par me dire c’est bon, il a l’oreillette quand même, alors je redemande une nouvelle fois : « Est-ce que c’est dégagé pour toi, est-ce qu’on peut sortir maintenant ? » Cette fois-là il me répond, mais il me dit non, attends. Donc moi je me dis ok, il faut vraiment qu’on attende. Avec D. on reste bien caché⋅es, et on commence à stresser un peu. Mais au bout de quelques minutes, à la radio, il me dit « Brahim, Brahim, tu es là ? » très calmement, « Brahim compte avec moi jusqu’à dix s’il te plaît. »

 

Nouvel effet de mise en scène, ou nécessité du climat, le récit reste suspendu pendant que Brahim ouvre sa veste pour ziper ce cardigan informe qu’il porte en dessous. Quand il est à nouveau complètement emmitouflé, il rallonge encore l’attente en se mettant à tousser, main devant la bouche, son regard perdu derrière la vitre. Finalement il reprend :

— J’avais pas compris tout de suite, parce que c’était trop décalé comme demande, dans la situation, mais il a répété « Compte avec moi jusqu’à dix s’il te plaît, on compte à voix haute tous les deux. » Et il a rajouté : « J’ai besoin de vérifier si on est dans la même réalité en ce moment, tous les deux. »

Casque d’Or ne s’étonne presque pas.

— OK. Il était défoncé ?

Brahim conclut d’un ton apaisé par l’œuvre des années :

— Non, il n’était pas défoncé. Quand on est sorti et qu’on l’a retrouvé, il n’y avait personne d’autre, on a récupéré le véhicule et tout s’est bien terminé. Il m’a paru en pleine possession de ses moyens. Je l’ai bien observé juste après, aucun signe d’effets psychoactifs sur lui, nervosité, pupilles ou troubles de l’attention. Il n’était pas speed, ni euphorique, ni léthargique. Quand je lui ai demandé ce qui s’était passé il m’a bien assuré qu’il n’avait rien pris et qu’il avait juste voulu, comme il disait dans la radio, « vérifier la réalité ».

 

La pluie a cessé. Les bords de route sont devenus une succession de pavillons et de petits centres-ville verdâtres. Casque d’Or ne voit qu’une seule conclusion :

— Ce jour-là vous avez découvert que L’Oncle Z avait une neuroatypie, c’est ça l’histoire ?

Brahim inspire profondément, signe qu’il va changer de sujet.

— C’est un peu plus compliqué que ça.

Un nouveau rond-point à multiples sorties accapare toute l’attention de la conductrice en parka. Après le virage, elle résume :

— Moi ce que je retiens surtout, c’est que les opé à trois c’est possible en fait.

 

 

 

***

 

Fromieux, 15 126 habitant·es

L’espace réduit du petit studio loué à un faux nom est aménagé sommairement, des tasseaux vissés, des planches de palettes, et des blocs de mobilier en carton assemblé.

Des plans de cadastre habillent le mur le plus large de la pièce, purement décoratifs, tout comme le papier-cadeau qu’elle a punaisé en larges bandes de tapisserie DIY. Partout autour, bouquets d’affiches et de photos, accrochés aux murs et aux coins des assemblages en bois. Ça ne fait pas longtemps qu’elle a emménagé, mais dès son arrivée Alix a cherché à conjurer la tristesse de sa nouvelle solitude, en couvrant celle des murs vides et des angles cubes. Elle ne possède pas grand-chose, alors le premier jour elle a rempli l’espace de souvenirs et de pensées qui comptent pour elles. Des systèmes de ficelles avec des clous, des petits moulinets roulants et des poulies de bureau qui retiennent les mobiles de livrets animaliers, de cartes postales sans inscriptions ou de petits tableaux effaçables, suspendus près du plafond lorsqu’on ne s’en sert pas, comme dans un théâtre miniature. Sur les photos, des paysages, des cabanes, des décors recadrés qu’elle connaît, ou qu’elle a visité. Seuls manquent les visages des ami⋅es. Effacé⋅es par le protocole strict.

Dans la cuisine, quelques objets indispensables : une tasse en grès avec compartiment infuseur et couvercle, un bol en céramique émail veiné de rose qu’une connaissance a cuit dans son propre four, un panier cuit-vapeur en bambou pour que les légumes ne perdent pas leur goût, gourde en aluminium pour ne pas boire dans du plastique, un filtreur d’eau dont elle renouvelle elle-même le mélange de charbon, sable, et gravier, une caisse de tri des pelures, une autre pour les liquides, un séchoir à fruits et légumes.

 

Sur une étagère murale faite de deux lattes de bois appliquées au mur avec des équerres, une petite machine écran-clavier est restée allumée pendant son absence.

À peine rentrée, Alix vient vérifier que son téléphone civil interagit toujours avec le logiciel fantôme. Elle parcourt l’historique affiché dans le terminal noir de l’ordi. Un message texte apparaît. Elle contrôle sur le téléphone : le message fictif a bien été envoyé à des contacts du groupe “ami⋅es ville”. Message anodin généré avec des modèles de conversations banales, légèrement personnalisées. Quand elle s’absente sans emporter le téléphone, qui peut la localiser en tous points de la carte géographique et sociale, elle le connecte à cet ordinateur suspendu sur l’étagère, qu’elle démarre à l’aide d’un système d’exploitation “invité”, installé sur une carte mémoire amovible. Pendant son absence, le logiciel confectionné par Descloux et Strater s’occupe d’interagir avec le téléphone, de temps en temps, pour créer l’illusion d’une activité humaine.

Le plus difficile dans ce stratagème était de trouver des contacts avec qui interagir sans réellement communiquer. Sa mère, à l’autre bout du pays, qui répond toujours deux heures trop tard, ou une connaissance qu’elle a croisée à la librairie autogérée et à qui elle demande des suggestions de desserts végans. Le logiciel sait même répondre avec des émojis à la signification assez vagues, face à certaines questions.

En cas d’enquête, les conversations fictives sont une protection plus crédible que le téléphone éteint. Corollaire de la première des quatre règles strictes : pas d’objets connectés ou GPS pendant les opérations.

 

Alix lâche le téléphone et s’affale dans un fauteuil à accoudoirs qu’elle a trouvé en bas de chez elle. Même si l’appartement est minuscule et que sa vie d’avant lui manque, elle ressent de la satisfaction après les efforts de la journée. Soulagée, et satisfaite d’elle-même. Ses émotions, comme son rythme cardiaque, ont pas mal oscillé entre les épreuves et les rencontres, jusqu’à cet apaisement final d’avoir réussi à tout accomplir dans les temps. Un résultat qui, même s’il est modeste, la rapproche un peu plus des grandes aspirations, du changement qu’on voudrait voir de son vivant. Le fonctionnement logistique qu’Alix contribue à maintenir, moins d’un an après la première simulation, commence à devenir cohérent. Elle commence à s’habituer aux bonnes pratiques et aux règles.

La routine logistique, déplacer des paquets, des messages, aller remplir ou vider des coffres, ce n’était pas exactement ça qu’elle était venue chercher. Pas de ça dont elle voudrait remplir sa tête et ses journées. Heureusement les satisfactions commencent à se multiplier derrière les obligations et les interdits. Et puis ces interdits, elle les comprend parfaitement. C’est sa survie et celle des compagnon⋅nes qui est en jeu. Elle sait très bien que les flics et les tribunaux aiment faire des exemples.

 

La cuisine est minuscule ici. Au-dessus de la poêle coincée sur un feu étroit, elle fait tomber un pavé aux céréales. Quelques légumes crus qu’elle épluche, et de l’eau à bouillir pour son thermos d’infusion de mélisse.

Les relais à vélo, dans une petite ville ennuyeuse, ce n’est pas véritablement passionnant. Pas tout à fait ce qu’Alix aimerait faire du reste de sa vie, assignée là sans réels centre d’intérêts à développer, faute de rencontres et de lieux de socialisation. Mais l’engagement c’est aussi être prête à se rendre utile même si ça n’est pas immédiatement stimulant. Ça elle le savait. Cette situation ne durera pas éternellement. Elle sait que le danger deviendra bien assez réel, lorsque le déclenchement aura lieu. Encore une douzaine de jours à attendre avant la grande assemblée secrète, pour pouvoir en parler justement. Rien que d’y penser, un courant électrique court sur ses épaules. Les perspectives devraient y être clarifiées au consensus. De ce qu’elle comprend, il y en a qui commencent à s’impatienter. Des membres auraient même parlé d’attaquer des objectifs moins ambitieux, en mode semi-ouvert, pour créer un emballement favorable, le temps d’être totalement prêt⋅es. Pourtant les conditions ne sont pas encore réunies pour prendre le risque de sortir de l’ombre. Pour Alix, le contrat explicite a toujours reposé sur cette double attente : un rassemblement avec l’autre groupe, les guérillères. Et un avantage offensif, l’ « hypothèse neurale » ou autre chose.

Un fumet roussi se répand dans la pièce. En deux enjambées elle passe dans la cuisine et vide la poêle. La composition de son plateau repas se termine dans une cassolette aluminium de camping qu’elle referme avec son couvercle emboîtable, et qu’elle glisse dans un petit sac en tissu au héron bleu délavé. Elle prend les jumelles haute performance pendues au mur, protégées dans une pochette de cuir tannée.

À l’extérieur de l’appartement, dans les couloirs, quelques échos lointains de télévisions et de voix résonnent. Elle n’appuie pas sur l’interrupteur et monte doucement l’escalier commun de l’immeuble, dans la demi-obscurité du début de soirée. Vieilles marches en pierre biseautées par les existences, balustrade bois verni à barreaux de fer fins, vieux vert. Les peintures blanches des murs ont dû être refaites récemment mais les frottements de sommiers et d’étagères continuent de laisser des marques aux saisons des déménagements. Alix habite ici depuis quelques mois, et chaque étage, chaque palier, est un monde dont elle connaît peu de choses. Bien sûr il y a les consignes de discrétion qu’elle applique à cause des risques d’enquêtes de voisinage par les flics, mais cet isolement les un·es à côté des autres c’est encore autre chose. Une plante dans un pot placé par un voisin, une photo dans un cadre, pour décorer les habitudes entre vies cloisonnées. De la musique parfois, qui s’échappe d’un appartement et pourrait traduire un état d’esprit, une passion, une éducation, mais la communauté n’existe pas au-delà de ces signes de présences lointaines, ou des rares bonjours en se croisant par hasard.

Au dernier étage Alix avait vite remarqué qu’il y a un seul appartement au lieu de trois. Elle monte là-haut plusieurs fois par semaine, mais n’y a jamais entendu aucun bruit.

Un court moment immobile et silencieuse, en haut des marches, pour s’assurer qu’elle est bien seule, elle va se cacher dans le recoin verdâtre craquelé, puis saute sur place pour attraper le mécanisme à poignée d’un vasistas avec échelle dépliante. Elle se hisse à la force des bras, pose un pied sur le premier barreau et monte un échelon.

Il y a un cadenas sur l’ouverture du vasistas. Le pistolet de serrurière qu’elle gardait dans la poche de sa veste de nuit, un des merveilleux outils offerts en cadeau de bienvenue, le décroche en quelques secousses.

 

À l’extrémité du toit-terrasse où personne ne monte jamais, surplombant le quartier du haut des six étages, elle s’est assise en tailleur pour avaler la portion végétarienne. L’air est encore doux et ne souffle pas en brise. Contre les parpaings enduits au goudron, seul le haut de sa tête dépasse, coiffé d’un bonnet, un cache cou léger sur le bas du visage pour en laisser voir le moins possible. Elle ne sort pas encore les jumelles électroniques de l’étui. Rien n’attire sa curiosité pour l’instant aux fenêtres des immeubles récents qui dépassent entre les vieilles constructions. Quand les lampes d’intérieur s’allumeront dans le soir qui approche, à ce moment-là elle choisira l’appartement à visionner comme une carte postale.

En attendant elle sort un petit poste radio FM, vieux modèle, souvenir antique fonctionnant sur piles. Un câble branché sur la petite prise de sortie audio transmet le son dans l’écouteur qu’elle place au creux de son oreille. Bruit blanc. Il n’est pas encore l’heure.

Sur ce boîtier à antenne, pas de micro espion, pas de caméra indiscrète, de géolocalisation, routage IP, pas de connexions à des serveurs proxy, de portes dérobées potentielles à différents niveaux d’abstraction des processeurs et circuits intégrés. Un appareil strictement passif, pour être contactée en ville sans risques, sur les fréquences de broadcast dépréciées à cause de la radio numérique. Un biper revisité, version pirate.

Grâce à ce dispositif radio réservé aux urgences et aux annonces de messages en attente, on contourne la surveillance personnelle généralisée sur les objets électroniques du quotidien. Le risque est du côté des émetteurs, placés sur des points hauts de l’agglomération, et qui rayonnent depuis une position fixe, localisable. Mais un émetteur pirate autonome installé sur un toit, avec son panneau solaire et ses batteries à très longue durée de vie, n’est plus jamais visité une fois installé. Matériel assez solide pour durer plus de dix ans, et toute la configuration se fait à distance. Grâce à eux Alix peut laisser son téléphone chez elle. Elle sait que les annonces lui parviendront sur la FM.

Et ça a son petit charme : à chaque changement d’heure sur l’horloge, lorsqu’elle n’est pas à la maison, Alix allume la radio sur une fréquence inutilisée, convenue à l’avance. Si on diffuse sa chanson, c’est qu’on a besoin d’elle. Elle se débrouille alors pour retrouver un accès au Disnet sur ses propres machines de confiance, où elle pourra consulter en sécurité sa boîte de messagerie chiffrée anonyme, et prendre connaissance de ce qu’on lui demande.

Sa chanson signal, c’est « Si maman si » de France Gall. Datée mais touchante à chaque écoute. Elle ne l’a encore jamais entendu sur les ondes.

La chanson de Brahim c’était quoi déjà ? Un truc de Sisters of Mercy, encore plus daté.

L’autre type de signal possible sur la FM, personne ne l’a jamais entendu. Quelques bips à intervalles réguliers, pour indiquer un cas de force majeure, ou un danger vital pour le groupe. Fuir ou se cacher.

Dans le creux de son oreille, un souffle constant crépite toujours, quelques minutes après vingt heures. Elle éteint la petite radio.

Le carnet. Elle veut gratter quelques phrases qui lui restent dans la tête, tant que la lumière du jour le permet encore. Pour son amie Marion, prénommée Pamela à la scène. Des répliques, des idées de jeu qu’elle garde à l’esprit depuis plusieurs jours et qu’elle voudrait insérer dans sa comédie musicale complètement désordonnée. Elle mise beaucoup sur l’effet absurde, elle est sûre que ça lui plaira à Pamela. Un jour. Quand le document conducteur sera mieux rempli, Alix scellera une enveloppe signée de son pseudonyme d’artiste : Cloé Serviette. Marion/Pamela, étonnée, ouvrira le pli pour découvrir le titre des nouvelles aventures de son accolyte : « Cloé Serviette et les secrets de l’After-life ». « Un banger du music-hall ! » « Incrédible ! » « Glutamatesque ! ». Décors, idées de mise en scène détaillées avec des croquis, extraits de tirades bien choisies en lettrages semi-énormes découpés dans les magazines. Sous les textes, des silhouettes de personnages, découpées ou crayonnées, et même, sur un petit rouleau à déplier, un extrait de partition pour la mélodie du thème principal qu’Alix s’est cassé la tête à transcrire, avec ses restes de solfège du violoncelle.

Elle prépare le courrier depuis des semaines. Très vite quand elle était arrivée ici, dans le petit studio triste et froid loué à un faux nom pour elle, loin des gens qu’elle aime, loin de sa meilleure amie à qui elle ne peut rien raconter de ce qui se passe réellement, elle s’était accrochée à ce projet dérisoire. Pour maintenir un semblant de lien, même si les choses ne sont plus vraiment comme avant, même si elle n’appelle plus tout son crew pour donner des nouvelles, Erwan, Chris, Pamela et les autres.

Petit bout par petit bout, idées et inspirations absurdes les unes après les autres, elle consigne tout ce qui lui vient à l’esprit quand elle se replonge dans les anciens délires dansants et chantants. Elle fait ça spontanément pendant les périodes creuses, ça aide à compenser les absences, les renoncements volontaires. Le reste de sa vie est maintenant plongé dans une autre recherche qui pourrait aussi avoir l’air d’un délire absurde suivant d’où on la regarde. L’obsession du secret, et le sens du devoir surtout, qu’elle n’aurait jamais cru endosser aussi sérieusement. Mais une personne humaine, avec son esprit complexe et ses multiples expériences accumulées, ne développe pas qu’une seule personnalité, Alix en est convaincue. Un esprit a plusieurs facettes, et elles sont parfois très éloignées les unes des autres. On peut être ou désirer des choses contradictoires en apparence, dans une même existence.

La nouvelle vie de Cloé Serviette, c’est la solitude.

Même si elle essaie de se convaincre qu’elle se fera des ami⋅es, le décalage est brutal avec son ancien environnement, pas très loin d’être carrément déprimant. Fini pour elle de répéter comme une bénédiction « vive le collectif ! », à qui veut l’entendre. Finie la liberté des prés à perte de vue. Enfermée entre les murs d’un studio minuscule, Alix regrette la vie au grand air. Le village lui manque plus que d’habitude ce soir. Sa fenêtre aux larges appuis en pierre, ses ami⋅es de cœur, les draps bleus pendus au plafond en vélums dans la chambre qu’elle a laissée à quelqu’un d’autre en partant, et qu’elle espère ne jamais avoir besoin de réclamer. Le monde devrait tellement changer que de vraies communes libres existeront sur tous les territoires. Là-bas, où elle menait une vie qu’elle qualifie elle-même de frugale, heureuse, profitable pour les autres et pour soi. Là-bas où le sentiment ambivalent de vivre dans une collectivité préservée, et par certains aspects privilégiée, l’empêchait de prendre une véritable distance avec le monde machine, si proche avec ses mines à ciel ouvert.

Loin des hameaux de collines, elle ne se réadapte pourtant pas si mal. Les seize premières années de sa jeunesse urbaine n’y sont pas pour rien. En ville aujourd’hui, ce sont les plaisirs simples, organiques, qui lui manquent. Des plaisirs évidents mais inaccessibles dans les zones goudronnées. Se réveiller au milieu des prés, dans une cabane ou une tente, à l’abri des arbres feuillus qui se courbent doucement, tôt le matin avec les premiers oiseaux qui piaillent, l’astre de chaleur qui invoque les premières couleurs. Somnoler dans l’attente des premiers sons d’une activité humaine bienveillante autour de soi. Des voix qui rassurent. L’eau froide éclaboussée sur son visage, en plein air. Boire au minuscule filet d’une source claire. Avaler la chair d’un fruit âpre et sucré, ramassé en marchant sur les chemins.

Elle a renoncé temporairement à ce bonheur et fait le choix de revenir au cœur de tensions sans fin, au milieu de la guerre qui éclate aléatoirement dans des salles d’attente et des rues marchandes. Elle l’a fait pour contribuer à un projet plus urgent que son propre bien-être.

 

À Fromieux, dans le studio clandestin, ce qui manque par-dessus tout à Alix c’est le maillage humain, l’implication collective de tout le monde dans les tâches et les efforts de la vie quotidienne. Quand les activités cessent d’être pénibles et se transforment en joies, en plaisir de construire ensemble. Les gens cultivent, récoltent, transforment, conservent. Il y a des petits groupes de voisin⋅es, des grands groupes. On fait fonctionner des générateurs avec les ressources qu’on a sous la main, des panneaux solaires, des éoliennes de toutes sortes, pour alimenter les lieux publics. Il y a des tours de participation volontaire à la maintenance des réseaux d’énergie et de communication bricolés par les bonnes volontés, on collecte en camionnette ou en charrette de quoi alimenter les poêles et la biomasse. Les surplus de nourriture sont redistribués par les mêmes voies de transport qui passent de lieu en lieu, de placette en placette…

Habiter dans la “ceinture d’Astres”, le plus grand regroupement de communes autogérées, c’était réapprendre l’intérêt général. Devenir une partie active d’un ensemble, ensemble peu homogène, pas toujours assez rapide pour prendre les décisions, mais un ensemble qui fonctionne sans l’obsession du profit, sans motivation spéculative, pécuniaire : construire utile et beau, sans nuire, habiter un monde en cours de réinvention.

Le dernier exemple de cette motivation collective avait été la création d’une nouvelle caserne de Pompier·es, impossible à financer par de l’argent public et donc obligatoirement indépendante des institutions. Située dans son village, au carrefour de plusieurs routes, Alix s’y était investie sans hésiter. L’objectif principal était de maintenir en état un camion équipé d’une grande échelle et d’un jet d’eau, qui devait servir en cas d’incendies quand les autoformations et le matériel de base ne suffisaient pas à maîtriser les flammes.

Le camion avait été acheté collectivement, une bonne occasion à saisir, on avait fait des stocks de carburant, et la formation au métier du feu avait été assurée par une association de pompier·es du Portugal, accueilli⋅es sur place pendant quelques semaines.

Pamela avait suivi la formation de loin. Un soir, par provocation, elle avait lâché à Alix : « l’autogestion on ne sait pas faire, nous, en France. »

Un petit accrochage avait suivi. Plus sur la forme que sur le fond. Alix reconnaissait qu’il y avait du retard à rattraper, c’étaient d’ailleurs souvent des groupes venus de l’étranger qui donnaient des formations pour démarrer les nouveaux projets ambitieux, mais elle n’était pas d’accord avec la conclusion défaitiste de sa copine qui avait de plus en plus tendance à voir le mauvais côté des choses. Ok les réunions élargies étaient foireuses ces derniers temps, et on voyait bien les limites de l’organisation spontanée entre groupes de maisons qui n’avaient pas l’habitude de fonctionner ensemble, bloqués par l’absence d’une vraie culture de la répartition des tâches, avec des rôles intermédiaires et une transmission en cascade par la pédagogie active, etc. Mais il y avait des progrès depuis 10 ans, ça c’était indéniable, il suffisait d’en parler avec les moins jeunes, qui avaient connu des situations bien plus chaotiques.

Alix avait donc contredit son amie : « En France on a les Services Publics d’Entraide quand même, c’est pas rien. » Pamela avait aussitôt objecté que l’autogestion, ça n’est pas que la répartition des tâches, c’est aussi la transmission de savoirs vivants et de sensibilités. Et elle en concluait que si une révolte générale faisait tomber les institutions, on serait dans la merde, parce que dans ce pays, franchement, on ne sait pas s’organiser à plus grande échelle sans s’épuiser. Que les Services Publics d’Entraide ne pourraient jamais complètement remplacer les hôpitaux, les infrastructures, et que le mouvement regroupait de toute façon des personnes bien normées et bien blanches, issues de milieux bien diplômés, une gauche ennuyeuse peuplée par les classes moyennes supérieures et bourgeoises.

Malgré toutes leurs expériences communes et leurs souvenirs indélébiles, elles ne se comprenaient plus. Un magma de sentiments avait craquelé la surface pendant cette dispute, éloignant subitement cette impression de cohérence qu’on garde dans les amitiés trop proches, fusionnelles. Alix ne digérait toujours pas cet éloignement, des mois plus tard. Une fracture, au moment où elle-même s’était justement mise à croire qu’il était temps de basculer dans une nouvelle époque de sa vie. Un tournant résolument révolutionnaire. Définitif, forcément violent, même si le projet n’était pas de distribuer des kalachnikovs. Un moment historique se préparait, elle voulait en faire partie d’une façon active. Alors oui, il allait falloir mieux s’organiser, mais il n’y aurait bientôt plus d’excuse pour ne pas le faire.

 

Le clignotement irrégulier d’un lampadaire, dans le soir qui tombe, la rappelle loin des hameaux. Crépitement de l’ampoule qui évoque un autre signal intermittent, une autre crainte, latente. Elles n’ont pas émis depuis longtemps. Et les autres commencent aussi à s’inquiéter, Alix l’a découvert récemment. Par-dessus la ville, à la hauteur des montagnes lointaines, elle aimerait pouvoir appeler, invoquer ou prier, si seulement cette méthode était plus efficace que le mode de transmission radio longue distance que les combattantes invisibles privilégient depuis des années.

On ne pourra pas se passer d’elles. Sans leur apport en participantes, tout le projet ne sera peut-être qu’une explosion vite éteinte comme il y en a eu par le passé. Il faudra des forces pour prendre les bâtiments officiels, tenir un siège, désorganiser le pouvoir et déborder les patrouilles mobiles de flics qui communiquent à distance, d’un emplacement à l’autre de la ville. La force du nombre, pour garder des passerelles, des ponts et des tours, résister aux temps violents où la raison d’État se transforme en permis de massacrer dans la rue. Pour avoir une chance de créer cet effet d’entraînement populaire à partir duquel le temps lui-même pourrait être repris.

Aucune nouvelle information n’arrive dans les rayonnements sous l’ionosphère, par lesquels on devrait apprendre l’état de leurs forces, ou le moment précis d’une rencontre pour s’unir. Alix se sent inutile face à cette incertitude. Il n’y a rien qu’elle puisse faire, rien en son pouvoir. Un sentiment extrêmement désagréable qu’elle laisse se déverser sans le retenir. Ne pas refouler.

Il y a un autre doute plus profond qui existe tout au fond, et qu’elle ne veut pas enterrer sous des croyances, des fausses promesses. Mais ce tout petit doute, elle ne voudrait pas le laisser croître.

Tout petit risque. Si les guerillères n’existaient plus.

Et le risque infiniment plus petit qu’elles n’aient même jamais existé.

 

Alix fait l’effort de respirer avec amplitude, de penser aux bonnes choses de la journée. Il y a davantage de raisons de se réjouir que d’avoir peur. Elle mâche la dernière bouchée du pâté de protéines végétales un peu trop sec à son goût, avec le reste froid des haricots et pommes de terre. Sensation d’avoir rempli raisonnablement son ventre. Petit à petit le désir revient d’agiter son corps, même sous une réalité affligeante.

Dans deux semaines, la grande réunion compliquée doit se tenir. Elle rassemblera les autres auxis, peut-être qu’on y annoncera une avancée, de nouvelles informations importantes. Les équipements de radio longue portée, l’unique moyen de communication utilisé par les guérillères, auront peut-être capté des signes d’activité dont elle n’est pas encore informée. Alix devrait bientôt croiser Brahim. Lui il est sur tous les coups en ce moment. Soit il s’impatiente aussi à cause du silence, soit il est vraiment excité par la tournure que prennent les choses, et des nouveautés dont elle n’est pas encore au courant.

 

La nuit tombe, les appartements au fond du plateau d’échec urbain révèlent leurs décorations dans les ténèbres, ombres humaines entourées d’objets lumineux palpitants avant de tirer les rideaux. Quelques ombres ne prennent pas de précautions pour se cacher, par oubli ou par arrogance. C’est sur l’un de ces logements, son préféré, qu’elle braque les jumelles puissantes fournies dans la mallette citoyenne avec d’autres outils. Une toile abstraite au mur, une cymaise supportant un coffret en verre éclairé de l’intérieur, un écran incurvé gigantesque sur le plan le plus enfoncé de ce grand volume clair traversé parfois par une silhouette préoccupée.

Il y a tellement d’autres vues domestiques à portée. Et les structures imbriquées sont si nombreuses. Production et distribution d’énergies, réseaux d’usines et acheminement de marchandises, fret routier, fluvial, ferroviaire, quartiers d’affaire, avocats internationaux, banques publiques, banques privées, sociétés d’investissements, places de bourse, comités de direction, de pilotage, grands opérateurs de télécommunication, agrochimie, pharmaceutique, propriété intellectuelle, brevets, registres du commerce international… Est-ce qu’un maillon important d’une de ces hiérarchies habiterait vraiment dans un trou moyen d’à peine 15 000 habitant⋅es, dans un appartement ? Certains gros salaires font bien plus d’une heure de route après le travail pour fuir la grande Satrapie et retrouver le confort isolé de leur maison de campagne. Pourquoi pas un vaste appartement au dernier étage ?

Coïncidence d’un alignement de fenêtres, de quelques signes prometteurs, d’intuitions sur lesquelles elle aimerait s’appuyer, Alix veut croire qu’elle trouverait son point d’entrée à elle, juste à portée de binocles, par le plus grand des hasards. Elle localiserait d’abord par déduction visuelle, sur une carte, le quartier où se trouve l’immeuble en question. Puis elle irait faire des tours en vélo là-bas, masquée. Elle repérerait l’entrée, observerait le type de population qui circule, entre et sort des immeubles cossus. Elle en déduirait les bons horaires, reviendrait pour faire une planque dans la rue ou même pour oser franchir l’entrée, en rusant, monter dans les étages, chercher un nom sur une porte d’appartement. Elle, Cloé Serviette, enquêteuse indépendante mezzo soprano sur la piste des répercussions sociales insoupçonnées de l’Afterlife, cette réalité augmentée pour privilégié⋅es. Ou quelque chose du genre.

Pamela apprécierait énormément. Tout ce qui se rapporte à des intrigues sociologiques en chansons la rend complètement hystérique, dans le meilleur sens du terme, avec des pas de danse totalement inédits et une répartie en or, des répliques inoubliables : « Je vais te biscuiter ! », « Oh mes accus sont chargés ! »…

Qu’est-ce qu’elle lui manque.

 

L’enquête de terrain dans les quartiers huppés, Alix s’y est entraîné à de rares occasions, et jamais en chanson. Pas d’occasions réelles de passer à l’acte, au-delà des filatures pendant les simulations. Une chance se présente de mettre en pratique les exercices, et elle aimerait trouver quelque chose, n’importe quoi de surprenant, à propos de cet appartement de standing juste là, au bout de ses jumelles. Elle se ferait une joie de transmettre sa découverte, pour que d’autres membres bien plus compétent⋅es puissent effectuer une recherche poussée, mettre à jour des ramifications dans les sphères de pouvoir que le groupe veut cibler. Découvrir que Monsieur est un proche de tel ou tel Ministre, ou le fils d’un industriel important. Le hasard a souvent étonné Alix par le passé.

 

Maintenant il fait trop sombre dehors. Elle ne peut plus écrire, mais elle ne veut pas allumer de lumière, pour éviter de se faire voir depuis sa cachette d’observation nocturne. Elle attendra d’être dans le salon, sous l’abat-jour. Le bleu au-dessus du monde tourne sombre. Elle jette encore un œil furtivement dans les jumelles, mais les volets mécaniques se sont fermés là-bas. Elle se résigne, change de position, s’allonge un moment, tournée vers les étoiles qui ne brillent jamais assez fort ici, à l’exception du point blanc qui lui rappelle tous les ciels du monde qu’elle a contemplé. Sirius, ou peut-être Vénus, impossible pour elle à cette heure de faire la différence. Ce qui est drôle si on y réfléchit bien, parce que depuis Sirius ou Vénus, la Terre n’est probablement qu’un point noir dans l’obscurité.

 

Dans l’excavation qui lui sert de logement, quelques étages plus bas, elle allume deux lampes d’ambiance qui réchauffent mieux qu’une ampoule solitaire au milieu du plafond. Elle regarde l’heure. Coïncidence, dans deux minutes la grande aiguille passe à nouveau devant le douze. Alix allume la radio.

Au-dessus de l’évier installé par défaut, elle fait couler un peu d’eau pour rincer les plats. Les quelques morceaux de carrelage blanc tristes posés sur le mur, pour valider l’usage d’une arrivée d’eau dans la pièce qui est aussi une chambre à coucher, lui rappelle qu’elle a besoin de s’équiper. Des crochets muraux pour libérer la place qu’elle n’a pas, faute de meubles. En face de son nez un morceau de joint silicone s’est désagrégé entre les carreaux. Ça fait des jours qu’elle le voit. Elle pose son doigt sur le carré d’email. Ça bouge quand elle appuie.

La radio crachote.

Les premières notes de piano.

Les yeux d’Alix s’ouvrent grand.

 

Elle se retourne, les arpèges de la courte intro laissent place à une voix, naïve, triste…

 

SA chanson. Dans la radio.

Le temps s’étire d’une manière étrange, à mesure qu’elle entend les paroles chantées par une voix familière, irréelle, et qu’elle reconnaît les premières images dessinées par ces mêmes rimes des années plus tôt : ami⋅es qui s’éloignent, le cœur en déménagement…

 

Alix est remplie d’un bouillonnement.

C’est un message, pour elle. Quelqu’un essaie de rentrer en contact avec elle.

 

Elle se jette vers la petite table basse qui sert à tout, même de bureau, ouvre le capot d’un ordinateur portable, clique sur l’icône réseau pour relancer la connexion chiffrée au Disnet. Tapote du doigt avec impatience sur la table, ça prend toujours quelques secondes pour s’activer.

 

Elle ouvre enfin la page de sa messagerie sécurisée, tape login et mot de passe.

 

En gras. Une notif. Un nouveau message.

 

 

——

Casque d’OR a écrit: 

 

Hey salut la nouvelle ! Tu dois te faire chier dans ton studio non ? Je dis ça, moi aussi je suis passé par là, enfin pas dans ton appart’… bref.

Il faudrait qu’on se voit, j’ai des trucs à te raconter.

Si tu peux me retrouver demain au lieu n°4 dans ta zone, réponds-moi vite en me disant quelle heure t’arrange dans l’après-midi.

À bientôt.

 

Cas’

——

 
 
 
 
 
 
chapitre 6
 
 
 
 
 
 
 

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Chapitre 4

Manganèse

Trente-huit pages de neurosciences cryptiques.

Il avait suffi d’un seul serveur mal configuré pour pouvoir accéder à ces résultats d’études, financées par plusieurs angel investors et un milliardaire. Un dossier pas encore partagé, pas encore revu par les pairs.

Dans la petite chambre d’étudiant, le rapport affiché sur un écran parle de taux de réponse des canaux ioniques, d’hyperpolarisation prolongée et de potentiel d’équilibre. Brahim s’est plongé dans cette littérature qui ne lui est pas du tout familière uniquement pour se mettre dans l’ambiance. Rien de ce qu’il a sous les yeux ne parviendrait à le rassurer. Sabine elle, chercherait à transposer tout ça en concepts simples, au risque de faire des raccourcis. Elle parlerait de cet état de conscience dont on se réveille difficilement le matin, après avoir rêvé trop intensément. Des creux et des pics du rythme circadien, de la possibilité de déterrer les souvenirs qu’on stocke pour toujours dans notre esprit, même sans le savoir.

Ce qui retient surtout l’attention de Brahim, plongé dans ce dossier volé qui ressemble à un tableau de relevés sans magie, c’est son potentiel supposé. S’il a réellement sous les yeux les premiers signes d’une découverte incroyable dans le domaine des neurosciences, il y a de quoi s’attarder pour essayer de comprendre. Savoir que le véritable potentiel de ces diagrammes pourrait se réaliser un jour, passant de l’abstraction au règne de l’acier et du béton, ça a un côté aussi fascinant que les livres prophétiques. Mais ni Brahim, ni Sabine, ne sont capables d’estimer la probabilité de cette réalisation. En l’absence de chef⋅fes et de prophètes, c’est l’assemblée qui décidera s’il faut miser sur cette possibilité. Et pour la guider, les voix les plus avisées devront réussir à se faire entendre. Au sein du groupe clandestin, les scientifiques assez versé⋅es dans les neurosciences pour appréhender correctement les relevés électro-chimiques et les taux d’hormones ne sont que deux. Strater et Descloux.

Brahim détache son regard de l’écran. Un arbre à kakis maigre et sculptural occupe le centre de la cour qu’on voit depuis la lucarne au-dessus de son bureau, au dernier étage de cet ancien hôtel particulier. Seul ornement dans ce paysage clos entre de petites rues de la capitale. L’institut d’études théologiques protestant installé dans ces lieux a conservé très peu de signes bourgeois ostentatoires. Austère par le décor, mais surprenamment chaleureux dans les étages et les salles communes, même pour un agnostique. L’esprit de « communion fraternelle » qui règne ici donne presque un avant-goût de la communion humaine réalisée, de la société sans classes. À côté des livres classés en deux piles sur le petit bureau, «  historique » et « dogmatique », la demi-fenêtre d’une chatroom sécurisée reste désespérément vide. Le compte rendu scientifique est ouvert juste au-dessus. Écrit dans une langue de laboratoire. Derrière les chiffres abstraits et les courbes de mesure, il faut savoir garder une imagination fertile. Brahim continue à faire cet effort-là, des années après les premières discussions sur un sujet trop pointu pour lui, mais il ne sait pas combien de temps les autres accepteront de se prêter à ce jeu en aveugle. L’effort confine à la croyance, sans preuves, à l’acte de foi. C’est bien le problème. Sabine est encore incapable de l’admettre.

Si le doute mûrit avant la prochaine réunion, il sera très difficile de revenir en arrière. Redonner du crédit à « l’attaque neurale » deviendra une cause perdue. Aussi féru de textes prophétiques qu’il soit, Brahim sera le premier à reconnaître qu’une révolution matérialiste n’est pas un acte de foi. Il faut de l’imagination bien sûr, pour voir ce qui n’existe pas encore, société sans hiérarchie des classes sociales ou procédé d’attaque neurale sans assassinats ni violences. Mais basculer dans la croyance serait aussi dangereux que certains renoncements.

Dehors, un merle noir s’est posé sur une des branches supportant les fruits oranges. Après un coup de bec pour se désaltérer, il dédaigne de creuser le fruit et reste là, immobile sous le ciel gris clair.

Avant le rassemblement du groupe clandestin, et son assemblée qui décidera des grandes priorités à poursuivre, ce que tout le monde garde en tête à propos de l’« hypothèse neurale » c’est que les conditions sont complexes. Les membres les plus au fait rappelleront qu’il est probablement encore impossible de les reproduire hors laboratoire, sur des sujets non consentants, dans des environnements hostiles.

 

Dans une deuxième fenêtre sur l’écran, une conversation reste en suspens.

 

Elle dit : « L’indice ionique glial seul n’est pas une valeur clé. »

 

L’unique spécialiste du sujet accessible au groupe, et dont l’avis pourrait être définitif sur la question, c’est cette experte en microbiologie des systèmes nerveux. Pseudo « Az » dans le chat Disnet.

Elle ajoute, sur une nouvelle ligne : « Mais l’élévation du potentiel membranaire des gliales GM-27 dans le cerveau et au niveau du nerf vague, de façon asynchrone, est un signe incontestable. »

Jusqu’ici Az n’a pas encore franchi le pas. Pas encore passée à l’acte comme les autres. De sympathisante à agente active, il y a un grand pas que certain⋅es ne franchissent jamais. Même si elle le décidait du jour au lendemain, il lui resterait plusieurs épreuves très protocolaires à passer avant de rejoindre les recrues auxquelles on fait définitivement confiance – au moins assez pour leur partager les détails stratégiques. Dans la communication amorcée avec cette microbiologiste, tout est encore très compartimenté. Elle ne sait pas qu’un projet existe déjà pour mettre la main sur le même modèle de machine utilisée dans les tests qu’elle aide à décrypter. Qu’en apportant son expertise, patiemment, à distance, elle contribue à avancer la date d’une attaque qui pourrait autrement rester à l’état de rêve ou de prophétie.

 

L’heure avance. Brahim jette un œil sur la chemise pendue à un cintre devant le placard en palissandre vernis. Temps de quitter la chambre minuscule composée d’un lit et d’un bureau, pour se rendre dans le monde extérieur. À l’extérieur de cette faculté fondée par des humanistes issus du christianisme réformé, bourgeois. Un terme utilisé presque naïvement sur le site web de l’établissement. Cet après-midi, Brahim a plusieurs rendez-vous à honorer, là où on maudit tout ce qui se définit en tant que classe privilégiée. Là où des textes anciens en grec et en hébreu n’ont aucune forme d’importance pour déterminer le bien commun et la justice égalitaire.

Un dernier coup d’œil par la lucarne. Brahim reconnaît la silhouette sereine de la doyenne. Elle vient toujours s’assoir seule sur son banc, coiffée d’un chapeau rond parfaitement reconnaissable. Celle-là, avec ses questions acérées et sa perspicacité, Brahim préférerait ne pas avoir à croiser son chemin. Depuis trop d’années, dans cette chambre étroite, il ne travaille plus avec assiduité aux recherches spécialisées qui lui valent bourse et alibi social bien confortable. À ce rythme, la voie vers le certificat d’études théologique est encore semée d’obstacles, même aménagée par modules hors des parcours master ou doctorat. Et la doyenne a tendance à s’en préoccuper lorsque le sujet se présente. Plus par passion que par sens de l’autorité. Pour elle comme pour Brahim, la recherche comparée sur les écrits apocryphes, principalement les évangiles, est un gigantesque terrain d’hypothèses et de théories qui auraient pu changer la face du christianisme. Peut-être du monde.

 

Elle ne bougera pas de son banc. Difficile à éviter dans le passage de la grande porte cochère de l’institut. L’assemblée est à 15 h au centre social. Brahim éteint l’ordi, retire la précieuse carte mémoire sur laquelle tient tout le système d’exploitation encrypté, et se lève dans une impulsion, résolu à aller franchir cet obstacle.

En haut du placard sans fioritures, il saisit un vieux livre épais, l’ouvre par le milieu pour écarter la tranche reliée entre les pages et le cartonné de la couverture. Un petit jour dans lequel Brahim glisse sa micro carte. Une fois sorti de la chambre, le livre reposera sur l’étagère du couloir déjà encombrée d’ouvrages que personne ne consulte.

 

Depuis les chambres, on accède à la cour par le même escalier intérieur qu’empruntent étudiant⋅es, professeur⋅es et internes. En bas de l’escalier, le bois rouge de la grande porte rénovée s’ouvre pour inonder de lumière un hall qui pourrait être sinistre, s’il n’avait pas été repeint aux couleurs méditerranéennes grâce à l’initiative du bureau des élèves. Une fois dehors, l’arbre à kaki est le premier repère dans la réalité à ciel ouvert. Imprimé par des centaines d’allers-retours, matins et soirs.

Brahim retient la lourde porte du mieux qu’il peut. Le moindre grincement est amplifié dans la cour à l’acoustique digne d’un théâtre antique. Il faut se faufiler jusqu’au mur, sur le chemin pavé qui contourne les graviers bruyants.

La chance lui sourit cette fois. La silhouette au chapeau rond se lève. Elle s’éloigne lentement vers le bâtiment d’intendance.

 

— 

 

Pour bien s’informer en période de troubles, les instances réseaux décentralisées permettent d’accéder rapidement à tous les points de vue d’un fil d’actualité digne de ce nom. La méthode numérique est rapide, anonyme, mais elle n’a pas que des avantages. Les assemblées populaires, dans le monde physique, sont l’autre moyen d’obtenir des infos bien mises en perspectives. Fréquentées par une grande diversité de population, des femmes de chambres syndiquées aux journalistes pigistes, en passant par les squatteureuses, les assistant⋅es parlementaires désabusé⋅es et les volontaires des chaînes de contre-surveillance, c’est là que se trouve parfois la meilleure compréhension de l’actualité sociale, entre les rumeurs et les analyses de terrain. L’assemblée locale qui se tient aujourd’hui permettra à Brahim d’en savoir plus sur ce qui s’est passé cette nuit. Un accident sans lien direct avec les occupations d’usines et de centrales de distribution, mais dont la gravité provoque des réactions au sommet de l’État. Des communiqués laconiques circulent depuis midi. Encore difficile à comprendre de l’extérieur, sans noms, sans relations clairement établies.

 

15 heures, horaire habituel d’assemblée de quartier Ménilmontant du mercredi.

La halle située rue de la Duée dans le vingtième arrondissement a beaucoup changé d’usage au fil des époques. Le lieu sert à la fois de bar, de cantine, d’atelier et de salle de réunions publiques. Pour entrer dans l’ancienne fabrique à soie, une grande ferronnerie coulisse et révèle un bar-cuisine installé entre des poteaux sans cloisons. Beaucoup de monde aujourd’hui à l’intérieur. À l’arrivée de Brahim, un cri fuse au milieu du brouhaha, depuis l’une des grappes joyeuses accrochées au comptoir.

— Séba, séba !

En dehors de la vie clandestine du groupe, Brahim utilise le prénom officiel inscrit sur sa carte d’identité, Sébastien. Brahim est un pseudonyme secret. Avoir un pseudonyme secret permet de garder un lien symbolique avec ses origines algériennes, même si personne n’utilise ce beau prénom en dehors d’un cercle extrêmement protégé. Sur son acte de naissance, il aurait aimé qu’un deuxième prénom lui soit donné, un petit nom issu de la tradition arabophone ou musulmane. Au centre autogéré, comme à l’institut théologique, il se contente de l’option par défaut. Sébastien. Brahim L’Innocent restera un blase de roman-feuilleton.

La salle est presque aussi encombrée que les abords du comptoir. Sébastien se fraie un chemin en tortillant des épaules.

— Ça fait un moment qu’on t’a pas vu ! Tu viens au squat demain ? On repeint les murs et on fait une bouffe.

— Demain je suis déjà engagé, mais je passe vous voir tout bientôt, promis.

— Ça a changé, tu verras.

Il tend la main nonchalamment en signe d’au revoir :

— On se voit plus tard !

Son mouvement l’emporte vers une foule plus dense, massée dans l’arrière-salle où vont se prendre les décisions. Il sait que Gabriel attend au fond, adossé au mur. Ça ne devrait pas être difficile de le trouver.

Au moment de se faufiler de l’autre côté, un visage apparaît à quelques mètres dans la foule. Une surprise qui fige Brahim, un court instant. Qu’est-ce qu’elle fout là ?

Cas’ – diminutif de Casque d’Or – n’est pas censée fréquenter les milieux de la capitale, encore moins le centre social autogéré du 20ᵉ arrondissement. Sa zone à elle c’est Rhône-Alpes. Bien loin de la région parisienne. Elle et Brahim ne sont pas censés se croiser en dehors du groupe avant leur prochain rendez-vous logistique. Bien sûr, s’illes devaient tomber nez-à-nez, illes feraient semblant de ne pas se voir. Mais avoir des ami⋅es en communs ou des occasions sociales partagées pourrait suffire à foutre en l’air leurs vies compartimentées. À contrecœur, Brahim fait donc un quart de tour sur sa droite. Au bar il trouvera quelqu’un à qui parler pour faire distraction.

Deux visages connus :

— …Moi j’y crois pas. Ah Séba, donne-nous ton avis !

Brahim fait mine de s’intéresser.

— J’ai pas suivi… ça va vous ?

Une meuf plus grande que lui, avec lunettes larges et béret abricot, résume d’un air jouasse :

— Est-ce que tu penses que les cliniques d’atténuation volent les souvenirs qu’elles effacent, pour les réutiliser ?

Il fronce un peu les sourcils.

— Vous êtes encore sur ces théories ?

— T’imagines vivre leurs cauchemars : « mes versements de dividendes ont baissé », « ma gouvernante ne sait pas tenir une maison »…

Des petits coups d’œil à gauche et à droite pour surveiller l’autre. Cas’ prenait le chemin de la sortie visiblement. Brahim ne comptait pas rester après le vote, mais il faudra continuer à l’éviter si elle ne s’est pas éclipsée à ce moment-là. La conversation en cours lui demande peut d’efforts :

— Perso je me fous de savoir si les souvenirs des bourges finissent en cachets ou dans de la mauvaise réalité virtuelle. Mais je crois qu’on en n’est pas encore là, désolé de vous décevoir.

— Tu penses que c’est impossible ? Pourtant on arrive à effacer des souvenirs précis, et l’harmonisation peut déjà décoder notre esprit.

— Il ne faut pas tout mélanger. Effacer des souvenirs ça peut se faire en ciblant des zones précises du cerveau, comme les pertes de mémoire partielles après un traumatisme crânien.

— Oui mais les harmonisations, les implants, le décodage neural… ?

Aux compas qui attendent encore d’être départagé⋅es, il rétorque :

— Même s’il y avait une demande ultra-niche, je ne crois pas que le ré-encodage soit une technologie assez aboutie pour produire des souvenirs réutilisable à partir de simples opérations d’atténuation. Il y a des pertes d’informations à tous les niveaux, un souvenir c’est pas aussi simple que de recréer une image.

— Pareil : j’y crois pas.

Un dernier regard dans la salle et Brahim fait le geste des bisous qu’on envoie depuis la paume de la main, avant de s’éloigner sans perdre plus de temps.

 

Comme prévu, Gabriel attend seul contre le mur du fond, derrière une rangée d’épaules moins compacte. Sébastien/Brahim lui demande sans cérémonie :

— Alors, pas trop de cancers venus pour déséquilibrer le vote aujourd’hui ?

Il a gardé ce ton un peu arrogant, plus facile à manier dans les grandes occasions, mais le ravale aussitôt. Brahim sait qu’avec G il est inutile de faire du sarcasme, le garçon a tendance à tout prendre gentiment au premier degré.

Gabriel retourne un signe de la tête :

— À part les salarié⋅es venu⋅es spécialement pour l’occasion, pas tant de nouvelles têtes.

Brahim se poste à son côté, sagement. Avec celui-là, il peut délaisser le petit rôle impertinent qu’il utilise plus pour se protéger que pour avoir l’air supérieur.

Gabriel a des nouvelles à lui transmettre, comme toujours :

— Jimi est reparti au chtar’, tu sais ?

— Non, je savais pas. Merde.

L’autre fait « Hmm » avec un petit mouvement du menton, sort deux feuilles à rouler pour s’occuper les mains, pendant que Brahim pose les questions habituelles.

— Il y a quelqu’un pour lui faire des parloirs ?

— On est en train de s’organiser.

Le constat est toujours le même. Encore un en cabane. Gabriel et Brahim observent une pause qui permet de ne pas oublier tous⋅tes les autres, déféré⋅es pour des faits réels ou pour l’exemple. Gabriel semble plus abattu cette fois. Brahim le pressent, cherche ses mots, mais avant que les pensées ne prennent le pas sur son silence, une voix se met à tonner dans un micro. « Un deux, un deux… »

Brahim lève la tête en direction de la petite estrade, par réflexe, malgré la vue bouchée par la foule. On entame les annonces au micro :

« Avant de pouvoir procéder au vote de première jauge pour lequel tout le monde est là, on va vous donner la parole pour des interventions de moins d’une minute, comme d’habitude, mais avant ça je voudrais commencer en rappelant les faits qui se sont déroulés cette nuit. »

Le bruit des discussions qui emplissait la salle ne s’est pas totalement tu, mais il a considérablement diminué. La femme au micro poursuit :

« Voilà, donc si vous n’avez lu aucun communiqué à ce sujet, je fais un petit résumé rapide. Ce qu’on sait avec certitude, c’est que vers quatre heures du matin une jeune femme a été abattue avec une arme à feu dans l’enceinte privée d’un parc, dans la résidence du ministre de l’Intérieur. Il y a une bataille de communiqués en ce moment entre les autorités, la police et certains journalistes, donc vous avez peut-être déjà lu des informations contradictoires au sujet des personnes qui se sont introduites dans ce parc. »

Gabriel a cet air sérieux et naïf dont il ne se défait jamais. Il s’approche de l’oreille de Brahim et souffle avec précaution :

— Je ne sais pas combien de temps l’info sera retenue, mais la meuf qui s’est fait buter, c’était la fille de Lipsky.

— Laura Lipsky, la porte-parole des Services ?

Les enceintes amplifiées suspendues au mur porteur de l’ancienne fabrique ne s’interrompent pas :

« Pour l’instant rien n’est absolument clair, du côté de la police on parle de cambriolage, mais l’implication des chaînes de contre surveillance a été évoqué. Il y a d’autres rumeurs, comme celle d’un possible attentat, mais pour l’instant rien n’est encore confirmé par des témoignages. Rien n’est sûr à cent pour cent. C’est pour ça qu’en attendant d’en savoir plus, s’il vous plaît, on vous demande de vous abstenir de reposter des informations sans sources fiables, pour ne pas répandre des fausses rumeurs. Jusqu’ici il n’y a aucune preuve que la victime ait fait plus que de tenter d’escalader un mur d’enceinte, donc on vous remercie beaucoup de vous en tenir à ça pour l’instant, par égard pour la famille et pour les milieux concernés. Merci beaucoup ! »

Brahim écarquille légèrement ses petits yeux marrons. Bien sûr dans cette ligne temporelle absurde et tragique à la fois, il faut être un peu blasé pour se préoccuper d’actualité politique. Mais les accidents cruels finissent quand même par vous toucher, sous l’écorce. Surtout quand les noms qui résonnent tristement vous sont familiers.

— Pauvre Laura… Avec tout ce qu’elle prend dans la tête en ce moment.

Gabriel garde le même ton épris de gentillesse sincère :

— Séba je te fais confiance ?

— J’en parlerai à personne, t’inquiète. Je comprends mieux l’ambiance bizarre depuis ce matin.

— Il y a trop de gens qui savent et qui ne peuvent rien dire. Je sais pas combien de temps ça va tenir, mais tout le monde se prépare déjà à une répression médiatique et judiciaire.

La voix amplifiée termine en forme d’hommage :

« En tout cas, au nom du Centre, on tient à adresser tout notre soutien à la famille, aux proches, et même s’il n’y a aucun lien avéré encore pour l’instant, soutien aussi aux chaînes, qui font un boulot extraordinaire et de plus en plus risqué. »

Une salve d’applaudissement spontanée retentit entre les colonnes sans décoration.

« Maintenant je laisse la parole aux minutes locales. »

 

Après trois tours de parole rapides au sujet de chantier sans volontaires, de problèmes de plomberie ou de déploiement réseau de voisinage, c’est un grand mince qui hérite du micro. Le passage à la suite de l’ordre du jour, que tout le monde attend, se fait abruptement :

« Avant le vote à main levée, je vais rappeler le contexte. »

Il déplie une feuille et se met à en lire le contenu de façon très scolaire.

Les grévistes dissidents d’une branche télécom désapprouvée par les centrales syndicales, occupent depuis quelques jours un data center d’interconnexion, un point de présence (PoP) national, essentiel à la fluidité des réseaux internet de certaines infrastructures et entreprises. L’occupation se situe à quelques rues du centre autogéré où se tient la réunion actuelle.

Autour d’un local où se relaient en permanence grévistes et soutien, et à l’intérieur duquel se fait une liaison technique entre la partie backbone de l’internet transitant par de gros câbles internationaux, et les commutateurs nationaux de certains opérateurs, une véritable logistique de guerre est en train de s’organiser. Depuis que la possibilité d’une paralysie, ou d’une autogestion totale, menace de se répandre à d’autres points de présence télécom situés dans la capitale, l’État se prépare à une intervention pour nettoyer la source de cette contagion. Les grévistes s’attendent à des charges brutales, à des blindés et des armes de mutilation non-létales.

Une fois la lecture terminée, une autre déclaration formelle débute :

« La proposition légitime émanant de notre district, élaborée en groupes de travail inclusifs, est la suivante : À partir de demain matin à l’aube, faut-il engager collectivement nos forces et nos ressources dans la construction et la défense de barricades de rue, autour du local occupé par les grévistes, place des fêtes ? »

Quelques cris répondent déjà par l’affirmative. Autour des tables du premier rang on échange quelques papiers, plusieurs volontaires se sont installé⋅es, équipé⋅es de carnet ou d’ordinateur à clavier. Ces instants de battement laissent rapidement place à une autre formalité bien connue du public.

« J’appelle maintenant toutes les personnes opposées à cette proposition à exposer leurs derniers arguments à la collectivité, donc celleux qui ont quelque chose à objecter, vous avez l’occasion de résumer votre point de vue au micro, ou de transmettre un texte qu’on lira pour vous… Je laisse deux minutes pour vous inscrire sur la liste de parole. »

Quelques groupes s’agitent, sur le ton de la plaisanterie, on rejoue pour la centième fois la blague qui consiste à pousser quelqu’un d’autre à se manifester par une tape dans le dos. La dernière minute s’écoule. La voix amplifiée annonce avec une certaine gravité :

« Aucun argument contradictoire. On passe donc au vote : en première jauge, qui est pour la proposition des barricades ? »

Brahim, doucement, lève sa main. Gabriel termine tout juste de coller son stick de Gelato avec la droite, et lève la gauche. Devant, c’est une forêt de bras en l’air.

 

Le constat est tellement univoque, que personne ne prend la parole au micro. Toutes les mains restent levées. Un silence assez solennel s’est installé à mesure qu’elles se baissent. Comme si l’histoire en train de s’écrire avait besoin d’un peu de calme pour mieux se laisser contempler. Aucun applaudissement. Puis une blonde, devant, se risque à plaisanter tout haut avec une voix d’animé :

« Ça leur apprendra à dire du mal de Bizo ! »

Des rires éclatent, comme un soulagement. Le manifestant Bizo avait été moqué publiquement par une ministre lors d’une intervention télévisée impardonnable. Après l’explosion rigolarde, les discussions reprennent vite dans la salle, puisque que personne ne se décide à accaparer le micro.

Brahim fait un tour sur lui-même, en regardant partout dans la foule. Par crainte de revoir le visage de Cas’, mais aussi pour pouvoir apprécier le temps qui s’écoule à partir de cet accomplissement collectif. Il n’y a rien d’aussi fort qu’une décision commune, vécue côte-à-côte. Le basculement collectif est plus vibrant qu’une foule en sueur pendant un concert. Un jour où l’autre tout devra basculer. C’est rassurant de sentir une vague monter avec les autres en face de soi. Dans sa vie clandestine, au sein du groupe, Brahim n’a plus ce repère-là. Toutes les avancées collectives sont protégées, cloisonnées. À tel point que la grande assemblée secrète qui doit se tenir dans deux semaines ne pouvait avoir lieu qu’en Suisse, sur un territoire lui-même cloisonné. D’ici là il faut bien trouver des satisfactions. Sentir l’Histoire en train de s’écrire collectivement, avec d’autres cœurs emportés comme le sien par les remous, les barricades. Savoir que la vague qui arrive, si elle ne se brise pas lamentablement en retombant, ne l’emportera pas seul. Tout ce monde qui fréquente déjà les assemblées, les bourses d’échange, les squats et les piquets de grève, tous ces gens comme lui, en perdront le sommeil, comme lui. Leurs choix, irréversibles, comme les siens, en prémices d’un conflit n’attendant que d’être révélé.

Toujours adossé au mur, la jambe en équerre, Gabriel est le premier à rompre le silence :

— Bon, ben ça y est. Cette fois c’est parti.

Comme un écho à ces mots, la décision est enfin actée par la voix amplifiée. On commence à égrener une liste de sujets qui paraissent maintenant insignifiants. Le désintérêt dans la salle est flagrant, et malgré l’assiduité aux premiers rangs, plusieurs courants de départ remuent l’assistance. Dans l’autre espace servant de cantine, l’ambiance n’est pas totalement apaisée. Autour du bar, des voix s’élèvent. Des cris.

— Vous savez bien que vous êtes plus nombreux, vous le savez ça !

On entend rétorquer, de façon tout aussi sonore : « Tu avais l’occasion de t’opposer ! », mais l’autre continue à crier « Vous êtes trop nombreux ! »

 

Brahim regarde sa montre. Bientôt 16 h. Il serre la main de Gabriel cette fois, qui lui rend un sourire rare, de pure satisfaction. Peu de mots sont capables d’exprimer ce qui est en train de se passer en lui, alors il préfère ne pas les user. Brahim lui rend un sourire, ses yeux plongés dans les siens pour figer ce moment.

 

Comme un voleur.

Ça il en l’habitude. Fuir les au revoir et les bavardages interminables, Brahim sait très bien le faire.

Une fois qu’il a fendu le corps à trois cents têtes pour atterrir dans la rue, il disparaît dans une voie à sens unique, sort de sa poche le petit récepteur radio FM, déplie l’antenne, et glisse un écouteur dans son oreille.

Tout à l’heure il a un rendez-vous clandestin avec Sabine. Parti de l’institut sans téléphone sur lui, il doit s’assurer qu’on ne cherche pas à l’avertir d’un risque, ou d’un report de la rencontre. Les signaux de contact sont diffusés une fois par heure, sous forme de chanson particulière attribuée à chaque membre.

16 heures pile sur le cadran.

Dans son oreille, aucun hymne.

Rien que le bruit blanc des fréquences en jachère.

 

 

 

 

 

***

 

Évier et placards vieillots fixés au mur n’ont pas changé depuis au moins trois décennies. Dans la petite cuisine à cloison ouverte, quelqu’un prépare une tasse de mauvais thé sur la petite table qui sert à tout faire. Lukas plonge le sachet dans l’eau bouillante et s’écrie avec son accent allemand : « Sacha tu veux du thé ? »

Un « non » distinct se fait entendre depuis la pièce sans porte, de l’autre côté du salon. Une troisième voix renchérit : « Et moi ? »

De retour dans la chambre à moquette bleue marine transformée en media center, son mug à la main, Lukas s’assoit devant un bureau collé au mur sans éprouver le besoin de se justifier. Samira a renoncé à se plaindre, absorbée devant son poste à double affichage. Au troisième bureau, planté dans le coin aveugle de la pièce, Sacha pivote sur sa chaise :

— Il y a une chance que les leaks soient en ligne avant ce soir, vous croyez ?

Samira se dévoue pour casser l’ambiance :

— Ça peut tomber cet après-midi ou dans la nuit. J’ai déjà vu ce cas de figure avec cette équipe-là, c’est pas les plus à cheval sur la ponctualité.

Maintenant Sacha est en plein doute.

— Ok, mais la date sera respectée quand même ? Ça devait être publié aujourd’hui, moi ça m’arrangerait beaucoup parce que je piétine un peu dans mes recherches…

Pour toute réponse, elle hausse les épaules. Lukas prend les choses avec philosophie :

— Les chaînes aussi attendent.

Sacha se remet en face de sa dalle lumineuse.

— Ouais, mais moi j’ai pas l’intention d’aller faire de l’urbex chez des millionnaires. Ce que je veux c’est des documents comptables tout ce qu’il y a de plus ennuyeux.

Après un moment de silence, iel demande encore, sur un ton désabusé :

— Où est-ce qu’ils sont les anciens miroirs pour tout ce qui concerne la haute administration ?

— Quelles années ?

— Avant 2025.

— Tu as bien cherché sur Ortoblitz ?

La chaise pivote en sens inverse. Dans les tableaux d’archives qu’iel fait défiler, Sacha aimerait retrouver d’anciennes déclarations en rapport avec l’entourage de Mathieu Fourier, alias Disciple. Le logiciel qui analyse les occurrences dans les bases de données actuelles sait relier des individus à des biens et titres, mais pour avoir une chance de recouper des noms de sociétés ou de propriétés habilement dissimulées, il faut savoir ratisser large. Disciple lui, n’a pas de mandat politique qui l’oblige à dévoiler ses prises d’intérêts dans des entreprises. Élargir les recherches sur la famille et les ami⋅es proches est la seule alternative pour dénicher le début d’une piste.

— Je comprends pas, je suis dans les archives officielles mais y’a pas les déclarations pour la haute fonction, y’a que les députés et les élus locaux…

 

Samira, dans sa grande mansuétude, apporte une expertise supplémentaire : « Ah mais c’est normal, les hauts fonctionnaires ne sont pas soumis à la déclaration d’intérêts. »

— Ça va pas m’aider.

Au lieu de se remettre au travail après cette distraction, Samira se lève de son coussin posé sur une petite chaise, et souffle un bon coup en s’étirant. « Je vais me faire une vraie infusion moi. »

Avant de sortir de la pièce, l’ancienne journaliste marque une halte devant la station musique, où l’enceinte s’est tue depuis trop longtemps. Une recherche sur l’écran associé, elle hésite et abandonne son idée pour filer vers la cuisine.

Lukas l’engueule avec une grammaire approximative :

— Tu vas encore jouer la mauvaise musique ?

Elle repasse ses boucles de cheveux noirs dans l’encadrement de la porte.

— Tu ne peux pas deviner ce que j’ai envie de mettre.

 

Sacha, dans son coin, ferme une fenêtre de discussion active sous le pseudonyme KRILL. Quand la fatigue se fait sentir dans une si petite coexistence entre quatre murs, il y a cette excitation idiote qui monte, comme chez les enfants. Pour couper court à la joute verbale qui pourrait recommencer, iel se glisse sans un mot jusqu’à l’enceinte, et déclenche à fort volume un vieux cross-over de Happy Dance sur du Grind Core. Puis s’échappe sous les insultes de Lukas. De l’autre côté, dans la lumière rosée de la salle de séjour, Sacha/Krill s’immobilise comme une plante d’intérieur, les bras légèrement écartés pour mieux capter la vitamine D, histoire de compenser la fatigue. Trop longtemps qu’iel ne s’est pas affalé dans un canapé moelleux, pour se relâcher complètement, se laisser aller à une bonne sieste paresseuse d’après-midi. Le moment n’étant pas idéal, iel se pose dans le sofa bleu en se promettant de ne pas s’allonger tout de suite.

« Tu repars demain ? » lui lance Samira depuis la petite cuisine défraîchie.

— Ouais, demain matin. Je crois que j’ai pas bien fermé la fenêtre de ma chambre là-haut…

— Sérieux ? Tu vas en ramasser du sable dans ton lit.

Elle vient le rejoindre sur l’antique marsala en skaï bleu pendant que l’eau chauffe dans une bouilloire. Le tulle coloré qui voile la fenêtre en face égaye le bleu-vert des tapisseries jamais rénovées. Dans un coin de la pièce, des bonbonnes et des packs de bouteilles d’eau sont empilés.

Sacha fait tout pour éviter de se vautrer, même si la mollesse de l’assise est une invitation à somnoler. Iel doit faire un effort pour articuler avec un minimum de vivacité : « Tu bosses sur quoi en ce moment ? »

— On recoupe des photos OFF sur les trois derniers forums de Davos.

— Avec le pool de journalistes indépendantes dont tu parlais tout à l’heure ?

— Non, là je suis avec les mécontent⋅es qui ont quitté ce gros collectif de journalistes, on a formé un pool encore plus indépendant.

— C’est pas trop répétitif comme tâche ?

Samira prend deux places à elle seule, étalée en biais sur le canapé, sa tête qui repose sur l’accoudoir avec une jambe en appui sur le sol. Sacha aimerait en faire autant, s’accorder une heure affalé. Mais l’inquiétude, un sentiment de nervosité, de danger, l’empêche de se relâcher complètement.

— Si, trier des centaines de photos c’est un peu chiant à la longue… mais quand j’ai besoin de distraction je vais lire les derniers dramas d’exclusions des modos sur refund.

Elle tapote un rythme improvisé, sur le skaï entaillé, et se redresse dans une impulsion. Électrique, alors que la meuf ne boit ni théine ni caféine. L’inverse de Sacha en ce moment, qui la regarde en se frottant les yeux.

— Et toi, c’est qui les haut-fonctionnaires qui te compliquent la tâche ?

— Des anciens de l’inspection des finances, quand ça existait encore.

 

S’il y a bien une personne qui pourrait l’aider, c’est Samira. Pourtant Sacha/Krill doit se retenir de donner les détails qui intéressent son groupe secret. Même dans cet environnement d’amitiés de lutte, il ne faut pas mélanger les risques. Quand les flics s’acharnent en interrogatoire les ami⋅es aussi peuvent craquer.

Dans le calme qui s’est installé parce que quelqu’un a encore stoppé la musique dans la pièce à côté, Samira se lève, une oreille attentive tournée vers la bouilloire allumée dans la cuisine.

— Le mieux c’est de regarder dans leurs anciennes promos de grandes écoles, pour trouver des ami⋅es qui sont devenu⋅es élu⋅es, et dans les déclarations de ces élu⋅es, ou dans les leaks, tu regardes chez qui ça pantoufle. C’est pas rare de retrouver les élèves d’une même promo aux conseils d’administration des grandes boîtes privées…

 

Capillarité des grandes fonctions. Le monde du pouvoir est à la fois étroit et gigantesque à sonder. L’abstraction des comptes et des montages juridiques donne la migraine, et pourrait vous décourager rapidement, si toute cette opulence ne se traduisait pas un jour ou l’autre en pure matière : essences nobles, minerais précieux, pierres de taille centenaires.

— Tu as vu du côté de Nice au fait ? La chaîne de péonnage prend des proportions assez dingues.

Sacha se tient informé quotidiennement sur le sujet :

— Oui j’ai vu, y’a masse de relevés… Tout le monde veut être péonne aujourd’hui.

Iel se met à bâiller en parlant. L’acte de la discussion qui doit amplifier ce réflexe, peut-être à cause de la respiration qui change de rythme :

— J’ai même déjà rencontré des vrais fils de bourges qui se vantaient d’être allés sur des propriétés de milliardaires, parce que « eux tu vois, c’est vraiment une menace pour la démocratie ».

Elle rigole en coin. Il faut de tout pour faire une chaîne de contre-surveillance.

 

Un râle monte de la chambre transformée en war room. Lukas doit probablement se heurter à des obstacles moins tangibles que des comptes titres.

À défaut de maîtriser les bâillements qui s’intensifient, Sacha se plonge dans les souvenirs :

— Mon père m’emmenait sur des chantiers des fois quand j’étais ado. Son patron avait quelques clients très riches, on ne les croisait quasiment jamais, mais par contre le sentiment de supériorité se transmettait très bien à travers la petite hiérarchie. Les intermédiaires se prenaient tous pour des seigneurs. Et puis il y avait une sorte de solennité presque religieuse, on parlait à voix basse quand Monsieur ou Madame étaient dans les lieux…

— Moi je n’ai connu que des riches excentriques, pas trop le genre à aimer le solennel.

 

Sa bouche se déforme dans une nouvelle contraction, plus intense que les précédentes. Impossible de résister à l’assoupissement qui le gagne dans cette posture avachie, entre chill et sieste. Sacha/Krill décide de se mettre debout et de faire quelques pas pour tromper le cerveau.

Samira lance un pronostic :

— Ce qui est sûr c’est qu’ils vont avoir du mal à empêcher le péonnage de les déranger, au rythme où ça va. À un moment ça sera impossible de cacher quoi que ce soit… si notre masse critique continue de grossir comme ça, il y aura des infiltré⋅es dans tous les domaines, et toutes les franges sociales.

 

Un nouveau râle sort de la chambre bleue. Cette fois on croit discerner autre chose que de la frustration. Une surprise, bonne nouvelle :

— Les leaks ! C’est bien !

 

Sacha s’est retourné en un bond, avant de se précipiter à son bureau.

Devant son poste à trois écrans, dont l’un présente une cartographie de relations et l’autre est orienté verticalement pour afficher des lignes de résultats de recherches, Sacha trouve rapidement l’adresse cachée des données piratées toutes neuves. La victime, cette fois, n’est pas une grande entreprise bien connue, mais un courtier spécialisé dans le montage de sociétés écrans. Et la nouveauté qui vaut son poids, c’est qu’en plus des données comptables des comptes bancaires, une grande partie des dossiers personnels des employés du cabinet sont aussi accessibles sur un miroir temporaire. Ce qui promet beaucoup de photos, de sauvegardes d’emails et d’autres échanges croustillants en tous genres. De quoi donner un éclairage plus compréhensible à certaines situations, derrière les ordres de virements et les changements de nom sur des contrats.

— Lukas, on se partage les dossiers ?

Déjà plongé dans les archives Excel. Il fait un effort pour répondre quand même :

— Oui, mais j’ai pris « bureau Luxembourg ».

Sacha hésite un peu, devant l’immensité de l’arborescence, puis fait son choix :

— Alors de mon côté, je vais faire tout ce qui concerne le foncier, dans les silos « immobilier privé » et « immobilier pro ».

 

Krill relance la connexion réseau au Disnet sur sa petite machine dédiée, et se logue à nouveau avec la carte physique contenant ses clés de chiffrement personnelles. La fenêtre de discussion de groupe anonyme se rouvre. Pas de nouveaux messages.

Le problème qui l’obsède depuis hier et dont iel n’arrive pas à détourner ses pensées, c’est de savoir pourquoi Disciple est inquiet au point d’engager un homme de main. Ça cache forcément quelque chose d’important, vu la façon qu’ils avaient d’en parler à demi-mots dans le bureau, lui et son ami magouilleur. Dans le compte rendu envoyé avec la transcription de l’écoute réalisée sur le toit la nuit précédente, Krill a bien souligné l’importance de cette information. Maintenant, iel attend avec impatience la moindre nouveauté sur ce personnage devenu potentiellement plus dangereux qu’on ne le croyait. À défaut de pouvoir continuer à le suivre, les chaînes de contre-surveillance extérieures aux activités du groupe serviront de relais bien utile. Grâce au répartiteur en ligne utilisé par des milliers d’anonymes, un⋅e volontaire locale s’est déjà désignée pour démarrer la filature dès ce matin. Son rapport pourrait arriver bientôt dans une boucle où des nombres ont remplacé les pseudos, sur le petit écran séparé de toutes les autres activités en ligne.

En attendant, c’est plongé dans un gouffre de propriétés internationales associées à des prête-noms que Krill espère dénicher un indice, même minime, qui lui permettrait de canaliser le désordre dans sa tête embrumée.

 

Derrière ce Disciple qui n’en est pas un, il y a tellement de ramifications. Sur quoi se concentrer ? La plus évidente n’est peut-être pas celle qui mérite le plus d’attention… En qualité de consultant star du moment, Disciple est dans les faveurs d’un cercle restreint autour du nouveau chef de l’exécutif français, Emilio Laharpe, franco-suisse a la tête d’un empire du coaching. Mais réfléchir uniquement à des complots de cour autour du Président de la République serait un poil trop simpliste. Pour qu’il se sente inquiet à ce point, il y a forcément d’autres zones d’ombres.

En attendant d’avoir un retour de la filature anonyme lancée plus tôt, Sacha/Krill se force malgré tout à reprendre l’épluchage des titres de propriété. D’autres noms connus apparaissent rapidement dans ces listes d’avoirs habilement soustraits au régime fiscal. Le petit monde qui se partage les trois cercles de l’élite française, administratif, politique et économique, allant de l’un à l’autre sans la moindre considération de conflit d’intérêts, ne finit pas d’étonner par sa nonchalance patrimoniale.

Lukas, dont le bureau tourne le dos à celui de Krill, s’écarte du clavier en repoussant sa chaise qui frotte la moquette. Il se tourne vers Krill : 

— Si tu trouves Novorem, tu me dis ?

— Comment ça s’écrit ?

L’Allemand épelle en butant sur le m final.

— Ok c’est noté, mais ça ne me dit rien, c’est quoi ?

— Certifications pour neuro-inflexeurs et smart drugs.

 

Krill rabat sa petite fenêtre de discussion dangereuse, pour la masquer aux regards extérieurs. Une occasion de se changer les idées, de pousser la discussion avec son camarade germanophone : « Tu as déjà pris des inflexeurs toi ? »

Pour répondre aussi rapidement derrière, il doit en être à peu près au même degré d’essoufflement après des heures de recherches :

— J’ai pris pour réviser les épreuves… examens.

— Et alors ?

L’anarchiste à l’accent se met à rire, pour la première fois de la journée :

— Je préfère MDMA !

Sacha esquisse à son tour un sourire irrépressible. C’est fou comme sentir une étincelle de chaleur humaine autour de soi peut vous réchauffer. L’allemand complète :

— … Aussi les effets sont bien quand tu en prends plusieurs semaines, alors vite j’ai arrêté.

De retour avec une tasse qui répand des fumerolles d’arômes gingembre et citron, Samira interroge : « Et tu les as eus tes examens ? »

— Glücklich ! Mais j’étais zombie, mode zombie…

Sacha répète alors « Glücklich ! » joyeusement, sans moquerie, et Samira l’imite mécaniquement en s’asseyant face à son propre mur d’infos. Avant de se replonger entièrement dans ses objectifs à elle, sa voix posée qui pourrait faire des merveilles en podcast s’extasie, et s’inquiète en même temps :

— C’est quand même dingo, ce qu’ils font en laboratoire avec des neuro-inflexeurs de classe six… Vous avez lu les papiers des nouvelles expériences sans implants ?

— Avec la cigarette ?

— Non rien à voir. La clochette, ça ne vous dit rien ?

Happés par l’effet dramatique, personne ne semble pressé de se remettre au travail. Samira déballe alors son histoire :

— Avec les pilules de classe six, on met une personne dans un état proche de l’hypnose léger, mais sans affecter ses capacités conscientes de traitement des tâches et des problèmes, qu’on vérifie en lui faisant réaliser des petits exercices. De l’extérieur, on ne voit pas du tout qu’elle est dans un état de conscience différent. Mais entre les tâches, on l’expose à des sons et des images en lui demandant de réagir. Il y a une clochette notamment, et au bout d’un moment les scientifiques parviennent à faire disparaître la clochette de la perception de cette personne sous neuro-inflexeurs, mais uniquement la clochette, pas les autres sons qu’on lui envoie. C’est de l’inhibition ultra-sélective. Et c’est réalisé juste avec un casque à microélectrodes, donc totalement superficiel, sans opération ni pose d’implant.

Samira lève les yeux, comme soufflée par son propre récit :

— … Les implications sont folles, ça veut dire qu’on peut volontairement éteindre des signaux réels dans notre perception sensorielle, depuis l’extérieur !

Avec tout ce qu’on entend sur les nouvelles possibilités des neurosciences, véritables miracles ou fausses promesses de start-up, Lukas ne semble pas totalement convaincu :

— Moi aussi je peux éteindre la perception, avec la drogue.

— Sauf que la personne n’est pas défoncée là. Elle reste consciente de tout le reste, elle garde toutes ses capacités motrices et cognitives. On a juste fait disparaître un élément de sa réalité. C’est comme si toi tu ne pouvais plus voir la bouilloire au milieu de la cuisine, simplement parce qu’on l’avait effacée de ta perception.

Sacha ne sait pas s’il faut s’inquiéter ou rester perplexe. Tout ce qu’iel trouve à dire c’est :

— La clochette, c’est une vraie ou elle est enregistrée ?

— Un enregistrement.

 

Les neuro-inflexeurs. Comme tant d’autres produits pharmacologiques librement commercialisés, certains sont considérés en tant que substances aux effets légers, quand d’autres sont rangés dans la catégorie des psychoactifs. Le plus simple pour s’orienter dans cette industrie naissante était de les répartir en différentes classes. La première, tout en bas de l’échelle de risques, est celle des neurostimulants, les smart drugs légales. Un domaine d’affaires qui pourrait n’être pas si éloigné des personnages suivis par Krill. Dans toutes les grandes familles il y a quelqu’un dans les banques, patron d’usines, de télécoms. Ou dans l’industrie de la médication, « neuro » ou pas. Il n’y a souvent qu’à se déplacer de quelques sièges autour d’une table de dîner pour entrer dans des conversations d’initié⋅es sur le sujet des smart drugs.

Krill reprend le tableau de famille dont Disciple est le centre. Avec les nouvelles données fraîchement arrivées, il est temps de relancer une recherche dans la base de données tout juste mise à jour. Un nouvel onglet dans le logiciel d’analyse de relations : « Novorem », sur la suggestion de Lukas.

Deux lignes apparaissent en gras. Conseil d’administration. Conseil de surveillance.

La direction d’une entreprise rend toujours sa composition publique, par obligation légale. Si la famille directe de Disciple était chez Novorem, Krill l’aurait déjà vu dans les documents officiels disponibles légalement. Mais il y a d’autres façons de participer au développement d’une société, indirectement.

 

« Missions de relations publiques mandatées par le conseil de surveillance de Novorem au crédit de Ceren Conseil. »

 

Ceren Conseil est la boîte dont Disciple assume actuellement la responsabilité. Fondée par son beau-père, Louis-Charles Cerneuil. Dans les nouveaux documents liés à cette recherche, Krill trouve une facture. Le montant qui apparaît est généreux, pour une unique prestation de relations publiques : 250 000 €. La description évasive pourrait camoufler ce qui correspond à une opération de lobbying habituelle, auprès de contacts proches du gouvernement, monnayés chèrement. Ce qu’il y a de bien avec les piratages de serveurs d’entreprises, c’est qu’on a souvent des éléments de contexte pour raconter une histoire autour des chiffres. Une conversation par email, quelques jours avant la facture. Ceren Conseil qui règle les derniers détails avec Novorem. Krill déroule le fil de réponses reconstitué dans son logiciel de datamining. Le contenu des messages reste assez générique, rien de révélateur sur la nature de la prestation à première vue. La seule chose intrigante, c’est la signature de l’intermédiaire qui représente Ceren Conseil. Louis-Charles Cerneuil. Il semble s’être occupé de régler tous les détails de A à Z, à en croire l’historique qui remonte quelques semaines plus tôt. Sans jamais déléguer. D’autant plus surprenant que Cerneuil est censé s’être mis en retrait de son cabinet de conseil, remplacé par son gendre, Mathieu Fourier – alias Disciple. S’agit-il d’une anomalie pouvant constituer un début de piste intéressante, ou d’un réflexe de retraité millionnaire incapable de renoncer aux responsabilités ? Pour le savoir il faudra continuer à creuser ces données volées. Dans l’immédiat la fatigue se fait trop sentir, une vraie pause devient nécessaire. Un peu de sommeil, pour retrouver la faculté de lire sans cligner des yeux. Dans le crâne de Sacha et de Krill, toutes les infos commencent à s’empiler sans distinction, deviennent oppressantes, signe qu’il est vraiment temps de s’arrêter.

 

Lukas s’intéresse à Novorem. Ça lui ferait probablement plaisir de connaître le montant que le cabinet de conseil de Papa Cerneuil facture à cette entreprise… Une petite hésitation saisit Krill avant de partager l’info. Iel doit bien mesurer l’importance de rester discret, le plus discret possible, sur ses propres recherches pour le groupe dont personne ne doit connaître l’existence. Iel s’affaisse sur la chaise, détache ses yeux de l’écran et ferme les paupières, pour calmer les nerfs optiques une minute, tout en respirant profondément.

 

À bien peser les risques, la conclusion s’impose. Transmettre à Lukas la facture de la boîte de conseil ne trahit aucune intention de suivre Disciple plus particulièrement, même si Ceren Conseil est actuellement sous sa direction. Et puis Lukas fera peut-être des trouvailles intéressantes de son côté à partir de cette piste, que Krill n’aurait pas le temps de dénicher.

— Lukas, j’ai trouvé quelque chose sur Novorem.

— Ah, bien.

— Je te note les références des BDD, y’a un cabinet de conseil qui leur surfacture des missions de relations publiques… du lobbying à tous les coups.

 

Krill tend un petit bout de papier qui évitera de salir ses métadonnées dans des échanges numériques, et ajoute très sérieusement : « tu me jettes ça dans les toilettes après usage hein ? »

 

Lorsqu’iel se retourne pour revenir aux listes sans fin sur ses écrans, un nouveau détail se détache dans son champ de vision, sur la petite machine dédiée au Disnet du groupe. Une ligne en texte gras. Nouveau message. Le rapport que Krill attendait désespérément. Un titre qui n’évoque rien de clair, CR561644, mais ça ne peut être que ça.

Krill s’approche de l’écran pour réduire les ouvertures possibles aux autres regards.

Clique.

Le corps de texte s’affiche :

 

8h00 départ d’une voiture avec chauffeur aux grilles de la résidence à Orgeval, direction Paris, par la départementale.

8h07 la voiture fait un arrêt à quelques dizaines de mètres de la route sur un parking d’aménagement sportif. Disciple sort de la voiture pour passer un appel (observation directe jumelles, photos en annexe)

8h10 Disciple reprend la route avec son chauffeur. Pas de nouveaux arrêts.

8h34 Arrivée à l’adresse N°3 (annexe) qui s’avère être un institut neurologique. Disciple sort de la voiture, entre par la porte principale au numéro de l’institut. La voiture repart sans lui.

 

10h20 Disciple ressort de l’adresse N°3 par la porte principale donnant sur la rue. La même voiture l’attendait, il monte et repart en sens inverse, direction la résidence Orgeval.

10h49 La voiture entre par le portail de la résidence à Orgeval et en ressort une minute plus tard sans Disciple à bord (observation directe jumelles + photos).

 

Pas d’observations complémentaires

 

 

 

 

***

 

La nanny termine d’habiller la dernière, qui refusait de sortir de table après le petit-déjeuner, tout ça pour éviter de partir à l’école. Une mauvaise passe avec les autres enfants de son âge, ou avec la professeure, qui sait. Ses enfants sont sa vie, mais lorsqu’il sort pour prendre l’air en contemplant le ciel chargé au-dessus des hêtraies, c’est que Mathieu Fourier a besoin de laisser les contraintes du foyer derrière lui.

Depuis les marches en grès surplombant la cour, on ne distingue pas encore la voiture qui s’avance sur l’allée courbe, après avoir franchi le portail. Il patiente en vapotant le fond d’une cartouche de CBD, regard perdu dans la barrière végétale au fond du domaine de 100 hectares dont sa femme Séverine a hérité d’une tante, il y a deux ans.

Le chuintement familier des pneus au ralenti sur la piste gravillonnée se rapproche. Mathieu Fourier boutonne le dernier segment de sa manche de costume, beige, d’inspiration britannique, beaucoup plus agréable à porter que le bleu marine en vigueur dans les réunions ministérielles et corporate. Et personne ne lui fera de commentaires, aujourd’hui il ne se rend pas en rendez-vous pro.

Avec les migraines et les soucis de ces dernières semaines, un doute persiste malgré tout. Peut-être aurait-il mieux valu reporter la séance. La raison pour laquelle il est encore obligé de quitter la tranquillité de sa résidence de campagne, c’est une atténuation prévue de longue date, en secret. Mais ce matin, alors que l’échéance tant attendue est enfin arrivée, une forme d’anxiété se fait sentir. Mathieu Fourier se souvient très bien de l’effet que pouvait avoir les inquiétudes sourdes pendant la prise de drogues récréatives, à l’époque. Quand la chimie s’engouffrait dans des bifurcations incontrôlables de l’esprit.

 

Le chauffeur épelle l’adresse pour l’assistant d’itinéraire.

À l’arrière du véhicule Mathieu Fourier regarde distraitement son téléphone. Les chênes rouvres glissent lentement, les uns après les autres, derrière la vitre.

De tout son entourage, Martial est le premier à réagir. Le message qui vient de s’afficher, sur l’appli sécurisée qu’utilisent surtout les haut-fonctionnaires, se garde bien de rentrer dans les détails, mais il donne le ton. « Ne t’inquiète pas, on garde le cap. Tu n’es pas tout seul. »

Pour ne pas disparaître en politique il faut savoir se faire accepter d’un clan. La plupart se forment dans les grandes écoles, se vouent loyauté, se trahissent parfois au bon moment, pour rejoindre un nouveau camp des vainqueurs. Mais l’obsession du clan, de la transmission, commence d’abord avec celle de la famille. Si noble que soit l’appartenance à une famille, de sang ou d’affaires, Mathieu Fourier sait au fond de lui que malgré les liens et les allégeances, on peut se retrouver seul très vite. Il l’a été aux pires heures de sa vie, et craint toujours de façon un peu irrationnelle, de l’être encore à l’avenir. Même l’amour porté à sa femme ne pourrait lui ôter de l’esprit cette inquiétude.

La réponse qu’il rédige ne tient pas compte de ce doute primitif. « J’apprécie ton soutien. De mon côté je travaille une solution à l’extérieur, je t’en dirai plus quand ça se précisera. »

 

C’est un autre appel qu’il attend.

La voiture remonte le bras du fleuve à contre-courant, sur la rocade vieillissante vers l’autoroute, en direction de la capitale. À mi-chemin de l’affluent barré de bretelles de béton antique, il y a un parc, quelques terrains de Tennis.

— Au prochain échangeur vous prendrez le pont, on va s’arrêter cinq minutes.

— Bien monsieur.

 

Devant le court de tennis désert, filet en lambeaux, Mathieu Fourier envoie le signal depuis son deuxième téléphone.

Louis-Charles rappelle.

— Mathieu… Tu sais comme moi qu’en face, tout le monde veut le plus de sièges possible dans les grands corps, c’est le jeu…

— Je suis à deux doigts de m’asseoir au conseil d’État !

— Je sais bien, et tu vas y arriver.

— À la cour des comptes c’est un groupe très soudé… Peut-être que ça vient de ce côté-là ?

— Je vais me renseigner. On ne peut rien exclure dans la situation actuelle. Laharpe peut paraître relativement inexpérimenté, mais le pouvoir forge les grandes prétentions. S’il y a de nouveaux orgueilleux autour de lui dont nous ne connaissons pas encore les ambitions, ce n’est qu’une question de temps avant de les découvrir.

— Ce n’est pas du côté présidentiel que je m’inquiète.

— Tu as d’autres infos à me communiquer ?

— Pas pour le moment non.

— On va tirer tout ça au clair. Mais tu dois tenir le coup. Ce n’est pas pour nous-mêmes que nous le faisons.

— Pas pour nous-mêmes, non…

— Quand nous serons tous entrés, nous aurons une plus grande marge de manœuvre Mathieu, essaie de rester concentrer là-dessus.

— Je sais, je sais…

— Alors ne te décourage pas. Nous allons te faire entrer.

 

— 

 

La première étape d’une « harmonisation » consiste à se faire poser une sonde temporaire à l’arrière du crâne. Opération « mini-invasive ». Une tomographie par émission de positons, combinée aux mesures des réponses dans la moelle spinale. Au terme d’une longue séance cognitive, les mesures effectuées permettent à une IA de révéler votre propre churn key, personnelle, unique. C’est du calcul initial très coûteux de cette clé d’algorithme, dont les futures empreintes sont toutes dérivées lors de séances complémentaires, que dépendent les performances attendues.

Dans son entourage familial, pour des raisons morales et religieuses, on n’abordait pas la question comme un véritable interdit. L’harmonisation faisait partie de ces zones grises dont on préfère éviter d’aborder le sujet, mais elle passait pour un soin cosmétique en comparaison du tabou évident des implants. L’avis général était bien sûr très différent dans les cercles professionnels et d’affaires, largement plus favorables à ce genre d’augmentations.

Mathieu Fourier avait succombé à la tentation l’année dernière. Sans le révéler à qui que ce soit, sans jamais en parler, ni a sa femme, ni à son beau-père, influent et protecteur. Il avait procédé à cette opération non implantatoire comme on accomplit un acte intime et chargé d’un sens uniquement compréhensible par soi. L’harmonisation augmenterait sensiblement ses performances mémorielles. Mais elle lui permettrait surtout d’amplifier certains souvenirs, et d’en effacer d’autres.

 

Le parquet ancien brille de reflets oranges dans la petite pièce. Plancher à chevrons, d’origine. Quelques griffures en témoignent, malgré le revernissage. D’autres avant lui ont laissé leur patine ici. Des marques à la fois rassurantes et parfaitement ironiques, dans ce lieu qui s’acharne à gommer les mémoires.

Il sait que le bloc machine prestigieux ne repose pas sur du chêne contrecollé. C’est dans une grande salle isolée, au bout d’un long couloir, où le sol et les murs en béton fibré ne sont percés d’aucune ouverture, que les 12 petaflops du supercalculateur donnent vie à l’algorithme de codage neural. Avant d’y accéder, dans cet hôtel particulier transformé en clinique, Mathieu Fourier a été transféré dans une pièce où les plafonds à caissons et la marqueterie n’ont pas encore disparu.

Le cachet qu’il vient d’avaler sous contrôle médical doit raviver l’effet des pilules prises au matin. Un flottement qui envahit par le haut du crâne, comme si l’esprit pouvait s’évaporer.

 

— Aucun effet désagréable depuis votre dernière séance ?

— J’ai toujours eu des migraines occasionnelles, mais je mets ça sur le compte du stress.

 

Le médecin évite les gestes brusques et garde une certaine distance. Plus les stimuli sont distants, moins ils ont de chance de perturber l’action des molécules en pénétrant trop brutalement le système limbique. L’amplitude de voix reste douce, prolonge l’effet synthétique.

 

— On surveillera cela malgré tout… L’harmonisation s’était bien passée ?

— Tout s’est très bien passé.

 

Il fait encore clair dans cette antichambre.

Sur le fauteuil roulant qui doit le transférer vers la grande salle, Mathieu Fourier garde le petit coffret en bois avec lui. Il a déjà vu l’incinérateur à côté, lors de la première intervention, mais ne l’a encore jamais déclenché.

Le médecin attend silencieusement, debout, en surveillant les mesures physiologiques sur sa tablette. Rythme cardiaque et index bispectral en baisse. L’infirmière vient de poser le petit cathéter au creux du bras. Mathieu Fourier referme doucement sa main droite sur une seringue à peine remplie qui lui sera injectée plus tard.

 

— Ma collègue va pouvoir vous prendre en charge pour la suite… Vous ne bougez pas surtout, on vous fera glisser sur l’autre fauteuil.

 

Une clinicienne se présente devant lui. Elle ne porte pas de vareuse sur son blazer.

— Bonjour, je suis Sophie. Tout va bien pour vous ? On peut y aller ?

 

Mathieu Fourier regarde la boîte qu’il tient sur ses genoux, puis articule « Allons-y. »

 

Une percée obscure s’ouvre dans le mur, découpée dans la lumière d’or.

Emporté sur un chariot où le temps ralentit, Mathieu Fourier a l’impression de se fondre plus que d’entrer dans la salle d’intervention, sombre, mais où existe une lumière précise, sans source apparente. Il pense aux images des astronautes sur la lune, à leur ombre projetée par une lumière brûlante malgré la nuit qui les entoure. On s’affaire autour du grand fauteuil opératoire, pour vérifier que tout est en ordre, branchements des scopes, de l’imagerie MEG, péri-sondes. Le fauteuil roulant vient se coller au bord de l’assise. Quelqu’un lui demande l’autorisation de prendre la boîte, Mathieu Fourier ressent un premier flash émotionnel – week-end à la mer, adolescence, insouciance – qui se dissipe aussitôt. Puis le petit siège roulant qui le supporte s’étire pour basculer lentement son patient en position allongée.

Côte-à-côte, le petit et le grand fauteuil semblent se compléter pour ne former qu’une seule sculpture d’ivoire géante.

 

— On va vous transférer, restez immobile, ne faîtes pas d’effort.

 

Six mains saisissent l’alèse et font glisser sans difficulté le poids du corps qu’elle sous-tend. Mathieu Fourier ne ressent plus la tension dans son corps, son dos, son bassin, allongé sur le soubassement à mémoire de forme, pendant qu’on entoure son crâne d’un filet de micro-électrodes extrêmement sensibles.

Tout ce qui occupe son esprit, c’est cette vision face à lui. L’autel translucide, à quelques mètres. Parfaitement éclairé dans cette nuit lunaire,

Une voix annonce y déposer le fardeau que Mathieu Fourier portait avec lui. On lui a garanti que la fournaise à plus de 1600 degrés ferait fondre les métaux à l’intérieur. L’assistant, là-bas, fait glisser une paroi d’ouverture transparente, et dépose la boîte sur un plateau à alvéoles.

 

— Prenez un moment pour vous, et quand vous le souhaitez, vous nous autoriserez à procéder.

 

Quelques secondes s’étirent. À l’intérieur, de nouveaux flashs émotionnels sifflent, sans images, sans odeurs, rien que la réminiscence de purs états de conscience appartenant aux passés réveillés aléatoirement par les drogues. Des éclairs de conscience disparue. Plaisir de lire les premiers messages de l’être aimé. Succès d’un closing important. Solitude d’une rentrée des classes.

 

« Allez-y. »

 

Mathieu Fourier voit l’incendie monter lentement au sein de la colonne, remplir le four transparent de feu panoramique qui pénètre par les yeux, jusqu’aux souvenirs. Sur la table d’incinération les flammes s’attardent un peu autour du coffre de bois noircissant. La température est ensuite portée rapidement à plus de 1000° C, et les cendres s’écroulent soudain à travers le tamis. Mathieu Fourier voit le tas de cendre s’effondrer sur lui-même, au ralenti. Et la masse vert-gris de la médaille ronde, concours d’éloquence, première place, s’étale un instant comme de la cire. Avant de couler à travers les orifices.

Un pic sur les moniteurs. Depuis la régie de contrôle située à quelques mètres, les médecins surveillent l’oxygénation et la concentration des molécules, en lançant un décompte, 20 secondes protocolaires.

 

La lumière de l’incinérateur brûle toujours, mais Mathieu Fourier bascule dans le noir total.

 

Sa vision s’est coupée, sous contrôle externe, les yeux ouverts plus rien n’entre par ses rétines. Un état de flottement absolu, dans l’obscurité absolue. Le casque neural transmet les intentions, mesure les échauffements électro-chimiques sous le cortex. L’injection déclenchée met moins d’une minute pour monter et se répandre dans les lobes.

La vague suivante se déclenche.

Au centre de la nuit qui l’entoure, une petite lumière bleu-vert apparaît. Mathieu Fourier écarte les yeux par réflexe, mais l’image est intérieure. C’est une petite forme fixe à quatre côtés, sorte de trapèze aux contours légèrement flous. L’objet lumineux est parfaitement stable, ancré. Mathieu Fourier sent qu’il pourrait s’y fier, s’y accrocher. Basculer dans une sécurité où les émotions négatives n’existent plus. D’ailleurs les piqûres émotionnelles, fugitives, ont cessé, remplacées par un bien-être chaleureux enveloppant, céleste.

Une voix résonne à présent. Intimement proche, et douce. Comme la petite lumière, il lui semble qu’elle provient directement de l’intérieur de son crâne :

 

« Maintenant concentrez-vous sur le contenu de la boîte, la boîte incinérée… »

 

Bronze liquéfié au milieu d’un tas de cendre.

 

« …et convoquez le souvenir précis que vous souhaitez atténuer. »

 

Un effort de concentration ne serait même pas nécessaire. Avoir considéré toute sa vie que cette éclaboussure ne lui appartenait pas, s’en dissocier moralement, existentiellement, n’en avait jamais totalement éloigné le poids. Toujours là quelque part, avant le café du matin, entre les rendez-vous, et sous les belles récompenses.

Ce jour de l’année 22 avait été celui d’une accession à un cercle privilégié, longtemps hors de portée. Celui aussi où la mémoire avait cautérisé à l’intérieur. Brûler l’esprit sans s’endormir, pour refermer immédiatement la plaie béante. Tailladée la mémoire, chair pensante, palpitante la nuit. Un accident, rien qu’un accident. Des gens meurent accidentellement au cours de soirées étudiantes, cela arrive partout dans le monde.

Quoi qu’il ait cru voir, le geste imbécile d’un ami, le silence maladroit ou complice dans les yeux d’un autre, tout disparaît avec le temps. Avec les cachets, et les séances d’atténuation.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

***

 

— C’est pas un peu cliché le golf ? N’importe quel cadre y joue, non… ?

— Quand tu pourras placer au milieu d’une conversation mondaine que ton dernier caddy ne savait pas rester derrière les joueurs sur le fairway, crois-moi tu gagneras vite en connivence.

— Et si on m’invite à jouer ?

— Il faut toujours se montrer humble en déclarant que tu as un niveau médiocre, décliner en prétextant que tu joues trop rarement, faute de temps, que tu ne joues que par principe… Tu sais ce que c’est un birdy, un bogey?

— Non.

— C’est un score en dessous ou au-dessus du par. Bon il faut que tu utilises ça.

Brahim lui tend une petite console de jeu vidéo portative, archaïque.

— C’est le meilleur tutoriel pour apprendre les termes techniques du golf. La console date un peu mais tu verras, c’est super addictif. 

Sabine retourne le boîtier pour chercher une prise, Brahim dit « il y a le chargeur dedans » et reprend doucement l’objet pour le fourrer dans un sac plastique. «  Joue à ça dès que tu as un peu de temps libre. »

Assis sur les parpaings d’un mur effondré, il la regarde trier le contenu de son sac à elle. C’est la première fois qu’elle lui donne l’impression de trimballer autant là-dedans, elle qui se contente toujours du minimum.

Sabine se redresse pour le tenir au courant de ses progrès :

— Je commence à être à l’aise avec l’usage des couverts, et le maintien. J’ai fait plusieurs gastronomiques pour m’entraîner. Le consommé à la cuillère c’est la pire épreuve, mais si je dois en manger en public je pense que je saurai faire… en tout cas je ne tomberai pas dans le piège de me servir une assiette pleine.

— L’essentiel c’est de toujours se servir un peu, même si t’aimes pas le plat. Après tu te fais discrète, tu imites tes voisines de table. Et si on t’adresse la parole, c’est une occasion à saisir pour se faire bien voir. Mais il faut un peu de vocabulaire technique. Surtout en tant que femme seule.

 

Même avec un linge pour ne pas salir son pantalon, les vieux moellons sous les cuisses lui refroidissent tout le corps. Elle se lève et se met à faire les cents pas en réfléchissant à voix haute :

— J’ai peur qu’on me fasse parler sur des sujets auxquels je ne connais rien du tout.

— Rassure-toi, dans un grand dîner ça ne se fait pas de mettre les gens mal à l’aise. Si tu n’as pas envie de parler, tu réponds par une périphrase, on n’insistera pas. Après c’est à toi d’avoir potassé ton identité pour ne pas te piéger toute seule. Si tu veux pouvoir entretenir la conversation, et faire meilleure impression, il faut que tu aies un minimum de termes techniques jetés au bon moment. Ça suffit généralement à donner le change, parce que les discussions restent assez superficielles, sauf si on te présente comme experte dans un domaine particulier.

— Et si je ne fais pas d’erreur avec les convenances…

— Les convenances c’est le passeport. Et le vocabulaire entre initié·es, c’est un peu le trousseau de clés qui ouvrent des portes supplémentaires.

 

Brahim ne donne pas l’impression de ressentir ce froid insidieux. Les températures n’ont pas encore chuté de façon spectaculaire, mais l’humidité autour des ruines accentue l’inconfort sous le dôme de feuillage. Il a replié ses jambes pour les entourer de ses bras. Sa posture ressemble à un moment de détente, de réconfort, pas à un effort pour se réchauffer. Sa voix est calme, très détendue. Pour lui, venir en forêt depuis les grands boulevards, c’est une respiration. Sabine, elle, pense déjà à rentrer au sec. Il profite de ce malaise pour lancer à voix basse :

— Ça m’inquiète un peu cette histoire de puce électronique… tu as lu l’exposé de Descloux ?

Elle ne semble pas pressée de répondre. Ses mots sortent gommés par le brouillard qui monte :

— Ça fait partie des incertitudes.

— Là c’est autre chose que le risque du colis vide. Même si le prototype arrive jusqu’à nous, on n’aura aucun moyen de vérifier immédiatement que le cristal quantique est bien dans la carte livrée avec. Le risque de se faire arnaquer là-dessus n’est pas du tout négligeable.

Cette fois elle ne tarde pas à répliquer :

— Je sais, j’ai lu cette partie du compte rendu.

— Ça va rajouter énormément de doute au moment de prendre la décision. Foriol est plus sceptique que jamais.

La décision. Sabine ne relève pas, laisse planer cette perspective inquiétante. Le pouvoir de décider c’est le pouvoir de se tromper.

— Qu’est-ce que tu vas leur dire pour les convaincre à l’assemblée, Sab’ ?

Elle arrête de tourner en rond et relève le menton, pensive.

— Que le processus n’est pas de la magie. Qu’on cherche simplement à reproduire des phénomènes déjà existants.

Il attend un instant. La suite ne vient pas.

— Il faut que tu sois à la fois simple à comprendre, et un minimum technique pour montrer que tu sais de quoi tu parles…

Comme si son dernier commentaire ne pesait pas dans sa balance, Sabine reprend sur le même ton, même rythme, les yeux dans le vide :

— Que tout ce qui entre dans le cerveau est déformé plusieurs fois par des mécanismes chimiques, électriques, et hormonaux, avant de se fixer dans les différentes parties de notre mémoire. Qu’on sait bien comment couper artificiellement les canaux de la perception, de façon assez précise, comme pendant le sommeil.

Il relâche l’étreinte de ses bras sur lui-même, et change de position assise. Brahim sait jouer beaucoup de rôles. Celui d’évaluateur n’est pas le moins adapté à son vrai tempérament :

— Ok, là j’ai envie de savoir la suite.

Elle marque une pause. Parce que ce n’est pas lui qui décide. Puis sa démonstration continue :

— Des expériences sont menées depuis plus de vingt ans sur certains Gyrus du cerveau humain, ces zones nerveuses qui jouent un rôle de ponts vers la mémoire pour tous les signaux reçus de l’extérieur. Les expériences ont montré qu’on pouvait y filtrer artificiellement le passage vers des zones ciblées du souvenir, la mémoire long terme ou la mémoire de travail.

Elle se retourne vers lui, sans le regarder, et enchaîne :

— Tout ça existe depuis plus d’une dizaine d’années. On connaît les prestations que les cliniques privées dispensent grâce à certaines de ces découvertes, comme l’harmonisation, qui permet d’accéder à la mémoire long terme pour « atténuer » son contenu. À l’amplification des rêves. Ce qui se prépare en labo aujourd’hui, c’est le prochain point de non-retour. Être capable artificiellement, durablement, sans effets délirants et sans implants, de brouiller la frontière entre ce que vous savez être réel et ce que vous avez acquis en mémoire.

Brahim opine lentement, mais la suite tarde à venir. Alors il se sent obligé de la pousser encore un peu :

— Il me manque un élément décisif là, le truc qui fait la différence…

Même si ça part d’une bonne intention, Sabine ne peut pas s’empêcher de se sentir un peu contrariée par cette arrogance. On n’est pas en train de pitcher une start-up… Elle se reconcentre un instant, se fait une image plus précise de l’action telle qu’elle l’imagine, telle qu’elle devra exister un jour, et finit par répondre quand même :

— Les effets du pulseur consistent à désactiver par micro vagues, et à courte distance, la perception continue que nous avons de la réalité. Perception qui passe d’abord au travers du Cortex, la couche superficielle du cerveau, avant d’atteindre l’hippocampe, où est gérée la mémoire plus profondément. Les résultats des expériences dont nous avons pris connaissance montrent que les effets du prototype, à deux ou trois mètres de distance du sujet, peuvent aller de l’induction de transe légère à l’hypnose profonde. Avec un contact physique, au-dessus de la zone stomacale, et sous condition que le sujet ait été suffisamment exposé au gaz peptide, les expériences démontrent même un accès débloqué à la mémoire long terme.

Elle le regarde maintenant. Sa moue dit malgré lui qu’il attend le coup de grâce.

— En d’autres termes, on peut profiter de cet état très spécifique de conscience altérée pour faire entrer ce qu’on veut dans leur mémoire durable. La clé étant de pouvoir faire appel à cette fausse mémoire sur commande… Ce sera la partie plus complexe, mais maîtriser cette performance sera un avantage extraordinaire.

Brahim acquiesce carrément, en se levant. Elle ne l’a pas déçu, mais un autre aspect l’inquiète encore dans cette bataille d’opinions qui va avoir lieu :

— Une validation claire de la microbiologiste apporterait beaucoup de poids.

Sabine n’a plus besoin d’encouragements :

— Il faudrait la faire venir. Si elle ne vient pas en personne pour garantir qu’elle peut superviser toute l’affaire, mes promesses ne suffiront peut-être pas. Surtout si Foriol commence à dissuader tout le monde.

Brahim bâille et s’étire comme sur une serviette de bain à la plage. Il se passe lentement la main dans les cheveux, et se rassoit avant de répondre :

— Tu sais bien qu’on ne la laissera pas venir tant qu’elle n’aura pas fait quelques simulations. Même si elle acceptait de nous rejoindre, on n’aura jamais le temps avant l’assemblée.

Ça aussi, il faut le digérer. Sabine n’a pas de réponse évidente. Quelques secondes qui passent, silencieuses, sont aussi froides que l’air humide. Sabine doit faire un effort pour ne pas s’éloigner. Ne pas casser le lien, la motivation. Attraper une de ces phrases qui flottent, et s’en servir, sans trop y réfléchir. Répondre à voix haute.

« Arrivera ce qui arrivera. »

Pas d’acharnement en face. Brahim relève la tête, pas l’air surpris. D’expérience avec elle, en dyade d’opération, il a très bien compris que Sabine devient muette à propos des sujets préoccupants lorsqu’elle a une autre idée derrière la tête. Il ne cherche pas à comprendre.

C’est elle qui revient chercher son regard :

— J’ai autre chose à te demander.

Bien sûr qu’il y avait une surprise. Une de ses arrière-pensées imprévisibles, perpétuellement et silencieusement en cours de maturation.

— Dans tes connaissances religieuses… tu pourrais te renseigner pour moi ? J’ai un nom qui revient souvent, j’aimerais savoir si ça évoque quelque chose de sérieux ou pas.

— Je peux voir oui. Mais pour la suite je préférerais ne pas savoir de quoi tu t’occupes.

— C’est plutôt d’ordre personnel.

Il recommence à s’étirer, des tensions autour de la nuque à cause des nuits passées à droite et à gauche, mais revient s’asseoir mains sur les genoux au-dessus de la pierre béton.

— Quelle profession de foi en particulier ?

Elle hésite un instant.

— Comment ça ?

— La personne qui t’intéresse, elle est dans quel courant précis du christianisme ?

— C’est un genre d’évangéliste, je sais pas… Il n’est pas catho en tout cas.

La réponse provoque chez Brahim un lent mouvement de tête circulaire, dédaigneux. Il termine son geste en lançant sur un ton sec :

— Je vois que mes précieuses leçons n’ont servi à rien.

Sabine coupe son envolée dans un soupir pas du tout dissimulé :

— Brahim, les sous-genres de la chrétienté ça ne passionne que toi…

Maintenant il est obligé de rectifier. Entre taquinerie et exaspération :

— Et c’est bien dommage, tu en auras peut-être besoin un jour.

C’est à ce moment qu’il se lève. Manière de dire qu’il est peut-être temps de refaire surface dans le monde.

— Ton info c’est quoi ? juste un nom ? une personnalité ?

— Un mouvement missionnaire international.

— Qu’est-ce que tu veux savoir ?

— Tout ce que tu peux trouver. N’importe quoi.

Elle ramasse la petite couverture encore posée sur le bloc qu’elle avait choisi comme siège, et la secoue avant de la replier.

— Je vais voir ce que je peux faire. Tu es sûre que la personne n’est pas catho hein, on est d’accord ?

— Oui quand même, je sais faire au moins cette différence… Tiens je t’ai codé le nom.

Elle lui tend une petite feuille de papier qu’il déplie pour considérer rapidement les groupes de nombres en code 220.

Quand il a replié le papier pour le ranger dans sa poche, il lance avec empathie : « Ça s’est mal passé ton relais hier ? »

Sabine a replié ses effets. Tout tient dans le sac à dos de lycéenne trop rempli. Elle se met dans les yeux de Brahim parce qu’elle veut être sûre qu’il enregistre bien ce qu’elle va dire :

— J’ai crû que j’allais me faire serrer deux fois. Tu as lu mon compte rendu complet ?

— Ouais, mais pour l’instant personne ne confirme ? Je pense que tu as bien fait de ne pas prendre de risques, mais c’était juste une fausse alerte.

Elle ne répond rien. Probablement une fausse alerte.

— J’ai eu une grosse frayeur quoi. Il faut quand même considérer que la plaque que j‘utilisais est grillée, temporairement au moins, juste par précaution.

— C’est ce que le protocole voudrait. Tu as bien transmis l’avertissement ?

Elle s’oriente vers l’espacement entre les buissons qui fait office de passage, pour amorcer le départ :

— J’ai demandé que personne n’utilise cette voiture-là avant qu’on en reparle sérieusement.

 

— 

 

Il fallait qu’elle marche pour s’aérer la tête. Impossible de rester dans la chambre d’hôtel. Dehors, murailles à carreaux, vitrines et rideaux de fer, sous des trouées rectangles, encadrements à barreaux. Boîtiers à touches sur les grilles. Crottes de chiens. Des caméras tous les 100 mètres. On croit souvent que les villes inventent la rue. Alors qu’elles l’assassinent. Les villes abolissent la rue.

Avec le grand chapeau ou le petit, un châle immense, derrière un cache-cou ou un masque médical, toujours des carreaux d’opacité privative partout autour. Même quand elle n’est que Clémence Paillaud. Elle a marché jusqu’à une bouche de métro, est sortie de la rame à la première station qui éveillait la moindre curiosité, au hasard. Clémence Paillaud a bien le droit de se promener dans la capitale la plus surcotée du monde. Pour être totalement crédible, elle transporte avec elle ce téléphone officiel qui trace une carte triangulée de ses déplacements. Mais le téléphone ne peut voir ce qu’elle voit : dans cet arrondissement, pas d’étages nobles ni de chiens assis aux toits. De part et d’autre des trottoirs, les grands bacs pleins de buissons font tampon devant la laideur des immeubles post-carnage. Chaque façade a ses propres arbustes qui segmentent le parcours au rez-de-chaussée, entre la route et le trottoir, où les angles droits sont le parcours. Entre les sections faussement végétalisées, des passages dégueulent vers les entrées à clé magnétique.

Quand elle était plus jeune, Clémence Paillaud pouvait se laisser aller à des rêveries étranges provoquées par toutes ces existences invisibles, dissimulées en strates, aux étages. Un sentiment magique, qui affleurait le soir sous les vitres d’immeubles de la grande ville, en promenade avec ses parents. Mystère profond comme une source cachée, celui du contact impossible. Magie réaliste, plus attirante que l’ordinaire des jours de semaine lorsqu’on est une enfant. Toute la tension vient de là. Voilà ce qu’elle croyait, avant de se remplir la tête de doctrines et de dogmes encore plus réalistes. Elle voudrait continuer d’y croire. Les gens passent autour d’elle sur le goudron, se dessinent aux persiennes et balcons quand elle lève la tête. Mais les présences invisibles n’ont plus rien de merveilleux.

 

Au pied d’un immeuble, Sabine aperçoit une vitrine éclairée de l’intérieur, un lavomatic. Étrangement tout est rassurant dans cet espace tenu à l’écart. Un recoin où le temps passe plus doucement. On voit tourner le linge dans un des hublots. Sabine s’engage sur le chemin pour mieux voir, une femme attend à l’intérieur, absorbée, sur une chaise scellée au mur. La lumière est plus claire à l’intérieur de ce cube. Il y a une sorte de perfection, les lignes des machines en rangées contre les murs, le hublot en mouvement à droite, le vide minimaliste sous ce plafond trop haut, aux doubles néons courant en symétrie.

Une chaise fragile dans un coin, qu’on a dû apporter de l’extérieur. Sabine veut s’y assoir. Elle descend deux marches dans le béton, avance sur la promenade jusqu’à la vitrine, pousse la porte. La cliente assise n’a aucune réaction. Sabine aurait simplement voulu saluer, comme on le fait dans les petites villes, mais elle se retient. Elle va s’assoir contre la rangée de machines qui travaille, sur l’assise solitaire calée dans le recoin. L’amitié humaine sans barrières existera un jour, même ici. Elle existe déjà dans les enclaves qui accomplissent un communisme presque idéal, sans échelles de revenus, sans domination de genres.

Dans son sac elle fouille un peu, par habitude. Pour prétendre. Elle trouve la console de jeux, la pose sur ses genoux. Un instant à ne penser à rien, immobile. Vu de l’intérieur l’ambiance ne ressemble plus exactement à ce qui se projetait dehors. La lumière est trop vive, clinique. C’est la rue qui a maintenant l’air d’un vivarium. Les passant⋅es sont devenus des spécimens à observer à l’intérieur d’un cadre, juste sous un écran accroché au coin d’un mur.

Une télé qui diffuse des scènes publicitaires en silence. Quelqu’un a eu la bonté de couper le son. Des images taillées pour un public captif du temps. Est-ce qu’il y a un canal de télévision spécial pour les lavomatics, comme il y en a dans les boulangeries et les autres commerces ? L’écran alterne des publicités pour les entreprises de la région. Sabine se mord les joues juste après l’adresse d’un concessionnaire automobile : le portrait qui s’affiche est celui du chef de la nation, photo décontractée, soulignée d’un bandeau précisant le nom de celui qui dirige le pays depuis deux ans. Emilio Laharpe. Comme si on pouvait encore ignorer ce visage. Le montage des séquences d’information doit être réalisé par des procédures IA automatisées, les images qui défilent sont des rediffusions d’une cérémonie ridicule. On a fait parader des centaines d’individus avec de nouveaux uniformes professionnels, un croisement entre combinaison de pompier et tenue de facteur. Les « Forces d’Assistance », il a appelé ça. Voilà la réponse du pouvoir aux mouvements populaires et collectivistes qui agitent le pays. Face aux Services Publics d’Entraide, le plus important des mouvements fédérés échappant à son contrôle, Laharpe a choisi de répliquer avec une nouvelle autorité aux missions ambiguës, comme avaient pu l’être les sergents de ville ou les assistantes sociales en leur époque. Surveiller pour aider, ou aider pour mieux surveiller.

Que des associations ou des sous-traitants comblent les lacunes créées par le désengagement de l’État, passe encore. Après tout c’est exactement comme ça que les gouvernements successifs tentent de donner le change depuis trente ans, alors que les budgets et les dotations sont asséchés volontairement pour faire plaisir à des créanciers. Mais quand différents mouvements civils se réunissent, se fédèrent, avec le risque de devenir un vrai contre-pouvoir, il faut une réaction forte, symbolique. La répression ne suffit pas toujours.

Certaines images du défilé se répètent, accentuant le côté absurde de la parade. Sabine lit par ennui le texte incrusté qui doit transcrire une voix off inaudible. Le dispositif « Forces d’Assistance » distribuera des avantages fiscaux aux entreprises marraines qui envoient leurs meilleurs éléments, dans tous les domaines professionnels. En récompense pour les engagé⋅es, un costume bien identifiable, assermenté. Toute la communication tient dans ces tenues de mauvais Cosplay, apparemment. Une sorte de marinière à col officier, couleur pastel, rehaussée d’un liseret filé sur les bords du vêtement. Une couleur ciel délavé, qui doit être du bleu, avec un contour rosé qui pourrait être de l’orange, ou du jaune. L’abaque permettrait de faire une meilleure estimation, mais Sabine n’a même pas envie de leur accorder cet effort. Elle doit être trop vieille pour ça, trop ancrée dans l’ère Glitch Pop pour comprendre cet engouement nouveau pour les convenances figées, le retour des uniformes, des bonnes manières bourgeoises. Peut-être que la décennie 20 avait été trop riche en couleurs, en références méta, en outrances vestimentaires et d’attitudes. Sabine l’avait trouvé rafraîchissante de ce côté-là. Maintenant on reparlait d’ordre avec un grand O. Et d’uniformes. Emilio Laharpe a peut-être un petit sentiment d’infériorité, du fait de son jeune âge et de son manque d’expérience en politique. Ça doit exacerber le côté grand patron visionnaire et les démonstrations publiques. « N’ayons pas peur de la rupture. Sortez de votre zone de confort, changez vos habitudes. » Après un gouvernement de fachos sans complexes, la rupture n’a pas exactement la gueule qu’on espérait. Les barrages de flics à 21 h, le retour de l’uniforme à l’école. Maintenant ça, les Forces d’Assistance en col à pointes.

 

L’écran télé ne fait pas qu’hypnotiser. Il annule le silence intérieur. Sabine en détourne les yeux pour saisir la console de jeu. Boîtier épais équipé d’un petit écran. Un gros bouton sur la tranche, qu’elle enclenche. La vitre s’éclaire puis un titre apparaît quelques instants, au son d’un trille cristallin. L’animation qui se lance. Sabine cherche la touche pour baisser le volume et ne pas occuper tout l’espace. Même si l’autre a des écouteurs sur les oreilles.

 

Elle enchaîne plusieurs parties de manière compulsive après avoir compris le fonctionnement de tous les paramètres de jeu, type de club, point d’impact sur la balle et longueur de la trajectoire.

Quand elle regarde l’heure, entre deux tableaux de résultats, vingt-cinq minutes se sont écoulées à alterner entre double bogey et par. Ses performances de golfeuse sont mauvaises mais elle a compris ce qu’était le fairway, le rough, le green, et la différence entre un driver ou un bois de parcours. En plus des informations basiques qu’elle glane au fil des parties, les personnages apparaissant entre chaque parcours lui donnent des conseils : « Avec le vent les trajectoires hautes sont déviées. » « Pour sortir d’un bunker frapper la balle plus bas pour la soulever. »

Les bourges apprécieront peut-être, lorsqu’elle se fera inviter à son premier dîner dans le monde. Peut-être aussi qu’elle n’aura jamais l’occasion de placer ces références. Son point d’entrée est plutôt un fan de tennis. Au milieu d’autres invité⋅es elle voudrait surtout éviter de faire tâche. Depuis qu’elle connaît correctement les vins, Sabine a l’impression de mieux coller au stéréotype de ce que la haute-société exige en France, mais avant sa première immersion réelle, impossible de savoir à quel point les stéréotypes se révéleront opérants. Les codes qui séparent la grande bourgeoisie des classes sociales inférieures sont parfois si arbitraires, que la meilleure préparation ne peut rien contre des automatismes acquis dès l’enfance.

Ça doit bien faire quelques minutes que le tambour bat le linge, mais la percussion lui parvient seulement maintenant. Un seul cycle d’essorage secoue toutes les autres machines. Sabine se tient appuyée contre la paroi vibrante, au bout du rang. Son épaule qui encaisse le tremblement, ses pieds sur une onde chatouillante dans le sol. Sensation réconfort. Il y en a qui aiment les cheminées ou les aquariums.

Dans la rue, en face, scooters et trottinettes défilent.

Sabine imagine qu’elle doit souffrir d’un genre de syndrome de la cage ouverte, comme les chiots, quand les murs vous rassurent au lieu de vous étouffer. Mais pas n’importe lesquels. Parfois, elle aimerait retrouver le confort fonctionnel des intérieurs scandinaves si particuliers, ou l’attention au détail dans les maisons suisses.

L’image qui lui vient en tête après la cage, c’est celle du squat où séjourne Strater. Elle doit s’inventer une vision de ce qu’elle n’a pas encore découvert. Ambassade abandonnée, dans les quartiers plus que bourgeois. À quoi ressemble la vue là-bas ? Des rues de décors, comme dans les films, des pièces à vivre gigantesques, des toits terrasses avec balustrades sculptées dans la pierre.

Sabine regarde sa montre. Il est temps de revenir auprès de ses bagages. Plus qu’une nuit à passer dans cette capitale qu’elle n’a jamais vraiment aimée, mais qu’elle n’est pas sûre de détester totalement. Histoire de potentiel. En attendant de reprendre la route, une bonne nuit de sommeil devrait lui remettre les idées en place. Elle a effacé l’ambassade imaginaire et se projette déjà derrière une porte à badge magnétique. Même une chambre d’hôtel triste peut inspirer un sentiment de liberté lorsqu’on ne se sent retenu par rien. Demain, Sabine quittera Paname et ses petites parcelles sans intériorité, pour aller s’entraîner sur d’autres terrains délaissés.

 
 
 
 
 
 
chapitre 5
 
 
 
 
 
 
 

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Chapitre 3

Fluorine ombre

« Qu’est-ce que vous avez ressenti quand il vous a dit ça ? »

— Ça m’a blessée. Je ne sais pas à quoi il pensait.

 

C’est une chambre. Petite. Cette pièce utilisée comme salle de consultation devait servir de chambre à l’origine. Le meuble bibliothèque a été déplacé là pour rassurer.

 

« Vous l’avez trouvé injuste ? »

 

Une chambre encastrée au milieu de l’obscurité privatrice. On y entre à l’étage par une porte qui s’ouvre dans une cage d’escalier, plongeant sur un minuscule couloir privé. Tout ce qu’il y a d’autre après le couloir restera éloigné, Sabine ne le découvrira jamais. Pendant ses visites elle n’a accès qu’à cette chambre détournée.

 

— Je peux très bien comprendre cette critique. Je me la suis déjà faite moi-même. Et il y a des situations dans lesquelles elle s’applique oui, mais on ne peut pas tout résumer simplement à ça.

— Prenez le temps.

 

Bien sûr elle pourrait tout lui raconter. Comme on est censée le faire avec sa psy. Mais Sabine doit utiliser des concepts de substitution.

 

— Ne révélez pas ce qui est de nature trop sensible évidemment… par rapport à vos activités.

— Ça n’a rien à voir avec mes activités, enfin si, mais ça pourrait tout aussi bien prendre une autre forme. Ce que je veux dire c’est que son accusation de « fuir le monde » peut s’appliquer à tellement d’autres situations. On ne peut pas se confronter au monde, pas en totalité, ni en permanence. Donc on essaie de trouver des moyens d’y échapper, à sa mesure, à son rythme. C’est un effet incontournable de la vie sociale, porter un masque pour se conformer aux usages… et pouvoir être mieux acceptée.

— Vous disiez tout à l’heure qu’il y a quand même du vrai dans sa critique ?

— Oui c’est ce que je dis. C’est un peu comme cette distance artificielle entre vous et moi, qu’on maintient, avec le vouvoiement. Il y a des langues dans lesquelles ça n’existe pas le vouvoiement…

— Vous préférez qu’on se tutoie pendant les séances ?

— Non c’était seulement un exemple. Je m’en fous.

 

Je m’en fous. Sa façon à elle de dire « ne vous dérangez pas ». Sincère. Maladroite, quand le contexte le permet.

Elle est bien installée dans un fauteuil à accoudoirs. La psy de l’autre côté d’un bureau minuscule qui ne veut pas paraître trop bourgeois. Rien ne fait vraiment bourgeois dans cette pièce, à part peut-être la symbolique de la bibliothèque d’ornement.

Est-ce que les volets mi-clos et le voilage tiré devant la fenêtre sont une attention particulière de la psy, ou aime-t-elle recevoir dans cette légère pénombre ? Avec Sabine elle fait déjà tout ce qu’il faut pour respecter leur entente. L’absence de vis-à-vis derrière les fenêtres est une des conditions. Mais cette chambre n’est pas un lieu de travail principal. On l’a aménagée pour des visites spéciales.

À travers le voilage, un rai de lumière verticale. Sabine imagine des volumes à l’extérieur, sans les voir. Elle ne peut pas s’empêcher de composer des formes là-derrière.

 

— Vous gardez l’abaque avec vous ?

— Oui, je l’ai sur moi en permanence.

— Ça vous aide ? Qu’est-ce que ça vous apporte ?

— Ça m’arrive de l’ouvrir pour regarder les cartes. Quand je n’arrive pas à me focaliser…

 

Sabine tourne les yeux vers entrebâillement vertical, à demi opacifié par le voile. C’est plus fort qu’elle. Elle aimerait transpercer la matière des volets par la pensée. Reconnaître les formes, tous les volumes, yeux fermés. Une arrière-cour ? Une autre façade aveugle ?

 

— Et donc… il ne répond plus à vos messages ?

— Il ne me répondra pas si je n’insiste pas. Je le sais bien, je suis pareil. Je laisse passer des messages en me disant « je répondrai quand j’aurai l’énergie de le faire », et il peut s’écouler deux mois avant que je commence à me dire « là c’est pas sympa de ma part »… mais les regrets peuvent vite se transformer en culpabilité, et après ça me bloque, ça prolonge mon inconfort, résultat je n’arrive plus du tout à m’y mettre… à juste prendre du temps et m’asseoir pour écrire une réponse. Mais ça ne veut pas dire que je ne pense pas aux gens. Je sais qu’il pense à moi aussi. À sa façon… Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on se doit forcément quelque chose.

 

Le silence qui s’installe est une occasion de se taire, que l’écoutante lui accorde généreusement. Au bout d’un moment, elle risque quand même : « Et avec les cloisonnements, vous vous situez comment ces temps-ci ? »

 

Sabine réplique par une profonde inspiration, depuis son fauteuil à accoudoirs.

Elle ne cherche même pas à atténuer son réflexe pour éviter de communiquer cette sorte d’agacement, qu’elle voudrait diriger d’abord contre elle-même.

Dans une expiration libératrice, elle lâche ce constat :

— Pas de changements…

Le silence de l’autre côté du petit bureau est toujours une marque respectueuse. L’écoutante a la tête penchée sur le côté, d’une façon presque touchante, évitant de donner l’impression à sa visiteuse qu’elle exige quoi que ce soit d’elle. Sa main aux ongles coupés courts posée sur la table. Elle ne prend jamais de notes.

Dans le fauteuil Sabine s’agite, décroise les jambes, se repousse un peu plus au fond de l’assise. Un signe que la psychologue accepte, la séance arrive à son terme.

Sabine se sent quand même obligée de compléter.

« Je crois qu’accepter qu’on vit toutes séparées, pour des mauvaises et des bonnes raisons, ça n’est pas une tâche à résoudre. C’est peut-être une fatalité, mais je vivrais toujours avec cette impossibilité.

— Et vous pouvez la porter sans qu’elle ne vous ronge.

— Oui. Mais le constat ne changera pas.

— Quelle forme prend votre constat ces jours-ci ?

Sabine hausse les sourcils par dépit. Répond sans se retenir : « On vit toujours dans des cages sociales. »

 

Au moment de se lever, Sabine enroule une écharpe haut devant son visage. Elle s’approche du rideau translucide pour coller son œil à l’interstice.

Un arbre maigre sur une bande de verdure en bas, et devant elle, un immeuble moins haut que les autres, en forme d’escalier, petit délire d’architecte sans balcons ni fenêtres. Très différent de ce qu’elle imaginait.

 

— Je suppose qu’on garde la même façon de prendre rendez-vous pour la prochaine fois ?

— Oui. Et merci pour votre temps.

 

 

***

 

Les chambres de l’établissement sont probablement toutes décorées de clichés régionaux différents. Dans sa chambre d’hôtel trois étoiles, c’est une grande photo de ciel normand collée au-dessus du lit qui compense la suppression de décor, à l’extérieur. Allées et parcs en béton poreux. Quand Sabine s’arrête par distraction devant le grand tirage quadrichromie, l’herbe verte est cyan. Le bleu immense est terne. Toutes les autres sensations colorées, jaunes, ambre, miel, marrons, dont ses rétines ne transmettent pas toutes les fréquences, sont pour elle violacées, rosées, pourpres.

 

Depuis une demi-heure elle tient ses effets personnels bien rangés. Petits bagages dans un sac poubelle épais de 130 litres, sur le porte-valise, légèrement décalé pour ne pas être en contact avec la surface du mur. Une précaution qui ne fait pas partie du protocole enseigné par le groupe. Simple procédure qu’elle répète dans toutes les hôtelleries, les punaises de lit se reproduisent même dans les chambres les plus cotées. Pour ce qui est d’éviter la répression policière, pas d’autre choix que de cacher, hors de l’hôtel, la petite carte mémoire chiffrée qui remplace un disque dur. Sur place, Sabine laisse un ordinateur vide pendant son absence .

Seul le petit abaque des couleurs traîne négligemment, sur le bureau en laminé. Un porte-carte en métal fin. Elle le ramasse et l’accroche au bout d’une lanière. Passe la lanière autour du cou avant de se figer devant le grand miroir de la chambre. Dans la précipitation elle est capable de s’habiller n’importe comment sous son manteau, sans y accorder d’importance. Sneakers basses noires, jean noir, gilet sous le trench-coat. Quarantenaire tout ce qu’il y a de plus no-style. Un petit sac léger en bandoulière, le bonnet fin pour couvrir ses cheveux courts et surtout des lunettes noires pantos, qui voilent ses iris gris de naissance, et qu’elle quitte rarement.

 

En débouchant de l’escalier deux étages plus bas, à quelques mètres de l’accueil, Sabine s’arrête en face de l’écran qui diffuse une chaîne d’info devant des fauteuils confortables : le sable rouge balaie déjà de grandes villes d’Europe continentale. Les voitures sont recouvertes comme à la saison des neiges, balcons, terrasses ensevelies. À en croire les sous-titres, le sable sera sur la France dans trois ou quatre jours.

Le temps d’effectuer le relai, revenir pour son entrevue avec Brahim, et repartir s’isoler loin de l’activité humaine.

Lobby moquette mouchetée. Porte rotative donnant sur l’avenue. Deux voix qui approchent. Une femme accompagnée de son collègue.

— Mais bien sûr, on est payé au même positionnement que des consultants institutionnels, elle ne devrait pas se plaindre d’avoir à gérer tous ces comptes clients !

Et l’autre d’une voix éraillée :

— C’est ça l’esprit de tribu, c’est “Tout le monde sur le pont, et on y va !”

— Absolument !

Devant les images sur grand écran le duo s’arrête, et c’est le silence pendant quelques secondes. Sabine, immobile, peut sentir leur stupeur molle dans son dos.

Est-ce que les gens qui piétinent leurs semblables par déformation professionnelle ont une couleur intérieure fondamentalement différente ? Dans un hôtel d’affaires ou un palace, Sabine aurait le choix. Se retourner, sourire fantoche en place. Une ou deux secondes pour deviner à quoi ressemble leur arbre de volition, ressentir les teintes de leurs voix. Leurs voix silencieuses. Prendre avantage du dévasement provoqué par les images sur l’écran, armée d’une phrase, d’un geste, indice bispectral déjà bas en face, en dessous de 95, pas plus.

 

Le silence est vite rompu : « Je t’ai dit que je vais me faire harmoniser le bulbe le mois prochain ? » Elle a un rire mécanique déclenché par sa propre formule. Son collègue n’a rien raté de l’autodérision avec laquelle même une cadre supérieure enrobe des banalités :

— Mais ça y est, tu vas le faire alors ?

— … Mon prêt bancaire a été accepté.

 

Les deux voix s’éloignent. Sabine ne verra jamais leur visage.

La télé en sourdine devant le mobilier qui attend de prendre vie, le silence un peu gênant de la réceptionniste, les hôtels produisent une tristesse prévisible. Sabine aime en secret ce pouvoir de choisir un lieu sur la carte pour s’enfuir, disparaître sur un coup de tête. Elle aurait préféré la solitude encastrée d’un appartement, au lieu du complexe des chambres sans cuisine dans lequel elle est installée pour quelques jours. Hôtel ou habitation factice, l’angoisse finira quand même par s’insinuer. Voir les choses telles qu’elles sont vraiment, dans cette nudité reproductible. Objets, mobilier. Photos encadrées sur les murs. Des choses froides, sans intentions.

Main sur le ventre, derrière le pli de sa veste. La forme fine de l’abaque, surface polie qui n’absorbe pas la chaleur comme les alliages classiques. Sabine se détourne de la mise en scène confort du lobby, volte-face pour s’arracher au décor. La sortie à l’arrière de l’hôtel. Aujourd’hui elle part pour un voyage d’une journée au cours duquel elle doit disparaître, puis réapparaître. À une quinzaine de kilomètres, dans un petit garage sans personnel, une voiture bien préparée l’attend. Trente minutes de RER bonnet sur les oreilles, lunettes miroirs et masque sanitaire sur le nez. Une fois à l’air libre marcher dix minutes pour sortir de la bourgade où les plantes invasives poussent entre tous les terre-pleins du siècle dernier.

 

Le long de l’avenue, après l’hôtel, elle monte dans le premier taxi. Cinq minutes plus tard, déposée devant une corniche sculptée, elle paie en espèce. Plusieurs plaques cuivrées autour d’une porte cochère. Sabine commence à cette adresse pour tenter sa chance, une pression sur l’interphone, un mensonge répété depuis des années « j’ai un colis à déposer », et la porte s’ouvre. Elle dépasse une loge gardienne fermée, s’engage dans l’escalier en face, et monte un étage. Furète un instant sur le palier, trouve une cavité autour d’un boîtier de dérivation électrique pour y coller le petit dé émetteur, couleur passe-partout. Sa carte SIM insérée à l’intérieur, pour servir de leurre.

Sur les images caméras de l’hôtel on voit bien Sabine sortir, ensuite la triangulation du réseau téléphonique la localisera dans cet immeuble où elle cache la SIM allumée. La technique n’est pas infaillible, mais pour ce genre de mission il s’agit surtout de détourner l’attention.

Dans son petit sac, le caftan à capuche très fin tient autant de place qu’un livre de poche. Sabine le déroule pour s’en recouvrir avant de descendre l’escalier, repasse devant la loge fermée, et tire la lourde porte en bois massif.

Maintenant, s’enfoncer sous terre.

 

 

Des sièges inoccupés dans tous les wagons. Elle laisse défiler les stations et les éclairages de galeries creusées sous la ville, plongée dans ses questionnements. Certains messages peuvent ouvrir de plus grands abîmes que leur absence. Le téléphone sans carte SIM est resté au fond du sac poubelle dans la chambre, mais Sabine se rappelle douloureusement du dernier échange :

 

Envoyé à Romain : « Dis tu veux bien me faire une petite réponse courte quand tu as ce message ? je m’inquiète un peu sans nouvelles… »

Reçu : « Ne te fais pas de soucis pour moi Dabou, je mets mon cœur en ordre. »

 

Je mets mon cœur en ordre.

Qu’est-ce qu’elle devrait comprendre, sans autre réponse de sa part ? Qu’il jette tout leur passé à la benne ? À cause de quelques versets récités par un prêtre charismatique ? Prêtre ou pasteur… Elle s’est pourtant entendu le dire un peu plus tôt, chez la psy, et elle y croyait encore ce matin : Ce n’est pas parce qu’on est de la même famille qu’on se doit forcément quelque chose.

Mais la peine qui naît de ce genre de disparition, de rejet, ne se raisonne pas toujours aussi facilement.

 

L’avertisseur hurle. Sabine lève les yeux.

Plusieurs personnes descendent, d’autres montent à bord. Des jeunes adultes se croisent.

« Comment vont tous mes Sims ? Gabin ça va comment mon Sims ? »

Sabine observe le petit groupe discrètement, du coin de l’œil, les formes, les couleurs. Tenues item, sans coutures, la tendance de l’année. Romain aurait probablement été le premier à adopter ce style. Quand il suivait encore les tendances, les textures.

Coup d’œil plus appuyé : une veste évoque les contours d’un fruit à baies, un sac à dos multifacettes affiche skins et tokens lumineux. Elle avait peut-être besoin de ça pour se changer les idées. Un peu d’agitation autour d’elle. S’accrocher aux pensées des autres, pour ne pas se laisser emporter par les siennes. Sabine aussi est capable de vivre dans le déni. Comme si rien ne bouillonnait, comme s’il n’y avait pas besoin de prendre parti. Le porteur du sac hybride se met à japper dans le wagon. Difficile de savoir à quel animal il tente de ressembler. Il s’est lancé dans une démonstration qui ne convainc pas autour de lui. « Tu sais pas le faire encore. »

Tout le monde a des raisons de ne pas prendre parti activement. Subir le poids du quotidien en est une. Dans les transports il y a cette sensation contradictoire et rassurante d’être à sa place avec les gens qu’on déplace comme du mobilier.

« Tu verras quand j’aurai l’implant ! 

— C’est pas qu’une question d’implant, Jordan il sait le faire il a pas d’implant. »

Une rangée de banquettes à coques bariolées plus loin, devant elle, un homme de cinquante ans en costume et chaussures de sécurité s’est assis.

Vigile en route pour le travail, Sabine analyse. Un de ceux qui seront sur notre chemin plus par résignation que par conviction. L’air plus triste que menaçant. De là où elle est, elle peut voir ses pieds. Sabine ausculte le relief des semelles renforcées, chenilles qui remontent sur le devant des chaussures. Le vigile en costume donne des indications à son assistant IA en pendentif : « Enregistre un message maintenant… Oui… Tu sais qu’on a reçu les nouvelles armes aujourd’hui ? Que de l’électrique, et pas besoin de fléchettes comme les Tazers. Tu peux mettre quelqu’un dans le coma à 20 mètres. Ma parole, s’ils essaient d’envahir par derrière j’hésiterai pas. Bon allez, on a la formation aujourd’hui justement, je suis dans le train, je te laisse. »

 

Le déni ne suffit pas toujours. Sabine dégage par réflexe l’abaque qui pend au bout d’une lanière, sous les plis de son manteau, clique pour ouvrir le mécanisme et feuillette discrètement de petites cartes en papier, jusqu’à une page particulière. Dégradé jaune fluo qui tire sur le vert. Sabine ne discerne que du rose-orangé à la place des tons jaunes, sa dyschromatopsie génétique soustrayant le bleu : la carte est pour elle un dégradé rose tirant sur le cyan pâle. Mais la fluorescence persiste. Une sorte de radiation, de déjà vu. Les couleurs fluorescentes ont toujours provoqué cette fausse nostalgie chez elle, cette mélancolie artificielle. Elle ne sait pas pourquoi. Elle fixe du regard l’ondulation figée sur le papier, jusqu’à la sentir dans sa tête et son ventre.

Puis ancrée dans le siège de train de banlieue, elle se concentre mentalement sur l’image du chemin qu’elle imagine d’après les photos du dossier de filature. Une visualisation en surface, pas une véritable fuite.

L’allée entre des grands chênes, qui se courbe plus loin sur la droite où apparaissent les lumières oranges des grandes vitres rectangulaires. Elles luisent haut ces fenêtres, d’un réconfort de foyer, à moins de cent mètres de distance, sous le gris nuit déclinant du soir qui tombe. Maison de maître aux grands volets blancs. Le toit couvert de tuiles d’ardoise sombres au-dessus des chenaux du premier étage.

Comment sont alignés les vestibules à l’intérieur, les circulations entre pièces de vie ? Quelles superpositions de montants, de panneaux pour créer des profondeurs à l’intérieur de la réalité ?

Dans cette allée imaginaire, Sabine avance en esprit vers la maison confortable, le pas léger, pointes de pieds posées avant le talon pour ne pas faire de bruit sur le gravier. Le jour venu, elle ne sait pas encore si elle marchera en plein milieu du chemin, ou si elle devra arriver par les pelouses, sous l’ombre des arbres, pour ne pas être vue.

Le dossier d’un point d’entrée porte toujours un nom d’emprunt. L’homme dans la demeure au bout de l’allée aux grands chênes, qu’elle surveille à distance grâce à des intermédiaires, Sabine l’a renommé « Disciple ».

Disciple a fait Hypokhâgne, prépa Sciences Po. Tombé dans le droit des affaires parce qu’un soir le directeur d’une banque d’investissement dînait à la maison et lui offrait un stage. Une voie bien tracée par la cooptation dans la haute bourgeoisie, que l’abus de substances aurait pu démolir. Beaucoup trop de drogues dans les soirées des grandes écoles. Sa phrase pour se défendre, au cours d’une interview : « la mélancolie, on naît avec ». Même dans une famille blindée.

 

Elle claque le petit porte-carte dans sa main droite. Le bruit sec du boîtier qui se referme la ramène au réel immédiat, dans un train de banlieue.

Lumière qui jaillit.

Le wagon est sorti de terre. Entre les forêts de barres de béton et les quadrillages des façades bien réelles derrière la vitre, on aperçoit la pointe ouvragée de quelques constructions anciennes. Sabine repense à l’invitation de Strater, toujours entre son labo d’Allemagne et la France : en ce moment, il lui propose de profiter de la situation exceptionnelle du squat où il séjourne, dans les beaux quartiers de Paris. Un hôtel particulier qui servait d’ambassade il y a encore quelques années, vide depuis un coup d’État, et dont le petit pays propriétaire aurait sans doute du mal à faire valoir ses droits pour demander l’expulsion des occupant⋅es. Si la guerre continuait là-bas, l’endroit pourrait même devenir une zone quasi-invisible, à condition de garder une certaine discrétion vis-à-vis des autorités françaises. Argument ultime, le bel hôtel particulier situé dans l’enchevêtrement de plusieurs voies privées disposerait même d’une entrée de service particulièrement discrète. Si Sabine respecte le protocole le plus strict, Strater lui assure qu’elle pourrait passer le voir sans prendre trop de risques d’être repérée.

Au vu de son emploi du temps serré, pas sûr pour elle qu’accepter cette invitation soit la meilleure chose à faire. Elle préférerait quitter la capitale le plus vite possible, avant cette tempête de sable qui approche.

 

Sabine n’a pas le temps d’approfondir cette dernière réflexion. Une troupe d’uniformes a débarqué dans le wagon. Quelques regards menaçants jetés en passant, puis la patrouille s’arrête à hauteur d’un homme noir en djellaba.

La scène irréelle se déroule comme dans un mauvais souvenir. Les flics, trois hommes, une femme, entourent le voyageur assis, en le filmant. C’est la femme qui lui tend la feuille de papier : 

« Tu sais lire ? Tu connais Montesquieu ? »

Le plus nerveux des quatre flics, avec un air amusé, se met alors à invectiver ses collègues. Il les insulte sans qu’on ne comprenne exactement pourquoi, pendant que la première ordonne : « Lis le papier, lis le texte ! »

L’homme en tenue traditionnelle commence alors à réciter les premiers mots, sous les aboiements : « La tyrannie … » « La tyrannie la plus dure, est celle… »

 

Une séance d’humiliation. Mise en scène inversée. Probablement diffusée sur des groupes privés, en streaming live, ou archivée pour du fichage illicite.

La tyrannie la plus dure est celle qui agit sous la protection de la légalité et sous la bannière de la justice.

Sabine connaissait la rumeur, quelques témoignages à propos des « Montesquieu ». Personne ne sait d’où est parti ce nouveau rituel des flics fachos. Elle n’en avait jamais été témoin directement.

Celui qui traitait ses collègues d’ « assassins » et de « flics racistes » pendant toute la scène se met ensuite à relire à haute voix le nom étranger du contrôlé, pour la caméra, en butant sur la prononciation. Illes sont hilares. La scène se termine quand l’homme en tunique de toile blanche récupère sa carte d’identité après une vérification expéditive, juste pour la forme.

La minute d’après, cette brigade a disparu mais une chaleur persiste dans le ventre, qui ronge.

Sabine ne peut pas détourner ses yeux de la silhouette qui reste assise en silence un peu plus loin, sans la moindre agitation, comme si rien de tout ça n’était arrivé. Maintenant, elle voudrait faire quelque chose pour aider, pour compenser, se lever, aller lui dire quelque chose. Mais elle ne sait pas comment être plus utile qu’en se taisant. Il faut éviter de se faire remarquer. Avec les heures de MOOC qu’elle a ingéré sur la psychologie du processus, elle est bien placée pour savoir qu’un simple témoignage de soutien pourrait faire une différence. Mais l’espace de transit, l’espace public, n’est plus un refuge pour ses meilleures intentions à elle. Il ne faut pas se faire remarquer. Elle sait aussi que se voir dans les yeux pleins de pitié des autres peut être blessant, rabaissant… Il n’a pas besoin de ma pitié. Pour Sabine, sur la route encore pleine de dangers, pas d’autre espoir raisonnable que d’oublier immédiatement tout ce qui vient de se produire. Trouver un souffle à l’intérieur de soi, et faire le vide.

 

Derrière les vitres il n’y a plus que des lames de ciment. Sabine reconnaît les abords goudronnés plantés de bureaux de tabac. Sa gare à elle approche.

 

 

Au petit garage décrépi entre des parcelles couvertes de ronces, rien de suspect.

Chiffon coincé au-dessus du rideau de fer pour dire que tout va bien, un mot de la main de Strater pour confirmer, signé du canari : laudatif artefact. Sabine est seule sur place, la voiture est prête comme prévu, déjà inspectée dans la matinée par des capteurs électro-magnétiques de pointe. Dans un placard il y a des vêtements : une combinaison sportive et un manteau.

 

Après avoir baissé le rouleau d’acier qui referme l’atelier, Sabine conduit moins de cinq minutes dans la berline blanche. Se gare sur le bas-côté d’une petite route, enfilade de haies jamais taillées autour des gravillons, et laisse tourner le moteur.

 

À l’extérieur, très léger souffle de vent.

Masque sanitaire sur le nez, appuyée main gantée sur un pneu, elle a brassé le vide au-dessus des essieux avec l’objet en forme de grande télécommande. Répétant méticuleusement les gestes qui doivent l’apaiser. Liste de contrôles à vérifier une deuxième fois : jantes, calandre, réservoirs, là où les flics ont l’habitude de cacher leurs traceurs et mouchards qui ne s’activent parfois qu’avec les vibrations du moteur.

Le voyant du détecteur ne s’est pas allumé. Pourtant la gêne diffuse commence à poindre, dans les replis inexplorés, entre la paroi abdominale et l’espoir des jours meilleurs. Douleur plus insidieuse que l’inquiétude des débuts de mission. Rien à voir avec le cycle menstruel.

C’est dans ces moments que les anciennes habitudes reviennent vous titiller. Quadrisécable, premier quart d’un comprimé baguette. Pour couvrir le nœud dans l’estomac. Une once de chimie à ingérer. Elle n’aurait pas réfléchi, il y a encore un an et demi, un geste simple, rapide. À la place Sabine pose sa main sur l’abaque pendu autour de son cou.

Juste avant de reprendre la route, assise au volant, la crispation au-dessus de l’estomac s’est transformée en petite boule de chaleur. Sabine a compris qu’il faudrait faire avec pendant quelques jours.

 

Elle claque la porte. La voiture repart, dans la bonne direction cette fois.

Carrosserie réglée sur ton clair quasi blanc, avec le premier jeu de plaques minéralogiques raccord dans les registres. Un modèle enregistré ailleurs par une agence de location automobile correspond jusqu’à la couleur extérieure à cette copie conforme.

 

 

RAVI METAL

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Installation et dépannage de fermetures automatisées

Z.A Talaudières

 

 

Nettoyage Lavande

Tous travaux entretien, désinfection

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10 h 21

Une demi-heure qu’elle roule. Dans la cabine sourde sur roues-moteurs, Sabine s’est habituée à l’odeur de neuf, différente des vieilles bagnoles. Avec l’accumulation de technologies, même les véhicules neufs les moins luxueux donnent l’impression de voyager en vaisseau spatial, quand on a l’habitude de conduire une relique automobile. La voiture réservée aux missions est une pile de puissance privatisée. Grâce à des leçons sur un circuit de pilotage, deux fois par an, Sabine saura en prendre pleinement possession si la situation l’exige. Le sens des responsabilités veut ça. Deux mains sur le volant, siège soigneusement ajusté à la longueur de ses bras, elle sait que dans des situations extrêmes, elle aura les réflexes.

Les voitures préparées que possède le groupe, cachées dans des sas, sont au nombre de trois : en dehors des planifications leurs sorties doivent faire l’objet de demandes spéciales. On ne s’assoit pas au volant de plus de deux cents chevaux d’acier à fausses plaques d’immatriculation pour aller faire les courses ou se promener. Pour se mettre au volant, tous⋅tes les auxis sans exception doivent pouvoir répondre à cette question, qui n’est plus strictement politique : Une si grande accumulation de puissance privée, pour quoi faire ?

La route défile. Droite, abrutissante. Même la crampe, anesthésiée par les kilomètres, n’est plus une pointe dans le ventre.

Parfois des signes extérieurs témoignent quand même d’une intention dans le néant. Depuis quelques kilomètres, des pancartes s’acharnent à faire connaître la direction jusqu’à Bébé Discount. Les noms de PME en naufrage sont le seul divertissement au bord des routes. Presque une poésie si on sait apprécier le trésor français des syllabes. Sanitub. Doggy Crock. Ravi METAL. Sabine en a déjà mémorisé tout une liste.

Les câbles tombés sur le bord des routes complètent le décor. Pannes d’infrastructures, pénuries. Dans quel état est ce pays. On prédit des guerres civiles depuis dix ou quinze ans, mais le décor hexagonal surprend toujours par sa capacité à revenir au calme plat après les explosions de désespoir. Heureusement, l’étincelle de la solidarité est toujours vivante. Pour une communiste libertaire qui a passé sa vie à attendre la prise de conscience générale, c’est la seule chose à laquelle se raccrocher. Les prophéties politiques ont tendance à ne pas se réaliser, mais les croyances déçues n’ont pas empêché tous les rêves de se matérialiser, sous une forme ou une autre. La collectivisation, l’autogestion, les indépendances locales, urbaines ou paysannes, les chaînes de contre-surveillance, tout est là, en germe. Tout est prêt pour basculer.

En face il y a la dénonciation. L’autoritarisme de petits propriétaires.

Sur le panneau du tableau de bord, un câble est enfoncé dans l’entrée du système audio. Branchement filaire archaïque qui part d’une poche intérieure de la veste de Sabine, où un lecteur de musique a été cousu à la main. Une petite poche, avec rabat surjeté. Dans l’habitacle lancé à quatre-vingt kilomètres heures, les haut-parleurs diffusent une chanson triste et sautillante de l’ancien duo Monchy & Alexandra.

Pendant les missions, sa musique repère c’est la Bachata sentimentale. Celle qui fait rouler les bongos des boîtes à rythmes électroniques. Sabine ne comprend rien aux paroles énamourées, mais ça la remue plus que n’importe quel autre style musical, elle ne sait pas vraiment pourquoi, elle qui se définit comme aromantique. Le martillo synthétique lui tiendra peut-être compagnie jusqu’à la destination finale de son itinéraire aller. La route à parcourir est encore longue. Pas le plus long des itinéraires, mais c’est le seul qui ne s’effectue pas en dyade, ou en triade.

En mission, comme le protocole de sécurité interdit d’avoir un téléphone avec soi, et qu’il est strictement déconseillé d’apporter des appareils électroniques personnels, de peur de semer des preuves accablantes en cas de perte de ces objets plein de traces de doigts, d’ADN, et de métadonnées, on se retrouve parfois sans musique.

Sur son lecteur audio très simple, cousu dans la doublure de veste et dépourvu de réseau ou de liaison sans fil, Sabine ne met que de la Bachata passée de mode.

 

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PHARMACIE Bréguin

(direction centre-bourg)

 

NEURO-INFLEXEURS *

⊙ Pensée + rapide

⊙ Mémoire des noms et visages

⊙ État de FLOW durable **

 

* catégorie 3

** définition CE32

 

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10 h 40

La route qui s’étire à l’infini produit le même état de conscience altérée qu’en faisant la vaisselle ou en se brossant les dents devant la fenêtre. Dans ce brouillard de pensées, ça lui revient sans prévenir : Sabine se souvient intensément qu’elle a rêvé cette nuit. Un nœud chaud de la mémoire, emplacement sans images, sans titre. Impossible de se souvenir du contenu, mais elle en ressent l’émotion, creuse, détachée. Encore un rêve coincé qu’elle oubliera pour toujours, comme les autres, après la frustration passagère. Cette frustration d’avoir un message en attente, et de ne pas pouvoir y accéder.

Madeleine Diakité aborde le sujet dans l’un de ses livres. Sabine les a presque tous lu. Au-delà de l’interprétation des rêves, l’autrice psychologue conseille de renouer avec cet ailleurs si intime, qui nous permet de ressentir notre propre potentiel émotionnel. Cette puissance de vie, que le quotidien anesthésie, mais qui sait trouver le moyen d’exister en silence, en rêve. Le livre ne parle pas de secrets coincés dans les limbes par contre. Quelques gouttes d’une décoction de Millepertuis, avalées avant de dormir, suffiraient peut-être…

Sabine égare les rêves, mais accumule toutes ces mémoires organiques pesantes. En vieillissant, les souvenirs des jours de la semaine s’entassent bruyamment, au lieu de s’écouler comme les songes, dans un oubli du petit matin. Toutes ces mémoires d’affects, de paroles, d’attentes, même insignifiantes, deviennent plus lourdes avec les années, comme si la force de gravité enflait au tournant de chaque nouvelle décennie. Les erreurs et les regrets deviennent de plus en plus lourds. Surtout à quatre heures du matin, quand le sommeil refuse de vous emporter dans l’oubli.

Ça doit être ça que Romain tente de lui faire comprendre, à coup de messages élusifs et de versets sur l’Amour divin. La rédemption, celle qu’un pasteur lui promet, c’est peut-être une sorte de remise à zéro de tout ce qui s’entasse, les souvenirs comme les fautes. Dans cette église on prêche la nouvelle naissance. Un nouveau départ, avec les baptêmes par immersion et tout le folklore, pendant de grandes assemblées. Les adeptes se rassemblent dans un grand hangar, une ancienne usine avec scène de spectacle aménagée au centre. Sabine a fait ses recherches, complétées par un repérage discret sur les lieux, depuis l’extérieur. Comme pour d’autres lieux, sur son autre liste à surveiller, celle qui conduit à la case Prison ou à la carte Révolution.

Dans ce hangar qui ne représente aucun intérêt stratégique pour une révolution, le dimanche et les autres jours de réunions de prières, les gens se déplacent en masse. À croire que les véritables assemblées populaires sont là-bas, dans ces communautés d’un nouveau départ.

Ce besoin-là, celui d’effacer les souvenirs grâce à la communauté, Sabine pourrait presque le comprendre.

 

Un ours en peluche géant apparaît sur le bord de la route : Toudou tout propre, semi-grossiste de détergents.

Dans l’habitacle anthracite qui étouffe tout, Sabine ouvre la bouche, pour s’exercer à faire résonner sa parole. Elle prononce quelques mots : « Carte compte client. » « Traitement différé. » Les répète. « Votre carte client. » Improvise. « Donnez la couleur, tombée par terre… attention, attention à vous ! ». Comme les mots lui viennent, automatiques, elle se met à psalmodier. Tout ce qui lui passe par la tête, en claquant la langue, en roulant les syllabes. L’habitacle vibre, maintenant qu’elle hausse la voix pour faire sortir toute cette puissance qu’on enfouit.

Puis elle se tait, et laisse le silence dresser un mur entre elle et le monde.

 

11 h 04

Des frênes violacés sur les talus qui bordent la route. Le ciel se voile légèrement pour projeter des couleurs éteintes en pleine journée.

Sur la carte routière en papier qu’elle garde dans le vide-poche, Sabine a repéré à l’avance le nom de la localité où chercher l’échangeur d’autoroute gratuite. La carte ne contient aucune note ou indication. Ça aussi, interdit. Mais Sabine se souvient bien. Elle y est venue il y a un an et garde le souvenir précis d’un nombre, 14, numéro de l’embranchement par lequel on entre sur la voie express. Étrangement, elle a toujours du mal avec le nom de cette ville, dont elle ne parvient pas à retrouver les syllabes exactes, et qu’elle associe sans le vouloir à une plante grimpante. Mais elle se souvient très bien du site.

Quand elle arrivera sur l’aire de repos, elle saura exactement quoi faire. Des années de manœuvres pour faire circuler les biens d’une économie parallèle ont cet effet-là.

 

11 h 28

Les arbustes disparaissent autour des talus. Les grandes concessions de ciment approchent.

Émot’icones communication, sur la droite.

Halo Lumières. C’PRIM Nettoyage.

Après les tôles, les murs laids aux gris étalonnés. Un bar tabac. Petites portes d’entrée resserrées, sur d’autres murs laids. Une supérette, fleuriste, boucher, à nouveau les murs fendus d’orifices maladroits qui laissent passer les humains mais doivent retenir les chagrins. Tout est gris même sous les couleurs pisseuses.

Les derniers bâtiments d’un centre-ville s’effacent rapidement.

La route à nouveau dégagée de chaque côté.

 

Au prochain rond-point le signe qu’elle attendait se manifeste. La voie express est indiquée sur la droite.

Pas de péage, ni de ticket d’entrée. Le revêtement change de tonalité. Accélération sur large tronçon de réalité réquisitionnée. L’aire de repos n’est qu’à trois ou quatre kilomètres, deux minutes de goudron noir et de bandes blanches immaculées, elle se rabat sur la sortie immédiate.

Se garer le plus tôt possible. Pour éviter d’être dans le champ de l’unique caméra située 150 mètres plus loin, derrière les cubes métalliques qui servent de toilettes. Stationnement en épi. Il y a cinq autres véhicules, plus deux semi-remorques qu’elle évalue au premier regard. Pas de flics ni de douanes, visiblement. Dans le miroir du pare-soleil elle replace bien droit sur son nez le cache cou en tissu stretch qu’elle portait bas, et qui dessine maintenant un nouveau visage grâce à l’imprimé réaliste. Elle s’enroule dans un foulard supplémentaire.

Une paire de gants, des lunettes noires différentes, et une capeline de taille moyenne sur la tête. Pour s’adapter au terrain une dernière touche est nécessaire : des sur-semelles en silicone, enfilées pour couvrir ses fines chaussures. Sur le siège passager elle attrape un sac à hanses bossu, puis sort du véhicule, méconnaissable, verrouille les portes et s’éloigne sac sur l’épaule, à gauche.

L’aire est disposée en longue bande parallèle à l’autoroute. Sabine avance en modifiant volontairement sa démarche, elle boite à droite, les épaules relevées contre la nuque, comme elle le fait pendant les entraînements.

Après les toilettes et les dernières places de parking surveillées par l’œil du pylône, un petit chemin continu dans l’herbe mauve mal tondue. Quelques arbres éparpillés, des bosquets, canettes vides, emballages de préservatifs, plantain et orge des rats jusqu’aux chevilles. La caméra disparaît, obstruée par la végétation parme. Encore quelques dizaines de mètres.

Le grillage en vue, un dernier regard circulaire et Sabine passe derrière une rangée de buissons, abritée par un grand charme. Dos au grillage, elle met des coups avec le dessous du pied, sur le maillage galvanisé. Ça ne vient pas tout de suite, elle tape une fois, deux fois, se déplace, recommence. Après plusieurs tentatives, elle découvre enfin le passage, plus tendre sous ses coups de semelles.

L’ouverture monte à un mètre cinquante de hauteur environ. Elle tire le bas du grillage pris par les pousses d’herbes folles, doit s’y reprendre, arrache avec ses gants le liseron qui a déjà commencé à recoudre la brèche, retire son chapeau beaucoup trop large, et se glisse à pas de canard dans l’ouverture. Le manteau accroche. Elle se félicite toujours d’avoir limé consciencieusement les tiges sectionnées, des années plus tôt.

 

Derrière, c’est une forêt sans broussaille, avec son lit d’humus spongieux sous les feuilles mortes. Sous-bois maigre et tassé, qu’elle perçoit couleur aubergine, où se frayer un chemin en pente légère.

Sa lampe à lumière noire, sortie d’une grande poche de manteau, révèle un premier repère. Peinture invisible sur les arbres. La direction à suivre est plein ouest, Sabine s’oriente grâce à la boussole fixée sur la lampe. Vingt ou trente mètres plus loin un autre repère apparaît sur l’écorce, aux ultraviolets. Un tronc marqué est incliné, couché par une rafale de vent. Elle tourne à gauche, direction sud cette fois, et fait une vingtaine de pas grossièrement espacés d’un mètre. Elle cherche un peu du regard, il n’y a pas de symbole dans la zone immédiate mais elle reconnaît l’alignement.

Un amas de branches à déplacer. C’est bien là.

Dans l’autre grande poche du manteau elle attrape la petite pelle de jardin, pour gratter les feuilles humides et dégager le sol. La terre est encore meuble depuis le dernier passage.

Sabine dépose tout ce qu’elle déblaie en tas à côté d’elle, pour pouvoir reboucher ensuite. À dix ou quinze centimètres de profondeur elle déterre une planche. Sous cette planche une caisse en plastique coriace fermée par un couvercle à rabats. Elle retire ce couvercle, jette encore un œil dans les bois autour et au-dessus d’elle, puis sort le petit coffre non métallique, en graphène, fermé par un verrouillage à combinaison. Elle tire un linge de son sac, le dispose au sol sur les feuilles mortes et s’agenouille devant le coffre. Compose sur les touches le code qu’elle connaît par cœur, ouvre entièrement la porte étroite du coffre, et vérifie les inscriptions sur les pavés fins enveloppés de papier Kraft qu’elle trouve à l’intérieur. Il y a les « 1000 », les « // », et les « CHF ». Elle prend d’abord les 1000, en comptant : un, deux, trois… jusqu’à sept. Et complète avec trois enveloppes « // ».

Dans le sac en tissu qu’elle portait en bandoulière il y a une enceinte en forme de grosse pilule, et un tournevis. Après avoir retiré les trois têtes fraisées à l’arrière, Sabine ouvre l’enceinte dont le haut-parleur a été enlevé pour offrir beaucoup d’espace libre. Minutieusement elle place les dix liasses de mille euros dans l’enceinte, tasse un peu pour refermer et revisse ensemble les deux parties de l’appareil. Encore un coup d’œil pour surveiller rapidement les environs, puis elle recompte. Si les notes sont justes il devrait rester six liasses « 1000 » et dix liasses « CHF » dans le coffre après son passage. Elle vérifie, tout correspond. Elle verrouille la petite porte noire et replace le coffre-fort miniature dans la caisse, qu’elle referme et dépose au fond du trou. Elle positionne la planche par-dessus, étale la terre, couvre avec des feuilles, et dispose les branches. L’enceinte pleine enfoncée dans le sac bandoulière, Sabine conclut son ouvrage en décrottant la pelle de jardin avec une poignée de feuilles mortes, puis la remballe dans un sac plastique.

Quelques pas en arrière pour vérifier la scène. Étaler plus de feuilles à l’endroit où elle s’est agenouillée, et repartir.

 

Le grillage. S’extraire de la fente portail. Enlever puis remettre le chapeau trop grand.

Après les buissons, longue pelouse. Changer de démarche à cause de la caméra.

Avant la piste goudronnée, encore quelques secondes d’attention : Ok, rien ne bouge là-bas.

 

Sabine réapparaît dans le monde.

 

Elle n’a pas fait dix pas qu’un mouvement se déclenche à trois cents mètres. Une ombre qui se sépare en deux silhouettes. L’une des deux se rapproche dans sa direction, porte une tenue… bleu flic. Cette couleur terne, comme dans l’abaque… sûrement du bleu foncé.

Il est trop tard pour faire demi-tour.

 

Tous les réels se superposent.

 

Premier réflexe à adopter : dévier légèrement, changer de direction. Éviter la confrontation, calmement. Gagner du temps.

L’uniforme est peut-être encore assez loin pour que le déguisement à large chapeau qui vient à sa rencontre ne lui paraisse pas immédiatement suspect. Sabine pivote sur la gauche, pour ne pas faire face. Elle enfonce dans le foulard son nez déjà recouvert d’un cache-cou à visage anonyme, utile de loin, mais totalement louche à courte distance. Aller s’enfermer dans une des cabines est la seule décision raisonnable. À quelques mètres.

 

Sabine entre et referme le loquet des toilettes, se tourne face à la porte, debout, pas trop proche des cloisons. Écoute en silence.

La voiture seule est un élément à charge.

On tombe pour moins que ça, Erwan est en détention provisoire depuis deux ans. Julia en centrale. Sully en internement psychiatrique. La découverte des plaques d’immatriculation sur pivot scellera la décision du parquet, celle des fausses coupures la décision des juges.

 

Les bruits de pas approchent.

Porte de la cabine d’à côté qui tape contre la paroi, verrou qui coulisse. Tambour métallique qui roule, papier froissé, frottements textiles.

 

Une minuscule partie de la totalité réside ailleurs. Dans la vie feutrée d’un appartement. Manger des plats préparés, en écoutant des podcasts sur les plantes officinales et les expériences communautaires transféministes au début du siècle. Du travail intérim tous les deux mois, à vérifier les corrections automatisées pour l’enseignement supérieur, ou en classant des supports magnétiques dans les sous-sols, au milieu d’armoires mobiles.

Pour faire taire le trou noir dévorant qui sépare les deux mondes, Sabine connaît des techniques mentales. Sans bromazépam. Sans psychostimulants.

L’une fait plus que baisser le rythme cardiaque. Elle anesthésie la volonté. Les centres nerveux cessent d’engager tout ce qui n’est pas motricité et survie. On devient incapable de prévoir, d’imaginer les maux à venir, les douleurs dans le ventre. Incapable de vouloir. La routine endormie devient une tristesse rassurante, les jambes et les mains se déplacent au ralenti, portées par les fonctions primaires du cervelet. Il suffit de basculer dans cette mémoire qui reste gravée quelque part. Se dire qu’on n’est plus rien, qu’on ne vaut rien. Qu’il ne se passera plus rien, rien à attendre. Juste s’endormir, toute la journée. Épaules repliées, le dos courbe. Vision diminuée, assombrie. Vivante encore un peu, mais éteinte.

De toute façon même Romain ne veut plus entendre parler d’elle. Son propre frère.

 

Clapotis au fond de la cuvette de l’autre côté du panneau séparateur des chiottes.

Sabine comprend qu’elle peut relâcher le diaphragme. La brigade de douane est peut-être là par hasard.

 

S’éteindre, elle saurait le faire à nouveau.

Est-ce qu’elle veut vraiment se rassurer avec la promesse qu’elle pourra anesthésier ses fonctions vitales par sa propre volonté, dans une cellule de quartier d’isolement ? Il y a d’autres techniques pour se calmer. Déformer la perception du temps, déformer la… Une voix nasillarde hurle soudain dans un haut-parleur : 

« J’ai le véhicule en approche Clara, véhicule en approche ! »

La porte d’à côté grince, tape contre les parois. Les semelles claquent sur le bitume. Et la voix s’éloigne en s’écriant « J’arrive, j’arrive ! »

Bruit de moteur en surrégime, pneus qui crissent et s’éloignent dans la circulation.

Tout s’est passé en quelques secondes encapsulées.

La tristesse se fige. Les murs dans l’obscurité se figent. Le silence et l’odeur de pisse. Puis l’image se dissipe. La cellule de prison disparaît derrière l’horizon sale, derrière la porte battante.

 

Sabine attend encore avant de sortir de sa cachette. Accroupie par terre.

Les grandes dalles de carrelage blanc sont fissurées, sous des traces lie de vin peintes par les sur-semelles terreuses.

Quand elle ouvre la porte de la petite cabine sanitaire, le ciel gris clair a évaporé le danger. Mais la boule pointe à nouveau, un peu plus haut, au-dessus du nombril. Et la mission n’est pas terminée. L’argent doit encore être acheminé à la prochaine étape du relai.

 

Pour suivre sa route, Sabine doit quitter rapidement cette torpeur. Alors elle emploie une technique : ouvrir grand la bouche en se mettant à haleter très fort, par petites respirations profondes et rapides, qui provoquent l’hyperventilation. Puis rouler ses yeux de gauche à droite, plusieurs fois. Reprendre les respirations rapides à nouveau, ensuite recommencer avec les mouvements d’yeux. Le résultat se fait vite ressentir, comme si elle avait effacé la mémoire de travail, prête à se focaliser sur n’importe quoi de neuf.

Une dernière inspiration, lente, profonde, qu’elle bloque lorsqu’elle ne peut plus accumuler d’air dans ses poumons. Regard droit devant elle, vers la route, et elle expulse tout bruyamment en filant vers la voiture.

 

Il faut déposer l’argent.

 

Sabine déteste l’argent, autant qu’elle déteste les armes. Mais toute opération nécessite des fonds, une mise de fonds comme dit O.G., pour avoir un minimum de liberté de s’organiser, de se déplacer. L’argent achète une liberté provisoire, et si elle n’était pas tournée tout entière vers un objectif, Sabine trouverait ça insupportable.

La moitié de la somme qu’elle déplace servira à réapprovisionner les coffres des membres du groupe qui font des demandes pour subvenir à leurs besoins, le reste pour payer l’intermédiaire qui fournit les outils livrés dès demain en échange.

Le nouveau venu aura bientôt besoin d’une mallette citoyenne à disposition, et il manque quelques outils neufs pour la garnir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

***

 

Une table qui rassemble des personnalités, dans un café mal éclairé. Lumière plongeante, petit comité. Ou bien s’agit-il d’un vrai dîner mondain ? À sa droite, le visage lui paraît familier. Oui, il s’agit de cette autrice qu’on voit dans les magazines depuis quelques mois. La conversation s’engage comme avec une amie : « Tu sais dessiner Paris de tête ? Non ? C’est facile, c’est une forme de cacahuète… », « Et tu sais que si tu traces la psychogéographie de tes déplacements sur la ville, le dessin te révèle un nom secret… »

 

Une lueur de jour inonde la scène, qui s’évanouit dans la clarté quand Krill ouvre les yeux. À l’abri des regards sous la tente rectangulaire, iel s’est endormi quelques heures dans un duvet fin. Sa montre indique 9 h 13. 45 minutes avant le rendez-vous qu’iel doit surveiller. À deux minutes près, le réveil vibrant allait se déclencher silencieusement, posé entre ses clavicules, au-dessus du binder en coton qu’iel porte. La nuit a été très courte sur ce toit terrasse.

Krill écoute d’abord, immobile, pour être sûr qu’aucun drone ne passe à proximité. Ensuite seulement, iel descend la fermeture zip de l’abri en toile, et s’extirpe de la structure légère appuyée contre une large cheminée en ciment. Bien faire attention à rester derrière cet obstacle, dans l’ombre cachée aux regards. Le ciel est bas, épais. L’immeuble de bureaux n’est qu’à cent mètres, derrière, de l’autre côté du vide. Noyés dans un gris océan, les toits bleus de Paris ont disparu quelques étages plus bas.

Avant de sortir le dispositif qui permet d’écouter à distance, en pointant l’optique à laser sur les vitres, il faudra encore vérifier que les conditions sont réunies. Krill prend son temps. Déplie ses bras à l’air libre, fait craquer quelques articulations. Boit une gorgée de sa bouteille de jus de fruits, mord dans un pain noir aux graines, dos appuyé au ciment. De son côté de la cheminée, à l’opposé des bureaux, les toits de la ville sont hors de vue. Krill surplombe cette commune de riches, à l’exception de l’immeuble dont il faut se cacher. Un édifice à l’écart, détachée devant le bosquet lointain des autres tours, celles qui arborent en épigraphes les noms de corporations et de milliardaires.

Être juste de l’autre côté de la limite intra-muros présente des avantages topographiques. Mais il fallait agir de nuit. Les riverain⋅es sont très suspicieux⋅ses dans cette zone sans soucis. Une silhouette passant de toit en toit en pleine journée déclencherait une série d’appels paniqués au commissariat du coin, même en portant la chasuble d’agent technique.

Avec quinze ans d’entraînement gymnaste et circassien dans les bras, Krill voyait cette escalade comme une formalité. Mais la dernière partie de l’ascension, sur les balcons à encorbellements, était plus éprouvante que prévu. Son gant est lacéré à la main gauche. Même pour l’acrobate qu’est Krill, la progression verticale n’a pas été simple. Parvenir à poser ses crampons sur les plaques bitumées de cette terrasse était une épreuve, pas la façon la plus simple de progresser dans le dossier de surveillance « Disciple ». Mais il n’y avait pas le choix. Les voies classiques ne suffisent plus.

Maintenant que le jour s’est levé, que la planque est installée, il reste à vérifier que les deux autres sont à leur poste, en bas, dans la rue. Des anonymes venu⋅es prêter main forte aujourd’hui. Pas du tout au courant de la nature de la cible, ni de l’existence du groupe. Simple soutien logistique, une chaîne dans ce qu’elle a de plus basique. L’inconvénient, c’est que leur matériel radio n’est pas aussi perfectionné que celui du groupe. À cause des obstacles physiques et de la hauteur, la liaison ne passe pas depuis le centre de la terrasse où Krill se cache. Pour pouvoir communiquer avec les petits postes émetteurs-récepteurs, il faut se rapprocher du parapet. L’anonyme posté⋅e en-dessous devrait être du côté Est, autour de la rue Arago.

 

Flexions latérales du cou, pour s’étirer le grand trapèze. Rotations des avant-bras sur l’axe du coude, pour chauffer les jointures. Ensuite, aplati au sol comme une blatte, Krill se met à ramper jusqu’aux parpaings qui bordent le précipice. Là, toujours recroquevillé pour ne pas dépasser de la ligne de crête, iel vérifie dans le menu de sa radio portable que la fonction bruyante Roger Bip est désactivée. Déroule le câble de l’oreillette-micro, et appuie sur une touche d’appel.

La réponse ne se fait pas attendre :

« Mouchebœuf en situation, Mouchebœuf en situation. »

La qualité de la transmission est bonne, Krill est rassuré.

— Pachinko en goguette, Pachinko en goguette. Tu me reçois Mouchebœuf  ? »

« Oui je te reçois bien. »

Par précaution, la modulation numérique sur cette fréquence est chiffrée, mais les noms de substitution ne sont jamais superflus.

— OK, alors j’ai pas de transmission sur place, donc je reviendrai vous tenir au courant d’ici deux heures. Terminé.

« OK Pachinko, deux heures max, bien reçu. »

 

À 10 h, l’heure du rendez-vous indiqué dans un message dérobé, Krill se tient prêt. En recul de la cheminée. Le boîtier à objectif laser discrètement stabilisé sur un petit trépied horizontal lesté, un cache anti-reflet posé sur la lentille, pour éviter de trahir sa présence. L’appareil de capture d’images infrarouges ultrarapide est conçu pour enregistrer à une distance de 100 mètres les variations infimes d’un laser invisible pointé sur une surface vitrée.

En face, le dernier étage, bureaux dispendieux. « Disciple » se rend deux ou trois fois par an dans l’un de ceux-là. Il faut encore trouver lequel, à la visée. Repérer exactement quelle est la fenêtre du conseiller qui le reçoit n’est pas évident. Même dans les jumelles électroniques Krill ne saurait pas reconnaître immédiatement le visage du courtier, à cause des mauvaises photos du dossier. Sur la ligne du dernier étage il y a trois ou quatre surfaces qui pourraient correspondre à la cible. Les vitres ne sont pas obstruées par des voilages ou des stores. Un des bureaux est inoccupé. Krill pointe l’écoute sur le cabinet d’à côté :

« … Il faut que tu me règles tous les détails avec l’architecte… oui les deux tables à rehausser sont en marbre donc c’est l’artisan d’Italie… tu me fais tout ça, et à onze trente on sort déjeuner. » Un silence encombré de bruits de pas ou de mobilier, puis la conversation semble reprendre, lointaine, étouffée par la mauvaise qualité de reproduction. « Chez Rumont vous avez fait […] contre-visite […] les maîtres d’œuvre ? Oui mais je connais le client, je veux que tout soit irréprochable. » S’ensuit une réponse incompréhensible de plusieurs voix.

D’une petite rotation de la molette Krill fait coulisser à l’aveugle la visée du laser vers l’autre compartiment, sur la droite, où une silhouette reste assise en silence, de profil, devant un bureau de direction en verre trempé.

10 h 02 sur la montre. Disciple n’a pas la réputation d’être souvent en retard. Krill a pu le constater pendant la dernière campagne aller-retour, il y a quelques semaines. Disciple n’est pas le seul objectif, Krill a quelques activités de surveillance en dehors du groupe, des milliardaires, des politicien⋅nes… Mais Disciple reste le poisson le plus fiable à chacun des rendez-vous révélés par d’autres auxis et péonnes. Sa ponctualité est assez rare pour être remarquable.

 

Dans le casque qui transmet l’écoute, une sonnerie retentit, altérée par la résonance métallique. La voix de l’homme assis au bureau y répond directement : « Oui, fais-le entrer. »

Bruit de porte qui claque.

« Mathieu, comment vas-tu ?

— Assommé. Je sors du cabinet du conseiller d’État dont je t’avais parlé…

 

C’est lui.

Krill espère que cette écoute sera plus fructueuse que la dernière en date. Si Disciple est considéré comme un bon point d’entrée, c’est à cause de son statut de consultant proche de tous les cercles de pouvoir, et d’un carnet de contact qu’on dit incommensurable. Il serait temps de pouvoir en profiter.

 

— Je me souviens que tu t’en plaignais déjà à l’époque de ton premier Davos…

— Ils ne comprennent même pas comment fonctionne la Banque Centrale Européenne… Et toi alors, comment se portent les enfants ?

— Oh ça va, on a passé le cap le plus difficile. Le grand s’est enfin résolu à s’investir dans des clubs. Ça va l’occuper un peu…

— Ta femme va bien ?

— Ma femme va bien, tant que je ne rapporte pas « de négatif » à la maison.

— J’attendais justement que tu m’apportes de bonnes nouvelles, pour me changer les idées. Tu m’as enfin trouvé le Yacht de mes rêves ?

 

Krill écarquille les yeux, surpris que le sujet arrive aussi vite cette fois-ci. La récompense qu’iel attend aujourd’hui est un simple nom, celui d’un bateau. Ça ne devrait pas être compliqué vu le peu de précautions prises dans ces discussions informelles. Pourtant l’info lui a toujours échappé. Un navire de luxe géant, sur lequel Disciple a eu l’occasion de se rendre pour des réceptions très exclusives, de celles qui font les grandes décisions en marge des sommets. Savoir exactement où se croisent décideurs et milliardaires permettrait aux milieux de contre-surveillance d’avoir une longueur d’avance. Avec un peu de chance, l’écoute pourrait porter ses fruits aujourd’hui, et Krill ne peut se retenir de pester à voix basse : « Lâche-moi ce nom, jeune ploutocrate ! »

 

— C’est ton avancement qui te tracasse ?

— Pas exactement. Tu es au courant comme moi j’imagine, que Laharpe va officialiser les « super conseillers ».

— J’ai cru comprendre que les pôles IA allaient sortir de l’ombre, effectivement.

— Le bonhomme a des défauts, mais il a du courage, on peut lui reconnaître ça. Malheureusement les « Pôles de Guidance » que notre bon président veut faire entrer dans la constitution européenne sont un no go en ce qui me concerne… Tu ne peux pas savoir à quel point ça me fout en rogne.

— J’ai entendu que Tashram ne s’était pas gêné pour prendre une participation avant l’heure lui. Toi effectivement, tu as les mains liées…

— Si j’agis dès maintenant, on va me le reprocher. Pendant que d’autres vont se remplir les poches. Mais moi, non, moi je dois sauver les apparences, quels hypocrites. On attend le moindre prétexte de « prise illégale d’intérêt » pour m’empêcher d’accéder aux grandes fonctions.

 

Une chaise ou un fauteuil qu’on traîne indélicatement sur le sol. Bruit de cuir froissé.

 

— Nous verrons si les commissaires européens sont sensibles à ses appels du pied…

— Dire qu’il nous aura fallu un clown au pouvoir pour comprendre comment moderniser tout ça.

— Ah ça ! Les choses vont se moderniser, une fois que les Agences de Conformité des Algorithmes auront étendu leurs prérogatives. Il fallait créer un organisme polyvalent dès le départ au lieu de ces demi-mesures… Il y a cinq ans j’aurais eu plus de marge de manœuvre qu’aujourd’hui !

— Heureusement pour toi j’ai une proposition qui va te faire oublier tout ça.

— Je ne sais pas si je dois me réjouir ou prévenir mes avocats quand tu m’annonces ce genre de choses.

 

Rires de connivence dans le bureau.

Derrière le dispositif d’écoute à distance, une grimace se dessine. Krill sent que l’occasion d’obtenir les informations nautiques est sur le point de lui échapper à nouveau.

 

— Mathieu, on se connaît depuis longtemps, tu sais que j’ai à cœur de te faire profiter des meilleures options.

— Je ne serai pas là autrement.

— J’ai une très bonne source, je ne t’en dis pas plus parce que je ne veux pas prendre trop de risques tu comprends, mais tu dois me croire, c’est de première main. L’opportunité est magnifique.

— Fabrice, tu as toute mon attention.

— Tu sais, bien sûr, que les implants neuraux dont tout le monde parle, ceux qui s’hybrident une fois plantés grâce à la biotech indienne, pourraient être produits chez nous à des fins expérimentales ?

— Oui j’ai entendu parler d’un contrat avec la défense en effet.

— L’armée, c’est le moyen le plus simple de prendre de l’avance sans être redevable vis-à-vis de l’opinion public…

 

Sur le toit du bâtiment qui fait face aux deux protagonistes, Krill grogne d’abord de déception. On s’éloigne complètement du yacht.

Il ne lui faut pas longtemps pour se laisser happer dans cette nouvelle discussion :

 

— Tu as aussi entendu les polémiques sur cette tech, les levées de bouclier qu’elle provoque, mais tout ça laisse-moi te dire que dans deux ou trois ans on n’en parlera plus, comme pour les Intelligences artificielles. Ce qui est important c’est que la technologie existe, et elle arrive.

— Avec Séverine on a aussi nos réticences là-dessus…

— C’est normal, tu es quelqu’un qui a des convictions, et c’est très bien d’en avoir, mais ne te laisse pas détourner de la vision stratégique, écoute l’offre et tu vas voir, une option comme celle-là, dans une vie, ça ne se refuse pas ! Le contrat défense, c’est un pied dans la porte. Et c’est le moment d’entrer.

 

OK, ça prend une tournure intéressante… Tant pis pour le yacht.

 

— Jusqu’à preuve du contraire, la seule start-up digne d’intérêt dans le domaine chez nous, c’est Néoral non ? Mais d’après ce que je sais, elle rame dur malgré les injections de capital.

— La situation n’est pas reluisante c’est vrai, même avec les investisseurs corporate derrière. Mais ma source bien renseignée m’apporte une perspective plus intéressante à moyen terme.

 

Krill est redevenu très attentif, concentré pour tenter de saisir toutes les implications derrière le jargon technique. Sur ce coup-là, Disciple ne semble plus être le mieux informé, mais il doit lui rester des cartes dans la manche. Connaissant les personnages, l’enjeu va probablement devenir une histoire de gros sous très rapidement.

 

— Arrête avec les effets d’annonce Fabrice… Dans quel partenaire de Neoral vas-tu m’annoncer qu’il faut prendre un intérêt pour profiter de ton opportunité ?

— C’est la beauté de la chose : je ne te propose pas d’investir dans un à-côté. Pour alimenter la future production, quel que soit le fabricant de ces nouveaux implants révolutionnaires, il faut une filière stable dans l’extraction de terres rares et dans le traitement d’un élément en particulier, le niobium. Au niveau Européen, à cause des sanctions, il n’y a qu’un seul exploitant capable de déployer un écosystème complet autour du niobium. Une SA polonaise, Arok, tombée en désuétude faute de commandes. Tu peux commencer à prendre des parts, sa valorisation est à moins de 5 euros actuellement.

Pas de manifestations d’enthousiasme. Difficile d’interpréter le silence depuis l’autre bord aveugle, mais Mathieu Fourier ne met pas longtemps à reprendre la parole :

— Arok… Oui, tu te doutes que le nom ne m’est pas étranger. Comme je te connais je n’imagine pas un instant que tu vas te retenir de me proposer une stratégie en or pour faire levier ?

— Non seulement j’ai une très bonne option de compte sur marge, mais en plus de ça j’organise un dîner avec l’un des actionnaires majoritaire de la société Arok. Le bougre n’est au courant de rien, il veut se débarrasser de 30 % des actions, Over The Counter. Je lui ai dit qu’il y aurait des repreneurs potentiels à ma table. 30 %, tu imagines ? Tu es libre en début de semaine prochaine, avant cette foutue tempête de sable ?

 

Quelle bande de charognards.

Krill ne peut s’empêcher de penser que si Disciple est un point d’entrée convoité, son gestionnaire de patrimoine a lui aussi l’air d’être un joli sac d’embrouilles. Le premier a beau être incontournable par son rôle dans plusieurs dossiers confiés par le gouvernement à son cabinet de conseil, Fabrice mériterait bien une surveillance pour lui tout seul, si les effectifs de volontaires le permettaient.

 

Les détails de l’affaire et du dîner sont vite expédiés dans la suite de la conversation. Après quoi Fabrice profite d’une digression pour lancer un nouveau sujet :

— Tu sais que j’ai du nouveau pour la sécurité privée dont on avait parlé ?

Un tintement qui doit être celui de verres sur une table. Disciple semble soudain redevenir très sérieux :

— J’espérais que tu m’en parles.

— Je crois que j’ai trouvé un gars. Il est passé par la légion et m’a été recommandé par des contacts dans la maison.

 

Des contacts dans la maison. En d’autres termes, des flics. Faute d’avoir obtenu le nom du navire qu’il attendait, Krill garde un sentiment de légère frustration, mais cette dernière information inattendue lui fait l’effet d’une petite fièvre. Iel vérifie par une pression dans le menu de son appareil que l’enregistrement continue de tourner, et que la batterie pourra tenir une heure de plus.

 

— … Peut-être pas très prudent d’en parler ici.

Disciple marmonne quelque chose d’incompréhensible, à quoi l’autre pourvoyeur d’embrouilles répond :

— Je te donne sa carte. Tu diras que tu l’appelles de ma part, je l’ai déjà briefé.

— S’il peut faire le job je te revaudrai ça.

— Prend des précautions surtout, ne parle pas trop au téléphone, il te proposera un rendez-vous directement, je pense vraiment qu’il a du potentiel.

 

Étrange comme disciple a pris un ton affecté tout à coup sur ce sujet. Sa préoccupation semblait inhabituelle, surtout après une occasion de se remplir les poches. Elle ne ressemble pas exactement à cette inquiétude qui monte chez les riches et les gouvernants, à cause de l’ambiance générale de plus en plus hostile. La façon dont ils parlaient de « sécurité privée », c’est autre chose. Quelque chose d’important pour lui se cache derrière cette recherche, c’est évident, mais le terme peut couvrir des activités allant de la protection rapprochée à l’espionnage, en passant par des tentatives d’intimidation ou d’extorsion. Et si Disciple est actuellement emmêlé dans une histoire qui dépasse les petits scandales familiaux et les délits d’initié·es, habituels dans cet entre-soi, il faut que l’autre auxi qui va le traiter, et à qui les synthèses d’écoutes sont destinées, sache bien de quoi il retourne. Faute de quoi on risquerait de tomber dans un filet inextricable.

 

Après cinq minutes de digressions sur la limite de vitesse en Slovénie et le scandale d’un château de la Loire squatté, l’entrevue se termine sans nouvelles révélations.

Quelques instants d’un silence métallique ponctué de clacs et de grincements. Disciple quitte ensuite les lieux. Moins d’une demi-heure plus tard, c’est Fabrice lui-même qui quitte son bureau pour aller déjeuner.

 

Sous la tente en forme de brique, Krill s’est rabattu avec le boîtier laser à trépied. L’occasion se présentera peut-être de redéployer le dispositif, si le gestionnaire revient dans sa tanière. Il n’y a pas que le groupe qui s’intéresse aux connexions de Disciple. Continuer à écouter son courtier sur d’autres sujets pourrait se révéler utile pour renseigner les bases de données de contre-surveillance, celles qui renseignent les habitudes, les propriétés, et les arbres de relations des possédants : Refund101, Billionwatch, et autres instances du même type. Krill sait par expérience que dans les boucles à anonymat nodal où s’échangent toutes sortes d’informations leakées, les contributions sur des nouvelles personnalités sont toujours accueillies avec beaucoup d’enthousiasme.

De toute façon il va bien falloir s’occuper, avant de pouvoir redescendre du toit Krill doit attendre la nuit. Trop risqué tant que le soleil est levé. Une longue sieste, un peu de lecture, de nouvelles écoutes aléatoires, beaucoup de barres nutritives. Les prochaines heures seront longues. Dans l’immédiat il faut déjà retourner au bord du parapet, là où la radio fonctionne correctement, pour signaler aux deux autres posté⋅es en bas que tout se passe comme prévu.

 

 

 

 

 

 

 

***

 

 

12 h 08

Après la sortie d’échangeur routier, le paysage a changé. Plus resserré, plus sale, davantage de monde sur la route à cause des horaires prévisibles.

Sur le segment final du voyage, Sabine ne pourra plus éviter les grandes zones urbaines, même en glissant aux périphéries. Bientôt elle sera débarrassée des billets de banque, mais avant ça, les risques de barrages et de contrôles augmentent dangereusement là où elle se dirige. Les champs de blé ont disparu pour de bon. Les routes cabossées vont bientôt dérouler des avenues. La circulation plus dense, les silhouettes errantes, la décoration des rues publicitaires sont des indications qu’il faut se préparer, à ne plus ressentir. Mais Sabine aura besoin de tous les signaux.

Des terre-pleins béton fissurés, des arches en acier. Panneaux de destinations blancs, turquoises. Meubles abandonnés entre des ponts et des rambardes, quelques tentes habitées, chariots de supermarché. Entre les obstacles elle se répète inconsciemment de ne pas rouvrir un gouffre dans son esprit. Toujours la crampe à l’estomac. Romain ne répondra plus. Comme si on arrachait un morceau d’entrailles, celui qu’elle croyait avoir elle-même retranché.

Une autre crainte, hors de son champ de vision direct. Derrière il y a cette voiture, marque française, couleur gris passe-partout.

Un moment qu’elle suit dans la file. Sabine ne sait pas exactement depuis combien de temps, mais elle trouve suspect qu’après avoir déjà bifurqué plusieurs fois, la trois portes grise suive toujours à bonne distance.

Elle regarde le cadran circulaire semi-holographique derrière le volant. Encore Cinq minutes, avant de commencer à s’inquiéter vraiment. Surtout ne pas perdre de vue le vrai danger qui se trouve vers l’avant. Check-points policiers avec chiens renifleurs de billets.

Temporiser. Peser le pour et le contre.

Leur mode de surveillance préféré serait probablement l’utilisation d’objets électroniques miniatures, ou le survol continu à bonne hauteur par un drone de territoire. Une ombre claire et stable qui vous trace de loin, sur trajectoire rectiligne avec une caméra ultra-haute définition… Une ombre comme celle que Sabine aperçoit en balayant le ciel du regard.

Tâche stationnaire au-dessus de la longue ligne droite du trafic routier.

Sabine se raidit.

Elle sent le froid électrique derrière la mâchoire, un flux de panique prêt à se déverser le long de la moelle épinière. Toute sa mémoire se cristallise instantanément sur les gestes et décisions en cas d’urgence… Le masque en latex à dénicher d’une main pendant que l’autre maintient le volant… À quel moment décider d’abandonner la voiture pour finir sa fuite à pied ? Elle se voit, dans une fulgurance, la main crispée sur une arme, cachée dans une entrée d’immeuble. Sabine n’emporte jamais d’arme avec elle.

La voiture grise suit toujours. Un nouveau rond-point en vue devant. La température corporelle en train d’augmenter, Sabine commence à avoir trop chaud dans ses vêtements.

 

Penser avec les yeux, pas avec le ventre.

Transporter plus de trois mille euros en espèces est considéré comme un délit. Dix mille en billets verts et oranges, sans pouvoir justifier de leur provenance, intéresseront n’importe quel⋅le parquetier⋅e en manque de statistiques. Même si on ne découvrait pas les fausses coupures, la conséquence immédiate c’est le fichage ADN, perquisition au domicile, ses affaires fouillées ou confisquées, ses contacts personnels recensés, un contrôle judiciaire imposé, bi-hebdomadaire ou quotidien.

Sabine tente de raisonner un peu plus loin.

Si on l’a prise en filature c’est pour remonter vers les autres membres, ou vers les autres caches. Le risque n’est peut-être pas immédiat pour elle. Mais il engage sa responsabilité de ne pas devenir le maillon qui vérole toute l’organisation. Ignorer des signaux comme ceux qu’elle a sous les yeux en ce moment-même, c’est prendre le risque de compromettre dix années de préparation clandestine.

Elle lève le regard en s’approchant du volant. Le drone s’est éloigné mais il est toujours visible au loin dans le ciel. Nouvelle décharge derrière les molaires. Ce serait la deuxième fausse alerte de la journée ? Combien de fois peut-elle traverser ce genre de hasards sans subir la violence réelle… ? On ne peut pas toujours gagner contre les probabilités.

Encore possible de faire demi-tour. Mais revenir en arrière ce serait aussi montrer qu’elle soupçonne quelque chose. Est-ce que la cache d’argent liquide est grillée ? Ce serait là qu’elle a été prise en filature ?

O.G. dirait : À force de choisir on finit par se tromper. Sans laisser deviner s’il plaisante ou s’il est réellement superstitieux. Sauf que choisir c’est tout ce qui reste à Sabine pour reprendre le contrôle, déjà noyée sous un flot d’hormones ACTH. Si elle ne choisissait plus, ne décidait plus, elle est à peu près sûre qu’elle finirait par se réveiller un jour dans une camisole chimique fabriquée sur mesure par son propre cerveau. Et même les assertions de la mauvaise psy se réaliseraient.

Impossible d’attendre plus longtemps. Elle replace correctement le tissu sur son nez, s’engage dans le giratoire qui arrive, sans accélérer, mais ne sort pas en face et opère un tour complet, pour revenir en arrière.

Toujours gagner du temps.

En sens inverse elle croise la voiture suspecte, un chauffeur seul au volant qui ne tourne pas la tête vers elle. Sabine attend qu’il s’engage à son tour dans le rond-point qu’elle vient de contourner.

Plus d’une tonne de métal et d’électronique, 230 chevaux. Avoir autant de puissance individuelle et ne pas l’utiliser radicalement… ?

Dès que la voiture grise disparaît du rétroviseur central, Sabine appuie lourdement sur l’accélérateur. La deux voies est large, le compteur affiche 100 à l’heure, elle met le clignotant pour doubler la première voiture qui lui bloque le passage. Pas de contrôle radar en vue, mais elle n’accélère pas davantage. Croisement avec une rue perpendiculaire à une centaine de mètres sur la droite. La nuque tendue, mâchoire électrique, un goût de métal sous la langue. Elle vérifie du regard pour être sûre que personne n’arrive sur sa droite au carrefour, s’écarte au milieu de la route pour préparer sa courbe sans perdre de vitesse, et braque le volant dans le virage, en freinant juste assez pour ressentir le poids du véhicule basculer vers l’avant. Elle lâche alors le frein, comme sur circuit avec instructeur. Appuie à fond sur l’accélérateur et contrebraque immédiatement, très sec. La voiture décroche de l’arrière, une bouffée de sueur, survirage brutal qui la déporte en arc de cercle pour s’enfuir à droite. Si l’autre véhicule n’a pas raté la première occasion de faire demi-tour, Sabine a pris une bonne avance en cassant brutalement la trajectoire.

Encore deux cents mètres avalés, une intersection à gauche cette fois, elle ralentit, négocie un autre virage en mordant le goudron, les pneus ne hurlent pas, elle double un nouvel obstacle et tourne à droite à la première occasion. Dernier embranchement pour compliquer l’itinéraire.

Sans effort, sans carte, Sabine a déterminé sa localisation approximative. Dans les rétroviseurs le véhicule gris n’est pas réapparu. Quelques secondes pour faire un choix sur les possibilités dans cette zone inconnue. Elle aperçoit deux cabines de poids lourds stationnés quelques dizaines de mètres plus loin sur le bas-côté, et décide subitement de freiner lorsqu’elle arrive au niveau des camions.

Toujours personne dans le rétro. Sabine espère avoir gagné de l’avance même sur un drone. Marche arrière pour se placer parfaitement entre les deux transporteurs, elle coupe le contact, mets le frein à main, et jette un œil : la cabine du poid lourd à l’arrière est fermée par un rideau. Sabine appuie sur le contrôle caché en dessous du volant, pour changer la couleur de carrosserie, qui devient noire en même temps que les plaques d’immatriculation coulissent. Elle attrape l’anse du sac contenant une enceinte pleine d’argent, enjambe le bloc boîte de vitesse pour passer sur le siège passagère, hésite une seconde à ouvrir le compartiment qui cache le masque en latex, puis abandonne l’idée, obsédée par les plaques minéralogiques à vérifier en sortant. Entrouvrant la portière, elle écoute quelques secondes tout ce qui vient de l’extérieur. Le bourdonnement des hélices est ce qu’elle redoute le plus. Une voiture orange passe sur la route, Sabine se fige. Pas le modèle qui la suivait. Elle jette le chapeau au-dessus du bonnet qu’elle porte déjà, lunettes de soleil et foulard en place, sac sur l’épaule, écarte la portière, passe la tête pour regarder dans le ciel. Aucune tâche flottante.

Elle a jeté un œil en vitesse aux plaques de la voiture et s’éloigne d’un pas rapide, direction ce hangar lavande.

Une petite allée le long de bâtiments silencieux, murs lourds sans fenêtres. Elle part au fond de l’accès qui débouche sur un renfoncement, où un conteneur rouillé bloque le chemin qui continue derrière. Entre le conteneur et le mur qui longe ce chemin il y a un espace suffisant pour qu’elle puisse s’y glisser. Sabine se faufile en tenant le pan de son manteau et se place derrière la paroi en acier, d’où elle observera la carrosserie de son véhicule abandonné.

 

Une seule chose à faire. Attendre. Pas tout à fait seule, la crampe lui serre le plexus. Une souffrance familière. On finit par s’habituer à cette sensation. Elle revient vous visiter quand le silence du quotidien a nettoyé les petites plaies. Celles qui font diversion.

Le choix de partir seule ce matin alors que la plupart des missions se font à deux ou à trois était peut-être une erreur. Pour des raisons de géographie et de nombre de participant⋅es, le protocole permet que les relais entre les villes soient effectués en solitaire. Comme dans les chaînes de contre-surveillance, qui existaient avant le groupe. Mais Sabine aurait dû trouver quelqu’un pour l’accompagner, utiliser un prétexte. Elle assume peut-être une trop grande responsabilité, même en prenant des risques habituels. Dans le groupe, seul O.G. échappe aux tâches. À cause de son âge, pas parce qu’il est l’instigateur de toute cette logistique.

 

Une flaque miroite en fausse profondeur par terre. Arc-en-ciel miniature dépourvu de fréquences bleues. Son regard s’est détaché du capot noir. Dans le F2 en rez-de-chaussée d’une ville moyenne de l’Auxerrois, Sabine reviendra à ses mélanges de couleurs. Devant la porte-fenêtre à vantail pvc blanc, entre les parpaings enduits, la grande glycine à fleurs pâles sur le mur séparateur au fond de la cour, le chat tigré aubergine des voisines. Le cerveau conserve cette routine inoffensive dans une zone mise de côté, vie ennuyeuse, sans grands dangers, où tout est répétitif, gestes calés sur les habitudes de plusieurs années à regarder les mêmes meubles et les mêmes cumulo-nimbus.

Tout peut se renverser lorsque le contexte change. C’est à ce potentiel-là qu’elle veut croire.

Dans un petit passage, au-dessus d’un sillon dans le cerveau, le long de l’hippocampe.

Un cylindre de substance nerveuse plicaturée, formé de petites dents et prolongé par la bandelette de Giacomini. Des cellules gliales, GM-27, aux propriétés extraordinaires. Corrélées à un autre système neural, situé au-dessus de l’estomac. On avait longtemps sous-estimé les neurones vagaux, relégués au rang d’organes vulgaires, improductifs. L’évolution y a laissé une trace de son immense pouvoir créatif.

Sabine sait très bien que les autres membres actifs du groupe préféreraient se concentrer sur quelque chose de plus tangible. Aux mystères du système vagal, on préfère l’union des forces avec des combattantes dispersées. Les guérillères sont un appui indispensable pour le passage à l’acte. Un prototype de pulseur d’ondes lentes, dont l’utilisation reste complexe et expérimentale, ne garantie lui aucun résultat une fois sorti de son environnement contrôlé. Les combattantes dispersées sont nombreuses et connaissent les meilleures stratégies de terrain pour prendre des bâtiments, même sans l’élan d’une foule. L’attaque neurale est une voie complètement différente par nature. Complémentaire, si elle se révèle probante. En attendant que l’armada indispensable recommence enfin à envoyer des annonces radio sur sa situation, personne ne bloque les préparatifs concernant l’hypothèse neurale, faute de mieux. Le terme devenu presque liturgique a toujours fait partie du programme, d’aussi loin qu’on s’en souvienne. Une légende urbaine. Mais les nouveaux et nouvelles n’abordent jamais frontalement la question. On sait que « l’attaque neurale » est mentionnée dans les compte-rendus encryptés, mais personne ne serait vraiment capable d’évaluer les chances de réussite. D’établir un plan de route précis. Pas même Sabine. Et personne, à part O.G., ne soupçonne qu’elle porte plus de ce poids que les autres.

 

La flaque d’huile ne miroite plus. Le jour se voile.

Une nouvelle fois Sabine reconstitue l’image de cette allée de graviers tellement importante pour la suite. Celle de son point d’entrée à elle. Grande demeure aux vitres hautes, sur une île entre deux bras du fleuve. Un lieu réel où se projeter mentalement, qui n’a rien d’un refuge de paix. Il est tout le contraire. Mais elle ne peut pas s’empêcher de convoquer le souvenir, créé de toute pièce grâce aux photos, pour y trouver un abri. Lorsque le programme révolutionnaire aura enfin été déclenché, l’ancienne maison nobiliaire au milieu d’un parc deviendra symbole de la propriété socialisée, des richesses redistribuées. Retournée dans le domaine public. Lieu d’assemblées communales ou de cantines populaires, bibliothèque, salles d’activités, de fêtes. Tout ce que le capitalisme a éradiqué, pour le remplacer par l’égoisme et la marchandisation, aura une place, une chance. Voilà ce que Sabine contemple en esprit dans ces murs sans réalité immédiate.

Lorsqu’elle se voit marchant vers la bâtisse qui la préoccupe depuis plusieurs mois, alors que le danger physique l’immobilise derrière un conteneur, Sabine ne se voit plus allant vers une menace. Elle se voit entrer dans une époque libératoire. Société sans classes, où la solidarité collective peut à nouveau se révéler. Et la famille humaine devenir une réalité.

 

Un bruit de moteur la ramène sur le ciment.

La projection mentale ne suffit pas à calmer toutes les craintes. Combien de temps reste-t-il ? Combien de temps, avant qu’une force paramilitaire ou une agence de renseignement n’utilise un procédé complexe d’amplification neurale ? Les expériences in situ ont peut-être déjà lieu, sur des leaders d’opinion, des opposant·es politiques ou des prisonnier⋅es, sans qu’on en voie les conséquences. Provoquer à distance l’hypostasie chez un sujet, avec l’aide d’un isospectromodulateur, une armée ou un labo financé par des milliardaires l’a peut-être déjà accompli sur le terrain, sans qu’on le sache.

Pour ça qu’il faut agir vite, avant de perdre l’effet de surprise, l’avantage révolutionnaire. Sabine pourrait se réconforter en pensant qu’une partie de l’effort vers cet objectif a déjà été réalisé par le groupe : un isospectromodulateur n’est rien sans conditionnement chimique, et le stock de gaz peptide nécessaire, prélevé sur un arrivage par cargo, attend dans une cache en bonne quantité. Mais l’incertitude domine. Le prochain rassemblement du groupe pour prendre une décision sur le sujet n’est que dans deux semaines. Dans deux semaines la question sera enfin posée : Faut-il acheter le matériel nécessaire, le « pulseur », à un trafiquant international ? Méprisable trafiquant d’armes et d’art pillé, qui propose l’occasion rare de sortir la machine convoitée d’un laboratoire de recherche…

Encore quatorze jours, à espérer que le consensus ne volera pas en éclats, que la transaction qui permettra de matérialiser les espoirs de Sabine sera finalement débloquée par la multisignature du groupe.

Quatorze jours c’est court dans une vie.

Qu’est-ce qui lui restera si le groupe rejette cette décision ?

Dans le pays, l’engagement populaire avec les Services Publics d’Entraide pourrait n’être que temporaire. Tous ces gens qui sortent de l’isolement pour apporter de l’aide à des structures non-marchandes, pour améliorer leur vie quotidienne de façon collective. On n’avait pas vu ça depuis des décennies. Crèches, enseignement scolaire, centres de soin, navettes de transport, cantines et aide alimentaire. Rejoindre les nombreux noyaux d’initiatives fédérées, qui grossissent un peu partout, n’a jamais été aussi simple. Mais les lignes de fractures ne disparaissent pas du jour au lendemain. Il reste un bloc de la population qui ne laissera pas grandir la collectivisation outre-mesure. Il reste le racisme des moins jeunes et des fachos. Ça ne serait pas la première fois que le mouvement général retomberait. Ça ne serait pas la première fois, cette colère impuissante de voir s’écrouler une construction sur laquelle trop d’espoirs étaient placés.

 

Une heure s’écoule. Deux fois la seule porte disposée en issue de secours à quelques mètres d’elle s’est ouverte, quelqu’un en dépassait pour vapoter brièvement. Sabine silencieuse, assise contre l’acier décati.

Sur la route et dans le ciel, rien n’a prouvé qu’elle avait été suivie. L’angoisse, froidement maîtrisée, s’est estompée. Les veines ne tapent plus sous la mâchoire. Mais le voile des échecs assombrit toujours les projections derrière la rétine. Peut-être à cause de ses liens de relations distantes, « évitantes » comme disait la mauvaise psy. Même cet effort que Sabine faisait pour écrire à Julia, derrière un numéro d’écrou. Toutes les perspectives s’assombrissent quand les couleurs deviennent tristes. Une bonne action pour dissiper un peu le privilège de fille de classe moyenne, même ce petit effort, elle n’a pas réussi à le maintenir. Malgré toutes les bonnes raisons qu’elle trouvait de faire parvenir à Julia des courriers, sous un faux nom. Une lettre venue de l’extérieur c’est presque aussi important que les parloirs, même si l’administration filtre tout.

Une défaite de plus, qu’elle n’arrive pas encore à s’avouer. Elle n’a pas encore renoncé définitivement à écrire à Julia. Pas formellement. L’angoisse de la débâcle. Même lumière confuse derrière les yeux, comme celle de l’autre situation, qui lui serre le ventre. Elle le réalise à l’instant. L’impuissance, malgré les années d’entraînement, malgré les outils à disposition. À quoi sert d’avoir un peu de pouvoir si on ne peut même pas s’en servir pour protéger les personnes qui nous sont chères ?

La famille du sang avait cessé d’être importante à ses yeux, jusqu’à ce qu’elle décide un jour d’y revenir. Un peu trop tard.

Romain, lui, avait cessé de chercher sa place dans la famille humaine, voila ce qui s’était passé. Il avait commencé par arrêter de se demander quelle pourrait être sa voie dans les études ou les associations, et derrière ce relâchement, derrière l’absence de réponses aux messages, aux appels, Sabine avait deviné qu’il était en train de renoncer à beaucoup plus.

Sentiment bien trop familier.

Ce qui fait mal sous les côtes, sous la paroi abdominale. Elle voit et ressent les premiers signes annonçant une longue route abîmée. La crampe ne se dissipera pas. Sabine ne peut s’empêcher de penser qu’elle aurait pu faire mieux, autrement. Plus tôt. Avant de voir son frère s’éloigner pour de bon.

 

Le ciel qui s’était couvert s’effiloche, sans laisser percer le soleil.

Le moment de faire à nouveau un choix est arrivé.

Il faut reprendre la route. Elle avait deux heures d’avance par précaution, mais l’autre auxi au bout du relais doit récupérer son lot à partir de 15 heures.

 

Sabine glisse les anses larges du sac autour de son cou, pour ne prendre aucun risque avec le magot. Elle se lève enfin, et sort de la cachette. Tout l’attirail en place pour cacher son visage : lunettes, tour de cou, chapeau. Pourquoi a-t-elle renoncé au dernier moment à prendre le masque ultra-réaliste en latex, quand elle est sortie de la voiture tout à l’heure ? La question s’impose dans son esprit alors qu’elle remonte le chemin vers la voiture prise entre deux camions.

Cliquetis des portières qu’elle ouvre à distance. Sabine approche pour s’engager entre le cul du poids lourd et le pare-choc de la berline, qu’elle va contourner, quand une silhouette se place juste en face d’elle au coin du camion.

Dans un réflexe Sabine lève immédiatement sa main en l’air devant l’homme, qui écarte les yeux, surpris, elle a reculé son buste comme pour esquiver un coup et s’écrie : « Carte bancaire ! » Par réflexe avec l’autre main, la droite, qu’elle allonge dans un mouvement d’épaule, elle vient toucher le front de l’homme, un geste rapide et léger, puis elle change immédiatement de tonalité pour asséner d’une voix basse, au débit rapide : « Vous vous laissez flotter maintenant, basculez dans un état de totale décontraction, sans aucune inquiétude… ». Le regard de l’homme se détache, pas encore sorti de l’état de surprise provoqué par ce cri qu’elle lui a lancé. Il a basculé.

L’induction fonctionne, même sans contact oculaire, sans retirer les lunettes de soleil. C’est un quarantenaire, en veste de sport et jean denim. À distance maintenant, sans pressions tactiles, Sabine le guide : « Tu te laisses aller profondément… à l’intérieur de toi… le corps reste droit, tu restes debout… et tu relâches toute la pression… » Elle souffle de façon sonore, grave, pour lui imprégner la sensation d’être emporté. Ça ne durera pas longtemps, les sujets ne font que ce qui prolonge leur volition. Il n’y a qu’une seule question à poser. Elle s’adresse à lui de la même voix basse et rassurante : « Tu vas utiliser ta bouche pour parler, tu laisses les mots revenir dans ta gorge, sur ta langue, tes lèvres bougent, tu trouves les mots pour répondre à ma question… Réponds à ma question : Quel est ton travail en ce moment ? »

Il articule doucement « Chauffeur… chauffeur poids lourd. »

Micro-mouvements de ses orbites à lui, paupières, sourcils. La bouche reste entrouverte. Autant de signes. C’est évident, l’homme n’a rien à voir avec la menace qu’elle a imaginée. Il faut le sortir de cet état rapidement. Elle attrape le chauffeur par l’épaule, quelques pas pour le placer à côté du camion, dos à elle sur le trottoir, puis elle le remonte progressivement : « Maintenant tu vas revenir de là où tu es descendu… doucement… en reprenant ta respiration, normalement… voila, tu peux remonter, vous pouvez remonter, vous allez revenir… Je vous ai parlé d’une carte bancaire mais ça n’a pas d’importance… Vous revenez à la surface, vers le haut… il n’y a pas de danger, vous êtes en sécurité, votre carte bancaire n’est pas perdue, vous allez bien, tout va bien, vous revenez à votre journée, à votre métier… » Et elle tape dans ses mains deux fois brusquement.

L’homme est encore un peu perdu, il regarde à ses pieds, fouille dans ses poches, Sabine continue à lui parler en ouvrant sa portière : « J’ai dû me tromper je suis désolée, j’avais cru voir quelque chose tomber par terre… ».

La voiture noire démarre, mais l’homme n’a pas le temps de la regarder s’éloigner sur la route.

 

 

Quarante minutes supplémentaires se sont perdues entre des rond-points et des échangeurs de voies rapides.

Le choc qu’elle vient de digérer a le mérite d’avoir détourné ses pensées des regrets. Étrangement, le ventre ne brûle plus. Sabine se rapproche du point de livraison. Les obstacles ont changé, l’enrobé est neuf, noir, avec des angles biseautés, icônes ludiques et lumineuses incrustées dans le sol, les parois brillantes et mates en alternance sont alliages de matériaux translucides, bois, métal, et d’éclairages encastrés. Des caméras à chaque angle. Toute la presqu’île économique est une frontière lisse et inévitable pour se rendre de l’autre côté, là où l’ancienne zone d’activité s’est résignée à laisser pousser la végétation dans les fissures, en amont des usines en ruines et des premières tours grises qui marquent une frontière.

Sabine n’ira pas jusqu’à cette limite. Dans la zone de béton craquelé, une série de hangars a été reconvertie en garde-meuble. Un terre-plein central sur la route, hérissé de rejets feuillus, puis un bras de bitume plus loin, sur la gauche. La voiture noire se gare sur une étendue de places libres. Pas de caméras braquées, pas de vis-à-vis. Pas d’allers et venues, la clientèle a déserté le coin depuis longtemps.

Elle devrait faire une pause rapide, juste cinq minutes. Le temps d’avaler quelque chose. Sabine mange peu au cours de la journée, mais ingérer quelque chose de solide lui ferait du bien. Elle garde toujours une petite boîte de maïs en conserve dans les voitures, à avaler en quelques coups de cuillère repliable.

Plus tard. Après s’être débarrassée de l’argent.

Sous le siège elle débloque un compartiment : à l’intérieur le masque latex ultra-réaliste de cinéma. Elle l’enfile après avoir retiré son cache-cou, tournée vers la vitre d’où personne ne peut la voir. Le masque, ouvert à l’arrière, s’accroche avec deux bandes velcro. Sabine tire sur les joues, sur le menton, la fausse peau du cou pour la faire rentrer sous le gilet.

Elle se regarde dans la petite glace, pas encore habituée à ce nouveau visage, impression d’être sortie de soi-même.

Lunettes de soleil, chapeau, sac sur l’épaule, le pas amoché, elle contourne plusieurs bâtiments en vieux bac acier et remonte le parking cloisonné par une grille. Un petit boîtier à boutons, elle tape le code. Après le portail, elle se voit dans le reflet des vitres, entièrement, pantalon en toile noire sur des baskets plates, un manteau large fermé sur le sac caché en dessous, le tout couronné d’un visage inconnu à chapeau. Elle franchit l’entrée du bâtiment, machines à café et bonbons, salle d’attente déprimante comme une cellule de garde à vue. Deux grandes portes battantes qu’elle pousse en restant sur ses gardes. Elle veut faire en sorte de ne croiser personne, à cause du déguisement suspect. Un bruit de transpalette coupe son élan. Les lumières froides ne renvoient que des couleurs lilas. Tout au bout du couloir, quelqu’un traverse avec un chargement de cartons.

Dans cette prison pour objets, les portes à cadenas en laiton sont filmées sans discontinuer. Sabine avance avec la démarche répétée pour tromper les algorithmes de reconnaissance, même si elle sait que dans ce modèle économique au rabais, les caméras ne servent probablement qu’à archiver des effractions.

Au milieu de l’allée silencieuse elle repère son numéro, utilise la clé en métal archaïque qui ouvre une serrure à goupilles de qualité aussi médiocre que le reste. Elle soulève le rideau à lamelles, passe en dessous, le referme aussitôt. Pas d’électricité à l’intérieur. Les parois en tôle brillantes envoient des reflets qu’elle essaie d’atténuer en déplaçant sa lampe par terre. Elle sort l’enceinte pleine de billets de son petit sac, la place au milieu de ce placard vide qui sert de point de livraison, et s’immobilise quelques secondes pour garder un souvenir exact de son accomplissement.

 

Quelqu’un trouvera le colis dans l’après-midi, comme prévu.

Sabine, elle, doit retourner chercher ses affaires dans la chambre d’hôtel parisienne. Ensuite elle repartira pour s’isoler, en comptant les jours avant la décision collective qui pourrait l’anéantir.

 
 
 
 
 
 
chapitre 4