Catégories
géraldine préside

Géraldine préside 1.7

Géraldine préside

Première partie :
« Incrémentalité, adjacence, et belle journée« 

+7

« Il faut absolument que je te raconte la dernière du manager ! »
Fatiah s’assoit sur une chaise de la cuisine en laissant tomber son manteau et son sac. Avant que sa partenaire de textos ne lâche les derniers détails qui donneront des munitions pour tirer sur le monde du travail pendant un petit moment, Géraldine est vite retournée à sa casserole d’estofado au Tempeh. Elle laisse son invitée trouver le chemin pendant qu’elle vérifie le mijoté.
Cette fois la table est parfaitement dégagée dans la cuisine. Ça fait un moment que les piles de magazines ont disparu, mais pour l’occasion Géraldine a fait un grand ménage. Les tutos d’art du rangement ne sont pas si loin de la vérité. Le vide n’est pas uniquement absence, c’est aussi une place libre, dixit la psy.
À peine arrivée sur ce nouveau plan de travail, Fatiah ne peut pas se retenir bien longtemps :
— Tu te rappelles quand on disait qu’il ne touchait pas au stock, sinon on l’aurait vu ? Eh ben les choses ont un peu évolué. Noël, il ne magouille pas vraiment le stock existant, par contre il a privatisé un coin de la réserve.
Géraldine, debout à côté du feu, surveille les crachotements sous le couvercle qui pourraient compromettre son plan gastronomique. La promesse de nouvelles dingueries pro menacent d’accaparer définitivement son attention.
— Comment ça privatisé ?
— Un jour il a demandé à Bastien de dégager un espace libre en déplaçant une palette. Le lendemain y’avait une autre palette totalement emballée à la place. Et comme il ne nous a pas engueulées, et que personne ne sait qui a placé ça là, exactement dans le coin qui était libre, on en a déduit que c’était lui le responsable.
— Ah ouais, ça commence à sentir la noisette.
Fatiah a sorti son téléphone par réflexe.
— Bienvenue dans la nonosphere.
Une main sur la cuillère en bois pour vérifier que ça n’attache pas au fond. Brusque plongée dans des pensées qui chamboulent. Les petites bêtises qu’on peut faire nous, c’est rien…
Fatiah n’est pas peu fier de son anecdote. En évoquant ces nouvelles manigances elle s’est électrisée. Pour ne pas rester assise, elle décide de ramasser ses affaires et d’aller les poser sur le canapé.
— À sa décharge, le mec subit quand même le malheur d’avoir un prénom de grand-parent.
— Noël, sa vie, sa lutte contre un prénom dépassé… Tu sais ce qu’on fait le lundi maintenant ? On joue à Gobe-tout.
Les bouillonnements indiquent que l’eau vient à manquer. La cuisson touche à sa fin.
— C’est quoi ça ?
— C’est notre nouveau jeu de la semaine. C’est moi qui l’ai inventé : tous les lundis matin en arrivant on met un petit papier dans un chapeau, et on en tire un au hasard. Dessus y’a un mensonge qu’on a inventé pendant le week-end. Le but, pendant toute la semaine, c’est d’arriver à faire en sorte que Noël gobe ton bobard. Et si possible de lui faire raconter devant les autres, là c’est combo.
— T’as un esprit encore plus tordu que moi en fait.
— Tu peux parler, c’est toi qui m’as inspirée.

On doit entendre leur explosion de rires depuis la rue. Peut-être jusqu’à l’autre bout de la ville.
— Je te jure, ça met du piment dans la journée. L’ambiance a totalement changé grâce à ça. Avant avec Jeanne, quand on se faisait chier, on avait décidé de le surveiller. Mais il ne se passait rien.
— Elle est toujours là Tiph’ ?
— Non, elle a fini son CDD.

CDD. CDI. Stage d’immersion professionnelle. Formation continue. Reconversion.
Le monde de l’entreprise est une suite de mésaventures contractuelles qui ne se retournent jamais en votre faveur. Fatiah s’est rassise. Elle est penchée sur son verre de jus de fruit frais, encore secouée d’un petit rire nerveux. Heureusement qu’elle est venue répandre sa lumière. Ce matin en se levant, Géraldine n’était plus aussi sereine que les jours précédents. Elle a beau avoir de l’avance sur son compte bancaire, elle tiendra deux ans sur cette réserve. Il va bien falloir se remettre à chercher quelque chose. Un domaine d’activité qui ne lui fera pas revivre les mêmes situations sans issue. Quand le seul métier que tu connais a failli te perdre, et que tu sais pertinemment que l’état actuel des entreprises est à peu près le même dans tous les secteurs, la faute aux doctrines managériales passées de foireuses à totalement nocives en une décennie, aucune perspective n’ensoleille plus ton avenir.

Son verre est vide maintenant. Fatiah a déjà une bonne descente de breuvages, alors avec les soft… En silence, elle s’est levée et se poste devant le frigo. Le frigo, lui, n’a pas été débarrassé des signes de batailles en cours. Elle lit à voix haute :
— Incré-men-talité.
Géraldine tourne le robinet de gaz pour couper le feu.
— … Ça a un rapport avec tes fourberies ?
— Exactement.
Une grande assiette plate, avec un petit set en osier, pour faire comme au resto. Fatiah ne se détourne pas encore du sujet.
— C’est comme ça que tu planifies tes coups ? Vivencia, c’est… ?
— Ça devait être les prochains.
Fatiah reprend place à table. De là où elle est assise la liste reste bien en vue. C’est Géraldine qui tourne le dos à cette esquisse d’organigramme.
— Pourquoi « ça devait », tu arrêtes ?
Géraldine sert une assiette généreuse. Faire à manger pour une invitée est tellement satisfaisant. Savoir qu’on passe une heure ou deux à travailler pour offrir quelque chose d’agréable au palais et au ventre. Un moment qu’on partage, qui réchauffe, construit de bons souvenirs. Un moment pour lequel le temps passé seule à travailler prendra tout son sens juste devant vos yeux. Résultat dont la valeur est bien au-dessus de toutes les tâches mesquines reflétées par une fiche de paie.
— Je sais pas. Je suis en plein doute ces jours-ci.
Plus que des incertitudes. Le paquet est resté dans l’armoire. Géraldine n’a même pas sorti la robe d’avocate de l'emballage pour l’essayer. Sur le chemin du retour, après la boutique, elle avait pourtant imaginé une scène folle. Entrer dans la salle d’une agence de travail avec sa nouvelle tenue, en plein milieu d’une séance de formation CV ou d’un job-dating.
— Mon cerveau sait que je vais devoir me remettre à chercher du taf en fait. Je crois que j’ai réussi à me cacher cette réalité-là, en faisant diversion, mais certains jours comme aujourd’hui, ça fonctionne moins bien.
La récompense d’une cuisinière réside dans la joie des convives. Fatiah pose la fourchette et se cale en arrière.
— Meuf, c’est super bon.
Elle sait savourer l’instant, elle.
— Mon conseil, je suis pas psy mais j’ai des bons conseils tu le sais : profite du temps libre pour faire ce que tu as vraiment envie de faire en ce moment. Pour ne pas regretter plus tard.
Si seulement c’était aussi simple. Tout ce que Géraldine désire, tout ce dont elle est capable d’avoir envie désormais, c’est d’une vengeance ostentatoire, et drôle. Elle ne souhaite qu’une chose, rire à gorge déployée en face de tous les emmerdeur⋅euses en poste. Pour leur faire comprendre qu’elle aussi a le pouvoir de les faire chier.
— Tu n’as pas encore récupéré ton téléphone au fait ?
— Non.
— Comment tu veux que je t’envoie des infos délicates ? Ça va me démanger…
— J’ai trouvé un site de chat crypté, je vais te noter sur un papier l’adresse du salon que j’ai créé.

La pile de vaisselle remplit l’évier. Fatiah s’est proposée pour la faire avant de partir, mais Géraldine a courageusement bataillé pour refuser. Maintenant que la présence réconfortante de son amie s’est évanouie, que la lumière plongeante des appliques crée une ambiance d’ombres reposantes, Géraldine sent qu’elle va réussir à dormir plus profondément cette nuit.
Elle termine d’essuyer la dernière assiette, quand le carillon du téléphone annonce un SMS.
Le temps de se sécher les mains, elle agrippe paresseusement la brique et ouvre le message de Fatiah. « Tournesol ». C’est le code pour regarder le chat encrypté. Déjà ?
Une palpitation saisit Géraldine. Son goût pour les intrigues est toujours là, pas totalement enfoui sous les préoccupations. Pendant qu’elle ramène son ordi sur la table, elle se reprend à apprécier cette petite impatience, celle des stratagèmes bien planifiés.

Dans le chat privé, Fatiah aussi a l’air prise d’excitation :
« Il faut absolument que tu lises ça ! »
Lien vers un article de presse.
Géraldine clique, un gros titre apparaît au-dessus d’un portrait photo. Elle doit lire deux fois pour être sûre de bien comprendre si elle est en train de se faire troller ou pas.
 » Face à la recrudescence d’incivilités, les recruteurs montent au créneau.  »

Une députée cheffe d’entreprise qui s’en prend aux « terroristes du labeur », dans sa diatribe contre les chômeurs plombant volontairement le marché du travail. Présentée par une bio risible qui la dépeint en mécène aimant Shakespeare et les tragédies Grecques, la patronne confirme dès les premiers paragraphes une rumeur selon laquelle des activistes se rendraient aux entretiens d’embauche dans le seul but de les saboter. Et comble de l’affront, ces individus qui comptent même des femmes dans leurs rangs, n’hésiteraient pas à se déguiser pour mieux ridiculiser les employeur⋅es.
À cette lecture, les mots tragédies et Shakespeare réveillent un effet plus fulgurant que le guarana.

Géraldine ouvre la page Wikipédia de l’auteure et lance une recherche sur le premier gros mot qu’elle trouve accolé au titre « directrice ». Députée et patronne dans le privé, on a le sens du partage.
Hélios solutions.
Le site officiel s’ouvre. Beaucoup d’idées et d’images se bousculent déjà dans la tête de Géraldine. Peut-être que l’étape suivante est celle du contrat de travail après tout. Peut-être qu’un nouvel uniforme lui irait bien. La psy a parlé du masque social qui peut nous faire souffrir, elle ne dit pas qu’on pourrait en retirer des joies gratuites. Avec un peu de ruse, l’étage des cadres n’est peut-être pas hors d’atteinte.
Une section annonce « Nous recrutons » dans la page.

Ah elle aime le théâtre celle-là.

 

FIN de la première partie